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Qu’il soit question de la prose, de la dualité identitaire, des ruptures énonciatives, des bénéfices de la pauvreté, il semble que la critique garnélienne se heurte le plus souvent à un noeud conceptuel, philosophique, stylistique ou thématique qui l’oblige à statuer sur leur force paradoxale, ouvrant grandes les portes à l’ironie que le mouvement pendulaire de la conscience fait naître. Ainsi, sans qu’ils aient abordé de front l’ironie des poèmes, Frédérique Bernier, Claude Filteau, Pierre Nepveu et Yvon Rivard, pour ne nommer que ces quatre-là, ont rendu sensibles les tensions qui fondent en bonne part la poétique de Garneau : l’ambivalence des figures de l’enfant et du pauvre, la crise rythmique, la contamination de la poésie par la prose, la richesse dans le dépouillement et l’accomplissement dans la mort, etc. Mais en ce qui concerne l’ironie à proprement parler, seulement deux études spécifiques ont été produites : celle de Jacques Blais dans son ouvrage De l’ordre et de l’aventure publié en 1975[1] ; celle de Jacques Paquin parue en 1996 dans la revue Tangence[2]. Étudiant l’organisation du recueil, Blais démontre qu’elle est « faite d’une oscillation constante entre deux options contradictoires[3] ». Ce balancement serait le signe d’une « vision métaphysique ironique[4] » qui féconde l’imaginaire de Garneau de manière générale. De son côté, Paquin aborde la question à l’angle du rire, insistant sur son ambivalence entre la joie et la gravité, cependant que la distanciation ironique avantagerait cette dernière. Les deux critiques s’accordent pour dire que l’ironie se manifeste de manière subtile, tant et si bien qu’elle peut passer inaperçue.

En effet, le lecteur à l’affût du mot d’esprit marquant le retrait momentané du poète face à une situation, une idée ou une opinion particulières sera déçu. En ce sens, l’ironie garnélienne est moins une figure de rhétorique que le symptôme d’une recherche de sens où la poésie est une fin autant qu’un moyen ; le désir et son procès. Elle s’inscrit par conséquent dans le sillage de l’ironie romantique, à savoir une ironie qui « n’est pas […] dans la raillerie, [mais qui] réside dans la capacité à corriger le subjectif par l’objectif : l’adhésion aux sentiments est contrebalancée par la distance critique[5] ». Ainsi, l’ironie de Garneau doit être comprise comme une habileté référentielle qui sous-tend l’autoréflexivité des poèmes, la distanciation et le dédoublement allégoriques créant un jeu de regard sur soi et sur l’oeuvre qui intègre l’exercice du discernement au mouvement de l’écriture. Elle alimente une remise en question dont le but ultime serait de trouver l’accord entre l’esthétique et l’ontologie — intersection où l’art et la vie entreraient dans ce rapport de transparence projeté dans les « Esquisses en plein air ». En plus de procurer au poème un double fond discursif, l’ironie garnélienne reflète une posture de l’esprit façonnée par une expérience du monde où le sujet est en proie à l’éparpillement, à l’errance et à la confusion. Il en résulte un sentiment de désordre où les choses et les êtres représentent autant de défis et d’incohérences pour Garneau qui, dès lors, développe une conscience du paradoxe. Cette conscience alimente profondément l’ironie dans Regards et jeux dans l’espace, car, comme l’explique Monique Yaari, « [l]e paradoxe correspond plus ou moins à l’incongruité fondamentale qui se trouve à la base de toute ironie[6] ». Partant, il s’établit un jeu où, pour peu que les choses soient restituées à leur souplesse, la réalité prouve la versatilité de sa valeur, assimilant le poème à l’approche infinie d’une vérité qui se dérobe au savoir.

L’ironie du jeu et le jeu de l’ironie

Au début de Regards et jeux dans l’espace, Saint-Denys Garneau crée avec la figure de l’enfant et le thème du jeu une allégorie de la poésie. On en déduit qu’elle permet d’exercer les pleins pouvoirs de l’invention et d’entretenir un rapport avec les choses comme si nous les possédions. L’abord ludique de la poésie peut cependant être trompeur, car la légèreté apparente des opérations que le poète accomplit ne permet pas nécessairement de soupçonner la grâce et la liberté souveraines qui sont mises en jeu :

Voilà ma boîte à jouets

Pleine de mots pour faire de merveilleux enlacements

Les allier séparer marier,

Déroulements tantôt de danse

Et tout à l’heure le clair éclat du rire

Qu’on croyait perdu[7]

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette vision de la poésie n’est pas dénuée de caractère ironique puisqu’elle insinue que la poésie ne se dévoile pas immédiatement à l’autre, mais qu’elle se livre pleinement à lui une fois la connivence d’esprit établie. Cette complicité est possible à condition qu’il y ait une entente tacite entre le poète et le lecteur, une disposition commune à jouer. De ce fait, il semble que la poésie engage une communication qui s’apparente à celle de l’ironie — ce « discours oblique[8] » qui sous-entend, chez chacun des interlocuteurs, la capacité de briser l’unité du signe (forme et fond) afin d’accéder aux voies parallèles où transitent les sens secrets[9]. À cela il faut ajouter que la poésie de Garneau, comme l’indique le dernier vers de la strophe, s’inscrit dans un mouvement de retour : elle ramène ce qui est perdu, en l’occurrence un rire qui ne marque pas ici le détachement du poète, mais l’assentiment aux réalités découvertes par le jeu. La force de la poésie tient alors à ce qu’elle réfute la croyance en sa propre perte, de sorte que l’ironie paraît soutenir cette intermittence entre l’absence et la présence d’une joie poétique.

