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Alors que de nombreuses recherches ont abordé les questions de santé physique parmi les migrants, le rapport de ces personnes aux dispositifs d’aides psychologiques et psychiatriques reste encore peu étudié. La santé mentale des migrants a souvent été analysée du point de vue des relations entre « folie » et migration, comme le produit de « décalages culturels ». Ainsi, John et Jean Comaroff, devant les excentricités d’un homme sud-africain désigné comme « fou », concluent que « le fou » en question « ne souffrait d’une perte de la raison que selon des critères occidentaux » (1992 : 54). L’interprétation culturelle joue par ailleurs un rôle déterminant en psychiatrie, à l’image de l’ethnopsychiatrie développée en France par Tobie Nathan, pour qui la culture est une enveloppe indispensable à l’équilibre psychique des individus.

Face à la difficulté de prendre en compte cette diffuse notion de « culture », nous nous inspirerons davantage des travaux francophones menés au sujet de la santé mentale des migrants. Ces travaux portent majoritairement sur la population d’origine africaine et maghrébine. Ils peuvent être distingués selon deux grands courants de recherche. Le premier, sans distinction entre les générations, concerne l’accès aux soins des familles. Ces recherches montrent par exemple la tendance à « régler » les problèmes de santé mentale au sein des familles élargies, privilégiant ce mode de gestion « en interne » aux institutions de la société d’accueil. Les travaux relèvent également l’apparition, très tôt, d’un sentiment d’infériorité parmi les enfants et adolescents (Panunzi-Roger, 2005 : 33). Le second courant de recherche cible plus spécifiquement les migrants de deuxième génération. Il y est question des difficultés d’intégration à la société d’accueil et des incompréhensions réciproques vis-à-vis du système de soins (Bouillet, 1997 : 268).

Au croisement de ces deux types de recherche, l’oeuvre d’Abdelmalek Sayad est désormais un classique en sociologie. Dans ses articles intitulés « les enfants illégitimes » et « la double absence », il montre que la migration et le fonctionnement de la société d’accueil produisent des clivages familiaux, notamment entre les première et deuxième générations. Ces tensions, souvent décrites en termes psychologiques, prennent sous la plume de Sayad leur véritable dimension sociologique, en ce que les conditions sociales de leur genèse sont prises en considération.

Par ailleurs, très peu de recherches sociologiques se sont penchées sur la situation des enfants d’origine asiatique, malgré la présence croissante de cette population depuis les années 1990 en France. Seule la « première génération » a été étudiée, dans le cadre de travaux focalisés sur certaines régions d’origine telles que les Dongbeis, dans le nord-est de la Chine (Lévy et Lieber, 2009 : 720), et les Wenzhous, dans le sud-est (Poisson, 2006 : 422). Si l’hétérogénéité des régions de provenance a largement été traitée, les différences entre « générations » de migrants chinois n’apparaissent pas. Aussi les questions de santé parmi cette population sont-elles rarement abordées, mis à part un court article (Fassin, 1997 :112) qui traite du cas d’un couple chinois sans papiers confronté aux souffrances provoquées par sa précarité matérielle et administrative.

Cette rapide revue de la littérature montre d’une part la « sur-représentation » africaine dans les recherches traitant de l’immigration – ce phénomène découle de l’histoire coloniale et post-coloniale française –, d’autre part la pertinence de la distinction entre générations migratoires, et, enfin, la rareté des travaux portant sur la santé mentale des migrants. Notre intérêt pour la santé mentale des migrants chinois de deuxième génération, abordée dans le cadre d’une thèse en cours, provient de ce constat.

Dans le présent texte, nous partons des questions suivantes : Comment s’articulent les relations parents/professionnels dans le cadre des prises en charge psychiatriques des enfants de la seconde génération ? Comment le vécu du patient, du point de vue de la santé mentale, interagit-il avec ces relations ? Il s’agit là d’une problématique puisant son inspiration dans les travaux de Robert Castel, qui encourage à resituer l’institution psychiatrique dans son contexte sociohistorique. Carpentier a d’ailleurs bien montré la dimension historique de la perception de la famille, du point de vue des soignants, d’un statut d’étiologie potentielle à un autre, celui de soutien potentiellement indispensable (2001 : 81). Il paraît en effet pertinent de penser conjointement santé mentale, prise en charge et famille (pour notre cas en situation migratoire). Dans la littérature anglophone, toutes les disciplines confondues, de nombreux travaux décrivent la manière dont les familles gèrent cette « charge » que provoque la maladie mentale de l’un des membres (Rose, 1996 : 67), et ils interrogent les conditions de possibilité des partenariats entre proches familiaux et professionnels. Certaines recherches francophones en sciences sociales ont également abordé le sujet, mais plus largement en médicine générale (Cresson, 1997 : 48), et dans une moindre mesure dans le cas de difficultés « psychiatriques » importantes telles que l’autisme. L’asymétrie des rapports parents/soignants a alors été constatée par Chamak : « être un “bon” parent d’enfant autiste, c’est accepter ce que les professionnels conseillent » (2009 : 431).

