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Hubert Gauthier est l’une des chevilles ouvrières de la santé en français pour les minorités francophones au Canada. Depuis 1980, il a occupé différentes fonctions stratégiques dans le réseau québécois, soit directeur général adjoint à la planification et à la programmation du Conseil régional de la santé et des services sociaux de la région de Québec, directeur général du Conseil régional de la Montérégie et sous-ministre adjoint au ministère de la Santé et des Services sociaux. Monsieur Gauthier a aussi été pendant six ans le président-directeur général de l’Hôpital général Saint-Boniface au Manitoba.

Soucieux d’améliorer la prestation de services de santé en français, tant au niveau national que provincial, il accepte en avril 2000 la coprésidence du Comité consultatif des communautés francophones en situation minoritaire, comité établi par le ministre fédéral de la Santé de l’époque. En 2002, Hubert Gauthier est nommé président de la Société Santé en français dont le but est l’amélioration des services de santé en français pour les communautés francophones en situation minoritaire. Il en est le président-directeur général de 2005 à 2009. L’université du Manitoba lui décerne en 2007 un doctorat honorifique pour ses efforts en matière de services de santé et de services sociaux en français. Enfin, Monsieur Gauthier a siégé au conseil d’administration de l’Association des infirmières et infirmiers du Canada et au conseil d’administration des Instituts de recherche en santé du Canada. L’entrevue avec Monsieur Hubert Gauthier s’est déroulée le 22 juin 2012.

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A. Leis : En tant que pionnier de la santé en français en milieu minoritaire au Canada et ayant baigné dans le milieu de la santé tout au long de votre carrière, parlez-nous des inégalités sociales de santé constatées chez les francophones vivant en milieu minoritaire au Canada.

H. Gauthier : Il nous faut tout d’abord remonter à la source du mouvement de la santé en français, au début des années 2000. Il y avait alors très peu d’information concernant la santé des communautés francophones minoritaires. Dans le premier rapport du Comité consultatif au ministre fédéral de la Santé (2001), un énoncé très important soulignait qu’à peu près la moitié des francophones hors Québec n’avaient pas accès à des services de santé en français. Cela se traduisait pour les francophones en milieu minoritaire en une carence potentielle du système de santé quant à l’accès aux services et quant aux diagnostics et aux traitements.

Par la suite, des études ont été entreprises et plusieurs situations analysées. Cela a mené à certains constats sur l’état de santé des francophones (FCFA, 2001), le premier d’entre eux étant l’absence évidente au départ de données spécifiques portant sur ces derniers. Un travail exceptionnel devait donc se faire pour dresser un portrait de la présence francophone dans les systèmes de santé. En général, les institutions n’identifient pas les francophones, à moins qu’elles ne soient francophones à 100 % comme Montfort et quelques institutions du Nouveau-Brunswick. Dans les faits, les gouvernements avaient du mal à reconnaître la situation des francophones dans le domaine de la santé.

Par ailleurs, dans les études qui existent grâce aux données de Statistiques Canada, on note que l’état de santé de la population est inférieur à celui de la population en général, plus particulièrement chez les personnes âgées. La recherche a aussi montré, entre autres, que les femmes francophones en milieu minoritaire utilisaient moins les services de dépistage du cancer du sein ou du col de l’utérus que la majorité des femmes au pays. Les problèmes de santé de ces clientèles risquent de ne pas être dépistés à temps. Des études sur la santé mentale effectuées au Nouveau-Brunswick ont indiqué qu’il y aurait à ce chapitre plus de problèmes chez les adolescents francophones que chez leurs homologues appartenant à la majorité de la population (Seguin, et collab., 2005). Ce ne sont que de petits exemples qui tendent à montrer toute l’importance pour ces personnes d’obtenir des services dans leur langue maternelle.

A. Leis : Vous êtes considéré comme l’un des chefs de file du mouvement santé en français en milieu minoritaire. Pourriez-vous préciser quand et comment ce dossier a émergé au Canada?

