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Toute fête communautaire ou familiale andine est accompagnée d’importantes libations d’alcool car la boisson constitue un médiateur à la fois entre les humains eux-mêmes, et entre les humains, la nature vivifiée et Dieu.

Le buveur s’offre à tous à travers une gestuelle complexe, généralement reconnaissable comme celle d’une personne soûle, et qui évolue au fur et à mesure de l’ivresse. L’ivresse se décline en trois phases qui sont à mettre en dialogue avec la mémoire, la force et le langage. On peut diviser les gestes de la personne soûle en deux grandes catégories. Les buveurs opèrent aussi bien des gestes égocentrés – une sorte de repli sur soi qui vise à protéger tant la personne que le groupe – que des gestes allocentrés, orientés vers l’extérieur. Cela est notoire dans les mouvements involontaires du corps, dont le relâchement provoque une ouverture des orifices et la circulation des humeurs, et dans les gestes liés aux offrandes. Ils favorisent une chaîne de réciprocité avec les dieux et les morts. La gestuelle du buveur que nous présentons ici est issue d’un contexte festif et rituel andin.

Le terrain de cette recherche a été effectué à Qhoari, une communauté paysanne quechua de 173 familles, perchée à 3 600m dans la zone andine du département bolivien de Cochabamba. Le climat y est rude, le vent glacial. À l’instar de nombreuses communautés paysannes de Bolivie, elle est soumise à une forte pression migratoire[1]. En dépit du dépeuplement, Qhoari reste un centre administratif important de la région puisqu’elle accueille les bureaux de diverses institutions et organisations[2]. Si la communauté est actuellement majoritairement catholique, elle a compté jusque vers l’an 2000 près de 95 % d’évangélistes. À cette époque, il ne restait qu’une seule famille catholique[3]. Des données ont également été recueillies auprès de quelques familles à Arani, dans le Valle Alto de Cochabamba, dans le but de les compléter et de les comparer.

Qhoari est une communauté considérée comme étant de langue quechua, bien que quelques personnes, des hommes surtout, parlent aussi espagnol. Mes premières incartades dans la communauté remontent à 2005 et j’entretiens depuis d’étroits liens de parenté rituelle (compadrazgo) avec plusieurs personnes. J’ai gagné leur confiance après avoir pris part à de nombreux travaux agricoles communautaires, et surtout à la préparation et au déroulement de fêtes. J’ai ainsi pu réaliser de nombreux entretiens agrémentés de riches conversations avec notamment Ernesto Albarado et Sonia Ovando, tous deux habitants de la région et anciens étudiants de sociologie ; leurs perceptions précises et leurs explications assidues m’ont permis d’avoir accès à certains aspects des relations sociales encore obscurs à mes yeux. C’est aussi à l’occasion de l’organisation de deux ateliers d’histoire orale (en 2007 et 2008) que j’ai pu récolter de nombreuses données quant à la perception des acteurs sur le boire collectif et les gestes du buveur. Il m’a fallu pour ce faire avaler à mon tour des litres et des litres de chicha, une bière de maïs...

Faits et gestes du buveur

Toute fête familiale ou communautaire est le théâtre de grandes scènes de boire collectif. Les manières de boire varient considérablement en fonction du contexte ; on ne boit pas de la même façon à un mariage – le but étant de favoriser l’abondance et la fertilité – qu’au cours d’un rituel visant à demander aux divinités chtoniennes de lâcher le corps qu’elles ont « pris » ou que lors d’une veillée mortuaire. En outre, si certains gestes du buveur sont une constante au cours de l’ivresse, d’autres varient en fonction de la chronologie des phases de l’ivresse. C’est en ces termes que don Andrés, un ancien de la communauté, explique les trois états graduels de l’expérience de l’ébriété :

Il y a la personne « pisi machasqa » ou un peu ivre, elle est tranquille et ne cause pas de problème ; il y a la « tempérée » ou moyennement ivre qui se souvient de tout et qui parle beaucoup ; et puis, celle « phiri machasqa » ou trop ivre, qui ne se souvient de rien parce qu’elle perd la mémoire, elle devient comme idiote.

Don Andrés

L’ivresse a des incidences sur le corps et le psychisme que l’on peut classer en trois volets d’une même trilogie, dont l’axe référentiel est celui de la mémoire mais qui doit également tenir compte d’autres référents, comme la force physique et le langage.

« Nous souvenir même des choses que nous avions oubliées » : L’ivresse et la mémoire

Reprenons chacune de ces phases de l’ivresse. La première concerne les personnes pisi machasqa (un peu ivres). C’est un état où l’on perçoit peu de changements, « on se rend compte de tout ce que l’on fait et on n’oublie rien », précise don Carlos, qui ajoute : « on mesure ses actes ». Toutefois, rituellement parlant, ce n’est pas un état très intéressant car il ne permet pas le rapprochement avec le monde divinisé.

Être khuskan machasqa (moyennement ivre) active et exacerbe la mémoire. Les témoignages concordent : « Quand on est ivre, on se souvient de tout, des peines mais aussi des joies, parfois on devient têtu » (doña Luisa). Quelqu’un d’autre ajoute : « C’est quand on perd la peur, on parle plus mais on ne perd pas la mémoire, on se souvient de tout ce qu’on fait ». En fait, « les bourrés se souviennent de plus de choses quand ils sont ivres, surtout quand ils sont khuskan machasqa ». C’est aussi le moment de l’ivresse où le buveur connait un équilibre de sa force, comme je le montrerai plus bas.

