Corps de l’article

1. Introduction

Le regard de cette contribution est quelque peu décalé par rapport à la thématique de ce numéro des Nouveaux c@hiers de la recherche en éducation. Nous y étudierons non directement la problématisation dans l’enseignement de l’histoire ou la représentation que les enseignants s’en font, mais la représentation de la préparation de séquences en histoire et particulièrement celle des logiques didactiques qui en guident la construction et dans lesquelles des espaces de problématisation des contenus doivent ou devraient nécessairement prendre place si on se fie aux prescriptions actuellement en vigueur. En effet, les prescrits ministériels, les outils d’enseignement et les discours de la formation incitent avec insistance les enseignants du secondaire en sciences humaines à construire, avec leurs élèves, un questionnement à propos des réalités sociales étudiées. Cependant, l’articulation de cette injonction avec le processus de didactisation des savoirs nous semble peu étudiée. Tout se passe comme si problématiser en classe d’histoire, de géographie ou de sciences humaines était une activité qui s’ajoutait sans heurts aux autres, se greffant naturellement à la construction de l’objet enseigné (Ronveaux et Schneuwvly, 2007), sans que la structure n’en soit fondamentalement altérée.

La réflexion que nous développons sur cette question prend appui sur des données issues de l’enseignement de l’histoire en Communauté française de Belgique et au Grand Duché de Luxembourg qui, à l’instar de leur pendant québécois, ont subi une série de réformes importantes au cours de la dernière décennie (Beckers, 2008). Nous viserons à mieux comprendre les représentations sociales des enseignants à l’égard d’une facette importante de leur métier, le travail de préparation de séquence d’enseignement. L’attention portera en particulier sur la question des logiques didactiques qui organisent leurs planifications et sur la place que revêt la problématisation dans ces logiques.

2. Le cadre théorique: les représentations sociales

Les représentations sociales sont définies comme des savoirs de sens commun, des façons de voir partagées par un groupe d’individus et fortement marquées par les valeurs et les normes de ce groupe (Abric, 1994, 2003; Flament et Rouquette, 2003; Moliner, 1998). Elles sont socialement et historiquement construites et ont pour fonction d’organiser la vision du monde d’un groupe social, de donner du sens aux conduites de ses membres ou de les justifier a posteriori. Elles permettent aussi de faciliter les communications entre les membres du groupe et les aident à prendre position dans les débats et controverses.

Pour Abric (1994, 2003), toute représentation sociale stabilisée d’un objet comporte un contenu et une structure. Le contenu est composé d’éléments symboliques, identifiés le plus souvent sous forme de mots. Ces éléments n’ont pas la même importance. Il existe une hiérarchie et des relations entre eux. Une représentation sociale comporte donc une structure, c’est-à-dire qu’elle est organisée autour d’un noyau central constitué d’un nombre limité d’éléments. Celui-ci a une triple fonction à l’égard de la représentation sociale: une fonction génératrice de sens, c’est lui qui donne la signification de l’objet; une fonction organisatrice de la représentation sociale dans la mesure où il détermine les relations entre les éléments; enfin, une fonction stabilisatrice dans la mesure où il est très résistant au changement. Toute transformation d’un élément central entraîne une redéfinition complète de la représentation. Ainsi, le sujet aura tendance, au nom d’un principe d’économie cognitive qui veut que toute modification soit la plus petite possible, à effectuer les transformations d’abord sur les éléments qui ne sont pas centraux. Ces éléments forment le système périphérique qui permet d’ancrer le noyau central dans les expériences et les contextes individuels multiples. Ce système sert d’interface entre le noyau central et les situations concrètes dans lesquelles entre en jeu la représentation. Flament (1994) reconnaît trois fonctions au système périphérique:

  • une fonction de prescripteur de comportements et de prises de position. Il indique ce qu’il est normal de faire ou de dire, compte tenu de la signification et de la finalité de la situation;

  • une fonction de concrétisation. Il permet de traduire la signification centrale en des termes concrets, compréhensibles, adaptés aux situations et aux contextes particuliers;

  • une fonction de protection du noyau central. Il permet d’absorber les transformations de l’environnement physique et social, y compris l’apparition de nouvelles pratiques, en leur donnant un statut mineur de « conditionnalité » ou d’exception par rapport à la signification centrale.