H. Gauthier : À la fin des années 1990 et au début des années 2000, les leaders de la communauté francophone en situation minoritaire ont jugé le dossier de la santé comme prioritaire. Jusque-là, l’éducation avait pris beaucoup d’espace. On a commencé à considérer d’autres aspects de la communauté et la santé s’est avérée un dossier important. Alors, la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) a exercé des pressions sur le gouvernement fédéral, en particulier sur le ministère de la Santé, pour mettre sur pied un comité consultatif mixte — des intervenants en santé et des représentants du gouvernement — dont le mandat serait de dresser un état des lieux et de proposer des recommandations. Au bout de quelques années, ce comité a constaté qu’il y avait effectivement des problèmes. Compte tenu de son appui à l’endroit des communautés minoritaires de langues officielles, et bien que la santé soit de juridiction provinciale, le fédéral a décidé de s’impliquer, tout en nous encourageant bien sûr à travailler avec les gouvernements provinciaux. C’est à la suite du rapport du Comité consultatif de 2001 que le gouvernement fédéral a commencé à nous soutenir. C’est ce qui a mis en place, je dirais, les premiers éléments de la structure qu’on connaît aujourd’hui comme la Société Santé en français. Puis, de grands colloques sur la santé en français ont été tenus. Lors de l’un d’eux, il a été suggéré de créer un organisme qui aurait des ramifications dans chacune des provinces et des territoires. C’est ainsi que les différents réseaux de santé sont apparus partout au pays.

Ce mouvement avait pour principal objectif l’amélioration de l’état de santé des francophones en situation minoritaire par un meilleur accès à des services dispensés dans leur langue, ceux de prévention, de première ligne, de réadaptation et d’autres, dans lesquels la communication joue un rôle prédominant. Et ce, en impliquant — c’était un élément de la recette — les principaux partenaires qui interviennent en santé, soit la communauté, les gouvernements, les institutions, les professionnels et les établissements de formation.

Le modèle de gouvernance de cette nouvelle organisation était donc fondé sur la mise en réseau et la concertation de ces cinq grands secteurs d’activités. Dans chacune des provinces et dans les territoires, les réseaux ont chacun adopté à leur tour ce même modèle, lequel prévaut encore aujourd’hui.

A. Leis : Sauf erreur, ce modèle était préconisé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et décrit dans sa stratégie Vers l’unité pour la santé. L’appliquer au milieu minoritaire canadien semblait une solution gagnante, n’est-ce pas? Quels sont les défis auxquels vous avez dû faire face pour développer cette organisation et ce réseau?

H. Gauthier : Ce modèle de l’OMS (Boehlen, 2001) était pertinent et mobilisateur. Dès le départ, on a pu compter sur un grand nombre de personnes et sur une grande énergie sur le terrain, ce qui a favorisé un mouvement à l’échelle nationale. Pourtant, un des défis était vraiment de mettre en place un réseau dans chaque province et territoire. On en avait beaucoup parlé au niveau national et il fallait que ces réseaux se concertent, tout en respectant les champs de compétences, et qu’ils recrutent leurs principaux partenaires.

Un autre défi était celui de trouver les moyens financiers permettant à ces réseaux de travailler, lesquels moyens pouvaient provenir autant du provincial que du fédéral. Et parce qu’il s’agissait d’un mouvement basé sur un appui du fédéral, ce fut aussi un grand défi d’impliquer les gouvernements provinciaux et les autorités régionales de santé. En effet, au niveau des provinces et territoires, je dirais que les instances en santé ne se sentaient pas concernées. Ce fut exigeant d’impliquer non seulement les gouvernements provinciaux, mais aussi les acteurs sociosanitaires oeuvrant sur le terrain.

La cohésion et la coordination — ou la capacité d’articuler des moyens et des plans d’action axés sur la vision — représentaient aussi un grand défi. Parce qu’une fois qu’on dit qu’on va améliorer l’accessibilité des services, comment s’y prend-on pour le faire? Il fallait donc développer des stratégies autant au niveau national que provincial, des stratégies auxquelles puissent adhérer les autorités régionales et locales.

Un défi qui était de taille — et qui le reste probablement encore aujourd’hui — a été l’implication des professionnels de la santé et des organismes dans lesquels ils travaillent. Il n’est pas évident en situation minoritaire de demander à des professionnels de la santé d’offrir des services en français. Ils ne se sentent pas valorisés du fait qu’ils sont bilingues et capables de donner des services dans la langue de la minorité. Comment alors être prêts à s’identifier comme pouvant parler français et à s’impliquer dans ce mouvement?

Enfin, un défi demeure. C’est celui de se tenir au fait de l’état de santé des communautés et de leurs besoins spécifiques, afin d’orienter la prestation des services ainsi que leur accès.

