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L’Europe de la sécurité et de la défense existe-t-elle vraiment ? Malgré les politiques adoptées par l’Union européenne (ue) depuis une vingtaine d’années, nombreux sont les experts qui doutent des fondements d’une approche réellement « européenne ». Selon les auteurs réalistes et intergouvernementalistes, jamais des États forts comme l’Allemagne, la France ou le Royaume-Uni ne laisseront l’intérêt européen dominer sur la sécurité nationale, une compétence régalienne qui touche le fondement même de l’institution étatique. Les puissances européennes ont fait en sorte d’élaborer une politique de sécurité et de défense de l’ue en accord avec leurs intérêts nationaux (Rynning 2011). Quand survient une crise internationale d’importance, comme la guerre en Irak en 2003 ou l’intervention en Libye en 2011, les spécificités nationales reprennent le dessus, et les Européens agissent en ordre dispersé.

Or, en moins de dix ans, la Politique de sécurité et de défense commune (psdc) de l’ue s’est institutionnalisée et s’est dotée de structures et de comités permanents dans les domaines politique, civil et militaire (Menon 2011). Cette psdc est venue s’ajouter aux activités traditionnelles de la Commission européenne en matière de relations extérieures (initialement commerce et aide au développement), dont certaines ont elles aussi acquis une dimension sécuritaire. Avec la psdc, l’ue a mis en oeuvre vingt-huit interventions civiles et militaires de gestion de crises internationales partout dans le monde, des activités extérieures qui dépassent largement le cadre du soft power. Pour les auteurs constructivistes et institutionnalistes, ces divers développements sont la source d’un apprentissage pour les États membres et leurs représentants, voire d’une convergence vers certaines normes communes, par exemple en matière de culture stratégique (Meyer et Strickmann 2011). Mais ces processus concrets d’apprentissage ou d’européanisation restent encore indéterminés.

Dans ce numéro d’Études internationales, nous nous penchons spécifiquement sur la dimension extérieure des politiques de sécurité de l’ue, qui ont trait à la gestion et à la résolution des crises internationales[1]. Plutôt que de se limiter aux débats théoriques qui ont cours en études européennes, notre contribution s’inscrit dans le tournant pratique en relations internationales (entre autres Neumann 2002 ; Pouliot 2008 ; Mérand 2010 ; Adler et Pouliot 2011b ; Adler-Nissen 2012). Prenant appui sur cette littérature, cet article et ceux qui suivent documentent et approfondissent l’hypothèse qu’un champ de la sécurité européenne s’est constitué par les pratiques de certains acteurs, tant au niveau interne que régional et international. Par champ, nous entendons une configuration sociale, structurée par des relations de pouvoir, un enjeu et des règles du jeu qui sont « tenues pour acquises » par ses acteurs (Mérand et Pouliot 2008). Par pratique, nous entendons des modes d’action qui : 1) produisent du sens socialement ; 2) sont répétés au sein d’un champ par des acteurs dotés d’une certaine compétence ; et 3) mettent en oeuvre un savoir et un discours dans le monde matériel (Adler et Pouliot 2011a : 4).

Les différentes contributions de ce numéro s’intéressent au contenu et aux effets des pratiques des acteurs impliqués dans la prise de décision et la mise en oeuvre des politiques du champ de la sécurité européenne. À ce titre, notre introduction poursuit deux objectifs : premièrement, justifier la pertinence d’une analyse de la sécurité européenne par les pratiques et démontrer le bien-fondé de la littérature sur les pratiques en relations internationales ; deuxièmement, identifier ces pratiques et leurs effets structurants. Nous cherchons avant tout à ouvrir de nouvelles pistes de réflexion en dressant un inventaire, sans doute provisoire, de ces pratiques et de leurs effets. Les pratiques que nous répertorions dans cet article sont au nombre de quatre : le surinvestissement du multilatéralisme international, la reconversion de ressources économiques et juridiques, l’incrémentalisme et l’usage stratégique d’interfaces.

L’approche par les pratiques revêt toute sa pertinence lorsque l’on se réfère à la discrétion bureaucratique dont jouissent les acteurs du champ de la sécurité européenne. La discrétion bureaucratique, notion développée en politiques publiques, découle de toute marge de manoeuvre laissée aux fonctionnaires par l’encadrement formel et législatif des institutions. Cette discrétion peut même, dans certaines circonstances[2], conduire à une autonomie bureaucratique des agents, qui parviennent à prendre des décisions et à mettre en oeuvre des programmes selon leurs propres préférences, sans être renversés par les pouvoirs politiques, les instances judiciaires ou les intérêts organisés (Carpenter 2001). Dans le cas de la sécurité européenne, parler d’autonomie serait sans doute exagéré. Mais nous considérons que le phénomène de discrétion permet aux agents de structurer le champ de la sécurité européenne par leurs pratiques, à travers leurs fonctions et les ressources dont ils disposent. Ces pratiques ont des effets structurants, dans la mesure où les actions de ces professionnels mettent en actes les politiques dans le monde réel. Cet angle d’approche par la discrétion est d’autant plus séduisant que, dans la perspective théorique du tournant pratique, un champ, lorsqu’il est structuré autour de règles du jeu et d’un enjeu clairement définis, est relativement autonome des autres champs (Mérand et Pouliot 2008 : 615). Ainsi, la structuration d’un champ de la sécurité européenne contribuerait elle-même à entretenir l’autonomie de ses acteurs.

Les études empiriques de ce numéro documentent les différentes manières par lesquelles les professionnels de la sécurité et de la défense européenne usent de leur discrétion bureaucratique, dans le cadre institutionnel de la sécurité européenne et du contrôle fort mais ponctuel des États. Que ce soit à l’intérieur des structures intergouvernementales européennes et de leurs comités ou groupes de travail, au sein de la Commission européenne, ou au niveau international en prenant part aux relations formelles et informelles avec des acteurs tiers de la politique mondiale (l’onu ou l’otan par exemple), les acteurs concernés disposent d’une certaine marge de manoeuvre dans leurs fonctions quotidiennes. C’est l’assemblage de ces diverses pratiques ainsi que leurs effets qu’il convient de définir.