Si, comme l’écrit Chamak, « le partenariat entre parents et professionnels se construit dans l’interaction » (ibid. : 430), ce « partenariat » mérite d’être questionné dans le cas des familles migrantes, qui sont d’une part un espace de socialisation primaire dans lequel l’adolescent (ici patient) s’imprègne des repères culturels de la société d’origine, et d’autre part pour lesquels les institutions médicales, psychiatriques et scolaires « représentent » la société d’accueil. C’est pourquoi la problématique suivante paraît pertinente : comment les adolescents « immigrés de la deuxième génération » et pris en charge par un dispositif psychiatrique définissent-ils leur position dans l’espace familial et institutionnel ?

La relation d’enquête

Pendant un an et demi, j’ai « suivi », la plupart du temps en tant qu’interprète franco-chinois et stagiaire sociologue, la prise en charge de patients chinois par le système de soins parisien. Cette recherche s’est déroulée dans plusieurs établissements de santé mentale : centres médico-psychologiques, hôpitaux de jour, hôpitaux psychiatriques et associations dispensant des soins. J’y ai effectué des observations de consultations, de réunions de soignants, de discussions familiales – car bien entendu les familles, tout comme le personnel scolaire, sont systématiquement « engagées » dans le processus de prise en charge. J’ai par ailleurs mené des entretiens semi-directifs, individuels ou collectifs, auprès d’adolescents d’origine chinoise, de membres de leur famille et de soignants (psychiatres, psychologues, infirmiers, assistants sociaux).

Si j’ai été interprète franco-chinois ou stagiaire sociologue – cela dépend des services –, d’autres « rôles » moins formalisés, et donnés par les enquêtés, sont déterminants pour comprendre ma position « multi-dimensionnelle » sur le terrain. Étant moi-même chinoise, ce statut de « compatriote » a d’abord provoqué soit une facilité à gagner la confiance des enquêtés, soit une attitude défensive de ces derniers, liée au décalage des milieux sociaux (Beaud, 1996 : 238). De plus, j’ai pris la position d’« aidante bénévole » pour les familles, non seulement dans le cadre des consultations (par mes traductions gratuites), mais également en dehors du champ médical, où j’ai aussi rendu quelques services de traduction. Enfin, comme j’ai proposé à ces enquêtés d’effectuer des entretiens se déroulant de préférence à leur domicile ou dans un café, une autre forme de relation a souvent émergé, plus distante. Les enquêtés devenaient plus prudents, essayant de parler dans un registre de langage plus soutenu.

Vis-à-vis des professionnels, ma position a varié selon la « tolérance » de l’équipe soignante aux sciences sociales, et selon l’évolution plus spécifique des interactions avec chaque patient. Au travail d’interprète, le plus visible, s’est ajouté ce que certains psychiatres appellent le travail de « médiation » : les professionnels ont souvent souhaité discuter avec moi après les consultations, en vue d’obtenir des « repères culturels » quant aux réactions des patients, à leur tenue corporelle, à leur logique de pensée « chinoise ». Le troisième « travail » a consisté en un dialogue entre nos disciplines respectives, la psychiatrie et la sociologie. Qu’est-ce qu’une stagiaire sociologue pourrait apporter en psychiatrie ? Quelle est sa place dans l’équipe soignante, surtout en comparaison de celles d’assistante sociale et d’éducatrice ? Selon ces rapports entretenus avec les soignants au sein de chaque institution enquêtée, j’ai eu la possibilité de rencontrer les patients et leur famille en dehors des consultations, ou d’observer seulement ces consultations.

