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De l’esprit de système en théorie de la traduction

Depuis ses débuts disciplinaires, la traductologie ne saurait dissimuler son penchant pour l’esprit de système. L’appellation disciplinaire ne trompe pas et si la prudence empiriciste anglo-saxonne se voile d’un Translation Studies au flou protecteur, la traductologie francophone et l’Übersetzungwissenchaft germanique avouent leur prétention à organiser avec rigueur le champ du savoir qu’elles entendent constituer. Les inspirations ne trompent pas davantage : la linguistique à ses débuts, le formalisme russe et le structuralisme français par la suite, la sociologie maintenant sont des disciplines qui offrent à la traductologie des modèles prônant une systématicité plus ou moins rigide mais qui est partie prenante de leur épistémologie. Et lorsqu’elle se raconte, la discipline raffole de modèles, paradigmes et autres turns. L’arborescence que dessina James Holmes en 1972 (v. Holmes, 1988) pour schématiser le champ traductologique naissant et que reprit en la modifiant Gideon Toury une vingtaine d’années plus tard n’a pas perdu de son attrait pour nombre de traductologues.

À un autre niveau, l’examen du contenu des théories de la traduction est révélateur : binarismes de tout poil (esprit et lettre, sens et forme, source et cible…), équivalences en tout genre (dynamique, fonctionnelle, sémantique, communicative), déterminismes variés (du vouloir-dire au Skopos), typologies conquérantes (textuelles ou méthodologiques), toutes ces notions et perspectives appellent un systématisme permettant leur fonctionnement, oppositionnel ou non. À isoler l’exemple le plus pertinent ici, le succès de la théorie du polysystème et la gamme des recherches en découlant montrent combien la traductologie nourrit le besoin d’un cadre formalisé pour accueillir la diversité des manifestations traductives. Sur le plan strictement méthodologique, les tendances récentes empruntant au cognitivisme, à l’informatique et à l’étude de corpus montrent suffisamment que la tentation systémiste persiste.

On peut s’en étonner car traduire est un acte singulier qui reconduit ses paramètres et donc ses fondements théoriques à chaque fois. Un acte, précisément, tributaire en cela d’une historicité et d’une subjectivité, instances autodéterminatrices qui semblent défier toute mise en système, un acte dont la nature est à la fois factuelle et événementielle, ce qui rend toute traduction pragmatique[1]. Il est au demeurant possible de comprendre système autrement et de considérer la notion dans une approche moins scientiste, plus ouverte.

Ce que faisait Antoine Berman lorsqu’il proposa : « Aujourd’hui, la traduction a à se doter de tous les instruments de la technologie moderne pour conquérir sa traditionnalité – son propre esprit-de-système non méthodologique » (Berman, 2008, p. 181). La mention de la technologie préserve celle de la tradition de la connotation conservatrice qu’une herméneutique d’obédience gadamérienne risque de suggérer. Le système, dans l’extension maximale qu’il promet, y devient l’horizon accueillant pour les confronter toutes les pratiques de traduction au long des époques et des cultures. Ce même élargissement était opéré par Henri Meschonnic dans son emploi du concept de système, à partir de Saussure, qu’il oppose au concept de structure, le dynamisme du premier se substituant au statisme ahistorique du second. « […] penser cette interaction langage-poème-éthique-politique comme une seule systématicité » (Meschonnic, 2007, p. 101), l’exercice de la langue et du traduire révélant le vivant dans son infini, rayonnant au travers d’un « système de discours » (ibid., p. 111).

Outre ces deux exemples issus de la traductologie francophone, il convient de renvoyer plus amplement à l’épistémologie contemporaine qui, de la cybernétique et de la biologie jusqu’à la psychologie et la sociologie, a renouvelé la pensée systémique en lui ôtant rigidité et fermeture et en soulignant l’interaction et la complexité au sein des ensembles considérés. Au demeurant, la notion de système croise sémantiquement deux lignes interprétatives que soutiennent deux imaginaires : la compréhension mécaniciste et la perspective biologisante. La première s’inspire de la rigidité et du déterminisme de la machine tandis que la seconde, privilégiée actuellement, cultive l’analogie avec la souplesse et l’imprévisibilité du corps, animal et humain. La pensée du langage a successivement reçu les deux éclairages et on ne s’étonnera pas qu’il en soit de même avec la traduction, ce qu’illustrent les articles qui suivent dans le présent volume.

La métaphore biologisante est prégnante dans l’analyse de Sergey Tyulenev, « Social Teleonomy and Translation », de nature très systémique puisqu’elle emprunte aux pensées de Luhmann, Gumilev et Mayr. En effet, la structure sociale y est approchée comme un organisme vivant et désignée comme ethnos ou superethnos lorsqu’elle inclut plusieurs groupements ethniques. A l’opposé de certaines théories de la culture, l’ethnos est défini comme un système clos qui connaît un développement lui étant propre. Toutefois, dans son « cycle de vie », qualifié de téléonomique en ce qu’il suit une ligne programmée, il s’assure des frontières de nature variable par lesquelles il demeure en relation avec son environnement. La traduction – dans ses aspects langagiers et culturels – en relève et fonctionne donc comme un organe de médiation sociale dont l’importance sera proportionnelle à la phase de développement (genèse, apogée, désintégration) de l’ethnos, agissant tant au niveau individuel que générationnel.

