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1. Introduction

Il existe depuis quinze ans dans la géographie scolaire française une injonction à problématiser qui combine rhétorique de légitimation scientifique de la discipline histoire-géographie (Lautier, 1997) et volonté de réglage des pratiques d’enseignement par l’évaluation aux examens terminaux. Ce discours injonctif ne va pas jusqu’à évoquer la problématisation dans les apprentissages des élèves. En ce domaine, les propositions naissent à la charnière de la recherche et de la formation didactique disciplinaire. La problématisation y est conçue autour de l’idée de rendre familier un mode de pensée disciplinaire géographique, de construire pour cela une unité de problème à partir d’une question servant de déclencheur et d’institutionnaliser ce qui a été appris grâce au traitement de l’unité de problème (Hertig et Varcher, 2004; Varcher, 2006). Sur le versant élèves, la problématisation semble pouvoir valablement s’appuyer sur des outils graphiques permettant la reprise et le questionnement de leur propre pensée par les élèves ainsi que sur les débats et les controverses organisés entre eux à propos d’un thème qui se prête à des interprétations concurrentes (Doussot, 2010; Varcher, 2006). L’enjeu culturel de la problématisation (Orange, 1997) est l’appropriation par les élèves d’un point de vue disciplinaire sur des thèmes ou des questions qui ne le sont pas spécifiquement. Il importe donc de cerner ce qui fait l’identité de la pensée géographique. Il est bon de rappeler que la question première du géographe est: «y a-t-il de la distance? Une réponse négative définit une unité, nous dirons un lieu; une réponse positive désigne un intervalle et, partant, le premier rudiment de l’espace. Que savons-nous [au sujet de ce lieu ou de cet intervalle]? Comment s’impose la limite qui cerne et oppose en contiguïté? Que savons-nous de la distance? Comment se mesure-t-elle? Quels sont les valeurs et le sens des écarts? […]» (Retaillé, 1997, p. 29).

Nous tenons avec ces questions le programme d’une éducation géographique. Problématiser les apprentissages en géographie, c’est prendre conscience de cette fabrication de l’unité et de la différence dans l’espace et de ce sur quoi l’on peut agir, comme citoyen; c’est aussi s’interroger sur la géographie scolaire comme fabrique d’unité et de différence.

Le projet social d’enseignement et d’apprentissage de la géographie est défini en France depuis les programmes de 2008 pour le collège (Ministère de l’Éducation nationale, 2008) et de 2010 pour le lycée (Ministère de l’Éducation nationale, 2010) à l’aide du terme de territoire. La géographie scolaire est présentée comme devant permettre «la compréhension du monde contemporain par l’étude […] de l’action des sociétés actuelles sur leurs territoires» (Ibid., 2010, p. 1). Cet usage du territoire coïncide avec un rapprochement de la classe de géographie et de l’action (Audigier, 2005), c’est-à-dire de l’intervention, de l’effort accompli en un point de l’espace dans l’intention de le modifier, de le transformer. Les programmes énoncent un ensemble de préoccupations, de questions ou de thèmes (l’accès à l’eau, la ville durable, les conflits d’usage en espace rural, etc.) qui, saisis à partir de pratiques et d’opérations (l’action), permettront, pense-t-on, de former des personnes capables d’une intervention lucide et responsable.

À partir de quoi problématiser lorsque la géographie scolaire se centre sur l’action? Le contexte de prescription appelle en effet une approche épistémologiquement informée dont il s’agit de déduire quelques principes pour le cadre didactique de la problématisation en géographie. Premièrement, parce qu’il s’agit d’apprendre à agir dans l’espace des sociétés humaines, le plan sur lequel des apprentissages élémentaires sont en jeu est celui de la géographicité, c’est-à-dire le «rapport des êtres humains avec les lieux et l’espace géographique» (Stock, 2004), lequel, en même temps qu’il est un rapport de connaissance engagé dans des pratiques, véhicule et produit de l’identité (ainsi que de l’altérité). Ensuite, puisque l’espace des sociétés humaines est étudié à partir des acteurs, les opérations qui permettent de rendre raison de faits construits dans un cadre de problématisation ne relèvent pas de schèmes explicatifs causaux (Berthelot, 1990) ainsi qu’il est d’usage dans la didactique des sciences de la vie et de la terre qui marque fortement les travaux de didactique sur la problématisation, mais d’un schème d’intelligibilité actanciel (Ibid., p. 77). Il s’agit de mettre au jour des systèmes d’action et de cerner les ressorts de l’action des individus et des organisations. Enfin, des deux principes précédents, il résulte une troisième proposition: aucun savoir scientifique préétabli ne vient constituer la pleine référence de la situation de problématisation. Ni les dynamiques identitaires mises en mouvement par la situation dans la classe, ni les ressorts et les systèmes d’action dans les cas d’étude choisis n’ont fait l’objet d’un travail scientifique d’ensemble, antérieur à la classe.