2.1 La préparation de séquence au regard des différents contextes prescriptifs

Parce que les représentations sociales sont socialement et historiquement construites, qu’elles se situent à la charnière entre l’individuel et le culturel, il nous a semblé important de les saisir au regard des contextes sociaux et historiques qui les ont portées. Or, dans le cas des enseignants du secondaire, les recherches didactiques ou celles réalisées en sociologie de l’éducation et du travail enseignant (Barrère, 2002; Maroy, 2006; Tardif et Lessard, 1999; Tutiaux-Guillon, 2008) mettent en avant le fait que ceux-ci sont très attentifs aux prescriptions des programmes (parfois par l’intermédiaire des manuels) et que les discussions sur les finalités, les objets et les méthodes d’enseignement dont les réformes successives sont les vecteurs, les passionnent fréquemment au-delà du cercle des experts et des militants pédagogiques. Chervel (1998), pour sa part, a montré combien une discipline scolaire était avant tout une construction sociale et historique. Dans cette étude, nous faisons l’hypothèse que les représentations sociales de l’enseignement de l’histoire, notamment de la préparation de cours, peuvent mieux se comprendre au regard de l’évolution des programmes et des outils d’enseignement qui ont formé le contexte dans lequel la pratique enseignante s’est construite.

2.1.1 Un enchaînement rationnel, linéaire, chronologique des contenus

Une lecture attentive des programmes et des manuels d’histoire en vigueur en Communauté française de Belgique[1] depuis les années 1960 (Jadoulle, 2009) permet d’identifier une succession de trois modèles ou paradigmes pédagogicodidactiques inscrits au coeur de ces évolutions. Ces modèles sont l’exposé-récit, le discours-découverte et l’apprentissage-recherche. Nous en esquissons très brièvement les caractéristiques dans les lignes qui suivent.

L’exposé-récit est le modèle dominant jusqu’à la fin des années 1960. Il est caractérisé par la prédominance du discours de l’enseignant et le statut illustratif du document. Il se fonde sur le postulat de transmissibilité d’un savoir détenu par celui qui sait à celui qui est ignorant, mais aussi sur un contexte social et une organisation formelle de la transmission des connaissances où les médias sont inexistants, les livres rares et l’autorité du maître, la principale source de savoirs à disposition.

La préparation de séquence y est conçue comme une sélection et une organisation de contenus essentiels offrant une vision cohérente et unique du passé, qui sera à transmettre par «exposition claire […] patiente si besoin, qui fait empreinte, référence ou livraison et s’aide d’un souci de motivation, à l’amont, et de l’effort de mémorisation […] à l’aval» (Moniot, 1993, p. 145). Le choix des activités ne se pose pas, l’activité de l’élève étant réduite à une écoute attentive, une prise de notes soignées et une étude régulière. Ce qui prime est la «logique d’exposition des contenus, non celle de leur réception» (Le Pellec et Marcos-Alvarez, 1991, p. 67). Le travail de préparation consiste à mettre clairement en évidence l’enchaînement linéaire des faits et les liens de causalité. L’organisation des contenus historiques s’effectue selon des optiques soit chronologique, soit thématique, soit encore géographique qui reflètent un ordre rationnel, plus proche de la logique de celui qui communique ou qui sait que de la logique de celui qui recherche ou apprend.

On comprend que l’injonction de problématiser est absente de ce modèle. Le discours du maître délivre, une fois pour toutes, l’enchaînement des faits passés qui, par accumulation, permettent de reconstituer les pans entiers de l’histoire politique, institutionnelle, militaire et des grands faits de civilisation. Un enseignement qui se veut donc cumulatif et dont les enseignants successifs délivreraient les divers chapitres pour finir par former un ensemble le plus complet et définitif possible.

2.1.2 Un dévoilement guidé de contenus rationnellement organisés

À partir des années 1970, une série d’inflexions dans les programmes d’enseignement entament la prédominance de l’exposé-récit et marquent le passage vers un nouveau modèle didactique, celui du discours-découverte (Jadoulle, 2009). L’accent est désormais placé sur la découverte du savoir par l’élève, ensuite seulement sur sa transmission. Apprendre, c’est découvrir, de manière active, avec intérêt, plus que recevoir de l’information et la mémoriser. Cette conception de l’apprentissage modifie le rôle de l’enseignant. Sa tâche consiste à mieux préciser et donc choisir ce qui doit être découvert, avec quels documents et en fonction de quels savoir-faire.