L’étude de Nayelli Castro, « La traduction de la phénoménologie husserlienne en espagnol : une perspective socio-traductologique », adopte une visée plus restreinte puisqu’elle traite de la traduction de textes philosophiques, en l’occurrence l’oeuvre de Husserl, dans le domaine mexicain au XXe siècle en en dégageant deux organisations systémiques. La première renvoie au réseau qui relie un certain nombre d’acteurs impliqués dans « l’importation des idées » d’une culture à une autre opérant en fonction de certaines règles et certaines normes. La seconde prend en compte un « continuum textuel » qui regroupe diverses formes textuelles, depuis les recensions d’oeuvres en langue étrangère jusqu’aux traductions proprement dites. Cette double perspective éclaire les enjeux herméneutiques, culturels et idéologiques présidant aux rapports et transferts possibles entre les traditions nationales. Traduire y est à la fois accueillir l’oeuvre étrangère, susciter une pensée originale et construire un champ culturel.

S’il n’est pas étonnant, vu son objet, que la sociologie se préoccupe de système, la philosophie n’est pas en reste à cet égard qui soit cherche à reconnaître le monde comme un système, soit à ordonner son propre questionnement comme un système. Par ailleurs, traduction et philosophie affichent un long compagnonnage[2] aux divers aspects : l’histoire de la philosophie comme traduction, intra- ou interlinguistique, de concepts; la traduction comme exemple, métaphore ou philosophème pour le travail de la pensée; l’assise philosophique des théories de la traduction, l’ensemble de ces axes esquissant, pour l’époque contemporaine, comme une devenir-philosophie de la traduction.

Ce rapport est interrogé dans l’article de Sathya Rao, « Pour une critique non-philosophique de la raison traductosophique », critique entreprise au prisme de la pensée de François Laruelle. L’auteur y propose une relecture des travaux de Jean-René Ladmiral et d’Antoine Berman afin d’expliciter comment leur traductosophie, c’est-à-dire l’élaboration d’un savoir sur la traduction éclairé par la philosophie, est tributaire de cet éclairage jusqu’à en adopter les énonciations et les énoncés au prix d’un éloignement des réalités de la pratique traductive. Quoique celles-ci soient revendiquées par les deux traductologues comme l’ancrage nécessaire à leurs théorisations, ils sont soumis au poids de la « Décision traductosophique » qui les empêche de penser l’expérience traductive en tant que telle et en dehors du carcan théorique déterminant les termes de l’analyse. La perspective de la « non-philosophie » permettrait de resituer la traduction dans la force de son immanence en la dégageant du « système des déformations » que lui impose l’outillage dualiste de la philosophie.

L’article de Carolyn Shread, « Plasticity in Translation: How Does Catherine Malabou’s Philosophy Re-Mold Translation », vise lui aussi à reconsidérer l’activité traductive dans de nouveaux cadres de pensées. L’oeuvre de Catherine Malabou y est propice puisque celle-ci se confronte non seulement aux systèmes spéculatifs de Hegel et de Heidegger mais cherche à dépasser l’anti-systématicité de la déconstruction derridienne. Traductrice de Malabou en anglais, Carolyn Shread expose les affinités entre le concept de plasticité, qui n’est ni élasticité ni flexibilité, et la pratique traductive. Le polysémantisme du terme, empruntant autant à l’esthétique qu’à la neurologie, lui accorde un potentiel paradigmatique dans l’horizon contemporain où il désignera les processus de transformation sans déformation parmi lesquels il est loisible d’inscrire la traduction. Au principe d’équivalence encore dominant sous divers aspects est substituée une dynamique de mutation et de régénération qui met à mal la référence à l’autorité de l’original. Les conséquences sur la question identitaire sont évidentes, ce à quoi l’approche féministe en traductologie sera particulièrement attentive.

Un tel potentiel de renouvellement spéculatif réside cependant au sein même de pensées devenues canoniques en traductologie, telle celle de Walter Benjamin (v. Nouss, 1997). Chez lui, la systématicité du marxisme, jamais abandonnée, est infléchie par l’élan messianique et sa mesure d’incertitude. Entre révolution et révélation, la pensée benjaminienne instaure une dynamique de traduction mutuelle qui en préserve les potentialités respectives. James St-André, dans « Revisiting Walter Benjamin’s “Task of the Translator” in Light of His Concept of Criticism in German Romanticism » lit l’essai de Benjamin comme une traduction du système idéaliste qu’érige la philosophie du romantisme allemand. L’esthétique et la définition de la critique qui furent élaborées au sein de ce courant de pensée viennent influencer les principes théoriques de Benjamin, notamment les concepts de survie et de traduisibilité de l’oeuvre d’art. La vitalité et l’autonomie que la critique attribue à celle-ci et où elle trouve sa fonction sont précisément ce qui en suscite la traduction. Mais le regard généalogique est aussi appliqué à la réception de l’oeuvre de Benjamin dont le contenu anticipe et autorise les interprétations. L’étude de cette réception permet d’examiner comment la traductologie se nourrit de lectures métaphorisantes et mythologisantes et comment elle en légitime l’usage.

Qu’elles soient menées sous les auspices de la sociologie ou de la philosophie, il ressort de ces interrogations que si une pensée de la traduction doit reconnaître une certaine systématicité dans l’abord de ses pratiques, elle tendra vers une conception marquée de souplesse en accord avec la part d’indétermination qui les accompagne. Somme toute, si la traduction goûte l’esprit de système, elle n’en respecte pas forcément la lettre.