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« Qui parle dans un poème[1] ? » se demande Paul Valéry au détour d’une page de ses Cahiers en 1939. Cette vaste question, qui traverse la modernité et préfigure le procès qu’on intentera à l’auteur au cours des années 1960, aura évidemment suscité des réponses variées. Stéphane Mallarmé, soutient Valéry non sans prendre quelques raccourcis, voulait que le « Langage lui-même[2] » se substituât au locuteur. Dans la perspective de l’écriture automatique, André Breton rêvait pour sa part d’une « pensée parlée[3] ». Entre ces deux conceptions de l’instance créatrice, la réponse de Valéry ressemble à un compromis : ce qui se manifeste par l’écriture est selon lui un « Être vivant ET pensant », un Être qui « pousse la conscience de soi à la capture de sa sensibilité[4] ». C’est moins « la voix du Langage » qui se fait entendre, ajoute Valéry, que « le Langage issu de la voix[5] ». « Ce qui parle dans un poème » serait ainsi une voix, c’est-à-dire un élément touchant à la fois le corps et l’esprit, la sensibilité et la pensée.

Dans un texte qu’il consacre à ce sujet, Giorgio Agamben montre que Valéry fait le pari « d’aller au-delà du Je, sans l’abolir, en direction de la sensibilité et du corps[6] ». Valéry refuse de « céder l’initiative aux mots » ou à l’inconscient, suggère Agamben ; si celui qui parle ne correspond ni au moi biographique, ni au moi psychique ou physique, il n’en demeure pas moins constitué de corps et d’esprit — il n’en demeure pas moins une voix. On ne retrouve guère d’allusions à l’oeuvre de Paul Valéry dans le journal et la correspondance de Garneau[7], mais il est possible d’entendre cette voix dans Regards et jeux dans l’espace, en particulier dans la suite « Esquisse en plein air », où émerge « la voix des feuilles » comme « un froissement/de robes plus claires aux plus/transparentes couleurs » (Oe, 37). Une pièce exclue du recueil évoque aussi « la grande voix du vent » (Oe, 102). C’est cependant dans « Tous et chacun », un poème auquel nous nous attacherons dans les prochaines pages, que ce motif acquiert une portée poétique centrale. « Nature, tu m’as chanté le duo des voix équivoques », écrit notamment Garneau pour expliquer où « prend lumière tout le poème » (Oe, 36). En quoi consistent ces « voix équivoques » ? Que nous apprennent-elles sur la manière dont Garneau conçoit l’instance créatrice, le sujet, l’auteur ?

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Il n’est plus nécessaire de prouver que la génération de La Relève, dans la foulée du personnalisme et de l’existentialisme européens, fut la première au Canada français à interroger avec autant d’insistance l’énigme du Moi en dehors de paramètres strictement religieux ou nationalistes. Il y a maintenant près d’une vingtaine d’années, André Brochu a ainsi montré de manière convaincante comment la dualité entre l’intériorité et l’extériorité — la dualité entre « l’homme d’ici » et « l’homme de là », pour reprendre sa terminologie inspirée par Ernest Gagnon — constitue le fondement des réflexions sur le sujet qui ont cours chez Saint-Denys Garneau et les écrivains de son entourage[8]. Si l’on adopte ce paramètre de lecture, qui sera repris en partie par Pierre Nepveu[9], Garneau appartiendrait à une catégorie d’auteurs qui ont privilégié « la réalité intérieure » comme manière d’accéder au Moi, qui ont fait de cette intériorité, écrit Brochu, « l’essentiel de [leur] expérience[10] ». Nous savons cependant que Garneau a aussi voulu sa maison « bien ouverte » (Oe, 22), que son « dessein » était de « partir en plein air » (Oe, 195). Une suite de poèmes comme « Esquisses en plein air » et les réflexions sur « l’habitation du paysage » montrent bien, par ailleurs, que le sujet garnélien n’est pas réductible à son intériorité. Il faut ainsi garder en mémoire le poème liminaire de Regards et jeux dans l’espace : Garneau trouve « l’équilibre impondérable » de son identité en « quitt[ant] cette chose pour celle-là », il la trouve « entre les deux » (Oe, 9). « Nous sommes placés dès l’abord dans un monde de demi-réalité » (Oe, 274), dit-il à cet égard dans son étude sur Alphonse de Châteaubriant. D’un point de vue ontologique ou phénoménologique, le sujet garnélien se constitue dans cette « demi-réalité », dans cet espace mitoyen entre le dedans et le dehors. En ce sens, « ce qui parle dans le poème » ne correspond ni tout à fait à l’intériorité du sujet, ni tout à fait à son extériorité sensible : plutôt, la voix du poème loge dans un espace mitoyen, dans un espace frontalier qui, pour paraphraser Valéry, fait de l’instance créatrice un être à la fois « vivant » et « pensant », sensible et intelligible.