Nous présentons dans ce texte une esquisse de modèle descriptif-interprétatif de situations d’enseignement-apprentissage qui nous paraissent relever le défi de la problématisation dans ce contexte dominé par la figure de l’acteur, qu’il s’agisse de l’élève en formation ou des situations qu’on lui propose d’étudier: le modèle de la composition didactique. Cette présentation est adossée à deux cas de situations mises en oeuvre dans une formation à/par la recherche en didactique de la géographie, situations dont le but était de tester les capacités d’élèves de collège à dépasser la fabrication ordinaire de l’unité et de la différence dans la géographie scolaire. Nous essayons ainsi de préciser les termes de la question suivante: quelles ressources de problématisation des élèves de collège sont-ils capables d’exploiter en tant qu’acteurs géographiques scolaires?

2. À partir de quoi problématiser: le modèle de la composition didactique et l’objectif fondamental de construction d’un espace public

2.1 Le modèle de la composition didactique

Les programmes français de géographie en ont presque terminé avec la logique de tableau qui les gouvernait. Ils se présentent sous la forme de thèmes rassemblés de manière à traiter une dimension du monde: l’habiter en sixième (Ministère de l’Éducation nationale, 2008), le développement durable en cinquième (Ibid., 2008) et en seconde (Ibid., 2010), la mondialisation en quatrième (Ibid., 2008) et en terminale (Ibid., 2010). Ces thèmes qui sont les supports de la problématisation préexistent aux textes institutionnels qui les mentionnent: ils renvoient à des questions sociales ou à des programmes politiques; leur expression emprunte quelquefois au vocabulaire scientifique utilisé dans la discipline scientifique homonyme. Sauf exception, ni le savoir scientifique ou tel de ses sous-ensembles (un champ, un programme de recherche, une spécialité), ni les pratiques sociales ou tel de leurs sous-ensembles (une profession, une dimension de la vie quotidienne, un domaine de la vie publique) ne contiennent seuls le stock de références dans lequel sont puisés les thèmes retenus dans les programmes. Ce qui est prescrit pour être enseigné résulte d’un travail de rapprochement, de mise en résonance entre des éléments appartenant à des sphères de savoir et d’action distinctes et autonomes.

Ni le modèle de la transposition didactique (Chevallard, 1985), ni celui des pratiques sociales de référence (Martinand, 1986), ni celui de la discipline scolaire (Audigier, 1993) ne sont particulièrement appropriés pour décrire et comprendre ce travail de rapprochement. En effet, chacun d’entre eux privilégie le rapport de ce qui est produit en classe à une seule référence légitimante: respectivement, celle d’un savoir savant, celle de pratiques ou de fabrications extraites du monde économique, technique ou social, celle enfin de l’école et de ses productions spécifiques. L’hypothèse de la composition didactique consiste à mettre en avant et à investiguer la pluralité des ressources utilisées par les enseignants et les élèves lorsque l’écriture de programmes en thèmes ou en questions en encourage le déploiement dans le travail scolaire.

Le choix du mot «composition» pour nommer cette façon de circonscrire un domaine de l’enseignement-apprentissage caractérisé a priori par la pluralité, le mixage et le rapprochement des ressources est doublement motivé. Il s’agit tout d’abord de se servir du sens qu’apporte son étymologie: fait de mettre ensemble; former un tout, une unité en assemblant des éléments. Ce sens est utile au repérage et à la description des matériaux hétérogènes qu’une pratique amalgame (Tardif et Lessard, 1999). Par ailleurs, le mot «composition» inscrit nos observations dans une théorie didactique du sujet scolaire (enseignant ou élève) centrée sur la compréhension de ses manières de faire, de dire, d’écrire et de lire.

Avec ces points d’appui, on peut chercher à observer:

  • les références qui alimentent le travail didactique d’un professeur;

  • les relations qu’il établit pour lui et les élèves, ainsi que celles que les élèves établissent entre les éléments ainsi sélectionnés, soit la structure (instable, mouvante) de ce que décrit le mot «composition»;

  • l’état et l’évolution de cette structure tout au long d’une séquence d’enseignement.

2.2 L’objectif d’appropriation ou de construction d’un espace public

On considérera que dans une classe réunie pour apprendre en géographie, des relations sociales et des constructions identitaires s’apprennent et s’élaborent chez les élèves en même temps que des contenus de savoir. La géographie scolaire est comme tous les champs de pratique géographiques, concernée par la question de la géographicité ou de la nature du savoir géographique, lequel engage des pratiques et de l’identité. Avec cette dernière, il est question, d’un point de vue géographique, d’un discours (récit) singulier d’individu en réponse à une invitation à se demander: qui suis-je? …ou, de façon moins réflexive dans l’action (sous réserve qu’on puisse l’enquêter), d’images de soi; ces discours et/ou ces images mobilisant des rapports aux lieux et à l’espace jugés pertinents en contexte.

Des observations montrent la consubstantialité des opérations de production de savoir en géographie scolaire et de l’engagement identitaire d’enfants ou d’adolescents qui mobilisent des références pratiques et des sentiments d’ancrage (nation, religion, région, Europe, etc.) (Allieu-Mary, 2005; Thémines, 2008). Cet engagement identitaire a d’autant plus de chances de se manifester que les situations d’enseignement sont centrées sur des questions politiques ou mises en scène de telle façon que c’est le prisme de l’intervention qui permet de comprendre l’objet d’étude (par exemple, déterminer quel serait le lieu optimal d’intervention de l’ONU à des fins de soutien au développement en Afrique noire).