A. Leis : Je comprends que beaucoup de progrès ont été accomplis et aussi qu’il reste beaucoup à faire. Parlez-nous maintenant du rôle que vous avez joué personnellement dans l’émergence de ce mouvement.

H. Gauthier : Il était important d’avoir une vision, une vision de ce qu’on voulait faire, soit promouvoir l’accès à des services de santé en français. L’argument facile qui nous était souvent servi était celui-ci : les francophones en situation minoritaire sont tous bilingues, alors c’est quoi le problème? Je dirais qu’au point de départ, il y avait la conviction de préjudices à l’égard des francophones qui ne recevaient pas de services de santé dans leur langue; et donc, je pense que j’ai pu contribuer à développer cet argumentaire et à faire en sorte de promouvoir cette vision. J’ai été en quelque sorte un « propagandiste » de cette vision, de ces arguments. Aujourd’hui, j’entends parfois les discours de personnes qui reprennent des éléments de l’argumentation que nous avions mise de l’avant au point de départ. Je dirais que ç’a été ma contribution sur le plan du contenu et du travail mené auprès de la communauté.

De plus, il a été important de rappeler au gouvernement fédéral qu’il avait un rôle à jouer, qu’il avait un investissement à faire et qu’il pouvait ainsi constituer une sorte de levier pour les communautés. Cela permettrait à ces dernières d’aller chercher par la suite les contributions provinciales, régionales ou locales. Ce pari n’a pas été facile puisqu’à ce moment-là, on n’avait pas du tout l’engagement des provinces. Mais on a réussi à vendre, je dirais d’arrache-pied, personne par personne, fonctionnaire par fonctionnaire, le fait que ce pari pouvait être gagné. On a dû convaincre… On a dû expliquer… On s’est présenté devant toutes sortes de commissions parlementaires. On a fait un travail d’argumentation auprès des autorités gouvernementales. Mais parallèlement, on construisait nos réseaux, même si on se basait davantage sur des promesses que sur des engagements fermes. Il nous fallait vendre un produit qui n’existait pas encore.

C’est ce qu’avec d’autres, nous sommes parvenus à accomplir. En même temps que l’on construisait, il nous fallait démontrer, parfois avant même de démarrer, les résultats qu’on atteindrait, et donc de convaincre les gens que ça marcherait malgré l’absence d’antécédents. Et au niveau local, les gens ont embarqué; et nous avons eu du financement. Mais il fallait démontrer au départ que chaque dollar investi était justifié et serait rentable.

Mettre sur pied un projet de cette envergure n’est pas une question d’heures ou de semaines. Ça prend du temps à construire… Et à maintenir sur pied, parce que ce n’est pas encore arrivé à maturité. On a peut-être un bon « adolescent »! La Société Santé en français n’a qu’une dizaine d’années et c’est très jeune pour une organisation comme celle-ci.

Dans un contexte de soins de santé où d’habitude chacun travaille pour soi, le modèle Vers l’unité pour la santé de l’OMS intéressait et intriguait. Avec les différents partenaires que je mentionnais tantôt, et d’autres personnes oeuvrant sur le terrain qui en faisaient la promotion, on a eu tout un travail de pionnier à réaliser pour vendre le modèle.

A. Leis : Pouvez-vous préciser dans quelle mesure vos expériences dans le milieu de la santé vous ont donné une certaine crédibilité dans le dossier de la santé chez les francophones en situation minoritaire?

H. Gauthier : J’ai eu l’avantage de travailler à tous les niveaux dans le domaine de la santé. Au niveau local, j’ai été directeur général d’un grand établissement de santé à Saint-Boniface au Manitoba. Ce n’est pas négligeable comme expérience, car j’avais le nez collé sur le problème, celui de faire en sorte que la communauté reçoive des services dans sa langue. J’ai aussi travaillé dans de grands hôpitaux universitaires, ce qui m’a permis de voyager dans toutes les régions canadiennes et de collaborer avec différentes autorités en santé. J’ai aussi oeuvré au niveau provincial, au Québec, en tant que sous-ministre de la santé. Toute cette expérience m’a donné des perspectives sur la manière de travailler avec les gouvernements et avec les hauts fonctionnaires. Cela m’a permis d’apprécier aussi le travail qui se faisait, de comprendre les enjeux du système de santé et les restructurations. Cela me permettait aussi de développer des contacts au niveau national. Et je pouvais entrer un peu partout, peut-être parce que j’étais perçu comme un gars de la santé et non comme une personne revendicatrice. J’étais quelqu’un qui avait de l’expertise dans le secteur de la santé et je me présentais en tant que tel. Je me positionnais et je défendais le dossier des francophones comme un dossier de santé et de mieux-être.

