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Les Cahiers de droit ouvrent dans ce numéro une fenêtre sur le droit du Brésil. Quatre textes d’auteurs brésiliens évoquent l’évolution récente du droit de leur pays dans quatre domaines d’un intérêt stratégique : l’interprétation constitutionnelle, l’enseignement du droit, l’impact d’Internet sur l’administration de la justice, le couple concurrence-consommation dans la régulation du marché. Cette initiative de la revue répond à un besoin de connaissances et à une volonté de dialogue.

Besoin de connaissances, d’abord. Le Brésil semble à la fois proche et éloigné du Canada. Plusieurs éléments rapprochent en effet les deux pays sur le plan de la géographie, de la démographie, de l’économie, de l’histoire ou de l’organisation politique. Le Brésil est, comme le Canada, un pays immense, regorgeant de ressources naturelles, appartenant à l’espace transatlantique. Il se compose aussi d’une population diversifiée, issue d’importantes vagues d’immigration successives. La présence originaire de peuples autochtones est aussi un trait commun aux deux pays. Grand producteur agricole, le Brésil exporte des matières premières, mais aussi les produits d’un secteur industriel dont le développement remonte à plusieurs décennies. Il est issu de la colonisation européenne dans les Amériques et il appartient au monde culturel latin, ce qui le rapproche cette fois surtout du Québec. Enfin, l’action étatique y est encadrée et distribuée par une constitution de type fédératif.

Malgré ces caractéristiques communes, les différences entre le Brésil et le Canada ne sont pas moins significatives. Le Brésil, puissance sud-américaine, se situe hors de l’espace géopolitique traditionnel du Canada, défini par la nordicité. La population du Brésil (193 millions d’habitants) est six fois plus nombreuse que celle du Canada. Alors que le Canada jouit d’une longue tradition démocratique, le souvenir de la dictature reste vivace chez les Brésiliens, bien que le Brésil fasse maintenant figure de modèle démocratique en Amérique latine. Mais les différences les plus sensibles s’observent sur le plan du développement : le Brésil demeure marqué par d’extrêmes inégalités sociales, malgré l’amorce d’un rééquilibrage et son statut de puissance économique émergente. Dans son dernier rapport sur le développement humain, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) classe le Brésil au 84e rang sur 187[1]. Dans l’enceinte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et au sein du G20, le Brésil continue d’ailleurs de revendiquer son appartenance à la catégorie des pays en développement.

Pourtant, l’intérêt du Brésil n’échappe pas au gouvernement du Canada et au gouvernement du Québec, qui ont tous deux mis l’accent sur les relations avec celui-ci dans leur plus récent énoncé de politique extérieure. Le Brésil est au centre de la Stratégie canadienne pour les Amériques et de la Stratégie commerciale mondiale du Canada[2]. La coopération entre les deux pays a été renforcée par la conclusion récente d’accords sur le transport aérien[3], la sécurité sociale[4] et la coopération en matière de science, de technologie et d’innovation[5], sans compter des accords plus anciens dans les domaines fiscal[6], culturel[7] et pénal[8]. De son côté, le Québec a désigné le Brésil comme seul pays prioritaire en Amérique du Sud dans sa plus récente politique internationale[9]. Il vise, entre autres, à renforcer sa coopération avec les États de São Paulo, de Rio de Janeiro, du Paraná et du Minas Gerais, afin notamment d’accroître le rôle des États fédérés sur la scène internationale[10]. Ces efforts se sont traduits par la conclusion d’une entente internationale sur la sécurité sociale avec le gouvernement fédéral du Brésil[11], ainsi que d’ententes de coopération avec trois États fédérés[12].

Le rapprochement entre le Brésil et le Canada se vérifie également sur le plan économique et commercial. Les stocks d’investissements directs brésiliens au Canada s’élevaient en 2011 à plus de 18 milliards de dollars, tandis que les investissements directs canadiens au Brésil se chiffraient à plus de 9 milliards de dollars[13]. Les échanges commerciaux entre les deux pays demeurent pour leur part relativement modestes, bien qu’ils tendent à s’accroître. Les exportations canadiennes au Brésil se chiffraient à 2,8 milliards de dollars en 2011, alors que les exportations brésiliennes au Canada s’élevaient à 3,9 milliards de dollars[14]. On estime que plus de 500 entreprises canadiennes sont actuellement présentes au Brésil, dont plus de 50 dans le seul secteur minier. Un forum des dirigeants d’entreprises Canada-Brésil vient par ailleurs d’être mis sur pied afin de mobiliser le secteur privé dans le développement des liens commerciaux entre les pays[15]. Enfin, les relations universitaires et culturelles s’accroissent également, le Canada étant par exemple la première destination d’études de courte durée à l’étranger pour les Brésiliens[16]. Le Brésil recèle encore d’immenses opportunités pour le Canada, tant sur le plan commercial que pour les échanges scientifiques, techniques ou culturels.