Chez les Qhechua, l’état le plus recherché, celui qui est recommandé même, est « à moitié ivre » car l’état « phiri machasqa » (totalement ivre) « ne plaît pas à la Pachamama », la Terre Mère, avance don Carlos[4]. La mesure admise est un état dans lequel la force est multipliée, où on se sent invincible et où la mémoire se consolide. C’est l’état qui donne de la puissance au buveur, qui domine encore totalement ses actes et ses paroles. Être « moyennement ivre » étant un état d’équilibre, de mesure, c’est donc un état privilégié lors des rituels : le contact s’établit alors avec les êtres de l’au-delà.

Toutefois, dans une troisième phase, le buveur sombre dans l’oubli. Doña Gabina pense que les personnes ivres « ne sont pas comme une personne normale, saine, l’alcool fait perdre la mémoire ». Il se sépare alors du monde tangible. Il dit ce qu’il n’oserait pas prononcer en temps de sobriété. C’est l’état phiri machasqa, qui renvoie à la perte de sa propre identité. Le buveur ressent des transformations intérieures et voit le monde changer : « Tu vois d’autres choses » (doña Roberta).

Cette altération de l’identité est dangereuse, c’est un moment liminaire, qui échappe au contrôle social. L’homme est en passe de se ranger parmi les démons[5] ou tout au moins de les laisser prendre possession de son corps et de son esprit ; c’est comme si une main invisible le poussait à commettre des actes, à faire des gestes, à adopter des attitudes que son esprit ne contrôlerait pas, à dire et maudire. On assiste à une perte d’humanité, de statut ontologique : « Ils deviennent comme des animaux parce qu’ils ne se souviennent pas de ce qu’ils ont fait ». Mais « ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font » non plus. Ainsi, la mémoire, en fait, une mémoire consciente, active, serait ce qui nous rend humains. Pour synthétiser, en fonction des étapes successives de l’ivresse, l’intensité du souvenir est plus ou moins dense.

Force et langage dans l’ivresse

Je décèle dans les témoignages une sorte de superposition, d’une part, entre le degré de force et de courage, et d’autre part la mémoire, comme si la force venait à être une manifestation de la mémoire. Voici la perception de don Andrés, un vieil habitant de la communauté :

Ceux qui ne sont pas ivres peuvent prendre peur et tombent malades plus facilement. Quand ils sont ivres, ils deviennent plus forts bien que le sang devienne comme de l’eau. Parfois, ils ne se souviennent pas de tout ce qui s’est passé ou de ce qu’ils ont fait en étant ivres, mais ils deviennent plus courageux. Je ne comprends pas bien comment la chicha nous rend plus forts et nous permet de nous souvenir même des choses que nous avions oubliées.

Aussi, dans l’état « khuskan machasqa », la chicha octroie-t-elle un supplément de force au buveur et même de courage : « Quand nous sommes ivres, nous n’avons peur de rien, même pas des kharisiri [personne qui extrait la graisse et le sang des personnes] ni des démons ; au contraire, nous devenons volubiles », rapporte don Andrés.

Ce surplus de force en état de moyenne ébriété provient – pour certains – de celle contenue dans la boisson elle-même : « On fabrique l’alcool avec de la canne à sucre et c’est ce qui te donne plus de force ». L’alcool donne la sensation de réchauffer le corps et les habitants des hautes terres glaciales apprécient cet apport calorifique et énergisant. Alors que pour d’autres : « La Pachamama demande que l’on boive plus, que l’on soit ivre, c’est comme un démon qui nous donne des forces ». Une ancienne de la région, doña Salomé, m’expliquait que la Pachamama est vicieuse, elle veut boire chaque fois plus. C’est pourquoi, ses avatars – les démons – se mêlent à la chicha (« la chicha est le démon », soutient don Andrés) pour inciter le buveur à boire et à partager sa boisson avec elle. Bien qu’au début, dans la phase phiri machasqa du buveur, les démons poussent à boire.

Plus tard, dans l’ivresse, le buveur ressent une perte de force et la décoordination des mouvements du corps : « quand ils sont phiri machasqa, ils marchent par-ci, par-là, ils ont du mal à se tenir debout » ; « ils s’endorment où ils tombent » et « ils tombent n’importe où » et ne se rendent plus compte de rien. Une vieille femme disait que dans cet état : « nous n’avons même plus la force de récolter ni de transporter les pommes de terre »[6]. Lors de cette étape, « je crois que la chicha affaiblit le sang et ça nous enlève de la force », ajoute Don Demetrio. Cette faiblesse est le fait de l’action prédatrice de la Pachamama et des autres démons qui s’alimentent de l’énergie du buveur et en aspirent la force : « la Pachamama et la vierge nous absorbent ». En échange, ces divinités prodiguent cependant fertilité et bienfaits.

Finalement, certains en arrivent à se battre, hommes et femmes. Les souvenirs activés lors de l’ivresse représentent un exutoire pour toutes les rancoeurs rentrées et cachées – et considérées comme inadéquatement conclues aux yeux du buveur – que les règles de bienséance interdisent de révéler quand on est sobre.