Alors que l’institution scolaire exprime les finalités de l’enseignement, soit à l’échelon d’un individu générique, soit à celui de la collectivité qui est censée intégrer cet individu, nous mettons l’accent ici sur les productions de sociétés d’élèves. En apparentement avec les travaux didactiques portant sur la problématisation, la perspective de la composition didactique prévoit qu’aient lieu des situations de confrontation des élèves aux résultats intermédiaires du travail de la classe. Mais elle valorise spécifiquement ce que la classe de géographie prise comme groupe peut fabriquer chez ses membres qu’ils ne seraient pas capables de produire dans une confrontation singulière avec le savoir ou avec leurs pratiques prises comme seule référence. Les élèves contribuent à la dynamique et au résultat final de ce que nous appelons composition, sous l’angle spécifiquement géographique de la révision des conditions initiales dans lesquelles chacun exprimait l’unité et la différence dans l’espace terrestre à propos du thème qui lui était soumis.

À ce stade, il ne nous paraît pas opportun de rendre raison de ce processus en fonction d’une communauté (d’une communauté discursive d’élèves par analogie avec une communauté discursive scientifique) comme il est d’usage dans certaines approches de la problématisation en sciences de la vie et de la terre et en histoire notamment (Doussot, 2010; Lhoste, Peterfalvi et Orange, 2007) à partir des travaux de la didactique comparée. Reprenant la distinction Gemeinschaft-Gesellschaft qui a structuré depuis les travaux de Ferdinand Tönnies et Max Weber l’étude des sociétés européennes, nous affirmons que c’est bien une société (Gesellschaft) qu’il s’agit de faire fonctionner pendant la séquence, société au sens d’une structure ouverte composée d’individus qui se déterminent par une décision réfléchie, se lient par contrat (et non une Gemeinschaft: groupe de membres organisant sa vie en privilégiant la pérennité du groupe social établi). Ici, le contrat convient qu’on s’engage pendant la classe de géographie à alimenter une dynamique d’espace public. Par espace public, nous entendons un espace d’action et d’interaction partagé (non seulement entre individus, mais aussi avec des agencements d’objets et d’images) où se confrontent, coexistent et se transforment des façons de qualifier et d’ordonner (par des valeurs) milieux de vie et espaces lointains. Selon le référent spatial de l’objet d’étude, les modalités de la construction d’espace public varient fortement. Lorsque le référent est proche, l’espace public peut être approprié et investi en s’appuyant sur la matérialité des lieux. Lorsque le référent est lointain, inaccessible en dehors de productions culturelles (films, ouvrages, etc.), l’espace public se construit au sein d’une relation médiatisée par des images et des textes à ce monde lointain.

Mais il s’agit là d’une condition nécessaire pour parler de problématisation des apprentissages en géographie. Sans perspective d’agir sur l’espace public dont l’appropriation est en France et ailleurs l’un des enjeux majeurs de la politique de la ville comme de celle de l’enfance et de la jeunesse, il n’y pas d’entreprise de problématisation géographique: le problème peut retourner au musée des idées pédagogiques. Cette géographie scolaire des espaces publics, qui met les élèves en position d’enquête, d’interpellation, de production collective argumentée est l’exact contraire d’une géographie du moi individu ou communauté de semblables.

Sur ces bases, on peut alors mettre en évidence:

  • d’une classe à l’autre, la diversité et les contraintes des élaborations: quels sont ces espaces publics construits et appropriés par les élèves? Quels obstacles rencontre-t-on?

  • le contenu des modèles sociaux utilisés par les enseignants pour concevoir le travail didactique et par les élèves pour leurs propres élaborations: quelle conception du rapport de l’individu au collectif? Quel statut juridique de chaque membre et quelle prise en compte de la diversité (Fontanabona, 2010)? Quelles formes spatiales et quels types d’interaction spatiale ces modèles conduisent-ils à mobiliser en situation de classe?

2.3 L’appropriation d’un espace public urbain

Prenons le cas d’une mise en oeuvre du premier thème au programme de la classe de sixième: «mon espace proche, paysages et territoire» (Ministère de l’Éducation nationale, 2008). Cette mise en oeuvre a été réalisée au collège Laplace de Lisieux (France), collège périphérique dans la ville, spatialement et socialement. La faible mobilité des élèves et de leurs familles y pose problème, par exemple lorsqu’il s’agit de chercher un stage en entreprise en classe de troisième et d’envisager une orientation scolaire postcollège.

La séquence est organisée en fonction de deux questions: vos pratiques (celles des élèves) s’intègrent-elles dans l’espace de la ville? Le modèle que nous construirons pour Lisieux est-il valable pour d’autres villes? La démarche commence par un temps d’étude des pratiques spatiales dans Lisieux conduit à l’aide d’une fiche de collecte d’informations. Les élèves en groupes réalisent ensuite des cartes avec un codage des lieux de pratique fonction de la fréquence de leur usage et un codage des déplacements fonction du mode employé (à pied, voiture, bus). Les cinq cartes superposées fournissent un état des lieux initial des pratiques de la classe. Ce résultat est confronté à une représentation cartographique analogue, des pratiques qu’ont dans Lisieux, les élèves d’une classe de sixième d’un autre établissement de la ville ayant répondu au même questionnaire. Trois types d’espace sont alors nettement identifiés par la classe: un centre fréquenté par la plupart des élèves des deux classes; des quartiers différents fréquentés respectivement par l’une ou l’autre des classes et des espaces non fréquentés.