A. Leis : Parlons maintenant des résultats obtenus. Comment la Société Santé en français et ses réseaux ont-ils réussi à augmenter l’accès aux services de santé en français et quel a été leur impact sur la réduction des inégalités en santé?

H. Gauthier : D’abord, le fait que les partenaires de la santé se réunissent et s’occupent d’une communauté qui, selon moi, vivait des carences sur le plan de l’accessibilité aux services de santé et de bien-être constituait déjà un pas de géant. Les quelques dollars reçus du gouvernement fédéral se sont multipliés avec les contributions des gouvernements provinciaux et celles venant des régions. Une quantité impressionnante de projets ont été mis sur pied et n’ont pas pris fin avec le financement du fédéral; ils se sont maintenus au-delà de cette contribution. Par exemple, sur le plan de l’accessibilité, des centres de santé communautaire en français ont été créés un peu partout au pays, une quinzaine probablement, en Ontario, au Nouveau-Brunswick, en Alberta et au Manitoba. Ils existent encore aujourd’hui et se sont avérés des outils importants d’accessibilité à des services en français. Ils ont eu pour effet immédiat de réduire les inégalités, parce que tout à coup, les francophones se reconnaissaient dans leur milieu et on répondait dans leur langue à leurs besoins.

Je pourrais donner beaucoup d’autres exemples tels que des projets de promotion de la santé, de prévention et de services de santé primaires. J’ai moi-même participé à un atelier sur la jeunesse et les problèmes auxquels font face les adolescents. L’un d’entre eux disait : « C’est la première fois dans ma vie que j’ai pu m’exprimer en français. On comprenait mon problème… » Ainsi, des francophones témoignaient qu’ils avaient trouvé des lieux où ils pouvaient se présenter avec leurs problèmes de santé et y trouver l’aide appropriée. Je dirais que le gros du travail des réseaux, c’était d’identifier les besoins de leurs communautés et de développer des projets sur mesure afin d’améliorer l’accessibilité aux services de même que l’état de santé des gens. Certains projets sont nés dans un coin de pays et se sont transportés d’une province à l’autre. Je dirais que les dollars se sont multipliés par cinq, par dix dans certains cas! Des projets sont devenus permanents et vont assurer pour des décennies des services aux communautés francophones et, ce faisant, réduire le fossé qui existait entre ces communautés et le milieu majoritaire.

Un bel exemple qui me vient à l’esprit c’est le centre de santé communautaire à Notre Dame de Lourdes au Manitoba. D’une part, vous aviez des médecins qui avaient perçu des problèmes et de l’autre, des gens de la communauté qui souhaitaient avoir un meilleur accès aux services de santé, mais qui en voyaient l’accès se réduire continuellement avec des fusions d’établissements qui exigeaient de se déplacer dans de plus gros centres. Les gens de la formation se sont impliqués — parce que dans ce centre, on fait maintenant de la formation médicale et de la formation pour les professionnels de la santé. Et le gouvernement provincial a mis des fonds permanents au-delà des fonds non récurrents qui ont permis sa construction. La communauté aussi y a mis de l’argent. Ainsi, ce centre de santé communautaire est issu de la collaboration de différents partenaires et il représente aujourd’hui une fierté pour le milieu. C’est même un élément de développement économique de ce petit village du Manitoba.

A. Leis : Selon vous, quels sont les enjeux stratégiques actuels du mouvement et comment se traduisent-ils d’une région à l’autre ou d’une province à l’autre ou d’un territoire à l’autre?

H. Gauthier : D’abord, l’enjeu de la cohésion, et ce, aux niveaux national, provincial et régional. Maintenir une vision est chose plus facile au début, vu le nombre réduit de personnes impliquées. Toutefois, au fur et à mesure qu’augmente le nombre d’intervenants, il y a un défi de cohésion, un aussi d’autonomie. À travers le pays, chaque réseau est devenu autonome, oeuvrant dans son coin. Mais selon moi, il est nécessaire de partager. La communauté francophone en milieu minoritaire est trop petite pour penser qu’on puisse chacun être un roitelet dans son petit coin de pays. Pour réussir, cela prend cette cohésion, cette collaboration, cette unité de vision.