Les manières de s’exprimer évoluent également au cours de l’ivresse. À travers le langage, tout un monde de possibilités devient envisageable[7]. L’altération des sens permet de créer, par le langage, un monde meilleur, de révéler un passé utopique de bravoure et de s’y réfugier, de ramener les morts à la mémoire.

Parler devient une expression de la joie d’être ensemble ou un moyen de « se plaindre » ; lors des disputes, les mots ont la part belle, tout comme dans les jeux de mots dont la langue quechua est si friande. Le quechua est en effet une langue de métaphores (Garcés 2005 : 133-168).

Le buveur, dès la seconde phase de l’ivresse, se qhayqeya[8], parle beaucoup et fort. Le buveur ne contrôle plus cette logorrhée, comme si des forces extérieures le faisaient parler, presque à son insu. « Quand quelqu’un est ivre, il ne se contrôle plus et se met à parler de tout », parfois avec n’importe qui. Quand il est totalement ivre, il oublie ensuite tout ce qu’il a dit et fait alors que « quand ils ne boivent pas, ils parlent peu, ils ont honte, peur ».

Le quechua, qui est une langue très subtile quant aux nuances liées aux témoignages vécus ou rapportés, utilise le suffixe « -sqa » pour marquer aussi bien le participe passé que pour faire référence à une expérience rapportée où l’élément décrit est en-dehors du champ de perception du rapporteur (Faller 2004 ; Palmira la Riva Gonzalez : communication personnelle). Je trouve l’utilisation de ce suffixe pour décrire l’état d’ivresse absolument passionnante pour comprendre comment les Quechua catégorisent l’altération psychologique due à l’intoxication éthylique. Cela conforte l’idée évoquée par Saignes (1993) qui suggère qu’être ivre, c’est « estar en otra cabeza » (« être dans une autre tête ») : c’est un autre être qui nous domine. L’alcool favorise le passage à une nouvelle identité temporaire, c’est-à-dire à l’appropriation d’une altérité.

Le buveur khuskan machasqa, un personnage grotesque

Mémoire attisée, force décuplée, langue déliée, le buveur se transforme donc. Sa gestuelle, dès l’état khuskan machasqa, est celle d’un personnage grotesque, en perpétuel déséquilibre ; son corps expérimente une nouvelle dimension spatiale et sociale. Il tremble, la verticalité est une catégorie de plus en plus floue. Le corps balance d’avant en arrière ou sur les côtés. Il s’alourdit, la tête a fâcheusement tendance à pencher d’un côté ou de l’autre, voire à s’appuyer sur l’épaule du voisin. Cependant, j’ai toujours été frappée par l’extraordinaire rééquilibrage effectué par les personnes ivres pour resituer leur corps dans un axe plus ou moins vertical après s’être dangereusement approchées du sol. Et dans cet équilibre plus que précaire, les gens peuvent danser longtemps sans jamais tomber. Il est en effet très rare de voir des individus khuskan machasqa tomber et souvent, lorsque l’inévitable se produit, la personne se relève plutôt prestement. Ce n’est que dans un état d’ivresse avancée que le borracho (personne ivre) risque de sombrer – où qu’elle se trouve – dans un profond sommeil, voire dans la mort par hypothermie.

Il se produit également un phénomène oculaire. La vision est floue, les yeux perdent de leur vivacité pour devenir vitreux, éventuellement injectés de sang, comme si le buveur voyait autre chose, au-delà, provoquant des gestes manqués, notamment pour attraper la main de sa partenaire de danse ou encore pour porter la tutuma[9] aux lèvres.

Au fur et à mesure que la fête avance, le buveur expérimente un relâchement des muscles du corps et donc du visage, ses traits se détendent, la bouche se tord ou pend, les yeux se plissent, le corps devient mou.

La voix des femmes monte d’un ton ou deux pour devenir très aiguë. Les mots sortent en grésillant, en sautant, deviennent explosifs. Toutefois, dans le troisième temps de l’ivresse, la prononciation perd de sa clarté, les syllabes devenant des borborygmes incompréhensibles, occasionnant des rires.

Le buveur, dans ses phases pisi et khuskan machasqa, est capable de ressentir des émotions de bien-être qui se traduisent par des gestes de plénitude, un sourire béat, une certaine gaieté.

Bien que le grotesque soit une catégorie occidentale, il me semble qu’il décrit précisément les attitudes du buveur, sa nature caricaturale poussée à l’extrême, son ridicule, son caractère risible et saugrenu. Ainsi, je pense que toute personne ivre est repérable même si les gestes sont le reflet d’une expectancy (Heath 1958, 1974, 2000) – ils s’inscrivent dans une logique culturelle – et il n’en reste pas moins que ces derniers sont partout le fait d’un désordre neurologique et moteur. Tout buveur souffre des altérations de ses mouvements, de sa vision et de sa parole. Si les attitudes et gestes du borracho sont donc facilement grotesques, ce sont cependant des gestes qui amusent et stimulent la nature vivifiée, matérialisée en la Pachamama. Ils sont donc nécessaires.

Cette ébauche de différentes attitudes et gestes de la personne khuskan, voire phiri machasqa, étant faite, explorons maintenant une série de postures de repli sur soi qui constituent une protection contre les prédateurs guettant le buveur.