La liaison profonde entre la poésie et l’ironie tient pour une bonne part à leur nature allégorique, comme le soulignait déjà Jankélévitch dans L’ironie :

[S]i la pensée s’enferme sans utilité apparente dans le rythme du vers, ce n’est pas pour se faire mieux comprendre, mais pour être mécomprise ; au lieu de dire tout uniment ce qu’elle veut dire, elle se fait bizarre, lointaine et compliquée. […] [L]’hermétisme spontané est plutôt affaire de magie que de pédagogie, et la pensée apprentie, usant des « figuratifs », joue déjà avec toutes les formes du secret[10].

On remarquera néanmoins qu’à la différence d’une certaine descendance mallarméenne ou des poètes avant-gardistes auxquels Jankélévitch renvoie sans doute ici, Garneau limite considérablement l’effet discriminatoire de l’hermétisme en s’appliquant à rendre audibles « ces mots simples, ces mots d’une langue d’enfants, [qui] viennent du fond de [lui] chanter[11] ». Le désir de simplicité s’exprime notamment par le rabattement de la poésie sur la prose qui rend aujourd’hui l’oeuvre garnélienne aussi notoire dans le développement de la modernité poétique québécoise. Or le prosaïsme de Garneau ne signifie pas que sa poésie échappe à la complexité, ni qu’elle ne donne pas au lecteur le sentiment qu’elle puise à même des fonds secrets. En ce sens, il faut rappeler que le prosaïsme garnélien ne tient pas au redoublement des banalités et des évidences du monde. Il tient plutôt, dit Pierre Nepveu, à l’intégration de la discordance et de l’hétérogénéité dans le répertoire poétique : « Les poèmes de Garneau sont remplis de redondances, de développements analytiques, d’éléments conceptuels qui sont la trace de contenus imparfaitement intégrés au registre de la fiction[12]. » C’est notamment grâce à un tel mélange, ainsi qu’à l’apparente imperfection qu’il provoque, que la poésie de Garneau conserve l’étrangeté et la force de renversement typique de l’allégorie (et aussi bien de l’ironie).

Si au départ, donc, la poésie telle que Garneau la présente peut, à l’instar de l’ironie, convoquer une communauté parallèle, opposée à celle plus pragmatique des « comptables » (Oe, 11), elle demeure néanmoins, par les convictions qu’elle affiche, proche d’un idéal démiurgique que l’ironie, au fil de la modernité littéraire, a aidé à déconstruire. L’ironie poétique de Saint-Denys Garneau ne peut toutefois pas être saisie sans qu’on tienne compte du « rêve poétique » auquel son oeuvre, même dans ses moments les plus noirs, continue de répondre. C’est justement cet idéal premier, cette croyance en les pouvoirs de l’art, qui donne à l’ironie garnélienne son tranchant puisqu’elle rend palpable le rêve au coeur de la désillusion et vice versa. Comme chez Rimbaud qui a procédé au « dérèglement de tous les sens[13] » pour atteindre l’inconnu, rendant son projet encore plus fascinant alors qu’il y renonce, l’écart entre l’absolu poétique et sa contrepartie silencieuse ouvre le champ d’action de l’ironie dans la poésie garnélienne. Frédérique Bernier observait ainsi que le « mouvement de l’ironie » instaure surtout « la possibilité d’un jeu[14] », ce qui permet d’évoquer à nouveau l’allégorie de Garneau, cependant qu’ici, l’ironie fait bien sentir que l’enjeu véritable de la partie, c’est la poésie elle-même en tant qu’elle demeure une éventualité, « coïncidant là plus que jamais avec la définition borgésienne du fait esthétique comme “imminence d’une révélation qui ne se produit pas”[15] ». Le jeu de la poésie semble donc à la fois capital et dérisoire en ce sens qu’il réitère une promesse qu’il ne remplit jamais. Le poème « Le diable, pour ma damnation » corrobore cette idée :

« Un frisson court dans les rideaux ;

Ils vont s’ouvrir ! Sois attentif ! cela ne durera peut-être

 qu’une fraction de moment, qu’un sourire, un

 sanglot, qu’un bond !

Voilà le temps ! le rideau bouge ! »

Mais rien ! peut-être un courant d’air,

Un frisson d’air à la surface !

Oe, 186

Le renouvellement de l’attente, empreinte d’espoir comme de déception, alimente l’inquiétude du sujet ; cette agitation morale doit être comprise comme une des sources de l’ironie garnélienne. Aussi les deux exclamations finales de l’extrait ci-dessus forment le contrepoint ironique des précédentes, car elles soulignent la disproportion entre l’intensité du désir et l’insignifiance de l’événement qui le suscite. Jacques Paquin ajouterait ici que « la gravité de l’enfant par contraste avec son activité[16] » engendre le rire de l’adulte qui l’observe jouer. Cet effet de concurrence instaure un climat ironique dans le poème où, dès lors, la conscience du jeu tend à se substituer au jeu lui-même ou à en devenir la règle.

L’ironie comme nécessité éthique

Dans L’école du regard, Antoine Boisclair montre que la poésie de Garneau prend pour horizon esthétique « un réalisme fondé sur l’expression du sujet et l’élévation spirituelle, un réalisme permettant de révéler la “signification secrète” des “harmonies”[17] ». Il s’agit de procéder avec les mots à ces « merveilleux enlacements/Les allier séparer marier » (Oe, 10) pour mettre en évidence l’unité mystérieuse que les choses construisent entre elles et qu’on pourrait nommer leur chant. Plus que de témoigner de la réalité du monde, le poète est appelé à exercer un pouvoir sans lequel cette réalité, dans son essence, demeurerait inexplorée. Dans l’esprit du jeune Garneau, l’artiste doit transcender son métier pour que la stricte compétence professionnelle fasse place à un savoir supérieur : « L’harmonie se rapporte à la capacité de faire chanter la matière […] tandis que la composition constitue une qualité avant tout technique[18] », rappelle Boisclair. Aussi, il est entendu que pour Garneau, la poésie n’est pas foncièrement tributaire du travail stylistique et formel, mais de l’avènement d’une vision qui doit autant à l’observation du réel qu’à l’intuition de l’« immatérielle harmonie » qui fonde ce dernier. Il note dans son journal :

La vérité de l’art est relative à cet ordre et non aux choses ordonnées. Une oeuvre d’art est fausse quand elle crée, fait signe d’un désordre, non pas dans l’arrangement matériel, mais dans les rapports immatériels entre les choses. Tout pour elle est dans la vision de l’harmonie, qui est chose spirituelle, et elle est fausse par l’absence de cette vision, par la carence de cette harmonie.