Le professeur négocie alors avec les élèves un itinéraire en ville, avec pour contrainte que celui-ci permette de relier le quartier, le centre et une portion d’espace inconnu des élèves de la classe comme de celle de l’autre collège. Cet itinéraire est ensuite effectué à pied et permet la réalisation d’un carnet. Les élèves ont préalablement pour consigne de faire des prélèvements sensoriels (bruits et odeurs notés, dessins, photographies) et matériels (objets divers), puis de constituer le carnet, trace de ce parcours (une heure sur temps scolaire avec prolongements nécessaires en dehors de ce temps).

L’aspect de composition didactique est patent: le professeur combine des références à la pratique des lieux par des collégiens de deux classes avec des références de géographie scientifique (proximité avec la thématique de l’espace vécu) et des références méthodologiques (proximité avec la méthode urbanistique du parcours commenté). Les ressources de problématisation sont produites par cette combinaison, qui permet de faire jouer les contraintes empiriques prises en compte par les élèves pour redéfinir l’unité sociale dans «l’espace proche». On passe de l’individu (sa pratique) à une classe, ce qui permet de définir une unité dans l’espace qui ne se ramène pas seulement au quartier périphérique; puis à deux classes, la seconde apparaissant tout d’abord éloignée puis se rapprochant (il existe un espace en partage avec elle); puis à un au-delà de ces deux classes grâce à l’itinéraire qui intègre dans un carnet de ville des espaces jusque-là exclus du quotidien des élèves. L’enjeu est celui de l’apprentissage d’un espace public urbain (pas seulement de quartier ou d’îlot) sur lequel on peut agir par ses pratiques. Pendant la séquence, des frontières nouvelles apparaissent (par exemple celle d’un espace partagé au centre, celle d’un espace inconnu de tous bien que «proche») avant d’être franchies. En ce sens, il y a bien problématisation géographique des apprentissages.

2.4 Une méthodologie originale comme articulation de la composition

Dans le cadre de la problématisation, quelle que soit la manière de faire de l’enseignant, des méthodologies différentes de celle qui consiste à disposer dans le temps une série d’énoncés supposés vrais sur un espace et une société structurent le travail didactique. Le modèle de la composition didactique valorise les méthodologies qui permettent aux élèves de recueillir et de traiter des fragments de la culture comme autant de données à partir desquelles des opérations de transformation successives permettent d’élaborer un discours réflexif propre.

Quelquefois, la méthodologie de composition est, de fait, proche de pratiques scientifiques, mais sans en être dérivée, ni même transposée. Les différences de finalités et de moyens sont trop importantes pour que l’on puisse y prétendre. Aussi considérons-nous qu’il ne s’agit ni de transferts (transposition, recomposition) de méthode scientifique, ni bien sûr de façons de faire dont le principal mérite serait qu’elles auraient fait leurs preuves scolaires.

Pour la séance mise en oeuvre au collège de Lisieux, le professeur développe une méthode originale que l’on peut appeler parcours iconographique. Cette méthode place les élèves en position de production d’une iconographie de la ville dans laquelle ils habitent. Elle a pour fonction de solliciter une réponse d’élèves à la question de savoir comment l’espace de leur ville est structuré. Son enjeu est de mieux connaître les ressorts de l’expérience urbaine d’enfants, en faisant de ceux-ci les auteurs des comptes rendus de cette expérience. La méthode du parcours iconographique (Le Guern et Thémines, 2011) peut être rapprochée de la méthode du parcours commenté élaborée dans les études urbaines (Thibaud, 2001) en ce qu’elle sollicite une activité de description de la réalité sociale telle qu’elle se présente aux individus. Mais le parcours commenté est fondé sur l’hypothèse d’une interférence du milieu sensible avec la perception des individus et participe à un objectif d’amélioration de la lisibilité physique de ce milieu, tandis que le parcours iconographique vise d’abord la prise de conscience d’un espace public par des groupes (société). Ces distinctions sont importantes: en géographie et dans les domaines voisins (urbanisme, aménagement) les méthodes varient en fonction de la finalité de la recherche et de la nature de l’objet qui sera transformé du fait de l’action décidée par le commanditaire de la recherche (des aménagements, des paysages ou des ambiances, des pratiques, des images, etc.). Ajoutons que l’épistémologie contemporaine de la géographie critique de façon radicale la posture de narrateur invisible et omniprésent qui prévaut traditionnellement en géographie scientifique et souligne combien la question de l’engagement (le corps comme instrument de recherche dans le même temps que l’appartenance ou l’apparence ethnique, le genre, etc.) mérite d’être travaillée de façon réflexive par le chercheur (Calbérac, 2010; Crang, 2003). Les lignes de transposition entre pratiques scientifiques et pratiques scolaires s’en trouvent plus difficiles à tenir. Enfin, et peut-être surtout, les Children’s geographies (Lehman-Frisch et Vivet, 2011; Valentine 2004) ne produisent pas de savoir établi sur la façon dont des enfants ou des adolescents, ici et à ce moment-là de la vie d’une classe et d’un quartier ou d’une ville, qualifient et ordonnent le monde. La dimension d’enquête réalisée auprès de et par des élèves n’est donc pas feinte.