Pour ce faire, nous replaçons notre démarche dans le débat théorique sur la gouvernance, qui s’est imposée ces dernières années dans les études sur la sécurité européenne. L’approche de la gouvernance constitue un point de départ intéressant, car elle constitue une première ouverture sur l’analyse des pratiques informelles des acteurs. Nous montrons comment une approche par les pratiques permet d’approfondir cette démarche. Pour appuyer ce positionnement, nous revenons ensuite sur la longue émergence d’une politique de l’ue en matière de sécurité et de défense, en montrant dans quelle mesure la pratique informelle des acteurs – diplomates, militaires, fonctionnaires – a toujours tenu une place importante dans la logique d’intégration. Enfin, nous dressons dans une troisième partie un inventaire des pratiques que nous avons identifiées au cours de ce projet et que nous illustrons brièvement en présentant les contributions de ce numéro spécial.

I – Pour une approche de la sécurité et de la défense européennes par les pratiques

La nature complexe et ambiguë de la sécurité européenne impose que l’on s’arrête sur les termes du débat théorique en études européennes. À bien des égards, le clivage qui oppose intergouvernementalistes et réalistes, d’un côté, et constructivistes et institutionnalistes, de l’autre, persiste. Nous ne détaillerons pas ici ces débats classiques et renvoyons aux synthèses qui existent par ailleurs[3]. Mais notons que l’incapacité de la recherche à dépasser ces divisions explique le succès récent de l’approche de la gouvernance.

A — Promesses et limites de la gouvernance de la sécurité européenne

Les intergouvernementalistes et les réalistes considèrent que la politique de sécurité européenne en tant que politique commune n’existe pas vraiment. L’État est le principal acteur du système international, guidé par un intérêt national rationnel. La souveraineté est incontournable, y compris dans l’ue et surtout lorsqu’il s’agit de questions de « high politics » telles que la sécurité, comme en témoigne le fonctionnement intergouvernemental de la psdc. Pour les néoréalistes – les plus pessimistes –, la coopération européenne en matière de sécurité est minime et instable : les capacités militaires restreintes de l’ue ne pourront contrer à terme l’anarchie internationale et la volonté de puissance de certains États, comme la Russie (Hyde-Price 2007). Les auteurs d’inspiration réaliste classique, plus nuancés, admettent une forme de consensus collectif a minima entre Européens sur la volonté d’équilibrer la puissance américaine par l’institutionnalisation d’une politique de sécurité européenne (Calleo 2009 ; Rynning 2011). Cette politique reste cependant dénuée de réelles capacités et d’ambitions profondes, d’autant plus qu’elle est dominée par les principales puissances européennes, qui conservent des préférences nationales difficiles à concilier. Plus généralement, les approches rationalistes admettent que la création d’une politique de sécurité européenne répond aussi à la volonté de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni de réduire les coûts de transaction liés à la coopération en matière de sécurité (Weiss 2011).

Les constructivistes et les institutionnalistes rétorquent que ce n’est pas tant cette structure intergouvernementale qui est digne d’intérêt que les processus qui ont conduit à la construction d’une nouvelle politique européenne (Tonra 2003). La coopération ancienne et progressivement accrue dans les domaines des politiques étrangères, de sécurité et de défense[4] crée des effets de socialisation et d’apprentissage pour les États participants. Elle génère aussi des normes et des modes communs de pensée et d’action. Les auteurs constructivistes mettent l’accent sur différents aspects de cette évolution normative. Certains insistent sur la convergence progressive des cultures stratégiques (ou cultures de sécurité) en Europe, en raison de l’influence des institutions, mais aussi de l’apprentissage qui résulte de la gestion commune des crises dans le cadre de la psdc (Meyer 2006). D’autres affirment que la politique étrangère de l’ue et de ses membres est guidée par une conception normative de la puissance et par la volonté d’exporter ses valeurs en matière d’environnement ou de droits humains (Lucarelli et Manners 2006). Les tenants de ces approches ajoutent qu’on ne peut faire l’économie de l’influence qu’a eue sur le développement de ces normes l’activité de la Commission européenne en matière de développement, de libéralisation des marchés ou de gouvernance. Les plus optimistes de ces constructivistes vont même jusqu’à considérer que la politique de sécurité de l’ue contribue à renforcer une identité paneuropéenne commune (Anderson 2008).

Dans les faits, la politique de sécurité de l’ue se situe quelque part entre ces deux pôles. Même dans le domaine le plus intergouvernemental de la psdc, la décision finale appartient certes aux États, à travers le Conseil de l’ue. Mais, au quotidien, ce sont les comités permanents (au premier rang desquels le Comité politique et de sécurité) et les groupes de travail préparatoire spécialisés qui en assurent l’élaboration et le contrôle. Or, ces groupes restreints d’individus interagissent les uns avec les autres au quotidien et développent des logiques d’action transnationales, qui dépassent le cadre formel de l’intergouvernementalisme (Davis Cross 2011 ; Howorth 2011).

C’est à cet état des lieux qu’on doit rapporter le développement et le succès du cadre de la gouvernance de la sécurité européenne (Kirchner et Sperling 2007). Cette approche se situe au point de rencontre de deux courants de recherche, en relations internationales et en études européennes. En relations internationales, la gouvernance de la sécurité globale décrit le passage, après la fin de la guerre froide, d’un système de sécurité hiérarchique et centralisé à un ensemble de structures de sécurité complexes et hétérogènes (Krahmann 2003). Cette approche insiste sur les processus de fragmentation et de différenciation à l’oeuvre dans la définition et la conduite des politiques de sécurité, notamment en raison de la multiplication des acteurs impliqués aux côtés des États (internationaux, non gouvernementaux, privés…), de l’internationalisation des échanges ainsi que du développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (Abrahamsen et Williams 2009). Dans les études européennes, le fonctionnement décisionnel particulier de l’ue, qui associe les niveaux de gouvernement supranational, national, régional et local, a conduit à l’émergence de la notion de gouvernance multiniveaux (Hooghe et Marks 2001). La centralité des États dans la décision politique finale n’est pas remise en question, mais ces auteurs considèrent que leur souveraineté est devenue moins forte et exclusive dans le contexte européen, en raison de la participation de nombreux acteurs publics et privés dans le processus politique.