Le cas de Laurent

Le présent article se focalisera sur le parcours de l’un des adolescents rencontrés, dont le déroulement nous semble représentatif des problématiques qui s’imposent aux migrants chinois de la deuxième génération. Il s’agit de Laurent, dix-sept ans, diagnostiqué comme « psychotique » (« autisme infantile », selon son dossier médical) et pris en charge depuis ses quatre ans par les institutions psychiatriques françaises. Ses parents, nés en Chine et résidant en France depuis vingt ans, gèrent ensemble deux boutiques de prêt-à-porter dans le onzième arrondissement. Laurent est quant à lui né en France. Il a suivi sa scolarité dans des classes spécialisées, puis au sein d’un hôpital de jour. Il bénéficie d’une allocation « handicap psychique » de la Ville de Paris. Je l’ai rencontré par l’intermédiaire d’une association dispensant des services de « médiation » à destination des immigrants chinois. Pour ce qui est de l’évolution de ses « symptômes », il a connu ces dernières années une longue période de « dépression », d’après l’un de ses psychologues. Aujourd’hui, son état se caractérise par des propos parfois incohérents et une réticence à communiquer, état récemment ponctué de comportements violents et de manifestations soudaines de colère. Afin de mieux présenter et analyser la situation de Laurent, nous distinguerons deux « scènes sociales » sur lesquelles il exprime son positionnement : le niveau familial et le niveau institutionnel.

Au niveau de la famille

Quelle est la place de Laurent dans sa famille ? Nous exposerons l’histoire de ce sujet en deux étapes, qui correspondent à deux dimensions de la parenté : la relation que Laurent entretient avec ses parents, puis celle qu’il a avec sa soeur.

La relation parent-enfant : la face cachée du « respect »

Pour comprendre la relation de Laurent avec ses parents, il faut au préalable se pencher sur l’histoire migratoire de ces derniers. Le père et la mère de Laurent sont arrivés séparément de Chine, à la fin des années 1980. Originaires de la même région, Wenzhou[1], réputée pour sa tradition migratoire, ils se sont rencontrés puis mariés en 1991 à Paris. Sans diplômes (ils sont « analphabètes » en chinois et ne maîtrisent ni le français ni l’anglais), sans capital économique, le but de leur installation en France est de « gagner la face » (traduction littérale) en faisant fortune. Les parents de Laurent se disent « défavorisés » à leur arrivée, par le fait qu’ils sont ouvriers et locataires de leur logement. Ils épargnent pendant des années et possèdent actuellement deux boutiques de prêt-à-porter tout en étant propriétaires d’un appartement[2]. Si une certaine réussite semble attestée par leur capital économique acquis, ils se sentent subjectivement « marginaux » en comparaison des autres immigrants venant de Wenzhou. En effet, contrairement à leurs compatriotes soutenus par un fort réseau de solidarité, ils ont dû se débrouiller seuls pour acquérir leurs biens.

Volonté d’ascension sociale et honte sous-jacente

Comment Laurent réagit-il à cette situation ? À ses yeux, ses parents « ne pensent qu’à travailler ». Mais il ne leur reproche jamais de manquer de temps. « Je comprends qu’ils travaillent comme des fous ; c’est pour le bien de toute la famille », explique-t-il. Il dit d’ailleurs les aider volontiers au magasin. Cependant, derrière cette empathie, il montre également une certaine honte vis-à-vis de leur travail. Selon lui, leur métier n’est pas « digne[3] ». Son opinion présente toutefois des ambiguïtés. Par exemple, à une même question concernant son avenir (« Qu’est-ce que tu veux faire dans le futur ? »), mais posée dans deux circonstances différentes, Laurent ne répond pas de la même manière. La première fois, chez lui, en présence de ses parents, il dit envisager « du travail manuel ou un boulot dans la boutique de [ses] parents », sans aucun mépris apparent. Mais la seconde fois, à l’hôpital de jour, devant son psychiatre et son psychologue, il répond sans hésitation : « travailler bêtement », faisant de manière sarcastique référence au travail de ses parents.

Une autre forme de honte, plus profonde, provient du fait qu’il ne puisse pas vivre sans les ressources apportées par ce métier « humiliant ». La dépendance économique joue un rôle dans la relation contradictoire que Laurent entretient avec ses parents. « Franchement, je ne veux pas être une charge pour la famille », dit-il. Mais il reste toutefois dépendant de ce « gagne-pain », pour vivre, étudier et se soigner. Par conséquent, Laurent accorde beaucoup d’attention aux prix. Lors d’une consultation à l’hôpital de jour, la directrice de l’établissement dit à ses parents : « Laurent s’inquiète parfois que les médicaments coûtent cher. »