Le travail de planification consiste à choisir ou construire un récit organisé du passé, puis à le démonter en unités de contenus bien circonscrites, accompagnées de quelques documents assortis de consignes et précédées par un énoncé d’intentions qui décline savoirs et savoir-faire. Passé le seuil de la classe, la leçon devra ensuite se déployer en une succession de démarches actives, le plus souvent une suite rythmée de brèves analyses de documents et de questions/réponses, auxquelles sont associés les unités de connaissances et les objectifs d’apprentissage préalablement découpés. La somme de ces démarches ou activités, fermement encadrées par l’enseignant, reconstitue, telles les pièces d’un puzzle, le récit préalablement choisi par l’enseignant dans sa planification. Les contenus ne sont donc plus livrés à l’apprenant sous la forme dominante d’un exposé, mais masqués par des documents qui, soumis un à un à la classe, sous la guidance de l’enseignant, en dévoilent progressivement l’organisation qui reste, pour sa part, linéaire, chronologique ou thématique. L’absence des termes «problème» ou «problématisation» dans les prescriptions et les manuels d’histoire des années 1970 indique, selon nous, une épistémologie des savoirs à enseigner qui, à l’instar de celle de l’exposé-récit, laisse peu de place à des pratiques de problématisation des contenus historiques en classe.

2.1.3 Vers une organisation heuristique des contenus

Le discours-découverte, prédominant dans les programmes d’histoire en Communauté française de Belgique, fait place à la fin des années 1990 à un nouveau modèle didactique, celui de l’apprentissage-recherche. Soucieux de se départir du caractère linéaire et préconstruit du récit, il préconise l’adoption d’une démarche de recherche pour la classe. Les contenus doivent être ordonnés de telle manière que la classe se voit contrainte de problématiser les contenus plutôt que de les consommer, de naviguer d’une situation historique à l’autre, de démêler des dimensions entremêlées, de rechercher les causes d’un phénomène après en avoir mesuré les conséquences, d’évoluer du présent vers le passé, ou inversement, de travailler la chronologie plutôt que de la subir, etc.

Le travail de préparation de l’enseignant ne consiste plus à organiser les contenus en un récit préconstruit, mais à sélectionner les savoirs qui sont jugés essentiels au regard de l’apprentissage, puis à les articuler autour de deux ensembles documentaires, le premier soutenant une démarche de problématisation et le second, une démarche d’enquête (Jadoulle, 1998). À ces deux ensembles documentaires, sont associées trois phases fonctionnelles qui sont supposées structurer la séquence: une phase de problématisation qui plonge les élèves dans une situation problème et débouche sur la construction d’une question de recherche, suivi d’une enquête qui alterne phase de travail individuel et moments collectifs, puis d’une étape de synthèse qui veille à structurer les éléments découverts pendant la phase d’enquête. La logique qui guide l’organisation des contenus de la séquence se veut donc heuristique; elle est celle de l’enquête ou de la recherche.

Ce rapide aperçu des trois modèles inscrits au coeur des prescrits et des outils qui ont formé la toile de fond de la pratique et plus particulièrement du travail de préparation des professeurs d’histoire appelle deux remarques complémentaires. La première concerne les logiques didactiques. Elles nous semblent pouvoir se décliner sur un axe qui oppose deux pôles révélateurs d’une épistémologie propre: un pôle linéaire encyclopédique qui prédispose l’agencement des contenus selon la rationalité de celui qui sait, qui expose ou qui dévoile progressivement le savoir détenu. C’est le pôle du récit préconstruit qui se transmet par l’exposé du professeur ou le texte d’auteur du manuel d’histoire. À l’opposé se situe un pôle plus heuristique, celui de l’enquête, qui organise la séquence selon la rationalité de celui qui observe, s’interroge, problématise, recherche, construit une explication. La première logique semble prédominante dans les deux premiers modèles tandis que la deuxième l’est plutôt dans le modèle de l’apprentissage-recherche. La deuxième remarque concerne la place de la problématisation des contenus au sein de ces logiques. La construction d’un questionnement, ou l’ébauche d’une problématique relative à un contenu du cours, serait constitutive de la logique de recherche. Pas de savoirs sans recherche et pas de recherche sans la mise en place d’un objet ou d’une question pour la guider.