Écrit en 1935, soit au coeur de la période de création la plus féconde de Garneau, un poème exclu de Regards et jeu dans l’espace illustre particulièrement bien les enjeux d’une telle conception du sujet. « Tous et chacun » — c’est le nom que l’on donne à ce poème sans titre — porte sur différentes relations identitaires : celle du Moi qui se définit vis-à-vis la nature, celle des mots qui nomment les choses, mais aussi, plus largement, celle de l’« unité » confrontée au multiple, au « nombre » :

Tous et chacun, chacun et tous, interchangeables

Deux mots,

Signes

De l’ineffable identité

Où prend lumière tout le poème

Nature, tu m’as chanté

Le duo des voix équivoques,

Immatériel balancement

Par-delà l’opacité du nombre,

Flux et reflux de la même onde, ô l’onde unité,

Vagues renaissantes infiniment

Et pour rôle de dérouler

La lumière jusque sur le rivage

Celui-ci, celui-là, faites-vous plus qu’une seule chair

Pour l’amour de mon âme qui vous maria.

Tous et chacun réversibles,

Et je n’ai pu souvent pour cet échange

Que vous accoupler.

Oe, 157

Bien qu’il ait été écrit au moment où Garneau atteint les sommets de son art, ce poème vraisemblablement inachevé, du moins si l’on se fie à la ponctuation irrégulière[11], pourrait être lu comme un bilan ou une sorte d’« adieu » à la poésie. L’utilisation du passé composé, temps de la récapitulation, renforce cette idée dans la deuxième strophe, mais ce sont surtout les thèmes abordés qui rassemblent quelque chose d’essentiel chez Garneau. Dans ce texte qu’on pourrait lire comme un art poétique — on explique ici où « prend lumière tout le poème » —, il est question tout d’abord d’identité. Ce thème, mis en relation avec celui de la poésie, est à la base de la tension entre le « tous » et le « chacun », que nous pouvons associer à la relation entre l’un et le multiple, le particulier et l’universel — voire entre le même et l’autre. Le « chacun » trouve un écho, quelques vers plus loin, dans le mot « nombre », tandis que le « tous » anticipe « l’unité » dont il est question par la suite. Cette tension entre le particulier et le général, poursuit Garneau, ces deux signes — « tous » et « chacun » — évoquent l’« ineffable identité » qui s’avère la source du poème.

Dans la mesure où ces vers semblent avoir été destinés à la partie de Regards et jeux dans l’espace intitulée « Esquisses en plein air » — nous retrouvons dans cette suite un esprit et un lexique similaires : le « flux », les « ondes », la « lumière[12] », etc. —, il n’est pas étonnant que Garneau se réfère à la « nature », interpellée comme une vieille connaissance à partir de la deuxième strophe : « Nature, tu m’as chanté/le duo des voix équivoques. » « Équivoque », en effet, parce que le poème rappelle que toute forme d’identité est ambiguë. La nature chante au poète des « voix équivoques », et le « rôle » de celui-ci consiste semble-t-il à les porter. Loin du Moi tout-puissant qui réinvente le monde, l’instance créatrice devient ici un porte-voix au service du paysage.