La gouvernance de la sécurité européenne peut alors être définie comme « la gestion et la régulation coordonnées des enjeux par des autorités multiples et séparées, les interventions des acteurs à la fois publics et privés, et les arrangements formels et informels, à leur tour structurés par le discours et les normes, et délibérément tournés vers des résultats politiques particuliers » (Webber et al. 2004 : 4). L’intérêt de cette approche par la gouvernance est double. D’une part, celle-ci évite de se référer uniquement aux relations formelles entre niveaux de gouvernements et elle met l’accent sur les relations informelles entre les acteurs[5]. D’autre part, elle intègre aussi l’idée que les États peuvent garder la primauté de l’initiative et de la décision politique, notamment en écartant les acteurs supranationaux ou parlementaires et en mettant l’accent sur la coopération internationale. L’approche ne constate pas une décentralisation, mais plutôt le décentrement de ce processus décisionnel (Norheim-Martinsen 2010) : les acteurs nationaux ou européens, souvent spécialisés (bureaucrates, fonctionnaires, diplomates, militaires, experts…), interagissent directement les uns avec les autres à différents niveaux, sans nécessairement passer par leurs exécutifs nationaux. C’est cette interaction qui fait exister la politique de sécurité de l’ue au quotidien et qui confère aux acteurs une autonomie relative par rapport à leurs exécutifs nationaux.

La gouvernance de la sécurité européenne souffre cependant de plusieurs lacunes importantes, qu’une approche par les pratiques permet de combler. Avant tout, la gouvernance est indifférente à l’importance des pratiques et des relations de pouvoir (Saurugger et Mérand 2010 : 9-10). Elle ignore aussi que, dans les faits, tous les acteurs n’ont pas le même poids dans les processus décisionnels : certains acteurs détiennent plus de pouvoir et de ressources que d’autres. Enfin, comme le rappelle Thierry Balzacq en conclusion de ce numéro, l’approche de la gouvernance accorde peu d’importance au fait que les acteurs sont stratégiques dans leurs pratiques en cherchant à créer une sphère d’autorité, à maintenir ou accroître leur autonomie, ou à améliorer leur position, ce qui est générateur de conflits. Plusieurs auteurs tentent de pallier cette lacune en introduisant dans l’analyse de la gouvernance la question des réseaux d’acteurs et en s’inscrivant dans une démarche plus microsociologique (Lavallée 2008 ; Mérand et al. 2011). Une analyse des pratiques des acteurs de la sécurité européenne permet alors d’ajouter la dimension stratégique et conflictuelle de l’interaction sociale[6].

B — L’approche par les pratiques

Développement théorique

Les européanistes qu’intéresse à l’institutionnalisation de la défense européenne se retrouvent devant les mêmes dilemmes que les internationalistes. D’une part, le réalisme, l’intergouvernementalisme et, dans une moindre mesure, l’approche de la gouvernance réifient des concepts centraux tels que l’État ou les différents paliers gouvernementaux. Comme le remarque Adler-Nissen (2011 : 328), l’État est un lieu d’interaction sociale : il demeure essentiel à l’exercice de la politique internationale, mais il convient de l’étudier à partir de ses acteurs concrets, car l’institution de l’État est scindée en une panoplie d’agences diverses, en plus d’être « incorporée à travers les citoyens ». Selon le pouvoir dont ils disposent dans le cadre de leurs fonctions, les fonctionnaires de ces agences donnent un sens à l’exercice de l’État, par leurs nombreux choix et la multitude de décisions qu’ils prennent quotidiennement dans leur pratique. D’autre part, Adler-Nissen rappelle que le système international n’est pas non plus pleinement « constructiviste », dans la mesure où la politique mondiale s’organise autour de structures sociales stables qui sont, pour le moment, objectivement anarchiques.

Dans la même veine, Mérand (2010) démontre comment les réalistes ont échoué à expliquer le développement de la psdc. Selon l’explication réaliste, le cas de la psdc serait le produit d’une stratégie commune de la France et de l’Allemagne pour contrebalancer (soft balancing) le pouvoir des États-Unis dans le système international de l’après-guerre froide. Or, les entrevues exhaustives menées par des européanistes (par exemple Howorth 2011) apportent la preuve que les acteurs de la sécurité européenne de l’époque n’ont jamais réfléchi à la psdc de cette manière. Toujours selon Mérand, les constructivistes intègrent la psdc dans un processus communicationnel et symbolique plus large, dans lequel les Européens se définissent une identité politique commune, y compris en matière de défense. Cela impliquerait la constitution d’une culture stratégique proprement européenne, c’est-à-dire un « ensemble de normes et d’idées incluant des objectifs dans l’utilisation de la force, la nature des moyens coercitifs, les préférences dans les modes de coopération, et les autorisations internationales et domestiques nécessaires » (Mérand 2010 : 348). Or, les interprétations de cette culture stratégique divergent d’un auteur à l’autre, en plus de demeurer à un niveau d’explication assez général (ibid.). C’est donc poussés par un besoin de valider théoriquement ce qu’ils observent empiriquement au sein de la psdc que certains européanistes, insatisfaits des explications dominantes de la défense européenne, se sont inspirés de la théorie des champs de Bourdieu pour en importer des concepts utiles, dont celui des pratiques.