D’autres fois, la méthodologie paraît se rapprocher de pratiques sociales par les supports qu’elle choisit comme sources de données ou par les moyens rudimentaires employés pour filtrer à partir de ces données une interprétation pertinente pour la classe. Mais elle en est aussi suffisamment distincte par les conditions de temps, de lieu et de finalités pour qu’il n’y ait pas de confusion avec des pratiques sociales.

Par exemple, dans une séquence consacrée à la ville japonaise que nous présentons plus loin, le cinéma est la source première et principale. Outre que le film est passé en version originale (japonaise), ce qui ne correspond pas à la pratique ordinaire du cinéma pour les élèves, le choix d’opérer par voie graphique une série de transformations de données crée un apparentement avec le crayonnage en marge, le relevé d’impressions sur un carnet. Mais cette pratique ordinaire pour un géographe ou un ethnologue en enquête ne l’est pas pour des élèves après le film ou devant la télévision.

La méthodologie construit les relations de composition. Elle soutient ou contient la dynamique de la séquence. Elle outille la société des élèves dans son enquête, sa compréhension et sa production de représentation d’un espace public. Plus précisément, elle permet à cette société d’exister, de s’extirper de l’échange de vues ou d’opinions pour construire des positions documentées par l’enquête, élaborées grâce à une série de traitements d’information et critiques au sens où elles résultent d’une reconsidération des façons spontanées de saisir l’unité et la différence sociale dans l’espace.

Sous cet aspect d’une méthodologie originale, non ignorante de méthodologies scientifiques, mais organisée en fonction d’une finalité spécifique, le modèle de la composition didactique permet de resserrer l’observation autour des:

  • pratiques de collecte, de classement, de catégorisation et d’intégration de données;

  • effets intrinsèques aux langages mobilisés dans les opérations de transformation de données: tableaux, graphes, dessins, photographies, croquis, cartes, combinaisons à partir de ces différents langages;

  • savoirs produits concernant l’espace public en jeu lorsque la séquence se clôt.

3. Les ressources de la problématisation dans une géographie scolaire d’acteurs

3.1 Le genre géographique et l’expérience spatiale

Un premier domaine de ressources de problématisation est celui des genres d’écrits, d’iconographies et de cartographies caractéristiques de la pensée géographique et utilisés dans son histoire. Certains sont ou ont été légitimes scientifiquement: articles, thèses, dictionnaires scientifiques, atlas, traités, géographies universelles, etc. D’autres le sont dans la sphère scolaire: manuels, atlas scolaires, abécédaires géographiques, collections d’images, etc. Beaucoup d’autres sont à faire entrer comme ressources (il arrive qu’ils soient des genres légitimes dans d’autres domaines scolaires que celui de la géographie): les guides géographiques, les carnets de voyage, les utopies, les jeux qui ont pour théâtre ou pour objectif un espace fictif, les portfolios documentaires, artistiques, les GPS, etc. L’important est l’adéquation de la ressource au projet d’espace public dont le professeur vise l’expérience.

La méthodologie qui organise la séquence observée au collège de Lisieux débouche sur la réalisation d’un parcours iconographique. Le carnet réalisé à la faveur de ce parcours est une sorte de carnet de ville, ce que certains élèves ont confusément senti en donnant à leur réalisation des titres qui ne leur étaient pas demandés, tels que Le livre de Lisieux ou encore Carnet de Lisieux. Les carnets manifestent l’intégration d’espaces du quotidien à une structure urbaine que le professeur a cherché à construire comme une nouvelle référence partagée par la classe. Les réalisations finales jouent des possibilités offertes par un carnet pour exprimer les rapports quartier/ville ainsi que le sentiment d’appropriation de l’espace. L’établissement de relations comparatives entre les quartiers parcourus n’efface pas la hiérarchie des préférences et des attachements, mais il installe l’échelon d’un tout (la ville) à l’intérieur duquel la comparaison est tentée. De ce point de vue, il est bien question de l’appropriation d’un espace public de la ville qui ne préexistait pas à la séquence pour les élèves. La complexité de l’expérience spatiale se repère, par exemple, à la juxtaposition des registres d’expression de l’unité de Lisieux, relevant séparément, mais pour tous les éléments que les élèves distinguent (quartiers, axes), du sensoriel, du ressenti et du compris. Le carnet est un genre qui rend ce jeu possible, davantage que l’atlas par exemple.

3.2 L’espace géographique en actes langagiers

Un deuxième domaine de ressources de problématisation est celui des langages sous leur aspect d’articulation à la spatialité des sociétés et des individus. Classiquement, la géographie scolaire s’est tenue à un rapport référentiel à l’espace terrestre (surface de la Terre appropriée par les sociétés) et thématique à l’espace géographique (construction intellectuelle cherchant à rendre compte de l’appropriation de l’espace terrestre): un nom propre suffit à faire exister un lieu (on ne doute pas de son existence puisqu’il est nommé et de son unité puisque le mot le désigne tout entier); un nom commun affecté à ce nom propre suffit à le classer dans un exercice de mise en ordre géographique (le Havre est un grand port français, le Japon est un pays développé). Or, rappelons peut-être une évidence: il n’y a pas d’accord universel a priori sur la dénomination des lieux, ni sur les catégories de lieux, ni sur les concepts locaux (c’est-à-dire nationaux à l’échelle mondiale) organisateurs de la géographicité. Comment apprendre ces différences et pourquoi faire? Lesquelles parmi toutes celles possibles, puisque l’apprentissage des lexiques de pratiques (les mots japonais correspondant aux concepts de l’urbain au Japon) ne peut pas être envisagé de façon systématique? À défaut de fournir une réponse générique à cette question, au moins le cadre de la problématisation permet-il de se doter de contraintes de réalisation telles que l’apprentissage de l’inadéquation terme à terme des lexiques géographiques et de l’expérience de la médiation ou de la traduction intergéographique, si l’on peut dire.