Oe, 418

Au-delà de l’effet de rupture, le choix du vers libre, certes lié au passage « de la poésie comme métier à une poésie qui [oppose] au désir de prouesse celui de sincérité[19] », marque en outre le désir d’émettre un chant dont la musique ne soit pas une fabrication de l’artiste, mais le fruit d’une compréhension intime de la nature. Comme Fernando Pessoa (Alberto Caeiro) qui écrivait : « Peu m’importent les rimes. Rarement/il est deux arbres semblables, l’un auprès de l’autre[20] », pour signaler le mensonge que perpétuent les artifices poétiques, Garneau conçoit l’écriture de manière éthique, d’où son souci d’atteindre à l’authenticité par le travail d’agencement poétique. « Mon dessein » donne la mesure de ce projet :

Il y a les plantes, l’air et les oiseaux

Il y a la lumière et ses roseaux

Il y a l’eau

Il y a dans l’eau, dans l’air et sur la terre

Toutes sortes de choses et d’animaux

Il ne s’agit pas de les nommer, il y en a trop

Mais chacun sait qu’il y en a tant et plus

Et que chacun est différent, unique

On n’a pas vu deux fois le même rayon

Tomber de la même façon dans la même eau

De la fontaine

Chacun est unique et seul

Moi j’en prends un ici

J’en prends un là

Et je les mets ensemble pour qu’ils se tiennent compagnie

Ça n’est pas la fin de la nuit,

Ça n’est pas la fin du monde !

C’est moi.

Oe, 195

Au sujet des considérations éthiques qui balisent la voie de la poésie, certains objecteraient que Saint-Denys Garneau refuse d’associer l’art à la morale, comme il le soutient dans son journal : « L’art est indépendant de la morale. Il s’abaisse dès qu’il est subordonné à l’utilité quelle qu’elle soit, morale, nationale, politique, dès qu’il se subordonne à une fin extérieure à lui-même » (Oe, 418). Ici, cependant, il rejette surtout l’idée que l’art existe relativement, c’est-à-dire dans la nécessité d’un rapport avec d’autres domaines que le sien. Cela dit, il ne faut pas croire que Garneau fasse la promotion de l’art pour l’art ; il place la vie bien au-dessus. Il défend en réalité l’idée que l’art existe absolument, selon qu’il participe d’un au-delà qui est son but en même temps que son commencement. Boisclair souligne qu’une telle conception coïncide non seulement avec la doctrine thomiste et la pensée baudelairienne, mais encore avec le romantisme allemand :

[L’]esthétique garnélienne s’inscrit dans la tradition du romantisme allemand lorsque, suivant le tournant opéré par Schiller, elle est envisagée en termes d’« éducation ». Soulignons en effet que dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Schiller approfondit les thèses de Kant et de Fichte sur la relation entre la beauté et la moralité, proposant des manières concrètes de sensibiliser l’individu à l’art afin qu’il puisse s’émanciper et, par là, contribuer au mieux-être de la communauté[21].

Puisque l’art et la poésie sont pour Garneau un apprentissage, ils sont placés sous le signe d’une perfectibilité qui en appelle au jugement, lequel ne peut s’exercer en dehors d’une conscience morale. Sur ce plan, l’ironie doit être conçue comme l’agent d’un processus d’évaluation. Il ne se limite toutefois pas à la censure, mais participe de plein droit au mouvement créateur qui vise à marier le sensible et l’intelligible. Il s’avère en outre que pour les romantiques allemands, ce mariage est le produit spécifique de l’ironie, voire son essence, et ce, dans la mesure où Friedrich Schlegel la désigne comme cette « beauté logique[22] » (entendement sensible) au coeur de la théorie romantique de l’art et de la littérature. De même, il faut reconnaître que l’oeuvre poétique de Garneau porte le gène de l’ironie, ce qui fait d’elle une clé de lecture essentielle des poèmes.

Au seuil de l’harmonie

On pourrait penser que la poésie de Garneau, au moment où le lyrisme ne déborde pas du cadre éthique assurant la véracité du chant, qu’à cet instant l’ironie s’efface, laissant au plus quelques traces subtiles de son influence. Les « Esquisses en plein air » seraient à cet égard les poèmes les plus empreints du sentiment d’harmonie, à tel point qu’il ne subsiste du poète que son regard déposé, dirait-on, au seuil du paysage, atteignant presque « la simplicité divine/d’être en entier l’extérieur de [lui-même] et rien de plus[23] », pour emprunter de nouveau les mots de Pessoa. L’angoisse et la culpabilité semblent alors évacuées au profit d’une joie qui se profile au sein d’une étrange neutralité émotive, comme si le sujet ne sentait ni le besoin de s’enthousiasmer, ni celui de conjurer son ennui ou son malheur. Le poème « Les ormes » est à cet égard exemplaire :

Dans les champs

Calmes parasols

Sveltes, dans une tranquille élégance

Les ormes sont seuls ou par petites familles.

Les ormes calmes font de l’ombre

Pour les vaches et les chevaux

Qui les entourent à midi.