Il convient toutefois de mentionner que le tournant pratique en relations internationales précède l’intérêt des européanistes pour la sociologie bourdieusienne. Dès la fin des années 1980, des auteurs poststructuralistes, puis des constructivistes, ont placé les pratiques textuelles et le raisonnement pratique au coeur de leur analyse (Adler et Pouliot 2011a : 2). Centré sur la déconstruction des pratiques, puis sur l’analyse de la performativité du langage dans la politique internationale, ce mouvement s’est finalement inscrit comme un véritable courant. Ce que l’on désigne comme le « tournant pratique des relations internationales » présente aujourd’hui une conception beaucoup plus large du concept de pratique. L’approche ne se limite plus à la dimension textuelle et linguistique, ni à la déconstruction et à l’explication des contingences, mais cherche plutôt à expliquer comment la plupart des dynamiques politiques jouent un rôle fondamental dans la fixation du sens de la réalité sociale (Adler et Pouliot 2011a : 3).

La pertinence du tournant pratique pour l’étude de la sécurité européenne

L’étude empirique de la sécurité européenne permet un rapprochement entre les européanistes et les internationalistes en faisant du champ de la sécurité européenne un objet d’étude commun. En recourant à l’approche par les pratiques et à la théorie des champs, il est possible d’améliorer notre compréhension de cette sécurité européenne, et ce, de trois façons.

Premièrement, l’approche par les pratiques permet de mieux saisir les enjeux domestiques et les processus décisionnels au sein même des États. Évidemment, l’État constitue le noyau central du champ de la sécurité européenne, puisqu’il est le seul à définir la politique étrangère, les statuts légaux, etc. (Adler-Nissen 2011). Mais les stratégies politiques employées par les États à l’égard de la psdc ne le sont pas tant à cause des caractéristiques systémiques de l’environnement international qu’en vertu de pratiques sociales entre les acteurs de la sécurité européenne (Mérand 2010). Nous savons qu’un champ est constitué de relations de pouvoir entre des acteurs qui, à l’intérieur de règles bien établies, interagissent stratégiquement dans le but d’améliorer leur position. L’approche par les pratiques met donc l’accent sur les influences et les luttes de pouvoir qui ont lieu au sein de l’appareil étatique dans la définition des politiques de sécurité et de défense.

Dans un deuxième temps, le concept de champ permet une meilleure compréhension des relations transgouvernementales entre les acteurs nationaux et internationaux. En effet, il est possible de retracer le processus de diffusion politique au-delà des frontières institutionnelles, en fonction des interactions sociales entre les différents acteurs du champ. Il ouvre ainsi la recherche empirique aux luttes entre les acteurs des différentes agences régionales, institutions nationales et organisations non gouvernementales dans la définition des politiques de la sécurité européenne.

Finalement, l’analyse du champ permet de redéfinir les relations de pouvoir en matière de sécurité au-delà de l’intérêt national. Les politiques de sécurité et de défense sont également issues de relations de pouvoir sectorielles (par exemple entre le public et le privé) ou professionnelles (par exemple entre les civils et les militaires) qui structurent ce champ en définissant ses règles et ses enjeux. De façon générale, l’approche par les pratiques transcende les catégories (ou les dichotomies, pour reprendre Adler et Pouliot) et s’intéresse empiriquement à la façon dont la politique se fait.

Comment définir une pratique ?

Une pratique possède une dimension objective (une norme, une loi, une fonction professionnelle, une règle informelle, un protocole, qui sert de canal à sa mise en oeuvre) et une dimension subjective (le contenu d’un discours, les connaissances spécifiques des acteurs, leurs opinions, leurs idées). La pratique relève souvent d’une compétence ou d’une habileté des acteurs, mais ces derniers peuvent aussi l’utiliser en disposant de certaines ressources propres à un champ, comme des capacités organisationnelles, des ressources financières, etc.

Il convient également de distinguer une pratique d’un comportement ou d’une action. Pour reprendre les définitions d’Adler et Pouliot, le comportement renvoie à la façon dont un individu agit dans le monde qui l’entoure. L’action se situe à un niveau idéationnel plus élevé, dans la mesure où elle a un sens subjectif et intersubjectif. Finalement, la pratique atteint un plus haut « degré » sociologique : elle est en soi une forme d’action structurée, cohérente et organisée dans des contextes sociaux précis. L’action est un comportement doté d’un certain sens, alors que la pratique est un modèle d’action structuré, développé dans un contexte social donné. La pratique comporte toujours des actions, alors que les actions ne constituent pas nécessairement une pratique (Adler et Pouliot 2011a : 5).

II – L’intégration de la sécurité européenne par les pratiques de ses acteurs

Les politiques de sécurité de l’ue apparues dans les années 1990 et 2000 sont le résultat d’un long processus sociopolitique. Les diplomates, les militaires et les fonctionnaires européens n’ont pas attendu la mise en oeuvre d’un cadre formel de la sécurité européenne pour interagir les uns avec les autres et donner un sens à la coopération européenne en matière de sécurité. C’est en partie par ces pratiques antérieures et en dehors des institutions que la sécurité européenne s’est lentement constituée.

A — Les diplomates et les fonctionnaires

La psdc, ses structures politiques et militaires de gestion de crise ainsi que ses comités de travail datent des traités d’Amsterdam (1997) et de Nice (2000). Historiquement, la défense fut pourtant l’un des premiers enjeux de l’intégration européenne, avant même le lancement du projet de marché commun et de la Communauté économique européenne en 1957. Dès 1950, l’Allemagne, les États du Benelux et la France lancent un ambitieux projet d’armée européenne commune, à travers une Communauté européenne de défense. Mais ce projet échoue en 1954 en raison de la non-ratification du traité par le Parlement français, dominé par les communistes et les gaullistes.