Il semble que ce mélange de compréhension et de honte sous-jacente aboutisse à ce que Laurent exprime une forte volonté d’ascension sociale. Cette volonté est formulée, notamment, par le biais de références fréquentes aux États-Unis et à la Chine, pays dans lesquels il envisage une possible réussite. Mais cette ambition n’a jamais été réellement mise en oeuvre : par exemple, si Laurent affirme son envie d’apprendre le mandarin et l’anglais, il ne travaille presque jamais sa maîtrise de ces langues. Par ailleurs, sa faible assiduité scolaire contrebalance l’envie d’ascension qu’il affiche. Il rejette alors la responsabilité de ses lacunes sur ses parents : ces derniers ne lui auraient pas fait apprendre assez tôt le mandarin et l’anglais. Ils subissent ainsi cette « crise de délégitimation » que d’autres auteurs ont relevée parmi les familles de migrants maghrébins (Panunzi-Roger, 2005 : 42). La réussite économique des parents de Laurent est néanmoins objective, puisqu’ils passent du statut de villageois sans emploi en Chine à celui d’indépendants et propriétaires de leur appartement en France. En conséquence, la genèse de la honte chez Laurent semble plutôt emblématique d’une contradiction entre la trajectoire de ses parents (qui ont réussi relativement à leurs origines sociales) et leur confrontation à la société française parisienne (dans laquelle leur situation socioéconomique n’est pas si prestigieuse).

De la honte à la violence

On peut faire l’hypothèse que la honte exprimée par Laurent l’a conduit à une forme d’insatisfaction matérialisée par des violences physiques. Ce sont en effet des violences qui expriment le paroxysme des tensions familiales, même si, en parallèle, nous le verrons ultérieurement, la pression liée à l’encadrement institutionnel mobilisé autour de l’adolescent y contribue également.

Au début du mois de mars 2011, raconte sa mère, « c’est la première fois qu’il a frappé quelqu’un à la maison. La victime était son père. Généralement, il écoute son père et se soumet à son autorité. Rapidement, il a avoué sa faute ». Derrière ce tournant comportemental vers la violence s’illustre un rapport paradoxal à l’autorité parentale, et surtout paternelle. Selon la mère, Laurent était un enfant « sage et introverti », mais depuis la fin de l’année 2010, au moment où il revient de l’un de ses voyages en Chine, il commence à avoir peur de se coucher tout seul et se met à dormir à côté de son père pour être rassuré. L’obéissance quotidienne à son père et le respect de celui-ci contrastent avec le fait que ce dernier ait été la première cible de sa violence. Après cet acte, sans avoir réagi, le père de Laurent est parti en Chine pour s’occuper des importations de marchandises pour son commerce. Le soir même, Laurent a reporté son agressivité sur sa mère.

La relation frère-soeur : derrière les bonnes ententes

Un autre aspect important des relations familiales est le rapport que Laurent entretient avec sa soeur Estelle, de deux ans plus jeune que lui, elle aussi née à Paris. Contrairement à son frère, qui a suivi une formation spécialisée dans le cinquième arrondissement (ULIS : Unités localisées pour l’inclusion scolaire[4]) sur recommandation de son psychiatre, Estelle fait des études « normales » dans un collège situé à proximité de leur domicile. Si, d’après sa mère, Laurent n’a presque pas d’amis, il communique beaucoup avec sa soeur à la maison.

Estelle se montre très compréhensive vis-à-vis de son frère. Elle lui accorde toujours une priorité, qu’il s’agisse des choix de nourriture, de l’utilisation des objets domestiques, des décisions concernant les sorties en famille ; ce qui est atypique au regard des conventions qui régissent les relations entre frères et soeurs en Chine, selon lesquelles l’aîné devrait céder devant la cadette. Tout se passe comme si le handicap de Laurent légitimait l’inversion de ces conventions. Estelle l’explique en ces termes : « Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose pour lui… voire me sacrifier. »

Mais face aux sacrifices d’Estelle, Laurent exprime le sentiment d’être « dépassé » (au sens hiérarchique). Ce sentiment se renforce au regard de la scolarité de sa soeur, qui est une élève brillante, alors que lui connaît d’importantes difficultés. Laurent reste ambivalent à ce sujet : « Passer beaucoup de temps avec elle, ça m’ennuyait pas. Mais au bout d’un moment, j’en veux plus. C’est tout. » Cette situation produit une compétition latente qui s’illustre lors de leurs diverses activités communes. Ainsi, lorsqu’ils suivent des cours de piano et de mandarin, Laurent est méprisé par la professeure de chinois tandis qu’Estelle reçoit deux récompenses. De plus, Estelle s’occupe à la maison des « papiers » et des courriers en français, gagnant toujours plus de légitimité aux yeux de ses parents[5].

