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Dans cet essai, Gallarotti reprend, à nouveaux frais, la vieille problématique du rôle de la puissance des États dans les relations internationales. Bien que la recherche universitaire ait beaucoup traité de la question de la puissance, il existe peu d’études systématiques sur la puissance en elle-même comme objet d’étude, une lacune que cet ouvrage entend combler. La question qui constitue le fil d’Ariane des cinq chapitres de l’ouvrage est celle-ci : est-ce que l’accumulation de la puissance peut être contreproductive pour un État ? L’auteur y répond positivement, d’où le titre de l’ouvrage, « La malédiction de la puissance » (The Power Curse).

Le principal argument de l’ouvrage se déploie à travers l’élaboration d’une théorie de la malédiction de la puissance qui s’articule autour de quatre mécanismes causals. Le premier est la complexité sans cesse grandissante des interactions des acteurs dans le système international. Cela rend plus difficile, voire impossible pour un État, même puissant, d’avoir une pleine maîtrise de son environnement et de déployer une politique étrangère conséquente. Plus un État accroît sa puissance et s’évertue à assumer plus de responsabilité et de leadership sur la scène internationale, plus cet État fait inéluctablement l’expérience de son impuissance à influencer, contrôler et imposer ses choix dans différents domaines et sur différentes questions. Ainsi, la démonstration de puissance rime paradoxalement avec l’exposition d’impuissance. Bien que cette dernière ne soit guère perçue par les dirigeants des États puissants qui ont une tendance naturelle à s’enfermer dans l’illusion de la puissance, elle l’est par les autres acteurs du système international.

Le deuxième mécanisme est l’expansion excessive de la puissance dans une dynamique d’auto-alimentation dans laquelle la puissance, pour se maintenir, a besoin de toujours plus de puissance. Cette dynamique s’accompagne d’un élargissement de l’horizon des intérêts de l’État puissant, ce qui, inévitablement, risque d’accroître sa dépendance en diverses ressources par rapport à d’autres États–, et, donc, d’éroder sa puissance. En outre, un État qui entreprend d’augmenter sa puissance absolue accroît l’incertitude et l’insécurité pour les autres États qui, de ce fait même, se voient obligés d’améliorer à leur tour leur puissance absolue, ce qui peut conduire non seulement au « dilemme de la sécurité », mais aussi à une diminution de la puissance relative de l’État qui a entrepris d’accroître sa puissance absolue. Le troisième mécanisme est la prise inconsidérée de risques due à l’assurance excessive que procure la possession de la puissance. Or, la multiplication de tels risques peut conduire un État à dépenser inutilement ses ressources au détriment de politiques vitales pour la conservation de sa puissance. Enfin, le quatrième mécanisme est le cercle vicieux de l’unilatéralisme dans lequel ont tendance à s’enfermer les grandes puissances. En effet, pour éviter les contraintes des institutions multilatérales, une superpuissance sera plus portée à agir seule, ce qui affaiblira les institutions multilatérales, qui se trouveront de ce fait accusées d’inefficacité. La superpuissance prendra donc prétexte de cette inefficacité pour justifier son unilatéralisme, d’où le cercle vicieux. Toutefois, si l’unilatéralisme assure plus de visibilité et d’influence à la superpuissance, il entraîne également des coûts importants qui, à long terme, amenuisent sa capacité d’action et sa puissance relative.

Ces quatre mécanismes causals autour desquels s’articule la théorie de la malédiction de la puissance ne sont guère nouveaux. Cependant, leur originalité se trouve dans leur articulation de manière à rendre compte de façon systématique du paradoxe de l’accumulation et du déclin de la puissance. Cette théorie est une tentative presque réussie d’une prise en compte sérieuse de la complexité et de la fluctuation du système international qui font qu’il devient incongru de considérer la puissance des nations comme principal instrument de mesure des relations internationales. La force de cette théorie est qu’elle débouche sur – ou, du moins, qu’elle est sous-tendue par – une acception de la puissance qui intègre à la fois des idées de hard power, de soft power, d’influence, d’institution, et de normes, ce qui permet d’harmoniser les conceptions de la puissance dans différents paradigmes des relations internationales, tels que le réalisme, le libéralisme et le constructivisme. À certains égards, la puissance devient synonyme de capacité d’adaptation à la complexité de l’environnement international par une mobilisation adéquate des ressources matérielles, culturelles et idéationnelles.

Mais cette conception élargie de la puissance constitue également l’une des faiblesses de cet essai. Car, bien que l’auteur se réfère fréquemment à la notion de soft power, il échoue à en définir les contours exacts ; or le caractère nébuleux de cette notion rend difficile son évaluation, fragilisant ainsi la théorie qui en résulte. Par ailleurs, même si l’auteur affirme que la théorie de la malédiction de la puissance est applicable à tout État, quelle que soit sa position sur l’échelle de la puissance internationale, il apparaît clairement à la lecture de l’ouvrage que la malédiction de la puissance est plutôt une maladie congénitale des grandes puissances.

Somme toute, cet essai sur la malédiction de la puissance est loin de jeter le discrédit sur la puissance en tant que telle, mais montre plutôt comment la primauté est difficile à acquérir, à maintenir ou à exercer. Paradoxalement, il pousse à préférer davantage la malédiction de la puissance que celle de la faiblesse. C’est dire combien l’avenir des relations internationales appartient toujours aux puissants.