Ces deux remarques ont une implication importante à propos de l’objet de cette contribution. On serait en effet en droit de s’attendre à des conceptions distinctes de la préparation de séquence et des logiques qui la sous-tendent et à une réception différente de l’injonction de problématiser en classe d’histoire selon la préférence marquée par un enseignant pour l’exposé-récit, le discours-découverte ou l’apprentissage-recherche. Or, dans une étude récente (Bouhon, soumis) visant à mieux comprendre les prises de position des enseignants à l’égard de ces trois modèles, nous avons montré que les deux tiers des enseignants interrogés choisissent des options didactiques relevant de l’exposé-récit ou du discours-découverte, c’est-à-dire des modèles tombés en désuétude dans les programmes scolaires actuels. Les résultats montrent également que cette adhésion est indépendante de l’âge, de l’expérience des enseignants ou du niveau socioculturel des établissements dans lesquels ils enseignent. Nous avons alors émis l’hypothèse qu’une discipline scolaire comme l’histoire ne dessine pas automatiquement les contours d’une communauté consensuelle, mais qu’elle peut être, au contraire, traversée de traditions didactiques et épistémologiques contrastées, voire concurrentes. C’est pour cette raison que dans cette contribution, nous veillerons à tenir compte de ces différentes adhésions dans l’étude des données.

2.2 Objectifs et échantillon

Dans cette recherche, nous poursuivons les objectifs suivants:

  • identifier le contenu et la structure de la représentation sociale de la préparation de séquence, plus particulièrement du fil conducteur de ces séquences;

  • observer en particulier si la problématisation des apprentissages en classe d’histoire est un élément central, périphérique ou un élément absent de la représentation;

  • étant donné le contexte de réformes actuel et les nouvelles injonctions qui pèsent sur la discipline scolaire, observer si un écart important existe entre un niveau de représentation idéal et un niveau de représentation qui prend en compte la réalité;

  • identifier les différences de signification à propos de ces objets selon les traditions didactiques postulées.

Les données traitées sont issues d’une recherche menée en mai et juin 2008 auprès de 175 enseignants d’histoire du secondaire en Communauté française de Belgique et au Grand Duché de Luxembourg (Bouhon, 2009, 2011). Les participants belges à notre recherche représentent 14 %[2] des enseignants. La comparaison du profil de tous les répondants belges avec celui de leur population de référence ne met en exergue aucune différence statistiquement significative ni au plan de leur genre[3] ni au plan de leur âge moyen[4]. La différence de moyennes entre la distribution du profil socioéconomique des élèves qui fréquentent les établissements où les enseignants belges enseignent[5], d’une part, et la distribution du profil socioéconomique de l’ensemble des élèves inscrits dans les établissements secondaires francophones belges[6], d’autre part, est également non significative[7].

3. Méthodologie

Différentes techniques ont été développées pour identifier les éléments constitutifs d’une représentation sociale, puis en repérer l’organisation et la structure. Dans cette étude nous avons recouru à deux techniques différentes: l’évocation hiérarchisée pour l’étude de représentation de la préparation de séquence et le questionnaire de caractérisation (Vergès, 2001) pour celle des logiques didactiques.

L’évocation hiérarchisée consiste à demander à chaque personne d’associer à partir d’un terme inducteur, le plus souvent le terme désignant l’objet dont on veut connaître la représentation, tous les termes ou expressions qui lui viennent spontanément à l’esprit. Il lui est demandé ensuite de classer les termes induits en fonction de leur importance au regard de l’objet évoqué. Il s’agit donc de faire effectuer par les sujets, de manière très simple et directement après la phase d’évocation, un travail cognitif sur leur propre production. Pour Abric (2003), le caractère spontané, donc non contrôlé, des évocations permet d’accéder «beaucoup plus facilement et rapidement que dans un entretien aux éléments qui constituent l’univers sémantique du terme ou de l’objet étudié» (p. 63). Les participants à notre enquête ont donc dû évoquer, puis hiérarchiser cinq termes ou expressions brèves à partir du terme inducteur «Préparer une séquence en histoire».