Par conséquent, le comportement de Laurent et son étiquetage en tant qu’« autiste » ne lui permettent pas de réaliser les espoirs traditionnellement attribués à l’aîné. Cette frustration, il ne l’a exprimée qu’une seule fois, par ces mots : « Y a pas de place pour moi dans la famille. Mes parents le disent jamais, mais je sais très bien qu’entre Estelle et moi, il y aura toujours une comparaison, c’est éternel. Et le pire, c’est que la réponse est trop évidente : elle me dépasse fatalement. »

Au niveau de la société d’accueil

En plus de la famille et de l’école, la prise en charge médicale et la médiation associative constituent deux instances de socialisation supplémentaires pour Laurent. Cette situation a été engagée alors qu’il avait quatre ans. Laurent a connu un conflit avec la maîtresse de sa classe maternelle. Selon sa mère, cet événement marque le début de ses difficultés de sociabilité avec les autres.

Il finissait jamais les repas donnés à l’école. Et y avait une maîtresse française, elle était pas contente de lui depuis longtemps… et un jour, Laurent était en retard et elle en a profité pour l’insulter et elle l’a interdit de manger à l’école. Après ça, il se mettait à pleurer dès qu’il la voyait et il aimait plus jouer avec les autres gamins.

L’isolement de Laurent dans la classe est découvert par sa mère, qui, un jour, vient voir son fils à l’improviste. À la suite de cette observation, elle revient fréquemment, ce qui attire l’attention des professeurs et de l’infirmier scolaire. C’est pourquoi, sur le conseil de ces derniers, elle emmène Laurent voir un psychologue alors qu’il n’a que cinq ans. Il s’agirait d’une forme d’« autisme infantile », diagnostic sans « certitude » néanmoins, aussi bien pour la famille que pour les professionnels[6]. Cette recherche diagnostique les conduit même à aller consulter des médecins en Chine, sans doute pour des raisons de langue, mais aussi par manque de confiance envers la psychiatrie occidentale[7].

D’un lieu spécialisé à un monde de « fous »

À la suite de ce diagnostic, Laurent consulte régulièrement un orthophoniste et un psychologue, pendant dix ans. Mais ce n’est que très récemment – à seize ans – qu’il est envoyé en hôpital de jour (tout en suivant sa scolarité dans une classe spécialisée au sein d’un lycée « normal »). Ses comportements y sont strictement encadrés : heures de repas fixes, emploi du temps strict, consultations obligatoires avec des soignants. Laurent reçoit parallèlement une scolarité adaptée. Ce cursus pédagogiquement spécialisé débute en classe de CP, par le système CLIS (Classes pour l’inclusion scolaire). Mais Laurent montre un manque d’intérêt aux cours : « C’est pas obligé d’aller à l’école, parce qu’il y a rien d’intéressant. »

Au moment où je l’ai rencontré, Laurent venait d’interrompre ses études au Lycée J, un lycée « normal » dans lequel il était intégré à ULIS – l’équivalent des CLIS, mais au secondaire. Il quitte donc ce lycée (on lui fait comprendre que sa pathologie est trop « grave » depuis son dernier voyage en Chine) et se retrouve totalement pris en charge par l’hôpital de jour E, situé dans le onzième arrondissement, dans lequel il n’était encadré que partiellement jusqu’à présent. Malgré les multiples activités pédagogiques proposées par l’hôpital, il accepte mal cet éloignement du système scolaire « normal ».

Ce n’est pas que l’éloignement brutal de ses amis le tracasse (« J’ai pas d’amis à l’école. C’est la nature humaine d’être seul. ») ni que son intérêt pour les activités varie, mais le fait de ne pas être dans un lieu pour « normaux ». La mère de Laurent a confirmé le changement d’attitude de son fils face à ces deux institutions. « L’année dernière, Laurent me disait toujours qu’il se sentait gêné à l’hôpital de jour avec tous ses camarades anormaux. Il répétait : “Maman, je veux aller dans une école normale.” » Est-ce que Laurent considère pour autant le lycée J, son ancien établissement, et sa classe ULIS comme des lieux « normaux » ? Il répond à cette question en ces termes :

Non, je le sais bien. Dans notre classe, ce sont tous des freak[8]. Mais au moins, elle [la classe] est dans un cadre normal, on y voit des normaux, quoi… Je les croise, je les rencontre, non, même pas, c’est pas un genre de rencontre, on n’est pas amis. Mais c’est important pour moi, de savoir qu’ils sont là, qu’il y a des ados [normaux] bien autour de moi… Ça signifie que j’suis pas si fou… J’suis anormal, disons différent plutôt.

