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Secrets d’États ? est un collectif sous la direction de Nelson Michaud, directeur général de l’École nationale d’administration publique (ENAP). La vaste majorité des collaborateurs proviennent de l’ENAP ou y sont associés. Il est donc juste de dire que cet imposant volume présente la vision « énapienne » de la discipline. Cette contribution est la bienvenue puisque le dernier manuel en administration publique publié en français au pays avant celui-ci était le livre de Jean Mercier, L’administration publique : de l’École classique au nouveau management public, paru il y a une dizaine d’années déjà (Québec : Presses de l’Université Laval, 2002).

Secrets d’États ? présente les caractéristiques principales de l’administration publique au Canada en mettant l’accent tout particulièrement sur le Québec et en offrant aussi quelques percées et pistes de réflexions intéressantes. Le livre est divisé en quatre sections intitulées « L’État » (partie un), « Suprafonction, fonction et infrafonction de l’État » (partie deux), « La fonction administrative de l’État (partie trois) » et « L’État et ses enjeux contemporains » (partie quatre). Le cadre théorique – appliqué plutôt librement – et la terminologie proviennent du chapitre de Gérard Bergeron. Cet auteur tente de dépasser le cadre habituel d’analyse axé sur l’exécutif, le législatif et le pouvoir judiciaire. Il présente les trois niveaux de l’État, la gouverne, la politie et le régime. Du point de vue de l’administration publique, le niveau de la gouverne est le plus intéressant. Il se compose de quatre fonctions : le gouvernement, la législation, ainsi que les fonctions administrative et juridictionnelle. Cette conceptualisation, comme le fait remarquer Bergeron, a l’avantage d’outrepasser le flou associé au pouvoir exécutif qui comprend en fait deux fonctions, gouverner et administrer.

Quoique l’utilisation du genre collectif pour un manuel ne soit pas toujours convaincante, il est important de noter ici la qualité quasi uniforme des contributions. C’est toute une réussite lorsque l’on considère que le livre compte 32 chapitres et tout près de 800 pages. Voici quelques exemples de contributions tout à fait intéressantes. Le chapitre d’Isabelle Boillat sur la fonction judiciaire offre fort probablement l’analyse la plus simple et la plus claire du système juridique que l’on puisse trouver dans un manuel au pays, toutes langues confondues. Luc Bernier et Luc Farinas étudient de façon lucide et honnête le rôle et la place des organisations autonomes. Jacques Plamondon est l’un des rares à contextualiser l’éthique dans la fonction publique, tant en termes de philosophie politique que sur le plan de l’application. Certains chapitres nous amènent dans d’autres directions qui ne sont généralement pas abordées dans un manuel d’administration publique. C’est le cas du chapitre écrit par Daniel Caron, qui discute de la production documentaire dans les administrations publiques, un enjeu de taille souvent oublié. Il est rare que l’on traite de politique étrangère et de sécurité dans un manuel d’administration publique. C’est pourtant ce que font avec aplomb à la toute fin Nelson Michaud (politique étrangère) et Jocelyn Coulon (sécurité).

Trois critiques peuvent être faites de ce collectif, somme toute mineures. Premièrement, le livre traite très peu des théories organisationnelles. Bien entendu, il y a le chapitre obligatoire, écrit par Michèle Charbonneau, qui fait l’historique à partir de Max Weber jusqu’au nouveau management public. La discipline telle qu’étudiée au Canada fait peu de cas de l’organisation, une faiblesse qui n’est pas ici palliée. Deuxièmement, le livre est fondamentalement conservateur dans sa façon de voir l’administration publique. Il ne présente pas du tout les nouvelles approches – ou les approches alternatives – en administration publique ; il ne discute pas non plus de la place de la femme dans l’organisation publique, ou encore ne jette pas un regard féministe sur l’appareil d’État. Les méthodes de recherche ont également évolué dans la discipline, mais c’est une réalité complètement absente du livre. Troisièmement, la plupart des chapitres font un bon travail pour présenter le cas québécois dans son contexte canadien. En ce sens, le livre pourra être utilisé hors Québec. Certains chapitres, toutefois, mettent trop l’accent sur le Québec. C’est le cas, entre autres, du chapitre de Gilbert Charland sur le rôle et les pouvoirs du premier ministre (québécois et non canadien) ainsi que du chapitre sur le budget écrit par Yvan Dussault et Paul-Émile Arsenault. Par conséquent, un professeur hors Québec devra continuer d’utiliser une ressource anglophone pour traiter de ces thèmes et de quelques autres dans ses cours.

Secrets d’États ? couvre l’ensemble de la discipline de façon intelligente. Pourtant, il y a encore beaucoup à dire. Sur le plan pédagogique, deux types de ressources manquent toujours. Premièrement, il est rare au Canada que de hauts fonctionnaires, ou même des politiciens, décrivent par écrit leurs expériences. Contrairement à ce qui se fait dans d’autres pays, les gens au service de l’État ici demeurent assez silencieux, même lorsqu’ils quittent leur emploi. Or, c’est une perspective extrêmement importante que bien des chercheurs n’utilisent pas, mais qui profiterait grandement aux étudiants. Dans Secrets d’États ?, Claude Morin, ex-ministre et sous-ministre, présente et analyse la délicate relation entre l’exécutif élu et l’administration publique. D’autres contributions de la sorte seraient certainement appréciées, surtout lorsqu’il s’agit de bien faire comprendre la vie dans l’organisation publique. L’ENAP, étant au coeur de la réalité politico-administrative, pourrait certainement recueillir ce type de témoignage. Deuxièmement, il serait bon à l’avenir que de tels manuels incluent des études de cas. Dans Secrets d’États ?, chaque chapitre se termine avec une liste de questions pour favoriser la réflexion. Le livre présente aussi de grands enjeux contemporains, notamment les défis environnementaux et démographiques. Enseigner en utilisant des études de cas, qu’elles soient tirées du réel ou qu’elles soient fictives, est de plus en plus courant en administration publique, puisque cela favorise, entre autres, la résolution de problèmes. C’est également fort apprécié des étudiants qui y voient une façon de toucher à du concret. Or, les ressources pédagogiques manquent à ce niveau, tout particulièrement en français. Est-il possible de penser à un complément, ou même à un deuxième volume ?

Secrets d’États ? est une importante et belle contribution qui s’adresse tant aux professeurs en administration publique qu’aux étudiants à la maîtrise et à ceux de troisième et quatrième année de baccalauréat. Ce livre est sans contredit une réussite pour l’ENAP ainsi que pour Nelson Michaud.