Ils ne parlent pas

Je ne les ai pas entendus chanter.

Ils sont simples

Ils font de l’ombre légère

Bonnement

Pour les bêtes.

Oe, 17

La voix aura ici trouvé sa justesse, son équilibre, en ce sens qu’il n’y a dans le langage et dans la découpe du vers aucun signe d’effort — la métaphore des « parasols » colle si étroitement aux faits immédiats qu’elle paraît précisément révéler l’équation entre le poème et la réalité. Seule persiste « l’ombre légère » d’une ironie aux huitième et neuvième vers, alors que le sujet prend le soin de dire que les arbres ne parlent ni ne chantent, certifiant ainsi au lecteur qu’il refuse d’embellir, et par là de dénaturer, l’expérience du paysage que l’esquisse dévoile. Le fin décalage provoqué par l’aller-retour énonciatif (ils-je-ils) et le mode temporairement négatif de la description rend perceptible une distanciation ironique, sans pour autant que la voix, le rythme et le développement des vers perdent leur fluidité, comme si l’ironie, en tant que fonction nécessaire au maintien éthique de la poésie, prenait aussi part à l’organicité du poème. Peut-être faut-il aussi percevoir dans le silence des ormes l’indice d’un calme intérieur, d’une présence pleine et quasi dispensée d’épithètes.

On ne négligera pas, néanmoins, que le calme et la plénitude ressentis dans les « Esquisses en plein air » mettent de l’avant une contradiction subtile, car la forme qui en témoigne est par définition un état préparatoire et inachevé de l’oeuvre — nous y voyons le signe d’une tension qui, sur fond de dissonance entre la forme et le fond, donne à considérer la poésie garnélienne comme intrinsèquement ironique dans sa façon d’apparaître. Le qualificatif « liminaire » employé par Michel Biron pour décrire le mode d’existence de la modernité littéraire québécoise[24], suivant entre autres l’exemple de Saint-Denys Garneau, mérite en somme d’être appliqué à la poétique garnélienne dans son ensemble ; il définit un état permettant d’accéder au sentiment de la beauté et de l’ordre. C’est en guise d’ébauche que le poème répond à l’idéal de l’apprentissage et du commencement, lequel inscrit la poésie dans un devenir continu, c’est-à-dire dans une succession de légers déséquilibres qui produisent paradoxalement un équilibre dont relève l’harmonie poétique. Voilà ce que le poème liminaire de Regards et jeux dans l’espace établit, à savoir que le repos n’est pas conditionnel à l’interruption du mouvement, mais précisément au maintien de soi au coeur de la mobilité :

Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches

Par bonds quitter cette chose pour celle-là

Je trouve l’équilibre impondérable entre les deux

C’est là sans appui que je me repose.

Oe, 9

N’empêche que cette nécessité du mouvement, de la fugacité du trait poétique entendue comme une ruse de la conscience, contraste avec le statisme d’un poème comme « Les ormes ». La sobriété précise de l’image combinée avec l’effet d’empilement des vers donne au dessin une fixité, comme si le poème était parvenu à dépouiller le corps immuable du paysage, sa force pérenne, des innombrables petites variations, inégalités, distorsions sur lesquelles l’oeil bute normalement.

Si les « Esquisses en plein air » font place à une sérénité de la vision qui partout ailleurs est menacée, c’est parce que la nature est pour Garneau une véritable « école », un lieu d’exercice pour l’oeil et l’être assoiffés d’absolu :

Je pense qu’avant de créer et composer, il faut se mettre longtemps à l’école de la nature, docilement. Elle a toujours infiniment à nous apprendre ; elle nous offre d’incessantes merveilles. Dire que toutes ces beautés passent sans que je puisse les retenir en moi ! Si l’on retenait vivant un millième de ce qu’on voit, on serait habité de belles images. Je me croyais mort ; et voilà que l’illusion me prend encore que je trouverai peut-être en moi l’oeil intérieur qui saura retenir ces choses.

LA, 177

Placée sous le signe de l’apprentissage, comme le soutient Antoine Boisclair[25], la poésie connaît deux issues : la réussite et l’échec. Aussi, l’extrait de la lettre adressée à Claude Hurtubise en août 1935 rend compte de l’ambivalence des sentiments de Garneau devant sa capacité à réussir sa formation, n’étant pas convaincu qu’il possède les facultés requises pour « retenir », en bon écolier, les leçons que le monde lui enseigne. Étant donné que l’art et la poésie ne sont pas de simples métiers pour Garneau, sinon celui de vivre comme le dit l’expression de Cesare Pavese, leur apprentissage concerne moins l’acquisition d’un savoir technique que le développement d’aptitudes ontologiques. Du coup, la poésie apparaît comme l’occasion d’un accroissement de l’être et de la vie, cependant que l’intériorité garnélienne équivaut, si l’on en juge les propos du poète, à une passoire laissant filer hors de lui les « beautés » qu’il perçoit. Témoin émerveillé du monde, saisi par son unité obscure, Garneau semble néanmoins se languir de ne pas être à la hauteur de son désir d’union, laissant mûrir en lui l’idée qu’il est cette tache aveugle où la vie disparaît en l’atteignant, de sorte qu’il s’imagine vivre tout en se « croy[ant] mort ». L’ironie poétique profite de ce paradoxe puisqu’elle ne laisse jamais le renoncement s’affranchir de son contraire. La négation, la perte paraît investie d’une possible affirmation, d’un possible gain. « Il ne lui reste plus qu’à jouer à qui perd gagne[26] », écrit Robert Élie, car c’est au moment où il croit à la totalité de l’anéantissement que le poète se découvre un attachement encore plus farouche :

Et cependant dressé en nous

Un homme qu’on ne peut pas abattre

Debout en nous et tournant le dos à la direction

 de nos regards

Debout en os et les yeux fixés sur le néant

Dans une effroyable confrontation obstinée et un défi.