À l’hôpital de jour, Laurent se voit sans cesse apposer l’étiquette de « fou ». L’institution elle-même, les autres patients, et plus généralement l’« ambiance » produisent à un niveau symbolique une stigmatisation constante, dont il se montre très conscient.

Les enjeux économiques et institutionnels de la médiation

En plus du lycée J et de l’hôpital de jour E, une troisième structure commence à influencer le parcours de Laurent à partir de novembre 2010. Il s’agit de l’association S, dont le but est de dispenser des « médiations » franco-chinoises : soutien scolaire, assistance juridique, services de traduction durant les consultations médicales. J’ai participé aux activités de cette association en tant qu’interprète bénévole. Notons que cette intervention associative est étroitement liée à la condition « migrante » de la famille de Laurent.

La place de cette association dans le réseau multi-institutionnel régissant la prise en charge de l’adolescent et, plus précisément, l’attitude de son président, Étienne, ont changé pendant notre recherche. À l’origine, la famille du patient a pris connaissance de l’association S à la suite de la sollicitation de la coordinatrice du programme ULIS. Celle-ci recherchait un interprète en préparation d’une réunion visant à réunir tous les acteurs qui interviennent autour de Laurent. Étienne a accepté cette demande, mais lors de la réunion, l’adolescent et ses parents étaient absents. Étienne a tout de même choisi de prolonger la coopération avec cette famille.

C’est ainsi que j’ai été engagée lors de médiations entre la famille de Laurent et divers acteurs – médecins, infirmiers et professeurs – à l’occasion de plusieurs types de rendez-vous (une consultation individuelle, deux consultations en famille à l’hôpital de jour, et une réunion multi-institutionnelle au lycée, qui ont toutes eu lieu de janvier à mars 2011). Étienne précise toutefois : « Demain après ta traduction, peut-être que la directrice de l’hôpital de jour va t’écrire un chèque, pour la rémunération d’interprète, mais j’espère que ça te dérange pas, parce que c’est pour l’association, pas pour toi. Donc ne le prends pas. Dis-lui que je la contacte. » J’ai alors compris que mon intervention de bénévole avait un enjeu économique, ce qui aura des conséquences par la suite.

Les médiations successives semblent être reçues positivement par la famille de Laurent jusqu’au jour où sa mère décide de sortir son fils de l’alliance institutionnelle entre le lycée, l’hôpital de jour et l’association. Elle souhaite alors envoyer Laurent dans une école privée pour gens « normaux », ce qui énerve Étienne : « On a signé des conventions… elle ne peut pas arrêter d’un coup comme ça… on s’emmerde pas… dans ce cas, on peut rien faire… ça m’énerve ! On s’arrête. » Dès lors, un débat s’engage avec moi. Je lui rappelle que la mère de Laurent souhaite un accompagnement d’interprète pour la visite de cette école privée. Il s’y oppose. Étienne agit selon des intérêts financiers : en effet, son association prend contact avec des institutions publiques avant d’être mise en relation avec les familles. Ces dernières ne paient rien, alors que les institutions donnent de l’argent à l’association pour le travail des bénévoles. Le passage éventuel de Laurent dans une école privée signifierait probablement la fin des financements de l’association pour ses services d’interprétariat.

Le tournant vers la violence : une réunion multi-institutionnelle

Un tournant s’est produit dans l’attitude de Laurent au début du mois de mars : il a frappé son père pour la première fois, nous l’avons vu, puis sa mère. Chronologiquement, ce premier acte violent a eu lieu l’avant-veille de la première réunion multi-institutionnelle après son arrivée à l’hôpital de jour, c’est-à-dire dans un contexte où Laurent a perdu tout lien avec une quelconque institution dite « normale ».