Le traitement des données permet de construire deux indicateurs facilitant le repérage de la centralité et de la signification de la représentation sociale: la fréquence d’un terme et son rang moyen d’importance (1 étant important et 5 peu important). Le premier comporte une dimension plutôt quantitative et repose sur l’idée qu’un élément aura toutes les chances d’être central s’il est largement partagé par les sujets. Le deuxième indicateur renvoie à une dimension plus qualitative et repose sur l’idée qu’un élément aura d’autant plus de chances d’être central s’il est jugé comme très important par une majorité de personnes interrogées. Le croisement de ces deux indicateurs permet de dresser un tableau qui dispose les termes dans quatre catégories, dont les trois premières nous intéressent en particulier.

Tableau 1

Analyse des évocations hiérarchisées

Analyse des évocations hiérarchisées

-> Voir la liste des tableaux

La première case correspond à la zone du noyau. Elle se compose des éléments très fréquemment cités et jugés très importants par l’ensemble des sujets. Il s’agit, pour Abric (2003), de la zone où figurent très probablement les éléments centraux même si tous les éléments de cette case ne le sont pas forcément[8]. La deuxième case, nommée première périphérie, comporte les éléments périphériques les plus importants. La troisième case comporte des termes énoncés par une minorité de sujets, mais jugés comme très importants par cette minorité.

La deuxième technique, celle du questionnaire de caractérisation, repose sur le principe suivant: si le noyau central donne effectivement la signification de la représentation sociale, on peut considérer que tout élément central sera plus caractéristique de l’objet que n’importe quel autre élément. La méthode consiste dès lors à présenter une liste de n items à un sujet, n étant un multiple de trois (en général trois, six ou neuf items). Le sujet est alors invité à choisir un, deux ou trois items et à en rejeter un, deux ou trois selon les trois, six ou neuf items proposés. Pour chaque item, il est alors possible de calculer le nombre de fois qu’il a été choisi, rejeté ou ni choisi, ni rejeté et d’obtenir une distribution selon des profils types.

On convient généralement qu’un item massivement choisi a toutes les chances d’appartenir au noyau central et qu’un item ni choisi, ni rejeté fait probablement partie du système périphérique.

Dans cette étude, les 175 enseignants ont dû classer six items caractérisant la construction d’un fil conducteur d’une séquence en histoire[9]:

Tableau 2

Items de caractérisation du fil conducteur

Items de caractérisation du fil conducteur

-> Voir la liste des tableaux

Les items 1, 4 et 6 appartiennent à la logique dite linéaire tandis que les items 3, 5 et, dans une certaine mesure, le 2, relèvent de la logique dite heuristique.

Pour tenir compte du contexte actuel de réformes, des nouvelles prescriptions dont les enseignants sont l’objet, les répondants ont dû effectuer deux fois le classement: une première fois en précisant qu’il s’agissait de répondre sur un plan idéal et une deuxième fois, selon ce qu’ils estimaient être la réalité du terrain[10].

4. Résultats

4.1 La question de la préparation de séquence

Le tableau 3 permet de faire un premier constat quant à la signification sociale que les enseignants donnent à la préparation de séquence. Le terme présent dans la zone probable du noyau central est «rechercher». L’examen des comptes rendus in extenso[11] montre que ce terme est proche de «documents» qui figure dans la zone de périphérie. Ce seul élément central indique qu’une activité qui ne comporterait pas de recherche de documents ne pourrait être reconnue par les enseignants comme une activité de préparation spécifique de l’histoire. Sans un minimum de recherche documentaire, il peut sans doute être question de préparer un cours, mais certainement pas en histoire. Également en périphérie figurent le «choix» ou la «sélection» de contenus, de «documents» ou de «compétences» pour les besoins des «élèves». La présence du mot «temps» et l’analyse des comptes rendus in extenso qui forment le contexte d’occurrence du terme indiquent que les contraintes temporelles sont inhérentes à l’activité de préparation. Le temps manque constamment aux enseignants et il leur en faudrait davantage pour bien préparer.

Tableau 3

Préparer une séquence: termes évoqués

Préparer une séquence: termes évoqués

Fr.: fréquence – Rg.: rang moyen d’importance

-> Voir la liste des tableaux

On s’étonne enfin de l’absence d’éléments référant à la construction de séquence, à leur logique, à l’importance de la problématisation ou de la contextualisation des contenus.