Dès les années 1960, les divisions nationales en matière de sécurité se sont exprimées sur le rôle de l’otan ou de la Communauté, et aucun projet politique commun d’ampleur n’a vu le jour jusqu’au traité de Maastricht en 1992. C’est alors dans un cadre intergouvernemental mais informel et consensuel, en dehors des institutions communautaires, que s’amorce une politique étrangère commune des États européens membres de la cee. La Coopération politique européenne (cpe) est instaurée en 1970, à la suite de l’adoption du rapport Davignon. Fonctionnant comme un « club privé de diplomates » dépourvu de réels moyens d’action, la cpe a pour objectif de coordonner les politiques étrangères des États membres, de dégager des synergies et de progressivement élaborer une vision européenne commune (Nuttall 1992 ; Regelsberger et al. 1997). Les rencontres ministérielles préparées par un comité politique regroupant les directeurs politiques des ministères des affaires étrangères permettent le développement progressif d’un « esprit de club » et d’un « réflexe de coordination » qui marquent depuis la diplomatie européenne (Nuttall 1992). Dépassant les réticences de certains États membres, dont le Royaume-Uni, la cpe est ensuite formalisée par l’Acte unique européen de 1986, ce qui donne lieu à la création d’un secrétariat permanent du Comité politique à Bruxelles. Elle se transforme ensuite en pesc avec le traité de Maastricht en 1992, officialisant un acquis politique développé depuis les années 1970.

La sécurité européenne telle qu’elle existe aujourd’hui, dans sa dimension politique et diplomatique, est donc le résultat en partie d’un mouvement d’européanisation de la politique étrangère entamé dès les années 1950, qui donné naissance à des représentations sociales communes aux acteurs européens impliqués dans ces enjeux (Mérand 2008). Avec l’institutionnalisation de ce système de coopération qui a suivi dans les années 1990, le rôle des représentants nationaux permanents, des groupes et comités de travail préparatoires aux réunions du Conseil et des fonctionnaires nationaux détachés à Bruxelles n’a fait que s’accroître, ouvrant la voie à une dynamique de socialisation croissante des acteurs (Checkel 2007).

B — Les militaires

Parallèlement à l’européanisation de la politique étrangère, on assiste à un mouvement d’internationalisation des forces armées à partir des années 1950 (Mérand 2008). Des structures de coopération militaire se mettent en place en Europe, au premier rang desquelles l’otan, mais également et dans une moindre mesure l’Union de l’Europe occidentale (ueo) ou encore l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (osce). De la même manière que pour les diplomates, ces forums plus ou moins formalisés agissent comme lieu d’échange et de coordination pour les militaires, et contribuent à la mise en oeuvre de pratiques et manières d’agir communes, en dehors du cadre des politiques communautaires. Ainsi, chaque institution militaire nationale conserve une conception différente de l’usage de la force, mais une convergence progressive se crée, dans les années 1990, autour de la gestion de crise, la multilatéralisation des interventions, les doctrines du maintien de la paix ou, encore, la notion d’interopérabilité (Matlary et Osterud 2007 ; Vennesson et al. 2009). Dans les années 2000, cette vision de l’usage de la force se retrouvera dans la conception des interventions militaires promue par la psdc : gestion de crise, approche globale civilo-militaire, multilatéralisme, etc.

À la différence des diplomates, il faut cependant attendre les années 1990 pour que les militaires mettent en oeuvre de réelles pratiques communes sur le terrain. La fin de la guerre froide marque les débuts de l’interventionnisme multilatéral pour les Européens, d’abord dans les Balkans dans le cadre de l’otan. En 1992 naît une première initiative européenne multinationale : l’Eurocorps, un corps d’armée franco-allemand auquel se joignent ensuite la Belgique, l’Espagne, puis le Luxembourg. Cette initiative est marquante, non seulement par la mise en commun de ressources de ces États, notamment une brigade binationale franco-allemande permanente, mais aussi par l’indépendance de l’Eurocorps vis-à-vis des grandes organisations internationales de sécurité comme l’otan, l’onu, l’ue ou l’osce. L’Eurocorps a depuis été déployé en Bosnie, au Kosovo et en Afghanistan comme soutien à l’otan. Cet exemple, même s’il reste modeste, illustre la logique de transnationalisation des forces armées qui s’opère encore en dehors d’un cadre institutionnel particulier, dans une logique d’intégration progressive par les pratiques et pour des raisons à la fois financières et d’efficacité (King 2005). La convergence progressive qui s’opère sur la conception de l’usage de la force constitue une incitation importante pour les militaires nationaux à promouvoir la coopération dans le cadre de l’otan ou de l’ue.

C — Les acteurs non étatiques

Un autre acteur fait l’objet de recherches croissantes et importantes sur les questions de sécurité européenne. En effet, la Commission semble s’être servie de ses compétences (qui a priori ne relèvent pas des questions de sécurité) pour accroître son rôle au-delà de son cadre institutionnel.

Le rôle de la Commission européenne en matière de politique étrangère est ancien, puisque c’est elle qui est chargée des relations extérieures de l’ue en matière de coopération, de développement et d’aide humanitaire. L’aide publique au développement de la Commission représente un instrument économique et politique fondamental, car elle pèse plusieurs milliards d’euros par année. Par cet instrument, la Commission s’est taillé un rôle indirect dans la gestion de crise, et ce, de trois façons : en s’attaquant aux causes profondes des conflits par l’entremise de l’aide au développement (documents stratégiques par pays et par région), en favorisant le dialogue politique avec les pays tiers et le principe de la conditionnalité de l’aide (en particulier dans la convention de Cotonou qui gère les relations entre l’ue et les pays Afrique-Caraïbes-Pacifique), de même qu’en mettant en oeuvre des programmes spécifiques de gestion de crise et de prévention des conflits (par l’aide humanitaire et la promotion de l’État de droit, la bonne gouvernance, la réforme du secteur de la sécurité, etc.) (Santopinto 2008). La Commission a su s’approprier les paradigmes dominants de la sécurité internationale au début des années 1990 (notamment à l’onu) – conditionnalité politique et lien sécurité-développement-bonne gouvernance – et profiter de son rôle politique et économique fort, en particulier en Afrique, pour se créer un rôle dans la sécurité européenne et y agir comme entrepreneur politique (Spence 2006 ; Dijkstra 2009).