La réunion en question a lieu au lycée J. En plus du patient et de sa mère, onze participants sont présents : quatre enseignants, l’infirmière et le médecin du lycée, la directrice et un psychologue de l’hôpital de jour, une coordinatrice de la Maison des handicapés[9], Étienne et moi. La participation de ces nombreux professionnels correspond à la tendance, en France, à multiplier les acteurs intervenant dans la prise en charge spécifique des adolescents (Rechtman, 2004 : 129). Au début de la réunion, Laurent et sa mère ne sont pas là. Vingt minutes après, ils arrivent finalement. Laurent semble très énervé. Il donne brutalement un coup de pied à mon sac posé par terre, à côté de la porte d’entrée. Sa mère, en se rendant dans la salle, tombe par terre, pleure et me montre des blessures sur son corps. Laurent l’a frappée à plusieurs reprises dans le métro. La réunion débute après que l’adolescent et sa mère se sont calmés. Les professionnels présents rappellent d’abord que depuis son retour de Chine, à la fin de l’année 2010, le patient a connu un état mental de plus en plus préoccupant, alors que, selon sa mère, cette aggravation remonte à l’arrivée en hôpital de jour. La directrice de cet établissement paraît embarrassée. Elle demande l’avis de Laurent, qui, toujours énervé, se limite à un « oui ». Hormis cette réponse, il reste mutique pendant toute la discussion. Les professionnels ne parlent pas beaucoup non plus, mais la mère de l’adolescent en profite pour prendre la parole. Elle exprime son envie d’envoyer Laurent dans une école privée, afin de « lui redonner un environnement normal » : 

Toutes ses pressions psychiques, elles ne sont pas apparues d’un seul coup. C’est nous qui les avons négligées. J’ai une amie qui a quasiment vécu la même chose, elle m’a conseillé d’orienter mon fils vers une école privée, à Pantin, peu importe le prix… Attendez, j’ai noté quelque part le numéro de cette école (en cherchant son carnet)… Qu’est-ce vous en pensez ? Ça lui ferait du bien, non ?…

La coordinatrice de réunion lui indique immédiatement qu’il est inutile de chercher ce numéro. La mère semble ne pas avoir compris le sous-entendu. Elle continue de demander l’avis aux autres. La situation devient par conséquent très délicate. Le médecin scolaire se décide à expliquer ce que les professionnels pensent, sur un ton formel : « Madame, nous sommes très inquiets pour votre fils. Nous sommes réunis ici, c’est pour vous aider. L’amélioration à court terme n’existe pas. Il faut du temps. » Indubitablement, ce discours n’est pas assez convaincant pour la mère, qui continue à critiquer les soins apportés à son fils. Puis la réunion se termine dans une ambiance gênante. Sans aucune surprise, tous les autres participants ont vivement manifesté leur rejet de l’idée que Laurent soit envoyé dans une autre institution. Chacun a dû signer à trois reprises un registre de présence – autre illustration du lourd dispositif institutionnel – afin de conclure la rencontre et de fixer un prochain rendez-vous. La mère, insatisfaite, n’a pas noté la date.

Pour conclure, les différents intérêts combinés font de la configuration institutionnelle une source de conflits entre les professionnels et la famille. Le seul message qui a été compris par la mère de Laurent au cours de la réunion est la présence obligatoire de Laurent à l’hôpital de jour, cinq jours par semaine. Les professionnels, quant à eux, imposent leurs conceptions et leurs diagnostics sans tenir compte de l’avis de la mère. Ils considèrent que leur savoir professionnel dépasse fondamentalement les critiques qui peuvent être faites aux institutions : toute critique ne peut être qu’un symptôme supplémentaire ou une mauvaise compréhension du dispositif, non une décision prise de manière rationnelle.

Accroissement de la violence et rupture avec les institutions

Juste après la réunion présentée ci-dessus, Laurent a continué de battre sa mère. Il a par la suite aggressé une passagère dans le métro, qui a immédiatement appelé la police. Cette plainte a valu à l’adolescent une hospitalisation en psychiatrie. Outre l’accroissement du niveau de violence des comportements de Laurent, l’événement engendre également une mutation de la nature institutionnelle des structures qui s’occupent de lui. Il voulait sortir de l’hôpital de jour, qui est un dispositif semi-ouvert, mais finalement il est envoyé dans un hôpital psychiatrique fermé. Toujours est-il que la mère de Laurent impute l’aggravation de l’état de son fils à l’alliance institutionnelle autour de lui et surtout à « l’enfermement en hôpital de jour ». Elle coupe le contact avec ces institutions : d’abord l’hôpital, puis le lycée, et enfin l’association. En dernier ressort, elle refuse de me parler[10].