Si on considère les enseignants d’histoire comme faisant partie d’un même groupe, d’une même communauté disciplinaire, on peut faire l’hypothèse que ceux-ci, lorsqu’ils échangent entre eux à propos de leur travail de planification ou cherchent à donner du sens à cette facette de leur travail, ne s’expriment pas en ces termes, contrairement à la sémantique des programmes ou des contenus de formation actuellement en vigueur.

Il s’agit maintenant de voir si cette hypothèse se confirme lorsqu’on prend en compte l’adhésion des enseignants aux trois traditions didactiques évoquées préalablement. L’analyse du tableau 4 nous permet de retrouver des éléments lexicaux communs qui sont ceux déjà identifiés dans le tableau précédent. Le terme «rechercher» reste central dans les trois cas de figure, les éléments «documents-sources», «compétences», «élèves», «temps» sont également communs à la zone périphérique des trois traditions.

Tableau 4

Préparer une séquence: termes évoqués selon les trois traditions didactiques

Préparer une séquence: termes évoqués selon les trois traditions didactiques

Fr.: fréquence – Rg.: rang moyen d’importance

-> Voir la liste des tableaux

Des différences importantes sont toutefois identifiables. Le contenu et l’organisation de la représentation sociale du groupe des exposé-récit sont les plus similaires à ce qui avait été constaté pour l’ensemble des enseignants, contrairement aux deux autres groupes. La zone centrale des discours-découverte et des apprentissage-recherche, ainsi que leur zone périphérique, comportent des éléments nouveaux qui, pris ensemble, confèrent une signification spécifique à chaque groupe. Des termes comme «séquences », «structure», «liens» nous semblent correspondre à une prise en compte de la construction de séquence et aux liens logiques qui organisent les contenus. De même, l’élément «choisir-sélectionner», apparemment central aux deux groupes, semble indiquer une préoccupation incontournable pour le travail de sélection et de hiérarchisation spécifique de la construction d’un objet d’enseignement. Enfin, on constate la présence de deux éléments supplémentaires dans la zone centrale des apprentissage-recherche, celui d’«objectifs» et de «questionnement», qui indiquent, selon nous, l’importance de sélectionner des contenus en fonction d’une intention pédagogique, d’un but poursuivi à l’encontre des élèves, d’une part, et une préoccupation centrale pour construire des «problématiques» et permettre aux élèves de se «poser des questions».

Ces différences de signification à propos du travail de préparation de séquence semblent donc renforcer l’hypothèse de communautés ou traditions didactiques différentes, voire en concurrence au sein de la discipline scolaire. Il s’agit maintenant de quitter le niveau général des représentations sociales de la préparation de séquence pour porter l’attention sur l’une de ses composantes, la logique ou le fil conducteur qui organise la séquence.

4.2 La question du fil conducteur ou des logiques didactiques et la place de la problématisation

Comme évoqué précédemment, les données représentationnelles du fil conducteur ont été récoltées à l’aide du questionnaire de caractérisation. De plus, afin de prendre en compte le poids des injonctions qui pèse actuellement sur les enseignants, les répondants ont dû classer les items du tableau 2 selon un niveau idéal et selon un niveau qu’ils estimaient être la réalité. Les résultats sont illustrés dans les six graphiques de la figure 1. Les trois graphiques de gauche concernent le niveau idéal et ceux de droite le niveau de la réalité. Les courbes de chaque graphique illustrent la fréquence des choix faits par les enseignants selon trois catégories: «rejeté», «non choisi» et «choisi». L’examen de ces courbes montre que les enseignants, lorsqu’ils répondent au niveau idéal, choisissent massivement des éléments qui correspondent à la logique heuristique. Le premier graphique du haut présente trois courbes avec un profil central: introduire une problématique, veiller à un démarrage qui accroche et donne du sens à la séquence et organiser les contenus selon une phase d’enquête et de structuration. Le graphique en dessous présente un élément plus périphérique qui concerne l’organisation de la séquence en fonction d’explications progressives et structurées. On note de façon remarquable que les items du dernier graphique de droite, c’est-à-dire les items rejetés par l’ensemble des répondants, sont ceux qui relèvent d’une logique strictement linéaire.