Comme si la relation entre la nature et le locuteur était chose du passé — et c’est en ce sens aussi que nous pouvons lire « Tous et chacun » comme un bilan —, les autres vers semblent revenir sur ce que fut l’essentiel de cette relation : « Tous et chacun réversibles,/Et je n’ai pu souvent pour cet échange/Que vous accoupler. » Le rôle de l’artiste, écrit Garneau dans un texte consacré à la peinture, « est d’établir un ordre intelligible entre les choses, de saisir les rapports secrets entre les choses et de rendre intelligible cette immatérielle harmonie » (Oe, 418). Porté par un élan fraternel envers les êtres, le sujet garnélien « marie » les choses de la nature entre elles, comme il est suggéré à la fin du poème ; il les « accouple » dans l’espoir d’atteindre une harmonie spirituelle. « Tous et chacun » fait ainsi écho à « Mon dessein », où le peintre-écrivain, après avoir nommé différents éléments du paysage — « les plantes, l’air et les oiseaux » —, résume une part importante de son art poétique : « Moi j’en prends un ici/J’en prends un là/Et je les mets ensemble pour qu’ils se tiennent compagnie » (Oe, 195).

« Accoupler » ou « marier » les choses de ce monde, les agencer de manière à trouver une « harmonie » ou une « unité » : à plusieurs égards, l’univers de Garneau ressemble à celui des « correspondances » de Baudelaire, auteur qui a exercé chez lui une influence dont on oublie parfois l’importance[13]. Mais il serait possible aussi de voir en Paul Claudel un modèle théorique ou une source d’inspiration. « Claudel », écrit Garneau dans ses notes de Juvenila, est un « merveilleux exemple de cette vision profonde et féconde qui assume toutes choses indifféremment pour en dégager le même sens, un même chant, dans l’équilibre d’une correspondance universelle » (Oe, 714-715). À l’image de Baudelaire, Claudel et Garneau développent une théorie des correspondances qui concerne la poésie, mais aussi la peinture et, de manière générale, l’art de la composition. Nous savons que Garneau a lu et commenté l’ouvrage de Claudel intitulé La peinture hollandaise[14], où il est dit notamment que la qualité d’une composition concerne tout aussi bien la capacité de l’artiste à donner un sens à sa toile qu’à lui restituer un « centre[15] ». Une grande part de l’intérêt que Claudel accorde à la peinture hollandaise repose d’ailleurs sur la notion de « centre » : « le paysage hollandais a toujours une direction : plus sûrement encore dirons-nous que la composition [des] intérieurs a un centre de gravité, un foyer[16] ». Suivant les idées élaborées par Claudel dans les Traités de la co-naissance, le centre sémantique se rapporte tout aussi bien au sens du tableau qu’à son équilibre spirituel. Si « toute naissance est une connaissance », le tableau, lui aussi, est le lieu d’un avènement à soi : « c’est ainsi que devant une toile peinte l’oeil de lui-même recule et situe les plans, établit la troisième dimension. Nous faisons partie d’un ensemble homogène, et comme nous co-naissons à toute la nature, c’est ainsi que nous la connaissons[17]. » Claudel et Garneau, malgré tout ce qui sépare leur poétique, ont en commun d’associer le sujet à un regard (ici un « oeil ») qui se définit par rapport au monde extérieur. Le « paysage est déterminé par ma vision », dit Garneau au sujet de ses activités de peintre, « et ma vision [est] jusqu’à un certain point informée par le paysage » (Oe, 472).