Dans ce contexte d’intensification des relations bilatérales entre le Brésil et le Canada, il devient évident que les relations juridiques entre les deux pays sont aussi appelées à s’accroître, que ce soit entre les gouvernements (fédéraux et fédérés), les entreprises, les établissements d’enseignement et de recherche, les organisations non gouvernementales ou les particuliers. D’où une demande nouvelle de connaissances juridiques, qui interpelle les juristes canadiens et québécois. Ceux-ci ont donc tout intérêt à s’informer du droit brésilien. Par ailleurs, précisément en raison de leurs traits communs, le Brésil et le Canada font face à des défis semblables, notamment aux chapitres du développement durable et de la gouvernance à niveaux de décision multiples. Des questions juridiques semblables peuvent toutefois se poser différemment au Brésil et au Canada, ou encore y recevoir des réponses différentes. Le Brésil offre ainsi pour les juristes canadiens et québécois un terrain exceptionnellement propice à l’étude comparative des questions juridiques et à l’élaboration de solutions innovatrices. Une meilleure connaissance du droit brésilien contemporain est donc à l’ordre du jour. En accueillant des travaux de juristes brésiliens, les Cahiers de droit entendent y contribuer.

Par ailleurs, cette publication témoigne aussi d’une volonté de dialogue. Dès leur origine, ces textes de juristes brésiliens se sont inscrits dans un tel climat. Ils représentent en effet une partie des travaux présentés lors des Journées juridiques Brésil-Canada, en mars et en octobre 2011, à Belo Horizonte et à Québec. Une autre partie de ces travaux sera publiée dans la Revista da Faculdade de Direito da Universidade Federal de Minas Gerais, puisque ces Journées, auxquelles ont participé plus de 25 enseignants-chercheurs des deux pays, sont issues de la collaboration entre les facultés de droit de l’Université Laval et de l’Université Fédérale du Minas Gerais (UFMG). Dès le début, cette collaboration a été portée et rendue possible, du côté brésilien, par le dynamisme contagieux et infatigable de la professeure Fabiana de Menezes Soares, de l’UFMG. Les animateurs du projet auront reçu avec gratitude, aux étapes successives de son développement, l’appui des gouvernements du Canada (ministère des Affaires étrangères et du Commerce international), du Québec (ministères des Relations internationales et de la Justice), du Minas Gerais (Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de Minas Gerais), des deux universités et des deux facultés de droit, alors dirigées respectivement par les doyens Joaquim Carlos Salgado et Sylvio Normand.

Le thème choisi pour ces Journées était « Le renouveau de l’action publique : nouveaux acteurs dans un environnement mondialisé ». Il s’agissait d’observer la réaction de deux cultures juridiques à un ensemble de phénomènes associés à la mondialisation des échanges, en particulier en ce qui a trait aux fins et aux moyens de l’intervention de l’État dans la société et l’économie, ainsi qu’à l’apparition d’acteurs juridiques nouveaux, appelés à soutenir l’action de l’État ou à s’y substituer.

Malgré la différence de culture juridique et la diversité des champs d’observation, deux lignes de force se sont assez nettement dégagées. On en retrouve certaines manifestations dans les textes présentés ici.

D’une part, il est apparu que, si la mondialisation tendait à rendre obsolètes certaines visées ou certaines formes de l’action publique, elle suscitait en revanche chez les citoyens une « demande d’État » orientée en fonction d’exigences nouvelles. Dans divers secteurs, ces exigences semblent traduire l’avènement, entre l’État et ses citoyens, d’un rapport de type fiduciaire. Beaucoup de choses semblent se passer, en effet, comme si l’État assumait désormais et avant tout des obligations à titre de dépositaire de certains biens ou valeurs de la collectivité, à charge de rendre compte de la « gestion » qu’il en fait : le droit, en général, et le corpus législatif en particulier ; la justice comme service public ; le patrimoine naturel commun ; la conduite honorable des rapports entre peuples ; l’équilibre dans les rapports économiques ; ou l’exacte information des acteurs économiques.

D’autre part, et malgré cette indéniable persistance de la « charge obligationnelle » inhérente au rapport État-citoyen, il est également apparu que, dans les deux pays, le droit ne sort pas indemne de son exposition à cet environnement mondialisé. Il est notamment entraîné dans le flux des données dont s’alimente la société de l’information — qui le retraite et l’alimente en retour. Sa normativité vacille sous le coup de la dématérialisation de ce qui était traditionnellement son principal support — la loi écrite. Son contenu est souvent interrogé, remis à plat, repensé en fonction d’un « retour de l’éthique ». Sa formulation doit s’accommoder du surgissement d’impérieux mais insaisissables principes. Son application en forme de « chose jugée » cède le pas à d’autres manières de résoudre les différends. Enfin, sa transmission à travers l’enseignement se heurte à l’effritement de ses bases épistémologiques traditionnelles. Faut-il parler de dissolution du droit ? À tout le moins, ces Journées juridiques auront précisé l’image d’un droit en voie de recomposition sur des assises mouvantes et incertaines.