Le corps du buveur

Un repli sur soi

Le boire collectif est un moment de grand péril tant pour la personne que pour le groupe : il marque une transition par rapport à l’état de conscience et toute transition est potentiellement dangereuse. Les démons guettent le corps ivre, un corps ouvert, pour s’y immiscer et en prendre possession. La bouche est la première ouverture sollicitée dans la gestuelle du buveur. Cette bouche à l’origine de douceurs mais aussi de maux est un siphon qui laisse passer le breuvage. C’est également elle qui sert de sas pour le vomi, reflet de l’intoxication alcoolique. C’est par elle que sort le blasphème plus facilement proféré par la personne ivre. Elle représente un danger, de par cette situation non clairement définie à la frontière entre monde intérieur et monde extérieur.

En conséquence, au cours de l’ivresse, chacun s’entoure de précautions. Le repli sur soi, aussi bien de la personne que du groupe, est une constante dans l’ivresse. Toute fête familiale ou communautaire a lieu dans une organisation spatiale précise. Le groupe s’installe sur des bancs placés en cercle autour de la pièce. Quand la fête a lieu dans la journée, à l’air libre, de petits groupes s’accommodent, assis par terre (les femmes coinçant leur jupe entre leurs jambes repliées), en rond, souvent en fonction du genre. Les femmes et les enfants se trouvent généralement du côté faisant face aux hommes. Tous sont généralement serrés les uns contre les autres. Le cercle est la figure de prédilection non seulement pour s’asseoir mais également pour danser[10], pour réaliser les ch’alla (libations), pour la décoration des champs pendant le carnaval, etc. À cet égard, Ernesto Albarado, jeune sociologue originaire de Qhoari, manifeste que :

Les gens se réunissent en cercle parce qu’ils font alors partie des espiègleries, des joies et des peines. Ainsi, ensemble, il est plus facile de surmonter les défis, aussi difficiles soient-ils. Le cercle donne un sens d’appartenance et d’empathie mais c’est avant tout un système mental de soutien mutuel et de sécurité, au moins momentanément.

C’est que dans les Andes, les coins sont considérés dangereux, les mauvais esprits pouvant s’y glisser, voire s’y installer… Dans les maisons, c’est d’ailleurs dans les coins que sont réalisées les libations.

Dans le cercle, certains buveurs adoptent une position de repli sur soi, par exemple, lorsqu’ils se prennent la tête dans les mains et se recroquevillent et même dans la façon de s’asseoir accroupis.

Les instruments du boire

Ce repli sur soi, cet enroulement sur soi-même est parfois accentué par les instruments du boire. Quand on boit dans une tutuma dégoulinante, le corps et la tête se penchent anormalement en avant (avec le verre de bière ou le mini verre de cocktail, au contraire, la tête part en arrière). Mais plusieurs sortes de contenants sont utilisés.

Le diablito impose une posture similaire à celle de la tutuma, quoi qu’il requière une dextérité plus complexe. Il s’agit d’un verre en céramique en forme de diable, souvent représenté comme un serpent diabolisé à tête de cochon ou de vache (qui symbolise la communication entre divers mondes, l’obscur et méconnu d’en-bas où habitent les démons, et notre monde), dont le corps est un siphon percé qui court autour du verre, planté de fleurs. Pour boire, il faut pencher la tête en avant et aspirer le liquide qui se répand par les trous quand ils ne sont pas correctement bouchés avec les doigts. Il n’est vraiment pas aisé d’y boire sans en faire couler, et ce d’autant moins que l’on est ivre. Ce versement de liquide stimule la circulation cosmique. Rien d’étonnant alors à ce que diablito soit spécialement utilisé au moment de la Toussaint : les morts sont chargés, entre autres tâches, d’intervenir auprès des dieux pour réguler les flux de pluie (Harris 1982 ; Van den Berg 1989 ; Oporto et Fernández 1981).

On peut aussi voir dans le symbolisme du verre dépoli utilisé lors des mariages une référence à la fertilité. Il s’agit d’une tasse en forme de sexe masculin en érection, d’un sein ou d’une femme nue dont les orifices (seins, vagin, nombril, bouche et yeux) sont autant de trous dans le verre qu’il faut boucher pour boire. En raison de ces multiples ouvertures, les liquides s’écoulent de partout.

Boire dans un ananas évidé suppose également une certaine habileté. L’embouchure du « verre » ainsi improvisé est tellement large et épaisse que cela devient une tâche compliquée de boire sans baver et en faire couler. Il est par ailleurs nécessaire d’utiliser les deux mains car le récipient est lourd. L’ivresse étant rapidement atteinte, les morceaux d’ananas imbibés de chicha que l’on doit avaler y contribuant.

L’andavete est quant à lui un énorme verre contenant environ quatre litres de boisson et que l’on fait circuler parmi tous les participants de la fête les uns après les autres. À l’instar de l’ananas, l’embouchure est tellement évasée que presque tous ceux qui y portent les lèvres font couler la chicha.

La liste des différents contenants utilisés pour boire est longue. Si chacun de ces récipients implique une gestuelle particulière, tous entraînent une activation des fluides, tant de ceux avalés que de ceux du corps.