Dans le programme français de la classe de sixième, le thème «habiter la ville» est censé permettre «[d’]explorer le monde, d’y situer les sociétés humaines dans leur diversité, de découvrir et de caractériser les différentes manières de l’habiter» (Ministère de l’Éducation nationale, 2008, p. 9). Sa mise en oeuvre a été observée dans une séquence intitulée «Habiter la ville au Japon». La source principale utilisée est le film Shara, de la réalisatrice japonaise Naomi Kawase. Ce film aborde les thèmes familiers dans son oeuvre, de la disparition, celle d’un jeune garçon, et de la filiation dans un contexte qui est celui d’une famille vivant à Nara. La totalité des scènes est filmée dans cette ville, en extérieur (rues, chemins, jardins) et en intérieur. Sans être autobiographique (la réalisatrice est née à Nara) ni documentaire, le film livre des éléments significatifs de l’urbanité d’une ville considérée comme le berceau de la civilisation japonaise.

Les choix de la réalisatrice procurent une impression d’immersion dans l’espace urbain: longs plans-séquences filmés derrière les acteurs avançant dans les rues, les cours et les jardins; bande-son captant les ambiances, différenciant les espaces sonores au sol (les bruits de la nature dans les jardins et les parcs, les sons feutrés des cours et des ruelles) et en hauteur (le vent dès que la caméra passe au-dessus des maisons basses). Le film en version originale sous-titrée a donc été utilisé comme un réservoir d’images et de sons.

Il apparaît immédiatement que les mots manquent pour nommer comme il conviendrait à Nara ce que les élèves et le professeur voient et entendent de la vie en ville. À défaut, ils tentent de décrire avec des mots qui valent pour les villes de France ou pour des villes vues dans des manuels scolaires français de géographie (beaucoup d’élèves qualifient ces quartiers de petites maisons basses construites en bois de part et d’autre de ruelles de bidonvilles). À la fin de la séquence, les élèves n’ont pas eu accès aux mots japonais, ni même à une traduction française, laquelle nécessiterait d’utiliser des néologismes difficiles d’accès pour eux. Maîtriser autant qu’ils le peuvent ce lexique et la vision du monde dont il est l’expression dans les discours du quotidien, en tenter une traduction partielle est en revanche le travail des spécialistes. Ainsi, le géographe français Philippe Pelletier (1987) propose de traduire okusei, le principe d’organisation qui place l’essentiel (le centre) au fond dans les villes japonaises, par profondité, pour exprimer la notion dynamique de profondeur qui caractérise aussi okusei.

La séquence est organisée par le visionnage de trois plans-séquences (sept minutes de déambulation à hauteur d’enfants dans des ruelles, un déplacement à vélo de l’école à la maison, le dernier plan-séquence du film qui, en huit minutes, conduit d’une cour à une vue panoramique au-dessus de la conurbation, en se décalant vers les montagnes au pied desquelles s’étend la nappe urbaine) pour faire accéder les élèves à l’idée que les pratiques urbaines au Japon privilégient quatre notions: une structure avant-arrière, le voisinage ou le bloc, la nature dans la ville et la conurbation.

Les extraits sont passés en boucle (trois ou quatre fois) pendant que les élèves réalisent un dessin de ce qu’ils perçoivent. Après le troisième extrait, un texte simple d’un spécialiste de la ville japonaise (Jean Bel) leur est soumis, de façon à ce qu’ils puissent établir des rapprochements entre les quatre grandes structures de l’urbain au Japon présentées dans le texte et ce qu’ils ont dessiné. La consigne est: «repérer ce qui dans le texte du spécialiste peut vous aider à comprendre ces images?». Autrement dit, la difficulté d’accès à l’espace urbain japonais n’est pas masquée; après la médiation par le film, le professeur propose celle d’un texte de spécialiste en français pour fixer un état du rapprochement que les élèves ont accompli par rapport à cet espace. C’est ainsi que peut se présenter, de façon tout à fait banale et pourtant inhabituelle dans la géographie scolaire française, une expérience de médiation ou de traduction intergéographique.

3.3 Des concepts relationnels

Troisième ressource de problématisation, la conceptualisation visée dans la séquence émerge et se développe au fur et à mesure qu’avancent la collecte et le traitement des données. Il paraît tout à fait crucial de préciser le terrain sur lequel s’opère selon nous ce travail de conceptualisation. Nous proposons à partir des réflexions de Monnet (1999), une distinction entre les approches anthropocentrées, spatiocentrées et médiocentrées de l’objet d’enquête en géographie. Les approches anthropocentrées se concentrent sur ce qui se passe chez les individus, en leur for intérieur. Les approches spatiocentrées visent la saisie et l’utilisation modélisatrice de structures spatiales. Les approches médiocentrées se positionnent sur la relation des sociétés à leurs milieux d’usage ainsi qu’à des espaces qui leur sont ordinairement plus lointains, ce en quoi elles se construisent tout en modelant de façon matérielle et symbolique ces milieux et ces espaces. C’est ce dernier type d’approche que doit viser selon nous, le cadre de la problématisation en géographie. Les conceptualisations qui organisent les données et préparent l’institutionnalisation du savoir collectif sont fondamentalement relationnelles: elles engagent en effet le rapport à l’objet d’étude de chacun. Les catégorisations proposées ou construites sont issues de l’expérience spatiale accomplie pendant le processus de problématisation.