Certaines recherches montrent par ailleurs que la Commission a également joué un rôle indirect en contribuant à « sécuriser » certains enjeux politiques. Par exemple, l’ue tente de promouvoir au sein de sa politique énergétique une stratégie intégrée, alliant la sécurisation des approvisionnements au niveau externe, puis le renforcement des partenariats économiques et de l’efficacité énergétique au niveau interne. À ces deux niveaux, la Commission a largement contribué à la mise à l’agenda de l’enjeu de la sécurité énergétique, en faisant le lien entre l’énergie et ses domaines d’action privilégiés, comme la libéralisation du marché européen ou la politique environnementale (Jegen 2011). Plus généralement, la Stratégie européenne de sécurité de 2003 fait la part belle à cette approche intégrée qui mêle questions de sécurité et questions socioéconomiques, et sa mise à jour en 2008 intègre même la question de l’énergie au rang des enjeux de sécurité importants de l’ue.

III – Une définition des pratiques générales de la sécurité européenne

À partir de la littérature existante évoquée dans cet article et des différentes contributions rassemblées dans ce numéro spécial, nous proposons un inventaire de pratiques générales de la sécurité européenne et en offrons quelques illustrations spécifiques. Loin de prétendre à l’exhaustivité, nous proposons cet inventaire comme point de départ d’un programme de recherche dont nous espérons qu’il pourra être testé, vérifié, amendé et complété. Pour conclure, nous mettons en évidence la spécificité de ces pratiques de la sécurité européenne et leurs effets structurants.

A — Le surinvestissement du multilatéralisme international

L’ue est un nouveau participant dans le champ de la sécurité internationale, et les acteurs de l’Europe mènent une lutte pour l’existence et la reconnaissance dans ce champ déjà surchargé en acteurs et organisations. Mais plutôt que d’opter pour une stratégie confrontationnelle ou une stratégie de niche, consistant à développer une expertise spécifique sur certains enjeux, les acteurs de la sécurité européenne privilégient le partenariat et une présence tous azimuts. Cette démarche correspond à « l’approche globale » de la sécurité consacrée par la Stratégie européenne de sécurité et la volonté de penser l’ue comme une puissance globale (Biscop 2005 ; Howorth 2010). Traduite en anglais par la notion de brokering, cette pratique met l’accent sur l’importance pour les acteurs de renforcer leur capital social et politique par l’entretien de relations régulières avec leurs partenaires, la diffusion d’informations et de connaissances, ou en jouant un rôle d’intermédiaire (Mérand et Forget 2012). Il y a surinvestissement au sens où cette volonté d’agir de façon globale, voire omnisciente, dans le champ de la sécurité internationale ne tient pas nécessairement compte des ressources limitées dont disposent les acteurs européens.

Dans ce numéro, Niels Lachmann étudie, à travers l’attachement européen à la notion de « multilatéralisme efficace », comment l’émergence de la psdc affecte les rapports interorganisationnels entre les acteurs européens et les autres acteurs internationaux de la gestion des crises internationales. La formation de communautés de pratique entre ces acteurs permet soit de dépasser les blocages formels de la coopération, soit de combler l’absence de cadre formel explicite. Mais, ce faisant, ces communautés de pratique recréent des hiérarchies sociales entre acteurs et organisations qui permettent à l’ue d’exister dans le champ de la sécurité internationale, en se positionnant par rapport aux autres organisations internationales (otan, onu, osce, Union africaine). L’article de Valentina Morselli offre un éclairage empirique sur ces enjeux de coopération et de concurrence, par une étude du rôle des acteurs européens lors de la mission de l’onufinul ii (dite finul renforcée) au Liban. Cette analyse permet de déterminer dans quelle mesure l’ue a gagné en légitimité et en influence vis-à-vis des acteurs de l’onu dans la gestion de crise. Elle démontre également le poids déterminant de la socialisation militaire et des structures européennes de coordination sur la capacité des Européens à influencer le mode opérationnel de l’onu et, dans la même veine, à être reconnus comme un acteur à part entière par les autres acteurs internationaux lorsque les missions se déroulent en dehors du cadre institutionnel européen.

B — La reconversion de ressources économiques et juridiques

Certains acteurs, en particulier au sein de l’ancien « premier pilier » (le pilier communautaire) ont recours à un ensemble de ressources subjectives (normatives ou discursives) et objectives (économiques ou juridiques), développées dans d’autres domaines d’activité politique de l’ue ou en dehors de l’arène européenne, qu’ils transposent de façon stratégique dans le champ de la sécurité européenne. Par exemple, certaines politiques qui relèvent des relations extérieures, de l’aide au développement, de l’industrie ou encore de l’énergie ont acquis une dimension sécuritaire. Dans leur pratique, les professionnels de l’ue qui travaillent dans ces secteurs continuent d’agir en utilisant leurs ressources politiques et symboliques habituelles, et les intègrent dans l’usage normal du champ de la sécurité. C’est le caractère répétitif (patterned) des pratiques et leur reconnaissance par les autres acteurs du champ qui permettent à ces dernières de structurer l’interaction (Adler et Pouliot 2011a : 6-7).