Qui parle chez Garneau ? Une voix qui n’est pas tout à fait la sienne, mais aussi un regard, une « vision » appartenant en partie à la nature ou au paysage. Un « Être », comme le dit Valéry, « qui pousse la conscience de soi à la capture de sa sensibilité ». Qu’il soit associé à une voix ou à un regard, le sujet évolue sur une ligne de crête, entre intériorité et extériorité, entre la conscience de soi et l’abandon au monde sensible. Cette ligne de crête — tout nous porte à le croire, du moins — permet à Garneau de trouver momentanément un « équilibre impondérable ».

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À une échelle plus grande — mais toujours dans l’esprit de cette « co-naissance » — l’oeuvre de Garneau accompagne à sa manière la « fin de l’intériorité » dont a parlé Laurent Jenny au sujet des poètes qui, entre 1885 et 1935 selon son propre découpage, auraient tenté de « figurer la pensée dans notre espace[18] ». Selon la lecture de Jenny, la poésie post-symboliste aurait été « l’histoire d’une extériorisation progressive de l’intériorité[19] », extériorisation marquée notamment par le retour au paradigme de la peinture chez les poètes de l’Esprit nouveau — en opposition au culte de la musique chez les symbolistes — et alimentée par les esthétiques de Matisse et Cézanne, chez qui « la peinture a pour fonction d’établir des rapports entre les choses[20] ». Ainsi avec la « fin de l’intériorité, l’art n’exprime plus la pensée, il la concrétise [et la] rend visible[21] ». On reconnaît ici sans peine le projet de Garneau, le poète peintre qui souhaite « sortir en plein air » afin d’établir des rapports entre les choses[22]. Le titre même de son recueil — Regards et jeux dans l’espace — renvoie en quelque sorte au projet d’extérioriser la pensée. Si l’on considère que le regard garnélien constitue un prolongement de la pensée — « la vision n’est pas une chose donnée, mais une vertu de l’esprit qui se perfectionne » (Oe, 443) —, certains poèmes comme « Esquisses en plein air » peuvent être lus comme des tentatives de « rendre visible la pensée ». La tonalité impersonnelle de ces poèmes, par ailleurs, permet d’échapper au moi romantique, au trop-plein de subjectivité qui trouverait dans l’organisation de l’espace ou dans cette manière d’agencer les choses entre elles un rempart contre le lyrisme trop « coulant » qui « s’emporte lui-même » (Oe, 347).

Il serait tentant d’établir d’autres parallèles, à la lumière de cette « fin de l’intériorité », entre Garneau et un poète comme Pierre Reverdy, avec qui il partage un intérêt pour la peinture. En 1919, dans un texte intitulé « Le cubisme, poésie plastique », Reverdy définit la tâche de l’artiste en ces mots :

Dégager, pour créer, les rapports que les choses ont entre elles, pour les rapprocher a été de tout temps le propre de la poésie. Les peintres ont appliqué ce moyen aux objets et, au lieu de les représenter, se sont servis des rapports qu’ils découvraient entre eux[23].

Mais contrairement à Reverdy, Garneau semble se méfier du cubisme[24]. Héritier de l’avant-garde, dont il n’épouse pas toutes les causes, Reverdy rêve d’une « oeuvre d’art qui ait sa vie indépendante, sa réalité et qui soit son propre but[25] ». L’idée d’un sujet qui s’efface au profit de la réalité, le projet d’un lyrisme impersonnel qui céderait l’initiative aux choses ne s’applique pas à Garneau, incapable de se détacher tout à fait du moi, dût-il le trouver haïssable, et se méfiant de la « dépersonnalisation[26] ».

Considérant sa manière d’envisager les éléments de la nature, qui tendent à s’organiser, à former une harmonie spirituelle que le poète et le peintre ont pour mission de révéler, Garneau élabore un sujet qui refuse de s’effacer totalement au profit d’un grand tout. Le sujet est une voix, la « voix des feuilles » qui traverse « Esquisses en plein air », celle dont l’identité, sans devenir tout à fait impersonnelle, tend à fusionner avec le paysage. Pour le poète qui se méfie explicitement de la « dépersonnalisation », l’identité du sujet poétique, aussi fragile soit-elle, demeure effective. Tout comme Valéry, Garneau tente d’« aller au-delà du Je sans l’abolir ».