Le corps ouvert

Après toutes ces transformations et attitudes adoptées au cours de l’ivresse, les gestes égocentrés – qui forment un rempart contre les démons et la perte de l’âme – cèdent la place à un relâchement des orifices. Le contrôle social n’est plus aussi efficace ; ni le groupe ni la personne elle-même n’ont de prise sur ce corps qui se vide et qui s’ouvre. On peut expliquer le système hydraulique du corps interne en suivant les idées de Baudin sur la perception de la vie organique comme une succession de gestes :

La vie organique […] est assurée par le jeu indéfini des [gestes] réflexes organiques à stimuli intérieurs. C’est par eux que se réalise le dynamisme continu, [la gesticulation perpétuelle] des fonctions vitales de l’assimilation et de la désassimilation des aliments, de la circulation du sang, etc. Tout se fait par des [gestes] indépendants de notre volonté, mais non pas indépendants les uns des autres, ni des nécessités organiques.

Baudin, cité in Jousse 2010 [1925] : 18-19

Cette approche est importante pour l’étude des gestes du buveur car hormis certaines expressions bien visibles et caractéristiques décrites plus haut, d’autres – indépendantes de sa volonté – sont activées par sa condition de personne ivre. Il s’agit de tous ces gestes automatiques liés aux humeurs qui s’activent plus énergiquement au cours de la beuverie.

L’ébriété laisse en effet libre cours à des gestes plus spontanés, voire non contrôlés consciemment, comme les sphincters, qui s’ouvrent avec force bruits et odeurs. Le corps ne répond plus alors aux principes « civilisateurs » qui tendent à atténuer l’intensité, l’amplitude et la fréquence des gestes d’expression spontanés (voir Elias 1973). Pendant les cérémonies où l’alcool circule abondamment, les femmes ont l’habitude de sortir à plusieurs et d’uriner très près de la porte. Il n’est pas rare de voir disparaitre une cholita[11] dans un nuage de jupes alors qu’elle marche en état d’ivresse en groupe : c’est qu’elle s’est soudainement assise pour uriner ou… déféquer tout en continuant à discuter. Si les femmes ivres ne s’éloignent pas plus, c’est qu’elles ne peuvent contrôler la fermentation intérieure provoquée par la chicha. Les hommes n’ont pour leur part plus aucune honte et assouvissent leurs besoins biologiques où l’envie les en saisit, même au milieu du cimetière, au vu et au su de tous, par exemple. Ces gestes de « vidange » ne semblent aucunement troubler la pudeur de nos borrachitos[12]. Et c’est bien l’ivresse qui est à l’origine de ce manque de continence : sobre, personne n’aurait l’audace de déféquer en compagnie d’autres personnes et encore moins d’uriner en plein cimetière, le Campo Santo ou Champ sacré.

Le corps ivre devient alors un corps béant. Cette porosité incite l’âme à s’échapper. Le danger est imminent : celui qui perd son âme souffre d’une déshumanisation, il erre comme un mort vivant, à cheval entre deux mondes, celui de l’au-delà tout en gardant un pied dans l’univers des mortels. Il recherche son âme afin de se recomposer. En outre, les brèches qui creusent ce corps sont de plus en plus difficiles à colmater au fur et à mesure de l’ivresse, jusqu’à un relâchement total où ni l’appareil digestif, ni les odeurs, ni la bouche, ni les pulsions sexuelles ou d’animosité envers les autres ne sont contrôlés.

Dans la conception médicale andine, il est essentiel de préserver le flux hydraulique interne en harmonie avec le monde extérieur (Bastien 1985). Le corps humain reflète – à moindre échelle – un système de correspondance avec le monde qui nous entoure (Lacaze 2004 ; Douglas 1987 ; Nahoum-Grappe 1991). Ainsi, dans la perception autochtone, le cycle de l’eau dans la nature fonctionne comme dans un corps humain : « L’eau qui sort de la source revient à son point de départ, c’est comme la circulation du sang dans notre corps », rapporte un habitant. Or, la consommation abondante de boissons euphorisantes favorise le flux des liquides corporels et engendre l’interrelation de l’homme avec son milieu. À travers ce va-et-vient hydraulique, le corps devient un objet de communication avec le monde de l’au-delà en stimulant les éléments naturels à reproduire un mouvement similaire.

Randall (1993) fait le rapprochement entre l’urine masculine et le sperme puisque les deux proviennent du même endroit. Ce sont des « pluies fertilisantes », alors que l’urine féminine rappelle la force fécondante du qonchu (partie épaisse résiduelle de la chicha), les eaux troubles, le sang (il lui arrive de se mélanger au sang menstruel) et finalement l’engrais. Boire de la chicha et uriner, c’est « la répétition microcosmique du recyclage des eaux dans le macrocosme » (Randall 1993 : 84). Le geste du buveur a donc une incidence sur ce système hydraulique.

Le flux régulier des liquides corporels est primordial : un corps vivant est humide et les liquides doivent y circuler abondamment. Dès lors, certains témoins m’ont affirmé que l’urine bue le lendemain d’une grosse ivresse devient un puissant antidote contre la gueule de bois (ch’aki en quechua, qui signifie sec, avec toutes les connotations que cela engendre. Il existe un parallèle entre le sec et la mort : les momies sont sèches). C’est un médicament qui purge « tous les maux que nous avons à l’intérieur » ; c’est une véritable « eau de vie », affirme avec véhémence don Carlos. En réinjectant sa propre urine dans son corps, l’homme perpétue le cycle hydraulique vital.