Un autre enjeu de l’accessibilité des services et de l’amélioration des soins porte sur les ressources humaines. En marge de la Société Santé français, le Consortium de formation national en santé, un partenaire du mouvement, forme beaucoup de professionnels. Une fois les aspects éducatifs mis en place, le défi demeure de s’assurer que les professionnels ainsi formés se retrouvent aux bons endroits pour servir les francophones. Sinon, beaucoup de personnes issues de la communauté seront formées, mais malheureusement, elles ne serviront pas toujours les communautés pour lesquelles elles l’ont été. Une personne formée en sciences infirmières à Ottawa, à Winnipeg ou au Nouveau-Brunswick peut être embauchée à peu près n’importe où. Comment amener ces professionnels à offrir des services à nos communautés francophones? Comment faire en sorte qu’on n’ait pas investi dans leur formation simplement pour améliorer l’offre de main-d’oeuvre pour l’ensemble du système de santé, qui a lui aussi sa part de défis? Si on a formé ces professionnels pour qu’ils travaillent du côté francophone, il ne faudrait pas qu’on les perde à la majorité qui est en mesure d’offrir plus de choix et d’incitatifs. Pour moi, je dirais que c’est un enjeu majeur pour nos réseaux de santé.

Un dernier enjeu : continuer à convaincre les gouvernements fédéral et provinciaux de l’importance de l’investissement en santé pour la communauté minoritaire. Au Canada, on constate une prise de conscience de plus en plus grande par rapport à la compétence linguistique — à la compétence culturelle — que doivent intégrer les systèmes de santé un peu partout au pays. Mais selon moi, on accuse beaucoup de retard à ce sujet. On commence à se conscientiser et des recherches s’effectuent sur la question, mais l’argumentaire reste permanent en situation minoritaire. On ne peut pas s’attendre à ce qu’il se règle définitivement! D’ailleurs, je suis toujours étonné de constater qu’en 2012 on reprend des arguments développés en 2000 et que les gens considèrent comme nouveaux. Cela montre simplement que le travail sur le plan de l’argumentaire doit se faire continuellement.

A. Leis : Vous venez de mentionner la recherche et son avancement. Pensez-vous que nos connaissances sur les besoins de la population francophone en situation minoritaire, l’accès aux services de santé en français et l’état de santé des communautés francophones se sont améliorés?

H. Gauthier : Au début des années 2000, on ne connaissait pas grand-chose en ce qui concerne la santé dans les communautés francophones minoritaires. En dix ans, plusieurs congrès et colloques ont été organisés sur le sujet, et de nombreux chercheurs et professionnels se sont impliqués dans la recherche. Beaucoup de projets de recherche contribuent maintenant à une meilleure connaissance des communautés, ce qui permet de mieux cibler le travail à effectuer.

Évidemment, il faut s’assurer que les données soient disponibles et qu’on puisse davantage cibler les francophones et leurs besoins. Ce n’est pas en réduisant les données qu’on va faire du chemin. Au contraire! Même à Statistique Canada, je m’inquiète toujours de voir comment le gouvernement fédéral est réductionniste par rapport à la question. Nous avons besoin de données qui nous permettent de créer de bons projets et de développer de bonnes pratiques. Je pense que les chercheuses et chercheurs sont au rendez-vous et qu’ils font du bon travail. Et si je me reporte aux années 2000 — on peut le dire —, on était à deux sur dix et pas plus par rapport à la recherche, alors qu’aujourd’hui, on en est au moins à quatre ou à cinq sur dix. Je pense donc qu’il y a beaucoup de progrès d’accompli.

A. Leis : En résumé, quel est le bilan des accomplissements et des acquis des dix dernières années?

H. Gauthier : Le premier accomplissement que j’aimerais mentionner, c’est la sensibilisation de la communauté à ses propres problèmes, puis à la mise en place d’une structure impliquant tous les partenaires et non des groupuscules voués chacun à leurs petits intérêts. Je pense que cela représente une formidable avancée : un mouvement national, provincial et régional.

Beaucoup de personnes se sont mobilisées autour des réseaux et en ont adopté le modèle et la vision. Maintenant, elles travaillent d’arrache-pied, de concert avec leur communauté, pour faire avancer ce projet. Et elles ont obtenu des résultats. Je pense que c’est un acquis qui va être difficile à défaire, malgré les problèmes de financement ou les carences budgétaires qui se pointent un peu partout.