Par exemple, dans la séquence réalisée à Lisieux, le professeur a écarté le mot «quartier» dans la discussion avec les élèves sur la façon de nommer l’espace dont il apparaissait qu’ils le fréquentaient en commun. Son emploi comportait en effet le risque de ramener les élèves à une vision binaire organisée par les deux centres commerciaux de quartier (le premier centre, le deuxième centre) qui servent de référence ordinairement pour dire le quartier de Hauteville (qui par conséquent du point de vue de ses habitants n’en est pas un, mais deux) où on habite. Le professeur a alors construit avec les élèves la notion d’espace banalisé, notion non répertoriée en géographie scientifique bien qu’elle ait une grande parenté avec le concept d’espace vécu (Frémont, 1976) que le professeur connaît et maîtrise. Il juge cependant cette notion d’espace banalisé plus opératoire dans la situation d’enseignement que le concept d’espace vécu, qui présente pour lui le fort désavantage d’être l’attribut d’individus et non de collectifs. A contrario, la notion d’espace banalisé construit l’idée d’un collectif de pratiques. Ce sont les habitudes déclarées et étudiées par les élèves de la classe qui distinguent et valorisent cet espace. Par ailleurs, le vocable, par contraction, évoque l’idée d’espace balisé (reconnu, parcouru dans le détail) et celle d’espace banal (la banalité propre aux habitudes, à la routine) (Dugué, Ratzel et Thémines, 2009). À la notion d’espace banalisé est venue s’ajouter celle d’espace partagé. Le centre-ville ne se superpose pas exactement à l’espace partagé par l’ensemble des élèves: des rues résidentielles et des ensembles en cul-de-sac dans ce centre-ville ne sont pas connus. Des lieux partagés ne sont pas dans le centre-ville, notamment le grand centre commercial périurbain. Mais la notion d’espace partagé puise sa force dans le constat cartographique d’une superposition entre des lieux fréquentés par les élèves des deux collèges de la ville. C’est ce couple notionnel espace partagé/espace banalisé qui, une fois institutionnalisé, a servi de grille de lecture pour l’étude de villes non européennes. En ce qui concerne la séquence «Habiter la ville au Japon», les élèves font écho par leurs dessins au film pour deux des quatre dimensions du rapport à l’urbain des Japonais: le rôle paysager des montagnes et le rôle structurant du quadrillage d’origine rurale. Les courts textes réalisés par les élèves après la lecture de l’article de Jean Bel confirment ces avancées modestes, mais significatives.

3.4 La référence spatiale dans le processus de problématisation: le réglage de la distance pour comprendre l’unité et la différence dans l’espace

Quatrième et dernière ressource de problématisation: la référence spatiale, c’est-à-dire ce à propos de quoi un discours disciplinaire en géographie est produit. La convention en géographie scolaire est que tous parlent d’un morceau de réel existant par ailleurs, indépendamment de la situation de classe. Or, nous venons de le voir, les conceptualisations en situation de problématisation sont relationnelles. Ce n’est pas un ici ou un ailleurs dont on dévoile le fonctionnement réel que l’on ignorait ou dont on avait une idée jusqu’alors plutôt fausse, mais une relation d’expérience collective avec un espace à première vue familier (plutôt ici) ou au contraire étrange (plutôt ailleurs) que l’on cherche à construire. Autrement dit, ce qui est en jeu dans un problème en géographie, c’est la capacité à régler la distance que l’on établit avec autrui (une société, un État, une ambiance, une production politique ou culturelle, etc.).

En ce qui concerne Lisieux, le discours concerne bien la relation de la classe avec la ville locale et, à partir d’elle, avec les villes, ailleurs, plus loin. La ville locale n’est pas considérée a priori dans son ensemble comme un espace proche: elle est multiple, trouée et il est nécessaire d’enquêter pour en avoir une ébauche de connaissance. D’autre part, l’étude de la ville locale n’est pas cloisonnée, fermée sur elle-même et dans des exercices scolaires de localisations emboîtées (de mon appartement au monde en passant par la commune, la région et le pays): elle s’ouvre sur d’autres modes d’habiter, lointains. Ces ailleurs ne sont pas a priori irréductibles dans leur différence, ils peuvent être partiellement apprivoisés grâce à deux notions d’apparence simple issues du travail sur la ville locale (espace banalisé/espace partagé). Pour ce qui concerne «Habiter la ville au Japon», cet État est habituellement réduit dans la géographie scolaire française au statut de fragment d’Occident. La ville japonaise est Tokyo, une ville mondiale, dont on donne à voir les immeubles de bureaux d’affaires et les technopôles. La séquence proposée cherche à rompre avec ce regard français sur le Japon qui fait valoir la proximité France ou Europe-Japon en utilisant une métrique (façon de mesurer et de gérer les distances) économétrique (le PNB par habitant, les volumes de trafics des grands ports, etc.).