Oe, 170

Le poème surgit de nulle part, d’un vide auquel il s’additionne pourtant, comme l’indique la conjonction « Et » en début de vers. Il faut concevoir ce défi lancé au néant comme la poésie portée à l’extrémité de sa nature, là où la rupture semble la faire naître vraiment, à raison d’un « cependant » qui signale l’inconséquence même d’une volonté indépendante de soi, voire qui en est détournée. Chez Garneau, l’ironie permet d’envisager la part la plus immuable et la plus impersonnelle de la poésie, laquelle déborde les ordres strictement perceptif et intuitif du sujet et se déploie, dirait-on, au niveau d’une intelligence supérieure que seul un féroce entretien, une confrontation pleine d’effroi permet de mesurer.

Une révolution copernicienne

Si Saint-Denys Garneau conserve le désir de croire en la poésie comme dévoilement de l’ordre divin — « l’oeil intérieur » évoqué dans la lettre à Claude Hurtubise citée plus haut appuie cette consonance entre la poésie et la mystique —, il n’en demeure pas moins conscient du risque qu’un tel désir soit irréalisable et que par conséquent ses efforts poétiques aient pour finalité d’entretenir une « illusion ». L’ironie prouve à ce chapitre que le poète n’est pas dupe, mais qu’il soutient la confrontation entre la croyance et l’incroyance[27], entre l’acceptation et le désaveu de l’art. La critique aura ainsi relevé qu’un large pan de l’oeuvre garnélienne répond au risque de l’imposture, car conformément à la « logique » qui s’y développe, dit Frédérique Bernier, l’art « constitue un moyen de s’enrichir, de se parer des ressources divines, de posséder ce qui ne nous appartient pas[28] ».

L’événement décisif que nous désignons comme une révolution copernicienne pourrait découler de la crainte d’usurper les pouvoirs appartenant à Dieu. Conscient du danger — ce manquement à l’humilité qui le grandit injustement en lui procurant le sentiment d’être le centre du monde —, Garneau s’initie à une nouvelle vision de la poésie — il s’agirait d’une autre dimension de l’apprentissage. Comme nous l’avons souligné, Garneau se compare, au début de Regards et jeux dans l’espace, à un enfant qui joue sans contrainte, insouciant de sa faute :

Il vous arrange les mots comme si c’étaient de

 simples chansons

Et dans ses yeux on peut lire son espiègle plaisir

À voir que sous les mots il déplace toutes choses

Et qu’il en agit avec les montagnes

Comme s’il les possédait en propre.

Oe, 11

D’abord présenté comme inoffensif, le jeu de la poésie fait ensuite l’objet d’une remise en question sérieuse. De fait, évaluée à l’angle du portrait général de l’oeuvre, la figure de l’enfant présente un contraste proche du clair-obscur. « Mais en tant que figure fantasmatique d’une origine poétique pleine, […] l’enfant garnélien porte toujours déjà en lui la menace du retournement, de ce passage de la réassurance à l’inquiétant[29] », précise Bernier. Force est d’admettre que la symbolique ambiguë de l’enfant est perceptible dès le poème « Le jeu », comme le suggèrent ces vers émettant une objection : « Et pourtant dans son oeil gauche quand le droit rit/Une gravité de l’autre monde s’attache à la feuille/d’un arbre » (Oe, 11). Cette dualité du regard montre quel potentiel d’ironie possède le poète qui rit tout en devenant sérieux, ou l’inverse : la posture, l’intention, le jugement ne jouant jamais en faveur du statut univoque de la pensée.

L’articulation des antipodes résultant du strabisme de l’enfant préfigure une conscience fourchue, laquelle contribue à mettre en branle la révolution copernicienne dans la mesure où Garneau, adoptant la fameuse attitude ironique décrite par Baudelaire, devient « [e]t la victime et le bourreau[30] ». Ainsi, dans le poème « Autrefois », la désillusion remplace la « joie de jouer », comme si le poète renonçait à la vision première de son art pour se mettre lui-même en échec. Autocritique, le poème indique clairement qu’un basculement a eu lieu :

Autrefois j’ai fait des poèmes

Qui contenaient tout le rayon

Du centre à la périphérie et au-delà

Comme s’il n’y avait pas de périphérie

 mais le centre seul

Et comme si j’étais le soleil : à l’entour

 l’espace illimité

Oe, 26

Introduit par l’adverbe « autrefois » et narré au passé composé, le premier vers définit une antériorité qui postule une actualité corrélative de la poésie. Cette amorce rapproche le poème de la palinodie, renouant presque avec sa forme antique, soit un poème où on rétracte les propos tenus dans un poème précédent. Autrefois, donc, les poèmes renfermaient l’univers, ils en reproduisaient les dimensions et l’équilibre, si bien que Garneau était d’une certaine façon détenteur du don d’ubiquité : comme la lumière du soleil, les rayons de sa conscience diffusaient partout sa présence. Le poète, dont les « yeux [étaient] grands pour tout prendre » (Oe, 12), atteignait la plénitude alors qu’il s’émancipait de la rationalité utilitaire des « comptables ». L’expérience, comparable à la mise en orbite d’une fusée — « C’est qu’on acquiert une prodigieuse vitesse de bolide/Quelle attraction centrale peut alors/empêcher qu’on s’échappe » (Oe, 26) —, permettait non seulement de franchir toutes les limites, mais de les abolir, puisque « [q]uand on a cet élan pour éclater dans l’Au-delà » (Oe, 26), les notions de « centre », de « périphérie » et de « rayon » n’ont plus aucun sens.