L’implication des gouvernements provinciaux constitue aussi un très bel acquis, de même que l’implication des régions. Peut-être pas partout, mais sur une échelle de zéro à dix, on a commencé à zéro et aujourd’hui on en est facilement à cinq ou à six. Même plus dans certains endroits.

Un autre acquis, c’est que personne n’enlèvera à personne le fait que des centaines de projets ont probablement été réalisés. Ils sont maintenant bien ancrés dans les systèmes de santé des provinces et territoires et ils ont donné de la visibilité au mouvement. On peut énumérer aujourd’hui une quantité de projets qui n’existaient pas à l’origine du mouvement. Des petits bijoux qu’on connait mal parfois. Moi, je dis toujours que les autorités régionales et provinciales auraient avantage à les visiter pour constater ce qu’on a réussi à développer avec peu de sous au départ. Par exemple, des équipes de services ont été mises en place dans les centres communautaires de santé, des projets de promotion de la santé et de prévention ont vu le jour et des répertoires de professionnels de la santé francophones sont disponibles dans la communauté. De plus en plus, les francophones peuvent se faire servir en français.

Cela m’amène à un autre acquis, celui-là sur le plan de la formation. Un peu partout au pays, des écoles forment maintenant en français des médecins, infirmières, travailleurs sociaux, ergothérapeutes, physiothérapeutes et autres travailleurs de la santé. C’est également un acquis important pour le mouvement de la santé en français que personne ne peut ignorer. Tous ces acquis prennent racine dans les communautés, avec des partenaires qui sont parties prenantes et acteurs de ce mouvement. Voilà, à mon avis, des acquis durables.

A. Leis : Aujourd’hui, que reste-t-il à accomplir selon vous?

H. Gauthier : Cette question nous ramène un peu aux enjeux mentionnés plus tôt. Il faut continuer à développer l’argumentaire sociosanitaire et non un argumentaire de droit. On est mal outillé pour aller du côté légal, mais à mon sens, on l’est très bien pour défendre un argumentaire sociosanitaire, et ce, non seulement localement, mais aussi aux niveaux national et international — car cela touche aussi d’autres pays. Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que certains pays sont plus en avance que d’autres. Les Américains, par exemple, sont très avancés sur le plan de la recherche sur les compétences culturelles et linguistiques et sur leurs applications dans le système de santé pour mieux desservir leurs communautés hispanophones. Notre défi au Canada, c’est de faire connaître et de promouvoir cet argumentaire. Par ailleurs, l’arrimage des ressources humaines — bonne personne au bon endroit — constitue un dossier d’importance qui exige des efforts concertés. Cette problématique est en partie liée au défi d’identifier des lieux privilégiés pour offrir les services de santé en français. C’est à mon avis un des grands défis parce que, moi-même, j’ai géré un grand hôpital et je me demandais constamment comment dans ce grand ensemble, on n’allait jamais arriver à donner des services de santé en français au bon moment. On pourrait s’interroger sur les meilleures stratégies et les avantages de se concentrer justement dans les centres de santé communautaires ou d’identifier, je dirais, des poches ou des zones où des francophones vont se sentir chez eux et ne se feront pas regarder de travers parce qu’ils demandent un service en français. L’identification des lieux de services et leur organisation qui ressemblent à quelque chose de familier pour les francophones, ça fait partie des enjeux pour les prochaines années. Enfin, l’amélioration continue des connaissances sur l’état de santé et le degré d’accessibilité des citoyens aux systèmes de santé m’apparaissent comme deux autres grands enjeux pour les années à venir.

A. Leis : Peut-on dire que ce mouvement a réduit les inégalités de santé? Est-ce qu’aujourd’hui les francophones en situation minoritaire sont plus en santé qu’auparavant?

H. Gauthier : Malheureusement, on n’est pas encore capable de le mesurer avec précision. Moi je suis prêt à gager que la petite amélioration de l’accessibilité aux services a contribué à réduire certains écarts sur le plan de la santé chez les francophones en situation minoritaire. Je pense qu’on a cheminé quelque peu, mais il y a encore tellement à faire, surtout parce qu’on a de la difficulté à mesurer sur le terrain et qu’il est encore difficile d’identifier les francophones. Parfois, on ne veut pas reconnaitre ces inégalités, et donc on ne mesure rien. Selon moi, dans la mesure où on améliore l’accessibilité aux services, on va réduire certaines carences. D’ailleurs, la littérature abonde dans ce sens.