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Il vaut la peine ici de noter que l’esthétique de l’entre-deux, qui situe le Je du poème dans la « demi-réalité » dont il a été question plus haut, rejoint la figure du mort-vivant qui hante plusieurs poèmes de Garneau. Il serait possible d’envisager ainsi le sujet poétique des dernières parties de Regards et jeux dans l’espace, où « un mort demande à boire » (Oe, 20), où le locuteur prisonnier d’une « maison morte » (Oe, 22) sent en lui « la mort qui fait son nid » (Oe, 33). Ce mort qui habite l’univers de Garneau n’est pas tout à fait mort, « il demande à boire » et semble errer dans les limbes, dans une demi-réalité proche de celle évoquée par Jules Supervielle dans Gravitations et L’enfant de la haute mer. Ainsi le « poème retrouvé » intitulé « Glissement », où un « vieux mort [est] enfoui dans les silences sous-marins » (Oe, 158), semble faire écho au « noyé » de Supervielle, « qui se réveille au fond des mers » et dont le coeur « se met à battre comme le feuillage du tremble[27] ». Qui parle chez Garneau ? C’est un corps qui pense, mais dont la réalité semble incertaine ; c’est une voix, un demi-mort, une conscience qui doute d’elle-même.

Ce rapport à la « conscience » permet de rattacher Garneau à plusieurs auteurs de son temps, bien qu’une part importante de la poésie moderne — en particulier celle associée au surréalisme — privilégie l’imagination au détriment de la conscience, du moins si l’on envisage celle-ci comme un rempart de lucidité érigé contre les débordements de l’imaginaire et l’emprise de l’inconscient. Le mot « conscience », chez Garneau, comporte souvent une dimension morale ou religieuse, mais il s’inscrit aussi dans une tradition littéraire moderne. « La conscience aiguë de soi-même », écrit Garneau en 1935, « la conscience du bien et du mal. La conscience de chacun de ses actes et leur exacte évaluation : voilà ce que j’ai trouvé en Baudelaire » (Oe, 965).

Si nous oublions momentanément la bibliothèque de Saint-Denys Garneau, celle que Benoît Lacroix a eu la clairvoyance de détailler, et si nous faisons abstraction des noms d’auteurs admirés ou critiqués dans son journal, ses articles ou ses lettres, il peut être intéressant de penser aux oeuvres poétiques des années 1920 et 1930 qui, à l’échelle de l’Europe et des États-Unis, auraient pu susciter l’intérêt de Garneau si le hasard lui avait permis de les connaître. Durant l’entre-deux-guerres, T. S. Eliot, Wallace Stevens et Fernando Pessoa, pour nommer quelques figures connues, écrivent l’essentiel de leur oeuvre poétique ; Borges publie Ferveur de Buenos Aires et Lune d’en face, tandis que le surréalisme s’impose dans quelques pays. En France, l’espace littéraire est notamment le lieu d’une lutte entre deux clans poétiques : celui qui cède l’initiative à l’inconscient, pourrait-on dire schématiquement, et celui, au contraire, dont la mission est d’explorer la conscience de soi. Paul Valéry, dont le personnage de Monsieur Teste repousse les limites de la lucidité, est le représentant le plus important de cette conception du sujet poétique qui tente de se maintenir à travers différentes formes d’altérité comme le langage ou l’inconscient.