Figure 1

Caractérisation des logiques didactiques

Caractérisation des logiques didactiques

-> Voir la liste des figures

Cette représentation idéale est cohérente avec les présupposés didactiques actuellement privilégiés par l’environnement prescriptif des enseignants. Elle s’infléchit cependant lorsqu’il s’agit de prendre en compte la «réalité». Les courbes des items «problématique» et «démarrage accrocheur» présentent un profil nettement moins central. S’il continue à y avoir très peu d’enseignants pour les rejeter, ils ne sont plus majoritaires pour les choisir. L’item «phase d’enquête et phase de structuration» quant à lui perd son profil central pour adopter un profil plus périphérique, comme si, la phase de démarrage effectuée, la séquence pouvait reprendre un cours plus linéaire, indépendamment du questionnement entrepris dans la phase initiale.

La répartition des items selon les trois traditions didactiques permet également d’affiner la question des logiques didactiques. Les figures 2 et 3 présentent chacune six graphiques correspondant aux six items de caractérisation. Chaque graphique comporte trois courbes de couleurs différentes correspondant aux trois traditions didactiques. La figure 1 présente les résultats au niveau idéal et la figure 2, les résultats au niveau de la réalité.

Figure 2

Les logiques didactiques dans l’idéal: caractérisations selon les trois traditions didactiques

Les logiques didactiques dans l’idéal: caractérisations selon les trois traditions didactiques

-> Voir la liste des figures

Figure 3

Les logiques didactiques dans la réalité: caractérisations selon les trois traditions didactiques

Les logiques didactiques dans la réalité: caractérisations selon les trois traditions didactiques

-> Voir la liste des figures

En ce qui concerne le niveau idéal, on constate des différences sensibles entre les trois groupes d’enseignants, particulièrement entre les exposé-récit et les apprentissage-recherche. Si les profils des items caractéristiques de la logique heuristique (introduire une problématique, organiser les contenus selon une alternance entre phase d’enquête et phase de structuration) sont nettement centraux pour les apprentissage-recherche et dans une moindre mesure pour les discours-découverte, ils le sont de façon moins prononcée pour les exposé-récit.

Ces différences sont encore plus marquées en ce qui concerne le niveau de la réalité (figure 3). Le profil de ces items reste bien central pour les apprentissage-recherche, par contre, il devient clairement périphérique pour les deux autres groupes. Pour les exposé-récit, il importe de prévoir avant tout un démarrage accrocheur et pour les discours-découverte, il est central de prévoir des explications progressives, logiques et structurées. La redistribution des items entre le niveau idéal et celui de la réalité pour ce dernier groupe est particulièrement remarquable. On y perçoit comme une capitulation entre un niveau idéal proche des présupposés actuellement privilégiés par les prescriptions et le niveau de la réalité qui se rapproche de la logique linéaire et transmissive.

Enfin, la construction d’une problématique, qui nous préoccupe plus particulièrement dans cette contribution, présente un profil central partagé par les trois groupes au plan idéal, mais devient un élément périphérique pour les exposé-récit et les discours-découverte au plan de la réalité.

5. Conclusion

L’objet de cette contribution était de mieux comprendre les significations que les enseignants d’histoire donnent au travail de préparation de séquences, aux logiques de ces séquences et à la place de la problématisation dans ce cadre. Partant de l’hypothèse que ces significations sont socialement et historiquement construites, nous avons analysé les données en fonction de l’adhésion des enseignants aux différents modèles d’enseignement de l’histoire qui ont formé le contexte prescriptif et culturel de cette pratique. L’analyse des évocations sémantiques montre qu’au centre de la représentation sociale de la préparation de séquence se trouve la recherche documentaire. La question de la construction de l’objet enseigné, de la sélection des contenus, de leur hiérarchisation semble explicite pour une partie d’entre eux seulement, proche des présupposés didactiques du discours-découverte ou de l’apprentissage-recherche. Ces deux derniers groupes semblent également ne pas oublier le questionnement des élèves bien que celui-ci ne soit pas au centre de la signification. L’examen des données de caractérisation relatives au fil conducteur des séquences ou à leurs logiques didactiques montre également des différences importantes entre les trois groupes d’enseignants, particulièrement lorsqu’on passe du niveau idéal à celui de la réalité. L’organisation de la séquence selon une logique de recherche se maintient de façon centrale pour les apprentissage-recherche alors que les deux autres groupes témoignent de leur préférence pour une logique linéaire, transmissive, relevant de la rationalité de celui qui présente plutôt que de celui qui fait découvrir ou rechercher.