Deux articles de ce numéro illustrent particulièrement cette dimension. La contribution de Chantal Lavallée se penche sur le rôle joué par la Commission dans la structuration du marché européen de la défense. Cette mise en place est le fruit de l’interaction entre plusieurs acteurs intergouvernementaux et supranationaux, mais l’article documente la façon dont les acteurs de la Commission, (notamment au sein de la dg Marché intérieur et services et de la dg Entreprises et industrie), ont su s’imposer face aux résistances des États membres. Ces acteurs ont mis l’accent sur les impératifs stratégiques auxquels est confrontée l’ue et sur la nécessité de renforcer la psdc, tout en justifiant leur rôle par la nécessité de libéraliser le marché de l’armement européen. C’est cet appel au respect du libre marché, dont la Commission s’est faite le défenseur dans les autres politiques de l’ue, de même que les liens privilégiés de cette dernière avec les acteurs privés de l’industrie de défense, qui légitiment sa présence et son rôle auprès des autres acteurs de la sécurité européenne. Pascal Gauttier aborde quant à lui l’attachement commun des Européens à la notion de sécurité humaine dans le discours et la pratique. Il propose une lecture des textes juridiques, mais aussi une analyse des politiques mises en oeuvre tant en matière d’interventions militaires que d’aides à la réforme du secteur de la sécurité ou de projets de développement. Il montre comment la notion de sécurité humaine a permis de concilier les impératifs de l’approche globale de la sécurité, en transitant du champ du développement et des droits de l’homme, dans la Communauté européenne et aux Nations Unies, à celui de la sécurité dans la psdc. L’article met notamment l’accent sur le réflexe juridique de la Commission européenne et sur le rôle de la soft law dans le succès de la notion de sécurité humaine. Des ressources ou une expertise puisées dans le registre du marché ou du droit, c’est-à-dire les deux moteurs traditionnels de l’intégration européenne depuis les années 1950, sont donc mobilisées et exportées dans le champ de la sécurité européenne.

C — L’incrémentalisme

En troisième lieu, les différentes contributions décrites jusqu’ici mettent toutes l’accent sur les logiques de petits pas, changements progressifs et autres accords a minima dans l’élaboration des politiques de sécurité européennes. Dans le cas de la psdc intergouvernementale notamment, cette démarche incrémentale permet souvent de dépasser la nature contraignante et formalisée des relations interinstitutionnelles (au sein de l’ue) et interorganisationnelles (avec les partenaires tiers). C’est la raison pour laquelle Lachmann insiste sur la dimension « informelle » des communautés de pratique dans la gestion des crises internationales.

C’est aussi dans une certaine mesure l’objet du propos de Gauttier ou de Morselli lorsqu’ils insistent sur les effets structurants des opérations de gestion de crise menées par les acteurs européens (dans le cadre ue avec Artémis en République démocratique du Congo ou dans le cadre onu avec la finul renforcée), même si ces opérations restent modestes et limitées par les pressions contradictoires des États membres. Comme l’a par ailleurs montré Buchet de Neuilly (2009 : 86-88) avec le cas de la mission civile eupol Afghanistan, ces opérations de l’ue servent avant tout pour les acteurs de la sécurité à mettre en action les outils et les institutions dont ils disposent. Les stratégies et les intérêts se définissent alors au fur et à mesure, sur le terrain, et non à partir d’une vision d’ensemble pensée en amont.

D — L’usage stratégique des interfaces

Enfin, une quatrième pratique nous apparaît essentielle dans la structuration du champ de la sécurité européenne : ce que nous pouvons qualifier d’usage de l’interface[7], c’est-à-dire la diffusion et la transposition de performances par des acteurs positionnés aux frontières de différents champs et qui les transcendent. C’est ici que se situe la plus-value d’une approche sociologique en termes de pratiques par rapport aux approches de la gouvernance. Aussi bien Adler et Pouliot (2011b) en relations internationales que Guiraudon et Favell (2011) en études européennes insistent sur la façon dont les acteurs outrepassent les frontières et les niveaux dans leurs actions quotidiennes, échappant ainsi au contrôle des institutions formelles. Cette transposition de pratiques peut s’opérer aussi bien sur le plan intersectoriel, interinstitutionnel qu’interorganisationnel.

Dans sa contribution, Stephan Davidshofer démontre, par son analyse du rôle du secrétaire général du Conseil et haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (sg/hr), que des luttes bureaucratiques s’exercent au sein d’institutions intergouvernementales centralisées comme le Conseil de l’ue. Certains acteurs imposent leur point de vue aux États, en mobilisant leur expertise et leurs réseaux en dehors des institutions européennes. Le sg/hr profite de ses relations privilégiées avec le Département des opérations de maintien de la paix de l’onu pour faire valoir son expertise à Bruxelles et ainsi s’imposer, dans une certaine mesure, aux exécutifs nationaux. D’un point de vue général, tous les acteurs situés à l’intersection de plusieurs champs (politique, institutionnel, etc.) voient leurs moyens d’action multipliés[8]. Tous les contributeurs de ce numéro dressent d’ailleurs ce constat dans leurs analyses empiriques : Lavallée au niveau intersectoriel (les acteurs de la Commission à la frontière du public et du privé, de l’étatique et du non-étatique), Lachmann et Morselli au niveau interorganisationnel (dans les partenariats de gestion de crise en amont ou sur le terrain) et Gauttier au niveau interinstitutionnel (les acteurs de la Commission ou du Conseil à cheval sur les questions de sécurité et de développement).

E — Effets structurants et champ de la sécurité européenne

Pour terminer, il convient de montrer comment ces quatre pratiques, prises ensemble, contribuent à structurer le champ européen de la sécurité par l’usage de la discrétion dont disposent les acteurs qui les mettent en oeuvre.