Le film montre qu’au Japon, l’espace urbain est orienté non pas en fonction d’un centre qui comme en Europe, cumule les fonctions politique, symbolique, culturelle, économique, mais en fonction d’un centre séparé en plusieurs éléments, dont le plus important (un lieu de culte) est faible en densité et arrimé à un pôle extérieur à la ville, dans une montagne sacrée. Un axe lie ce sanctuaire dans la plaine urbanisée au sanctuaire dans la montagne (c’est celui que suit la caméra dans le plan-séquence final). La vitalité de cet axe est primordiale pour les habitants japonais de la plaine urbanisée. Installer cette approche de la ville japonaise, c’est relativement à une approche scolaire classique, d’abord prendre de la distance, produire de l’éloignement en s’appuyant sur une métrique culturelle. Puis il s’agit d’apprivoiser ce jeu de l’unité et de la différence entre urbains d’ici et urbains d’ailleurs. Apprendre que les mots qui ici (Lisieux, France) expriment le rapport à l’urbain ne conviennent pas dans le cas japonais. Apprendre à les utiliser pour exprimer cette différence, mais aussi l’unité: par exemple, que l’idée de centre semble bien exister dans la conception de l’urbain en France et au Japon, mais qu’elle y prend des formes très différentes. C’est ainsi que dans la classe de géographie, la distance est à nouveau réduite entre les citadins français que sont les élèves et des habitants de l’urbain japonais. À ce titre, les élèves se sont faits l’écho par leurs dessins de deux des quatre dimensions du rapport à l’urbain des Japonais: le rôle paysager des montagnes et le rôle structurant du quadrillage d’origine rurale. En revanche, les idées de pratique urbaine structurée par le voisinage ou le bloc (relation sociale impliquant des pratiques partagées d’une partie des espaces privés familiaux) et de conurbation (nappe urbaine où les relations sociales prennent la forme de réseaux qui ne privilégient pas la proximité) ne sont pas reprises, pour des raisons que nous n’avons pas explorées.

4. Conclusion

La problématisation dans la géographie scolaire d’acteurs qui organisent le curriculum actuel dans le secondaire en France, implique des processus de construction et d’appropriation d’espaces publics par les élèves, soit dans le prolongement des espaces de leurs pratiques du quotidien qui ne sont pas nécessairement des territoires de proximité au sens institutionnel du terme, mais confinent généralement au monde, soit dans la rencontre avec les espaces produits au coeur de systèmes d’action apparemment lointains, mais que les situations d’apprentissage rapprochent en en soulignant les apparentements avec d’autres plus connus. Ces espaces d’action et d’interaction partagés (espaces publics) remettent en cause les lignes de partage spontanées de l’espace terrestre (ici/ailleurs, les zones, les continents, les aires de civilisation et leurs fractures, etc.).

Cet exercice de critique des découpages existants et de redéfinition de découpages et d’articulations pertinents pour comprendre des systèmes de pratiques et d’action ne va pas sans tension. Les cas sur lesquels nous nous sommes appuyés montrent que la remise en cause de la dichotomie ici/ailleurs rencontre la difficulté d’avoir à faire avec le caractère local (c’est-à-dire culturellement situé) des concepts spatiaux non seulement vernaculaires, mais aussi scientifiques. Par exemple, le concept français de territoire, aujourd’hui central à l’école, n’a pas de strict équivalent dans les autres nations qui ont leurs propres concepts pour exprimer la connotation expérientielle de ce terme. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l’impact de la distance culturelle entre les mondes vécue dans les difficultés d’apprentissage géographique des élèves (quelles seraient les conditions nécessaires à l’apprentissage par des élèves français, familiers d’une territorialité d’ancrage dans des surfaces continues, que la territorialité peut aussi être de nature réticulaire dans une immense nappe urbaine de forme linéaire?).

On peut aussi faire valoir, bien qu’elles ne soient pas apparues dans les cas étudiés, deux autres tensions constitutives de processus de problématisation en géographie. Tout d’abord, concernant les conceptions du social, la tension entre le modèle de société ouverte et contractuelle qui pour nous est la référence politique de la problématisation en France, et les modèles sociaux que les élèves peuvent mobiliser dans leurs interprétations des cas d’étude de systèmes d’action. Ensuite, la tension entre une conception politique de l’action comme réalisation dans un domaine et un périmètre donné, d’un projet référé à une conception de la justice spatiale (Brennetot, 2010) (le cadre de définition de différences sociales et territoriales acceptables) et des conceptions spontanées de l’action.

La didactique de la géographie semble ainsi pouvoir contribuer de façon originale à une compréhension élargie des jeux de contraintes que les élèves articulent dans leur activité de problématisation. En tout état de cause, on ne peut en rester à l’articulation de contraintes empiriques et de contraintes de modèle en relation avec la mobilisation par les élèves de systèmes explicatifs (Lhoste et al., 2007). L’hypothèse de contraintes de modèles de justice, de modèles du social, de distance culturelle aux systèmes d’action mis à l’étude doit être envisagée, y compris pour d’autres didactiques que celle de la géographie.