En outre, les Qhoareños disent que l’urine sort comme la bière, avec de la mousse, qu’elle en a aussi l’odeur et contient la même énergie que l’alcool qu’elle évacue[13]. Ce système d’analogie montre que l’on absorbe la matière alcoolisée mais également ses caractéristiques.

La communication entre le corps et le monde environnant animé – au moyen des fluides – se prolonge à travers d’autres gestes « allocentrés », vers l’extérieur, notamment ceux liés aux offrandes.

La ch’alla (libation) pour les divinités et les morts

La ch’alla est un acte rituel qui consiste en une libation impliquant de verser partiellement un liquide sur ou vers une divinité qui devient alors un moyen de communication avec toutes les autres divinités[14]. L’échange a lieu à travers des paroles rituelles (Abercrombie 1993). Le geste de la ch’alla s’effectue généralement vers l’extérieur, en exerçant un petit coup sec avec retour immédiat afin de former, sur le sol, une étoile de liquide, porteuse de bonne fortune. Celui qui a en main la tutuma, l’ananas ou le diablito doit s’acquitter d’une ch’alla préliminaire pour la Pachamama ou le défunt. La signification de la ch’alla varie en fonction du contexte dans lequel elle a lieu. Il y a des ch’alla propitiatoires, de remerciement, pour la santé, pour les morts, etc.

On se doit également de donner à la Pachamama les dernières gouttes de chicha de la calebasse. Ainsi, si la ch’alla comprend une première phase qui consiste à verser une partie du contenu de la tutuma avant de boire, l’ingestion se clôt par la libation du fond du récipient. Ce va-et-vient entre la divinité et les humains montre la nécessité d’une constante réciprocité. En effet, on ne boit jamais seul, mais toujours dans une chaîne d’invitations et de contre-invitations. Les tutumas circulent sans cesse au cours de la fête ; on boit des dizaines de litres de chicha et chaque buveur est tenu d’inviter par avance quelqu’un qui, à son tour, devra en inviter un autre à boire. Chaque tutuma bue correspond à une tutuma invitée. Évidemment cette forme de convivialité réciproque conduit vite à l’enivrement.

Un geste de réciprocité

À Qhoari, on distingue deux sortes de ch’alla : la première libation que l’on fait pour les esprits avant de boire soi-même, et la cérémonie qui inclut une jatun ch’alla (grande ch’alla) à laquelle toute la famille et les voisins participent, notamment lors du carnaval et de la Saint-Jean, pour demander la multiplication des troupeaux.

L’alcool devient alors le véhicule qui permet de franchir les frontières entre l’espace sacré et celui des hommes du fait que les boissons alcoolisées sont chargées d’énergie et que l’on peut considérer cette énergie comme une forme de communication, comme un don pour demander quelque chose en retour. Les remerciements des humains, leurs demandes, leurs prières, leurs dons sont portés vers la sphère sacrée ; ensuite, les dieux peuvent intervenir directement dans les relations sociales des humains. L’homme, comme le montre Randall (1993), se trouve dans une chaîne éternelle d’échange de dons, contre-dons et d’obligations envers les dieux.

Les oblations d’alcool sont certes très prisées des divinités mais sont indissociables d’autres gestes d’offrande comme la q’owa (offrande dans laquelle entrent de nombreux éléments que l’on brûle en faveur d’une divinité[15]), le p’iqcheo (mastication de la feuille de coca) et l’action de fumer.

Les hommes offrent ces dons mais les consomment également. Ainsi, lors des cérémonies de ch’alla ou de q’owa, on propose aux personnes présentes, en plus des boissons alcoolisées en abondante quantité, des cigarettes et de l’alcool, de la coca, de la llujta (pâte de légumineuse ou de fruit pétrie dans la cendre que l’on mâche avec la coca et qui libère l’alcaloïde) : « oui, pendant les q’owa, on mâche de la coca, certains fument, tous ceux qui participent font la ch’alla, sauf les enfants » (doña Luisa). Le p’iqcheo (mâcher de la coca) est un moment de partage et il faut toujours recevoir la coca avec les deux mains. Dans un recueillement, souvent silencieux au début, les hommes – très peu de femmes mâchent la coca depuis la Réforme agraire de 1953 – mettent lentement en bouche les feuilles de coca, les unes après les autres, en prenant soin de retirer la nervure centrale. Peu à peu, la conversation s’anime, les commérages fusent et l’on s’enquiert des uns et des autres. La coca fait partie des biens qu’on échange.

Fumer est un acte qui accompagne souvent le p’iqcheo de coca. Pendant les veillées mortuaires, il est d’usage d’offrir des cigarettes et j’ai souvent vu les hommes fumer lors de pauses au cours des ayni[16]. Il s’agit de k’uyunas, des cigarettes artisanales dont la fumée qui entre dans le corps est considérée comme une offrande, m’explique don Carlos, tout comme la fumée de la q’owa est un don en faveur de la Terre Mère : « La Pachamama reçoit la fumée de la cigarette » (doña Luisa). D’autres présents sont offerts selon les contextes. Il s’agit des pétards qui font fuir les mauvais esprits, des fleurs, des bougies ou encore des confettis (blancs pour les mariages et de couleur pour le carnaval).