La première spécificité de l’ue est la grande densité des liens institutionnels qui existent à l’intérieur du champ européen et dans les relations de l’Union avec ses partenaires. L’ue est, par son fonctionnement et son ambition politique, plus institutionnalisée que ne le sont les autres organisations qui s’occupent de la sécurité internationale. Cette densité contribue à la discrétion des acteurs, moins soumis à leurs exécutifs nationaux, mais elle est aussi à l’origine de luttes bureaucratiques. C’est ce que montrent Davidshofer avec le cas du sg/hr vis-à-vis du Conseil ou Lavallée avec l’intrusion des acteurs privés, par l’intermédiaire de la Commission, dans le domaine intergouvernemental de la sécurité. À cet égard, la création de l’Agence européenne de défense en 2008 illustre comment se structure le champ de la sécurité européenne. Elle est un organe intergouvernemental chargé de l’ouverture du marché européen de défense, mais la Commission y siège et y a un droit de regard important. L’agence contribue alors à transcender la dichotomie entre supranational et intergouvernemental (Bátora 2009). Les réformes du traité de Lisbonne poursuivent cette logique à travers deux innovations importantes. D’une part, la création du Service européen pour l’action extérieure (seae) constitue un service diplomatique européen, qui a pour mandat de remplacer les délégations de la Commission à l’étranger. D’autre part, le poste de haut représentant de l’ue pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, créé par le traité, a la particularité d’intégrer aussi la fonction de commissaire européen chargé des relations extérieures. On assiste ainsi à une formalisation de ces dynamiques d’interface. L’élargissement progressif du rôle du haut représentant est un cas particulièrement intéressant, si l’on rappelle, à l’instar de Davidshofer dans son article, que ce dernier était avant tout un secrétaire général du Conseil à ses débuts.

Les luttes de pouvoir entre acteurs de la sécurité européenne ont aussi tendance à se poursuivre, en raison d’un système institutionnel qui maintient l’ambiguïté quant au rôle exact de chacun (acteurs gouvernementaux ou supranationaux, diplomates, fonctionnaires, militaires) dans la définition et la conduite des politiques de sécurité de l’ue. C’est par la pratique incrémentale que se définit le rôle des différents acteurs (voir Lachmann et Morselli). La définition de rôles et de hiérarchies entre les acteurs et les institutions constitue un second effet structurant repéré dans la recherche empirique. Par exemple, Lachmann montre comment les organisations partenaires de l’ue tendent à se voir attribuer des fonctions strictement délimitées par les acteurs européens : les interventions militaires de l’otan sont exigeantes et l’osce, une organisation pourtant généraliste, met l’accent quasi exclusivement sur le Caucase et l’Asie centrale et voit souvent son rôle restreint à la surveillance des élections ou à la question des minorités.

Dans la même logique, un troisième effet structurant, mais qu’il convient encore d’observer avec précaution, est le développement possible d’une culture stratégique européenne, mais de façon incrémentale et « par le bas ». Un cas comme la finul renforcée (Morselli), où les Européens agissent ensemble dans un cadre onusien, montre bien qu’il existe certaines divergences entre l’onu et l’ue dans la façon d’appréhender la gestion de crise. Les structures de commandement, par exemple, ne fonctionnent pas de la même façon selon que l’on se trouve dans un cadre onusien ou européen. Et sans aller nécessairement jusqu’à affirmer qu’il existe une culture stratégique européenne, on peut au moins considérer que l’expérience vécue par les militaires européens des opérations psdc contribue à développer chez eux le sentiment que l’ue est une organisation avec ses propres manières de faire et ses propres règles dans la gestion des crises internationales (Biava 2011 ; Rayroux 2011).

L’ue possède aussi la particularité de ne pas être qu’une organisation consacrée aux questions de sécurité. Les ressources dont disposent les acteurs européens y sont donc beaucoup plus variées qu’au sein de l’otan ou de l’osce. Les différents articles de ce numéro montrent des tendances aussi variées que la libéralisation de l’armement (Lavallée), la « juridicisation » de la sécurité mais aussi la militarisation de la promotion des droits humains (Gauttier). De plus, ils documentent différents effets structurants de ces pratiques, comme l’adoption de directives communautaires sur l’ouverture à la concurrence de l’industrie de défense (Lavallée) ou l’inclusion d’un volet sécuritaire dans la gestion des cycles de projets de développement de l’ue (Gauttier). On observe ainsi que des acteurs a priori marginaux sur les questions de sécurité peuvent aussi jouer un rôle significatif dans la structuration de ce champ européen. La lutte de chacun pour la reconnaissance professionnelle ou personnelle est susceptible de rejaillir sur l’ensemble des politiques menées par l’ue (voir aussi Davidshofer).

Conclusion

En conclusion de ce numéro spécial, Thierry Balzacq nous rappelle à quel point la complexité de l’architecture de la sécurité européenne ainsi que la multiplicité des acteurs concernés créent un important besoin de coordination. En dressant le bilan des contributions, il trace les contours des réseaux d’action dans lesquels l’ue et ses acteurs s’insèrent, et revient sur les notions centrales d’instrument, de rôle et de position. Ce bilan permet également de poser à nouveau les termes du débat sur la gouvernance européenne et de son dépassement. Est-ce que ce sont les individus ou les institutions qui comptent davantage dans la définition de la sécurité européenne ? Qui doit-on observer en priorité ? Est-ce le national ou le transnational qui prime ? La coordination « par le bas » des acteurs de la sécurité européenne parvient-elle à générer cette culture commune de la défense ?

S’il est difficile d’apporter une réponse définitive à ces questions, notre article a mis en lumière les potentialités d’une approche par les pratiques. Cette approche insiste sur les modes d’action des acteurs de la sécurité européenne, qu’une simple analyse des États et des exécutifs nationaux évacue trop simplement. Elle permet aussi de dévoiler une recherche empirique renouvelée, qui a le mérite de nous en apprendre davantage sur les dynamiques sociales et politiques à l’oeuvre au sein des institutions de la sécurité et de la défense européenne.

Ainsi, c’est à travers ces différentes pratiques – surinvestissement du multilatéralisme, reconversion de ressources, incrémentalisme, stratégie d’interface – et leurs effets structurants que prend corps le concept d’« acteur global » de sécurité, tel qu’il est revendiqué par l’ue. La réalité politique est toutefois loin d’incarner la cohérence et la vision stratégique que suppose une telle notion. La sécurité européenne doit être vue avant tout comme un champ, composé d’acteurs en lutte de pouvoir les uns avec les autres et de structures institutionnalisées en fonction de leurs propres intérêts, dans le cadre de leur pratique.