Le privilège accordé à la conscience, en opposition à l’inconscient, apparaît ailleurs qu’en France durant cette période. Sous le masque de Bernardo Soares, Pessoa en fait un de ses sujets de prédilection. « Il m’arrive de ne pas me reconnaître », écrit-il en opposition aux poètes de l’intériorité, « tellement je me suis placé à l’extérieur de moi-même, tellement j’ai employé de façon purement artistique la conscience que j’ai de moi-même[28] ». Quelques années plus tard, au début de la Deuxième Guerre, Wallace Stevens évoquera pareillement, mais dans un tout autre contexte, la primauté de la conscience : « In the presence of the violent reality of war, consciousness takes the place of the imagination[29]. »

La conscience de soi, celle qui permet à l’homme moderne traversé de doutes de croire qu’il existe, est, comme on le sait, un élément central de la phénoménologie et de l’existentialisme européens qui, à l’époque de Garneau, redéfinissent le sujet à partir de sa relation avec le monde sensible. Gabriel Marcel, que Garneau a lu, développe ainsi, dans Être et avoir, l’idée d’une « conscience de soi » indissociable d’un « corps[30] ». Des philosophes comme Bergson, avec Essais sur les données immédiates de la conscience, ou encore Husserl, Heidegger et plus tard Merleau-Ponty, tenteront eux aussi de redéfinir l’identité du sujet en des termes apparentés. Chez Merleau-Ponty, l’identité est envisagée métaphoriquement comme une « chair », la même peut-être que Garneau nomme dans « Tous et chacun » lorsqu’il écrit : « Celui-ci, celui-là, faites-vous plus qu’une seule chair/Pour l’amour de mon âme qui vous maria » (Oe, 157). Une phrase du journal fait écho à ces vers : « il me faut être dans le monde, avec ma chair du monde, comme n’y étant pas et sans regard attendri pour lui » (Oe, 399). Tel est le sujet garnélien : assimilé à la chair du monde et indépendant tout à la fois, ouvert au monde extérieur et soucieux de conserver son intériorité. Telle est l’équivoque du moi qui n’est jamais tout à fait lui-même, qui ne peut jamais mettre ses « pieds dans ses pas » afin de dire simplement : « voilà c’est moi » (Oe, 34).

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« Chair », « voix », « regard » : les différents motifs rattachés au sujet, et par extension, à l’identité de l’instance créatrice, montrent bien comment l’esthétique de Saint-Denys Garneau s’inscrit dans une tradition moderne bien ancrée en Europe. Il importe peu de savoir s’il a lu assidûment ou non les proses ou la poésie de Valéry ; le fait est que les « voix équivoques » qu’il fait entendre s’apparentent à la « voix » qui, selon l’auteur des Cahiers, parle dans un poème, à la voix qui n’est pas tout à fait celle de l’auteur, ni celle de la nature, du langage ou de l’inconscient, mais qui finalement est un peu tout cela à la fois. Parce qu’ils refusent de réduire le sujet à une pensée ou à un corps, mais aussi parce que le sujet est une pensée et un corps — « un Être vivant ET pensant » —, Valéry et Garneau ont ceci en commun de vouloir « aller au-delà du Je sans l’abolir ».

Il s’agit évidemment d’un projet particulièrement singulier, qui anticipe à sa manière les poétiques de l’effacement que l’on retrouve chez Jacques Brault ou Philippe Jaccottet. La modernité poétique québécoise s’exprimera plus tard à travers un Je lyrique plus assumé — pensons au Vierge incendié ou à L’homme rapaillé, où un Moi éclaté, morcelé, cherche constamment à s’affirmer — et voudra aussi, dans l’esprit des écritures du texte, faire disparaître l’auteur au profit du langage. Garneau préfigure une autre modernité, à la fois moins lyrique et moins soumise au langage. Une modernité soucieuse de préserver l’existence du sujet sans pour autant en faire un centre. « Autrefois j’ai fait des poèmes/Qui contenaient tout le rayon/Du centre à la périphérie et au-delà » (Oe, 26), écrit Garneau dans un poème bien connu. « Autrefois », en effet, parce que Regards et jeux dans l’espace évoque une distance croissante entre le Je et son centre, distance qui finira par faire du sujet, au dernier vers du recueil, un « étranger qui prend une rue transversale » (Oe, 34).