Finalement, soulignons que les gestes qui accompagnent les offrandes sont des gestes de réciprocité mais également de respect. Les personnes âgées, avant de faire la ch’alla, ont l’habitude de lever leur chapeau, de le soulever à peine ou encore de seulement y porter la main. Elles font de même en entrant à l’église. Lors d’une veillée mortuaire, lorsque les communautaires arrivent, ils commencent par ôter leur chapeau, puis s’approchent du cercueil et avec ce même chapeau, ils entourent le cercueil comme s’ils embrassaient le mort lui-même. Mais là ne s’arrêtent pas les relations de réciprocité avec le défunt.

De la chicha pour les défunts

Lors de la veillée mortuaire, la présence des défunts est quasiment palpable. La chaleur moite, la promiscuité, les pleurs, les cris de certaines femmes qui s’adressent directement au mort dans une litanie pleurée et chantée, les rires, la nourriture rituelle (y compris la circulation de feuilles de coca, de cigarettes artisanales et de différents alcools), le partage entre tous d’une tristesse mais aussi la satisfaction d’appartenir à un groupe soudé, provoquent un effet de catharsis.

En arrivant dans la pièce où se trouve le cercueil, il faut d’abord se découvrir la tête, dire une prière et se signer. Puis on est tenu de boire de la chicha en guise de remerciement pour la prière dans le but d’accompagner le mort. Il faut alors ch’allar, de droite à gauche, aux pieds de la table où est posé le cercueil. Aux heures avancées de la nuit, le sol est inondé de chicha, et ceux qui en ont apporté déposent des fleurs et allument deux bougies qu’ils déposent d’un côté ou de l’autre du cercueil. Puis ils vont prendre place parmi les personnes déjà présentes sur des bancs autour de la pièce. Les hommes sortent parfois dehors ou dans une autre pièce et discutent entre eux en fumant, buvant et mastiquant de la coca. C’est un espace masculin.

C’est par les gestes des joueurs d’osselets que le mort tire sa révérence. Ce jeu symbolise la chair du défunt et la chicha et autres cocktails qui circulent, son sang. Il s’appelle en espagnol « carne y hueso »[17]. L’enjeu du jeu est de l’alcool que l’on « achète » au « propriétaire » du mort sous forme ludique (une façon de contribuer aux dépenses de la famille endeuillée).

En jouant avec lui, on lui procure un espace concret, il fait encore partie du monde des vivants, il garde sa place, il participe à sa fête d’adieu tout en entrant dans une phase de détachement, d’éloignement du monde d’ici-bas. Ceux qui restent sont au moins khuskan machasqa voire phiri machasqa à la fin de la nuit. Plus on boit au cours de la veillée, plus la proxémie diminue : on s’appuie contre son cercueil en guise de dossier, des femmes s’endorment même contre le cercueil, bref, pendant cette période d’accompagnement du mort et de sa famille, on se rapproche physiquement de lui.

Dans la soirée, les femmes les plus âgées entament des pleurs rituels sous forme de chants sur un ton plus aigu que la normale. Ces chants et pleurs scandent régulièrement l’accompagnement qui dure toute la nuit, et continue jusqu’au moment même de l’enterrement le lendemain.

À l’aube, les derniers repartent chez eux et quelques heures plus tard, la communauté se retrouve à nouveau pour cuisiner. Les hommes jouent alors au palma chojay. Il s’agit de faire tomber une grosse pierre qui se trouve à trente pas avec des pierres de la taille d’une boule de pétanque ; chacun en a cinq. Lorsque quelqu’un fait tomber la pierre, il ouvre le chemin pour l’âme et son « propriétaire », en récompense, lui offre à boire de la chicha.

Il y a des temps forts, notamment quand quatre hommes retirent le cercueil pour l’emmener au cimetière. Au moment de partir, de vieilles femmes ou des parentes proches font le geste de se jeter sur le cercueil, de l’entourer de leurs bras en pleurant selon le schéma rythmé mentionné plus haut. Tous font alors les dernières recommandations au défunt afin qu’il les colporte vers les morts plus anciens. Le cortège s’arrête plusieurs fois (le cimetière se trouve à trois ou quatre kilomètres) en des endroits précis et les pleureuses entonnent de nouveau leur litanie répétitive. Ceux du cortège qui se trouvent assez proches du cercueil sont invités à ch’allar autour de lui (des seaux entiers de chicha sont emportés).

Toute la communauté est tenue d’assister à la veillée et à l’enterrement. Tous assurent qu’il est normal de venir aider la famille en deuil à cuisiner et d’apporter quelque chose pour la veillée : de la chicha, des fleurs, des ch’uñu[18], des pommes de terre, etc.

Plus tard, à la première Toussaint qui suit la mort, le défunt est invité à son banquet rituel. La communion entre les vivants et les morts se poursuit malgré les siècles d’intervention de l’Église qui chercha à s’immiscer dans les rapports aux ancêtres afin d’investir l’imaginaire de la mort (Robin Azevedo 2008). Dans l’imaginaire andin, les morts jouissent d’un puissant pouvoir car ils sont en relation avec Tata Dios Todopoderoso (le Créateur de tout et de tous). Les vivants, grâce à des prières pour les défunts, leur demandent aide et protection ; en échange les morts veulent de la chicha. Si on ne leur offre pas de ch’alla, les âmes s’en vont pleines de tristesse car elles en apprécient le goût. Le lendemain les boissons et la nourriture préparées pour le défunt n’ont plus aucun goût, et deviennent de l’eau. La quintessence a été absorbée : « Moi je crois que l’âme vient, c’est sûr qu’elle vient pour manger parce qu’après, la nourriture n’a plus aucun goût » raconte don Andrés. La substance, voire l’assaisonnement ont été absorbés, l’âme « aspire le goût » et l’odeur. C’est le signe même de sa satiété.