Une ironie se profile dans cette première strophe, en raison notamment du vocabulaire employé, lequel renvoie à l’astronomie, aux mathématiques (géométrie), et de manière plus subtile à la physique. Le registre technique du langage, bien qu’il n’exige pas une connaissance scientifique profonde pour être compris, est pour le moins surprenant, voire dissonant, puisque Garneau l’utilise afin de décrire l’expérience lyrique et spirituelle de la poésie. L’enthousiasme, l’élan poétique, l’union du sujet et de l’objet sont des phénomènes dont les explications s’achoppent bien souvent au mystère de la poésie, au chant des muses, au souffle de l’inspiration ou encore à l’innommable, l’indicible et au silence, autant d’expressions qui signalent la limite de l’entendement face à l’origine de la poésie. Ne pouvant révéler concrètement les fondements de sa nature, elle s’attire la suspicion de ceux qui admettent seulement les réalités vérifiables à partir de lois algébriques ou statistiques. Voilà ce à quoi Garneau semble vouloir remédier en conceptualisant son ancienne expérience poétique au moyen du vocabulaire empirique de la science, faisant conjoindre deux types de pensée, la poétique et la scientifique, qui, malgré l’apparente contradiction qu’elles forment entre logique et fantaisie, se fondent sur un même principe de recherche. Issu du jeu entre l’idée et la sensation ainsi que de leur réciprocité illustrative, le ton didactique crée un effet de distance, comme s’il ne suffisait plus d’accéder à la poésie, mais qu’il fallait la mettre en perspective. Il ne s’agit pas seulement de vivre ou d’éprouver, mais aussi de comprendre, si bien que Garneau consent à la séparation ironique. La rupture, à la fois historique (« autrefois ») et tonale (didactisme, autoréflexivité), à mesure qu’elle joue contre l’événement poétique compris comme chant (harmonie, beauté, lyrisme), ouvre une autre voie d’accomplissement à la poésie, laquelle est typiquement garnélienne, à savoir que le poète gagne au moment où il croit perdre, selon l’expression employée par Robert Élie. Comme l’écrit Pierre Nepveu, « [c’]est la parole elle-même, avec son dialogisme interne, c’est la forme dans ses rebondissements et ses cassures, la pensée dans sa quête analytique et sa recherche d’une formulation juste, c’est l’ensemble de ces éléments qui font, à chaque instant, l’événement[31] ».

Le destin de la poésie n’en demeure pas moins approximatif et fragile puisqu’il est déterminé par cette idée que la poésie, en étant différente de ce que Garneau croyait, conduit à l’impasse. Le tournant critique est relaté dans la suite du poème :

Mais on apprend que la terre n’est pas plate

Mais une sphère et que le centre n’est pas au milieu

Mais au centre

Et l’on apprend la longueur du rayon ce chemin

 trop parcouru

Et l’on connaît bientôt la surface

Du globe tout mesuré inspecté arpenté vieux sentier

Tout battu

Oe, 26

L’« autrefois » de la poésie, ses lois et ses vérités, est réfuté par un nouveau savoir, lequel s’appuie sur une investigation concrète et redoublée du monde qui apparaît sous ses formes exactes — c’est du moins ce que revendique la science. Introduite par le martèlement anaphorique de la conjonction « mais », cette seconde strophe marque le rejet définitif des propositions énoncées dans la première. Décrit comme une révolution scientifique, le renversement poétique renvoie non seulement à l’héliocentrisme découvert par Copernic, mais également à la révélation de la rotondité de la terre — découverte beaucoup plus ancienne : au troisième siècle av. J.-C., Ératosthène déduisait la circonférence du globe. À mesure que la conquête scientifique du monde donne du volume à celui-ci, la poésie doit composer avec le rétrécissement de son territoire et de ses pouvoirs. Jadis comparable à une rampe de lancement permettant de voyager vers l’« Au-delà », le « rayon » se réduit désormais à ce « chemin trop parcouru », et le « globe » à ce « sentier/Tout battu », comme quoi l’accroissement des connaissances banalise et aplatit les réalités d’un monde qui ne débouche plus que sur lui-même, inlassablement — d’où l’aspect dramatique associé à la découverte de la circularité de la planète.

« Hélas tantôt désespoir/L’élan de l’entier rayon devenu/Ce point mort sur la surface » (Oe, 26), dit la suite du poème. Selon ce que Michel Biron a établi, ce désespoir procéderait entre autres de la fin du rêve d’unité que les membres de La Relève entrevoyaient dans la cosmologie du Moyen Âge :

À côté du soleil d’autrefois, celui d’avant la révolution copernicienne, la lumière terrestre actuelle ne produit qu’une clarté décevante, celle du rayon condamné à n’éclairer que la surface des choses, privé de l’élan vers l’Au-delà. Le lecteur de La Relève reconnaît sans doute dans ces vers l’évocation nostalgique d’un splendide Moyen Âge […]. Le texte social affleure donc ici de manière très lisible et motive idéologiquement le texte poétique sans le dénaturer[32].