Ces différences de signification entre enseignants à propos du travail de préparation de séquence semblent donc renforcer l’hypothèse de communautés ou de traditions didactiques distinctes au sein de la discipline scolaire. Elles nous amènent aussi à nous questionner sur la réception de l’injonction de problématiser les contenus d’enseignement en histoire par ces différentes traditions. Les données montrent que cette injonction semble bien comprise par l’ensemble des enseignants, du moins lorsqu’il s’agit de se prononcer sur un plan idéal, consensuel et sans doute soumis aux effets de désirabilité, mais sa mise à l’écart par deux groupes d’enseignants sur trois lorsqu’il s’agit de prendre en compte la réalité du travail de préparation, suscite un questionnement. Les contraintes scolaires, les classes nombreuses, la complexification des tâches, les coutumes didactiques sont-elles les seules explications possibles? La réponse n’est-elle pas aussi à chercher du côté de l’épistémologie des enseignants? La construction d’un questionnement, l’ébauche d’une problématique, la mise en recherche de la classe autour d’un objet d’enquête appartiennent à une épistémologie de l’enseignement et de l’apprentissage de l’histoire étrangère à celle qui a longtemps prédominé dans les milieux de pratique et dont les présupposés sont encore largement partagés par une grande partie des enseignants (Tutiaux-Guillon, 2008).

En attendant d’autres études pour confirmer cette hypothèse, notamment une observation des modalités effectives de la mise en oeuvre de séquences en classe d’histoire, ces constats remettent en question la formation initiale et continue des enseignants. L’analyse des situations didactiques au regard des présupposés socioconstructivistes de l’apprentissage est sans doute nécessaire, mais suffit-elle? Car nos résultats semblent montrer qu’elle n’empêche pas une large partie des futurs enseignants, fraîchement sortis des lieux de formation, de se laisser séduire par des cadres de références tombés en disgrâce dans les prescrits et les discours actuels sur l’enseignement de l’histoire, pourtant encore en vigueur dans les milieux de pratique. Qu’en est-il d’une formation à l’épistémologie de l’histoire et de dispositifs qui analysent les situations didactiques au regard des fondements épistémologiques de la discipline (Wineburg, 2001)? Les futurs enseignants ont-ils conscience qu’il est possible de traiter des questions de problématisation des contenus, de construction d’objet de recherche, de fil conducteur heuristique en se tournant du côté de l’histoire savante? Savent-ils que les historiens ne contestent plus aujourd’hui qu’il n’est de regard sur les sociétés, qu’elles soient proches ou lointaines, qu’à la condition de savoir ce que l’on cherche et pourquoi on le fait, que le point de départ de leur démarche n’est plus le document ou le fait, comme le pensaient leurs prédécesseurs, héritiers de l’historiographie méthodique, mais la question ou le problème (Prost, 1996)? Ont-ils saisi que le produit de l’histoire, le récit narratif, est d’abord une mise en intrigue (Chartier, 1998; Prost, 2005; Ricoeur, 1983; Veyne, 1971) construite et organisée par l’historien en fonction d’un objet et d’un angle d’approche qu’il a choisi parmi d’autres qu’il aurait pu tout aussi bien adopter. Ont-ils été sensibilisés au fait que l’agencement chronologique du récit n’a rien de nécessaire, qu’il peut se complexifier par le recours au présent, des retours en arrière, jouer sur la pluralité des temps ou procéder à une investigation successive de divers tableaux qu’il réunit (Prost, 1996)? Comment les futurs enseignants pourraient-ils, sans une plus grande attention à l’égard de leur discipline, souscrire à l’idée que l’ordre chronologique qui organise la structuration des faits découverts au terme d’une séquence d’apprentissage n’est pas forcément celui qui a présidé à la construction de l’objet d’enseignement en cours de séquence, que la recherche d’une cause peut supposer la connaissance préalable d’un fait, tout comme la découverte de ce même fait peut avoir été incitée par une problématisation préalable de ses conséquences?

Ces questions nous semblent devoir être articulées au débat qui a lieu sur la professionnalisation des enseignants du secondaire et sur leur identité professionnelle et disciplinaire. Comme le soulignait déjà Develay (1995), cette identité n’aboutit pas à «négliger les contenus à enseigner, mais, au contraire, va de pair avec une plus grande vigilance à l’égard de ces contenus, avec leur plus complète maîtrise» (p. 12).