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« En quoi un policier, formé dans le cadre d’une société pacifiée, peut-il être utile dans un contexte postconflit ou de sortie de guerre ? » Cette phrase extraite de la page 239 résume bien le puzzle que cherchent à élucider les deux criminologues à l’origine de ce projet collectif. S’appuyant sur une démarche de recherche originale faisant dialoguer praticiens et théoriciens sur le rôle de la police dans les opérations de maintien de la paix, Samuel Tanner et Benoît Dupont proposent un ouvrage érudit, soigné, élégamment écrit et instructif à de nombreux égards. On y apprend qu’il se passe bien des choses dans la police au 21e siècle. Celle-ci est de plus en plus sollicitée par les organisations internationales pour des tâches de stabilisation et de reconstruction des États fragiles, comme Haïti, l’Afghanistan ou le Kosovo. Depuis 1995, le nombre de policiers en déploiement international a augmenté de 810 % ; il tourne aujourd’hui autour de 14 000. Enseignant les techniques d’enquête et de gestion des foules, mais aussi les rudiments de l’État de droit à des individus recrutés sur le tas, qui sont eux-mêmes parfois des anciens miliciens et qui doivent être formés en quelques semaines, les forces professionnelles de police du Canada comme de la Jordanie ou du Sénégal sont désormais un complément essentiel aux troupes militaires déployées dans ces zones postconflit. Pourtant, la projection internationale des forces de police ne semble pas avoir suscité la convergence de leurs pratiques de policing. Les méthodes et les modèles policiers demeurent différents, le degré de professionnalisme extrêmement inégal, et les échanges culturels marqués par la méfiance bien plus que par la solidarité professionnelle.

L’ouvrage défriche plusieurs champs de recherche négligés, mais qui s’insèrent parfaitement dans les débats de la science politique, de l’histoire ou de la sociologie. L’internationaliste trouvera dans les chapitres de Nathalie Duclos sur la formation de la police au Kosovo ou de Andrew Goldsmith et Vandra Harris sur les îles Salomon, la Papouasie et le Timor oriental, des résultats passionnants sur les limites de la « socialisation » des acteurs locaux aux normes internationales. La spécialiste des conflits pourra utilement comparer les effets des opérations policières par rapport aux opérations militaires de maintien de la paix, notamment grâce au chapitre de Nathalie Duclos mais aussi ceux d’Antoine Mégie sur les opérations civiles de gestion de crise de l’Union européenne, de Juan Carlos Ruiz Vasquez sur le rôle des forces de police latino-américaines et de Francis Pakyaf sur la formation de la police afghane. À l’image des opérations conduites par les militaires, on y apprend notamment comment ces missions sont instrumentalisées par différents acteurs sur le terrain. L’historien s’intéressera évidemment à l’évolution de la police, pilier du « monopole de la violence légitime » dans le processus de formation ou de reconstruction de l’État. Selon un des contributeurs, Marcel-Eugène Lebeuf, les zones postconflit se caractérisent pour le policier par une ambiguïté moins structurée que dans un État de droit déjà constitué. Finalement, le sociologue s’étonnera de constater qu’il existe une sociologie policière en émergence, certes moins développée que la sociologie militaire, mais dont les préoccupations sont les mêmes sur une institution tout aussi importante. À l’image de la sociologie militaire, plusieurs chapitres abordent les tendances communes aux organisations policières, notamment la professionnalisation (Ruiz Vasquez), la féminisation (Lebeuf) et la privatisation (Nadia Gerspacher). Mais on y souligne surtout les différents visages de la police qui invalident l’hypothèse d’une convergence des pratiques de policing. Mentionnons par exemple les clivages entre modèles gendarmique (militarisé) et civil, police professionnelle et communautaire ou, encore, entre police démocratique et police autoritaire.

S’il convient de louer le caractère pionnier d’un ouvrage qui se veut un premier état des lieux, celui-ci peut parfois apparaître trop descriptif. Au regard du politologue qui rédige ces lignes, Maintenir la paix en zones postconflit aurait pu faire preuve d’un peu plus d’audace. Sur le plan théorique, il aurait été souhaitable de développer un cadre d’analyse commun. Certes, Tanner et Dupont proposent au chapitre 1 une grille conceptuelle féconde, structurée autour de quatre types de connaissances (axiomatique, lexicale, de mode d’emploi et de répertoire) propres au travail policier et éventuellement transférables en contexte postconflit, mais celle-ci n’est pas vraiment reprise dans les autres contributions. En fait, le projet est tiraillé entre deux objectifs inégalement traités par les différents auteurs : si les chapitres de Pakyaf, Gerspacher, Goldsmith et Harris ainsi que Hervé Dagès s’intéressent à la dimension opérationnelle et tentent de mesurer l’efficacité des missions de police, ceux de Tanner, Dupont, Saint-Pierre, Lebeuf et Duclos participent plutôt au développement d’une sociologie des organisations policières. Sur le plan méthodologique, certaines études de cas sont parfaitement maîtrisées, notamment les chapitres de Tanner et Dupont sur le retour des policiers d’Haïti, Pakyaf sur l’Afghanistan et Duclos sur le Kosovo, chacune étant étayée par des extraits d’entretien aussi riches que savoureux. Toutefois, on aurait aimé voir se développer des comparaisons plus systématiques, par exemple entre l’action des pays européens (Antoine Mégie), celle des pays latino-américains (Ruiz Vasquez) et les États-Unis (Gerspacher).

Au terme de cet ouvrage qui ouvre de belles perspectives de recherche et promet du travail à des légions de criminologues, une question reste en suspens. De l’avis même des directeurs, on ne sait pas vraiment pourquoi les États déploient des policiers dans les missions de paix. Si les pays en développement reçoivent une compensation financière non négligeable, comme c’est le cas pour les Casques bleus, l’envoi de policiers à l’étranger représente un coût considérable pour les forces des pays développés. Les différentes contributions laissent en outre planer le doute sur les compétences réellement acquises ou transférables, les retombées en matière de politique étrangère ou ce que le colonel Dagès appelle le « retour en sécurité intérieure », c’est-à-dire les informations recueillies sur d’éventuels réseaux criminels ou terroristes. Alors, pourquoi déployer des forces de police à l’étranger ? En tout cas, si l’on se fie aux études sur la formation des polices afghanes ou haïtiennes, il ne semble pas y avoir lieu d’entretenir beaucoup d’illusions sur les résultats immédiats de ces opérations.