Sans négliger l’influence de ce « texte social » sur le poème, il importe de rappeler que l’accueil sceptique réservé à cette révolution copernicienne dénote une fois de plus le caractère romantique de la pensée garnélienne. L’extrait suivant de Leopardi en donne la preuve — d’autant plus que les figures de l’enfant et du sage forment une opposition similaire à celle des enfants et des comptables dans Regards et jeux dans l’espace : « Hélas ! connu le monde ne croît point mais rapetisse, et l’air sonore, la mer et la terre maternelle paraissent bien plus vastes à l’enfant qu’au sage[33]. » À l’instar du constat de Leopardi, les images du « chemin trop parcouru » et du « sentier tout battu » permettent à Garneau de réitérer l’idée que la science, en dépouillant la réalité de ses mystères, contrarie l’imagination. Ce faisant, les compétences de la poésie sont en quelque sorte démenties, car comme le dit María Zambrano, « [l]e poète ne travaille pas pour que, parmi les choses, les unes soient et les autres n’aient pas ce privilège, mais pour que tout ce qui existe et ce qui n’existe pas accède à l’être[34] ». En raison du monde nouvellement expliqué, le poète abandonne donc l’idée que l’art unifie la réalité et le néant, le fini et l’infini, afin de situer le sujet là où « il n’y [a] pas de périphérie/mais le centre seul ». Dorénavant, la poésie ne permet plus d’atteindre cette « prodigieuse vitesse de bolide ». Elle fait plutôt subir l’« attraction centrale » de la « réalité rugueuse à étreindre[35] », pour citer Rimbaud, et oblige Garneau à opérer à l’intérieur de « ce réduit » (Oe, 26) qu’est le monde déterminé par les lois de la science — monde sans mystère et donc sans ouverture.

Le transfert énonciatif du « je » au « on » dans le poème renforce lui aussi la réalité du renversement. Il suggère une perte de singularité dans la mesure où le poète, en se ralliant à un nombre indéfini de personnes, montre qu’il a entendu raison et qu’il souscrit maintenant au sens commun. Le changement de pronom crée aussi un effet de distanciation, comme si le poète s’objectivait pour mieux se voir et se juger. Cet écart, où le sujet apparaît étranger à lui-même après s’être assimilé à une communauté impersonnelle et imprécise, indique la résignation de Garneau qui, devant l’accumulation des preuves produites devant lui — « Mais on apprend », « Et l’on apprend », « Et l’on connaît » —, doit se rendre à l’évidence : la poésie l’a induit en erreur[36]. Le « on » possède toutefois une nuance péjorative puisqu’il fait écho à la communauté des « comptables » précédemment conspuée par Garneau. Le lecteur pourra songer à ce « Dieu inconnu » qu’invoque le bourgeois pour asseoir son autorité, comme l’écrit Léon Bloy dans son Exégèse des Lieux Communs : « C’est On qui tient la foudre et c’est On qui donne la vie[37]. » Imbu de sa supériorité, le « on » du poème témoigne d’une acceptation pleine de rancoeur, d’où la pointe de sarcasme qu’il fait jaillir. Son effet de coupure est une marque supplémentaire de la dissension provoquée par la révolution copernicienne.

Tirer profit de la faille

Considérant que Saint-Denys Garneau s’avise des conséquences liées au renversement poétique à l’intérieur même d’un poème, il faut se garder de ranger l’ironie du seul bord de la négativité. Elle ne vise pas à réduire en poussière les espoirs poétiques, elle cherche plutôt à faire ressortir les pièges et les impostures auxquels l’écrivain s’expose lorsqu’il écrit. « Il me faut devenir subtil/[…] Créer par ingéniosité un espace analogue à l’Au-delà » (Oe, 26), se dit Garneau. Cette subtilité et cette ingéniosité suggèrent que la poésie dépend désormais d’une imagination et d’un savoir-faire différents de ceux qui présidaient à « l’ancien jeu des vers[38] ». Comme Apollinaire qui s’excusait d’être devenu ignorant, la pente ironique sur laquelle la révolution copernicienne engage Garneau mène à un certain « désapprentissage[39] » de la poésie, lequel désencombrerait la conscience et lui donnerait ainsi plus de mobilité et de souplesse. C’est précisément parce que Garneau a conscience de s’être d’abord laissé enjôler qu’il tient ici à reconsidérer le « jeu » auquel il s’était livré, et ce, dans l’espoir (même répudié) que la poésie remplisse un jour ses engagements (beauté, harmonie, unité, vérité). Le 26 août 1932, il s’ordonnait dans son journal :

Écris. Ne permets pas qu’un moment de toi retourne au néant dont il semble venir. Quand une pensée ou un sentiment ou une impression traverse ton âme et que cela semble une partie de toi-même, une parcelle de ta vie, retiens-la, exprime-la autant que tu peux, donne-lui la forme la plus belle, si tu peux très belle.

Oe, 625

La poésie serait une question de capacité et Garneau, comme on sait, s’accuse d’être inapte. Il va jusqu’à limiter son oeuvre à une dizaine de poèmes, les seuls ayant atteint le stade de la nécessité[40]. Or la conscience d’être incapable de s’approprier la poésie n’est pas un trait exclusif à Garneau. Il le partage notamment avec les romantiques allemands qui ont pour leur part fait appel à la théorie du fragment afin de pallier cette contrainte opposant l’intuition et l’expression poétiques : « Il y a tant de poésie, et rien pourtant n’est plus rare qu’un poème ! Cela fait cette masse d’esquisses, d’études, de fragments, de tendances, de ruines et de matériaux poétiques[41]. » Il faut cependant préciser qu’à la différence des romantiques allemands, Saint-Denys Garneau, comme en témoigne le poème « Autrefois », semble ici faire face à un monde non chaotique, sans confusion, c’est-à-dire un monde dont on connaît l’entièreté de la surface et qui n’a plus de profondeur.

Cette distinction ne suffit pourtant pas à démentir la dimension romantique de l’ironie garnélienne. Réfléchissant à la corrélation du mode fragmentaire et du chaos, Lacoue-Labarthe et Nancy écrivent : « Il faut ici, conformément aux préceptes des Romantiques, lire la vérité dans l’ironie : le chaos est bien aussi quelque chose qui se construit […]. La tâche proprement romantique — poïétique — n’est pas de dissiper le chaos, mais bien de le construire ou de faire oeuvre de désorganisation[42]. » Devant l’état « mesuré inspecté arpenté » du monde, le projet poétique de Garneau, sans viser le désordre proprement dit, espère faire éclater l’organisation des choses :

Alors la pauvre tâche

De pousser le périmètre à sa limite

Dans l’espoir à la surface du globe d’une fissure,

Dans l’espoir et d’un éclatement des bornes

Par quoi retrouver libre l’air et la lumière.