Tous finissent par se retrouver dans le même état après avoir bu ; les morts s’enivrent au même rythme que leurs anciens congénères : « Quand nous faisons une ch’alla, l’âme en boit la saveur. Si nous nous enivrons, elle aussi s’enivre, c’est pour ça que nous buvons avec elle. Nous partageons comme cela », formule un habitant de la communauté. Évidemment, certains déclarent leur scepticisme par rapport à l’ingestion de boisson de la part des défunts.

Il est intéressant ici de noter comment le corps désincorporé, le corps absent, continue de partager la vie du monde des vivants et de participer à leurs banquets. En partageant avec eux de la nourriture concrète, on les dote d’un « corps » pendant un certain temps et dans un espace donné. En échange de cette mise en scène de la réincorporation, les morts doivent intercéder auprès de Tata Dios pour aider les vivants et transporter les salutations à toute la famille défunte. Ces échanges sont d’autant plus facilités que l’état d’ébriété progresse. « Moi, je crois que les commissions sont envoyées beaucoup plus facilement quand nous sommes ivres », faisait remarquer doña Aurelia, une habitante de Qhoari.

Conclusion

Les gestes et les attitudes du buveur sont en fait le fruit d’une « expectancy » : le comportement dont le buveur sait qu’il est attendu de sa part, un comportement prévisible, dont le reste du groupe comprend les codes et qui s’inscrit dans un système de valeurs et de normes.

Le buveur, au cours de son ivresse, est susceptible de passer par trois états, identifiés par les habitants de la région andine de Cochabamba : pisi machasqa (un peu ivre), khuskan machasqa (moyennement ivre), phiri machasqa (très ivre). Ces phases sont à mettre en lien avec la mémoire et l’oubli mais également avec la force et le langage. Être moyennement ivre déploie de la mémoire et donne de la force alors que dans la phase phiri machasqa, l’homme s’approche d’un état presque animal où il perd la mémoire, est faible et ne sait plus ce qu’il dit. Ce langage gestuel codé est partagé par ceux qui se trouvent dans le même état tout en étant déchiffrable par les autres : tout buveur est classé en fonction de ses faits et gestes.

Le corps, système hydraulique, s’ouvre en état d’ivresse pour laisser entrer la boisson et évacuer les humeurs. Cette ouverture est dangereuse, elle expose le corps à l’attaque des démons. Afin de se protéger, le buveur et son groupe adoptent des positions de repli, égocentrées, en se recroquevillant et en s’installant en cercle. D’autres gestes – allocentrés – sont perceptibles dans l’ébriété : ce sont ceux liés aux offrandes, à la réciprocité et au respect, comme certains gestes envers les défunts.

Ainsi, le corps du buveur expérimente une métamorphose corporelle et psychique qui favorise la communication avec ses semblables autant qu’avec Dieu, les êtres qui peuplent la nature animée et les défunts.

Dans ce contexte, quels sont les mécanismes de transmission de tous ces gestes du boire ? Ils sont en fait intériorisés dès le plus jeune âge. Ces gestes mimismologiques, dans le sens que donne Jousse à cette terminologie, font reproduire aux plus petits les gestes de leurs aînés qui se répètent si régulièrement. Il existe tellement de motifs festifs que les ivresses rituelles se multiplient tout au long de l’année. Les buveurs répètent donc sans cesse les mêmes gestes devant un public aussi composé d’enfants et d’adolescents. Déjà, dans l’aguayo (tissu bariolé dans lequel les femmes transportent leur enfant sur leur dos), les petits andins sont extrêmement friands de chicha et sont capables de tous les caprices pour en avaler au moins quelques gorgées devant les yeux rieurs des adultes, pendant que les plus grands jouent à ch’allar. D’ailleurs, on dit qu’il n’est pas bon que les enfants aient des désirs non réalisés, car cela peut les rendre malades, voire les conduire à la mort.

Un peu plus âgés, les enfants et les jeunes adolescents ont l’habitude, à l’occasion de la Toussaint, d’aller en petites bandes de maison en maison qui ont récemment souffert d’un deuil pour prier et « gagner » des pains et de la chicha. Cette pratique constitue un véritable rite d’initiation pour au moins deux raisons. D’une part, ils doivent chantonner des prières apprises plus ou moins par coeur ou les dire avec l’aide d’une antisèche griffonnée sur un papier tout en faisant de l’humour, un humour qui se doit d’être approprié. D’autre part, ils doivent ingurgiter de grandes quantités de chicha tout au long de la nuit. Je n’ai jamais rencontré de filles faisant la tournée des autels et certaines m’ont confié qu’elles se sentaient trop jeunes pour boire dans ces proportions, vu le caractère coercitif et exigeant des propriétaires du mort. Pourtant, à l’âge adulte, lors des fêtes, les femmes boivent dans des quantités très proches de celles des hommes.

En somme, la gestuelle du buveur n’est pas si loufoque ou désordonnée qu’elle n’y paraît. Elle est en fait guidée par tout un contexte de facteurs socioculturels régis par des règles strictes.