J’aimerais aussi soulever l’importance de l’accréditation des établissements de santé. C’est sans doute un angle à explorer quand on veut augmenter les mesures d’impact du système. En effet, toutes les institutions qui donnent des soins de santé doivent être accréditées par un système national, tels les écoles de formation, les établissements de soins, les hôpitaux, les services communautaires ou les centres de longue durée. Malheureusement, les normes d’accréditation actuelles ne contiennent aucun item portant sur la langue ou sur la culture des patients. Et je trouve cet aspect des plus déficients. Des administrateurs développent des normes pour que la qualité des services soit au rendez-vous, mais ils ne croient pas encore que les compétences culturelles et linguistiques dont un établissement ou un système de santé devrait se doter pourraient à juste titre contribuer à cette qualité. Cet aspect est considéré comme superflu, ce qui constitue à mon avis un grave problème. Le jour où le système d’accréditation exigera une description sur la manière dont l’établissement compte desservir les communautés minoritaires et sur le type de personnel requis pour le faire, alors on aura progressé.

A. Leis : Voilà un certain nombre de pistes à suivre! En guise de conclusion, quel message souhaitez-vous transmettre à nos lectrices, à nos lecteurs ainsi qu’à l’ensemble de la communauté francophone?

H. Gauthier : Il faut s’occuper de nos affaires! Personne ne va nous donner quoi que ce soit dans ce domaine. La santé c’est notre affaire à nous! C’est vrai en général, et je ne pense pas qu’en milieu minoritaire ce soit différent. Au contraire! Si on veut des soins et des services dans notre langue, parce qu’il s’agit d’un critère de leur qualité, on devra continuer à les revendiquer, parce que personne ne va nous en faire cadeau.

Mon autre message, c’est que les cinq partenaires qui peuvent faire la différence doivent continuer à discuter à la même la table et toujours se poser la question suivante : Y a-t-il autre chose qu’on peut faire pour améliorer l’état de santé de la population francophone et réduire les écarts entre la communauté minoritaire et la majoritaire? Je suis convaincu que les communautés avec leurs partenaires vont trouver les bonnes solutions pour mieux desservir leurs concitoyens.

Note éditoriale

Dix ans plus tard, force est de constater que les services de santé en français en milieu minoritaire au Canada ont fait des gains considérables et obtenu une légitimité plus grande, en suscitant une reconnaissance accrue de la part des systèmes de santé à travers le pays et en étant mieux intégrée dans les systèmes de santé des régions à grande concentration de francophones. La santé en français connaît une mobilisation similaire à celle qui a animé la lutte pour les droits à l’éducation en français au cours du siècle dernier. Dix-sept réseaux de partenaires travaillent sur le terrain et cherchent à influencer les décisions publiques dans les domaines de la promotion de la santé, entre autres, les écoles en santé et le dépistage en santé mentale. La recherche a pris son essor, plusieurs études et réseaux ont été financés, notamment par les instituts canadiens de recherche en santé, et des résultats ont été publiés. Mentionnons par exemple une étude récente, Quel est l’état de santé des francophones du Manitoba?, menée par le Manitoba Centre for Health Policy et diffusée en juin 2012. Fondée sur un appariement de banques de données, cette étude a permis de comparer les populations de langues officielles majoritaires et minoritaires du Manitoba autour de 76 indicateurs de santé. En général, cette étude démontre que le fossé est en train d’être comblé. Seuls quelques indicateurs qui touchent surtout les populations vulnérables indiquent un déficit. Autre fait intéressant, l’étude révèle une amélioration de l’état de santé avec chaque génération de francophones, ce qui peut s’expliquer, en partie du moins, par l’établissement de politiques linguistiques et une plus grande institutionnalisation des services en français. La santé en français contribue donc à l’épanouissement et à la cohésion de la communauté francophone et joue un rôle essentiel sur le plan de la complétude institutionnelle. Alors que dans des provinces à plus grande concentration de francophones, une gamme d’infrastructures et de services sont dorénavant institutionnalisés par des politiques publiques, de gros progrès restent encore à faire dans les régions où les francophones sont plus dispersés.