Oe, 26

Le premier vers de la strophe montre que la poésie relève désormais d’un travail sans gloire. Bien qu’il nous mette sur la piste de l’ascétisme de Garneau[43], l’adjectif « pauvre » dénote en premier lieu une ironie dirigée contre le poème. L’expression « pauvre tâche » indique cependant que cette ironie est chargée de tendresse et d’une bienveillance qui n’est pas étrangère à celle de l’individu qui, reconnaissant le malheur de son prochain, tente de lui redonner courage en lui disant : « Pauvre toi. »[44] Puisque le désabusement de Garneau n’est pas intégral, l’ironie conserve une extension positive, une force de rebondissement. Tout est une question d’effort, de mise en branle, car le travail poétique suppose une inertie, une friction que le verbe « pousser » permet ici d’imaginer. À cet égard, l’ironie de cette « pauvre tâche » porte également à l’attention du lecteur l’aspect dérisoire d’une telle ardeur à l’ouvrage, laquelle est conditionnée par « l’espoir à la surface du globe d’une fissure », comme si toute réalisation poétique était de nature accidentelle, inopinée.

Aussi dégradante que puisse paraître cette contingence de la poésie, elle permet à Garneau de conserver un dernier lien avec la nécessité de l’art qui « est une découverte du monde », car ce « monde ne se passe pas d’être découvert » (Oe, 431). Voilà pourquoi la fissure dans l’univers « tout battu » ne doit pas être réparée, mais explorée, voire accentuée jusqu’à l’« éclatement des bornes ». L’ironie assume ce travail de la faille en répugnant la beauté trompeuse et immobile de la perfection poétique, laquelle constitue moins aux yeux de Garneau une réussite qu’un retranchement de l’oeuvre à distance du lecteur, comme si elle perdait alors sa portée accueillante et charitable. Le jugement qu’il émet sur « une exposition de gravures japonaises » abonde dans ce sens : « Monde d’une perfection pour ainsi dire paralysante et tellement achevée en soi que j’y cherchais vainement une fissure humaine qui me permît d’y pénétrer, d’y élire domicile passagèrement pour y faire réponse à l’interrogation en face de mon oeil » (Oe, 448). L’ironie assure à l’inverse que l’oeuvre n’est jamais univoque et totalisée, mais fondée sur cette fissure qui, tout en étant une forme de défaillance, crée une ouverture par où le dialogue, autant que la confrontation, sont possibles. La fissure ironique permettrait au poème d’être un lieu d’accueil des voix et des multiples significations, non pas pour en faire un mélange indifférencié, mais pour créer ce sentiment d’une compagnie, d’un partage et, le cas échéant, d’une communion. Ainsi, à la « Maison fermée » de Regards et jeux dans l’espace, où le poète est « [s]eul avec l’ennui » (Oe, 22), les poèmes posthumes opposent une autre maison, dont la vocation est de recevoir :

Je veux ma maison bien ouverte,

Bonne pour tous les miséreux.

Je l’ouvrirai à tout venant

Comme quelqu’un se souvenant

D’avoir longtemps pâti dehors,

Assailli de toutes les morts

Refusé de toutes les portes

Mordu de froid, rongé d’espoir

Anéanti d’ennui vivace

Exaspéré d’espoir tenace

Toujours en quête de pardon

Toujours en chasse de péché.

Oe, 153

On pourrait penser que cette maison — qui n’est encore qu’une projection dans l’avenir, un bientôt qui réplique à l’autrefois — illustre plus concrètement cet « espace analogue à l’Au-delà » où Garneau se proposait de « trouver dans ce réduit matière/Pour vivre et l’art » (Oe, 27). La maison offre le réconfort, la protection et la sécurité que l’être sans foyer n’a pas. Or parce qu’elle est « bien ouverte », le dehors et la vie la traversent. Elle figure l’espérance d’une poésie qui ne serait pas repliée sur elle-même et qui par conséquent sauverait de l’anéantissement : « Car la maison meurt où rien n’est ouvert » (Oe, 22). On prend conscience, par la tension de l’intérieur et de l’extérieur que provoque l’ouverture de la maison, des possibilités que l’idéal poétique garnélien offre au jeu de l’ironie. Les deux diptyques qui concluent le poème « Ma maison » font d’ailleurs sentir ce que la posture de Garneau doit à l’identité des contraires. La similitude métrique, grammaticale, syntaxique et phonétique des vers favorise le rapprochement de réalités antithétiques sans toutefois annuler leurs différences, d’où leur force paradoxale. La « maison bien ouverte » du poème est le lieu où, par la voie des trouées de l’ironie, Garneau « retrouv[e] libre l’air et la lumière » (Oe, 26) ; l’espoir et l’ennui ; le pardon et le péché. Quoi d’autre qu’une conscience ironique peut, du fond de la désolation et du désenchantement, investir la fissure ou le trou d’un pouvoir d’échange plutôt que d’effondrement ? « Mais un trou dans notre monde c’est déjà quelque chose/[…] Cela permet de voguer et de revenir/Cela peut libérer de mesurer le monde à pied/pied à pied » (Oe, 200), conclut Garneau dans son poème « Poids et mesures ». Il faut à la lumière de ces vers considérer l’ironie comme un acte de résistance contre les forces dramatiques du désespoir, signe qu’elle aide le poète à « revenir » au moment où l’excès menace de l’emporter. Voilà pourquoi cette ironie nous apparaît comme le pivot de l’esthétique et de l’ontologie, car le désir d’une parole juste s’accorde chez Garneau avec le privilège de la modération dans l’expérience qu’il fait des limites de sa personne.