Partager ces constats et ces motifs de perplexité facilite la rencontre. Ensuite s’ouvrent les chemins de la découverte et du dialogue. Le droit brésilien offre de multiples raisons de s’y engager.

Le constitutionnalisme brésilien, tel qu’il a été refondé en 1988 en renouant les fils d’une histoire tout à fait singulière en Amérique du Sud, invite à une comparaison avec le constitutionnalisme canadien, renouvelé en 1982 dans une démarche où se sont entremêlés conflit, rupture et continuité. Le texte de Thomas Bustamante laisse d’ailleurs entrevoir de possibles rapprochements entre les postures interprétatives de la haute juridiction, dans chacun des deux pays, en matière de constitutionnalité des lois.

L’articulation des diverses branches du droit brésilien avec des dispositions constitutionnelles offre tout autant matière à réflexion du point de vue canadien et québécois. C’est le cas notamment pour le droit des ressources naturelles, le droit de l’environnement ou le droit de la consommation et celui de la concurrence, qui trouvent tous des assises dans les principes énoncés au titre VII de la Constitution, consacré à l’organisation économique et financière. Cet arrière-plan constitutionnel s’est notamment conjugué avec l’impact et les leçons de la crise financière étatsunienne pour orienter la nouvelle régulation du marché décrite dans le texte d’Amanda Flávio de Oliveira. Du reste, ce titre VII, comme plusieurs autres parties de la Constitution fédérale de 1988, forme par son ambition encyclopédique un contraste parfait avec la collection de textes lacunaires et de conventions qui compose la Constitution du Canada et du Québec. L’observation comparative des rôles et des pouvoirs dévolus aux acteurs constitutionnels — et particulièrement au citoyen, « sujet constitutionnel » par excellence — dans ces deux systèmes fortement contrastés s’annonce comme un axe de recherche tout à fait prometteur.

D’autres acteurs juridiques réclament par ailleurs l’attention. C’est le cas par exemple du juge et du justiciable, engagés par l’instance en justice dans un processus de communication du droit. Comme le montre l’étude de Mônica Sette Lopes, ce processus et la relation qu’y nouent ces acteurs reçoivent de plein fouet, dans le Brésil actuel, l’impact d’Internet et de la communication électronique. D’où un besoin d’examiner sur nouveaux frais, avec l’apport des sciences du langage et de la communication, la figure du juge et du discours judiciaire. La pénétration des nouvelles technologies et des manières de penser et de dire qu’elles induisent a des effets tout aussi déstabilisants sur un autre acteur : l’enseignant qui transmet le savoir juridique. Le texte de Fabiana de Menezes Soares laisse entrevoir quelques-unes des répercussions de la « crise de l’écrit », à la fois sur les conditions concrètes et le contexte mental de l’activité d’une faculté de droit, et sur le travail de production de cet écrit paradigmatique du droit : la loi.

Ces quatre textes mettent tous en évidence un trait caractéristique du droit brésilien : son ouverture séculaire à des connaissances, des réflexions et des techniques venues d’ailleurs[17]. Par là même, ils sont une invitation aux juristes québécois à pousser plus avant le dialogue avec le droit brésilien. Les moyens d’accéder aisément à un premier niveau de connaissances sur cet univers juridique existent déjà. Les lecteurs des Cahiers de droit trouveront à la suite du présent texte une bibliographie sélective d’ouvrages et d’articles récents, en langue française, sur le droit brésilien, établie par André Tschumi, juriste brésilien actuellement doctorant à la Faculté de droit de l’Université Laval. La revue donne également accès, dans son site Web, à une bibliographie plus complète, dont les quelque 900 entrées recensent probablement de manière exhaustive la production en langue française sur le droit brésilien depuis 1980.

Besoin de connaissances, volonté de dialogue, disions-nous en présentant cet ensemble de textes : rien de plus n’est nécessaire pour justifier tout juriste québécois de prendre part à ce qu’on pourrait appeler la « troisième découverte » du Brésil. La première étant la découverte du pays et de ses peuples par les Européens, avec l’arrivée de Pedro Cabral en 1500. La seconde étant la découverte du Brésil par les Brésiliens eux-mêmes, à travers la révolution culturelle des années 1920, qui leur a permis de faire un apport littéraire, musical et architectural spécifiquement brésilien à la civilisation universelle. La troisième étant la découverte, récente et encore en cours, par le reste de la planète, du Brésil comme l’un des ateliers où se prépare le plus activement le devenir du monde.