Après quelques contacts téléphoniques, les mois suivants, avec la mère de Laurent, j’apprends qu’une « rechute » est survenue en pleine nuit du 3 avril. L’adolescent s’est mis à jeter des baguettes en bois et des petites chaises par la fenêtre de sa chambre, du sixième étage. La police est intervenue et l’a renvoyé à l’hôpital psychiatrique. Une semaine après, la directrice de l’hôpital de jour me raconte que les parents de l’adolescent l’ont fait sortir de l’hôpital sans permission médicale et que « sa mère elle-même a de gros problèmes ». Dès lors, la mère de Laurent est pour sa part devenue très froide avec moi. Lorsque je l’appelais pour prendre des nouvelles, elle répondait toujours d’une voix déprimée et raccrochait au bout de quelques secondes. « Merci pour toutes vos attentions, mais c’est mon intimité, ne m’appelez surtout pas. » J’apprends au fur et à mesure qu’elle a cessé de se présenter aux rendez-vous avec l’ensemble des acteurs dont il a été question ici.

Conclusion

L’objectif de cet article est de montrer comment se construit le positionnement social d’un adolescent chinois de la deuxième génération, diagnostiqué comme « autiste » et pris en charge par diverses institutions depuis son enfance. Deux « scènes sociales » ont été développées ici :

  • Au sein de la famille. Les parents de Laurent sont des migrants économiques ayant connu une ascension sociale en France. L’adolescent évoque lui aussi une envie d’ascension sociale, mais afin de se distinguer du style de vie de ses parents. Cependant, son « trouble mental » l’en empêche apparemment. De plus, il ne peut assumer le rôle attendu d’un enfant aîné dans la culture chinoise : avoir des responsabilités. C’est sa soeur cadette, une enfant « modèle », excellente élève, qui semble prendre ce statut. Donc, à ce premier niveau familial, le positionnement de l’adolescent est marqué par une volonté d’ascension sociale impossible dont l’impossibilité est sans cesse rappelée par un sentiment de honte vis-à-vis de ses parents et de « dépassement » en comparaison à sa soeur.

  • Dans les institutions. Face à l’ensemble des acteurs institutionnels mobilisés dans l’encadrement social et psychologique de Laurent, les parents n’ont d’autre choix que de se plier aux conseils des professionnels pour bénéficier de certaines aides médicales, scolaires, linguistiques et financières. Cette posture relativement passive est renforcée par leur non-maîtrise de la langue française. Mais lorsque ces dispositifs leur causent davantage de problèmes que ne leur apportent de solutions, ils s’en désengagent progressivement et s’attirent l’hostilité des institutionnels. Cette trajectoire de prise en charge produit par ailleurs une stigmatisation que l’adolescent a du mal à accepter, surtout lors de son entrée en hôpital de jour, qui signe une rupture complète avec les institutions pour gens « normaux » et coïncide avec le début de ses comportements violents. Au départ, vis-à-vis des soignants, les parents de Laurent jouaient les « bons parents ». Leur initiative qui a consisté à rompre fermement le partenariat avec les professionnels ne s’est pas prise facilement. Il faut comprendre que le fait d’être « migrants économiques », sans compétences linguistiques, sans réseaux sociaux, crée des difficultés. La mère de Laurent le dit en ces termes : « On [les parents] n’a jamais été tout à fait satisfaits de sa prise en charge, depuis toute son enfance… mais on peut pas non plus faire autrement… tout se fait si naturellement, tout ce qu’on peut faire, c’est de suivre, bah… ou plutôt d’être poussés [par les professionnels]… Tu peux imaginer le sentiment d’être lancé complètement dans le vide ? Ce sera le résultat si on leur obéit pas [aux professionnels]… On connaît pas la langue, ni le système de prise en charge ici. Ils nous commandent, c’est tout… Je crois que Laurent a bien vu tout ça… Par contre, on n’a pas tout de suite pris ses demandes au sérieux… C’est notre faute. » Par cette « confession », nous constatons que l’ancienne relation de « partenariat » entre parents et professionnels se traduisait par la soumission des parents en vertu de la faiblesse de leurs ressources linguistiques et sociales.

Aussi, le positionnement de Laurent, déjà complexe dans sa famille (honte vis-à-vis de ses parents, ambition d’ascension sociale, impossibilité d’occuper le rôle d’aîné, etc.), est encore influencé par sa prise en charge et modifié en fonction des relations entretenues par ses parents avec les professionnels. Ces deux « groupes » sont mobilisés pour s’occuper de lui, il se retrouve néanmoins entre eux dans une posture de solitude, exactement comme on le remarque chez beaucoup d’immigrants de la « deuxième génération » : il n’appartient ni au pays d’origine ni à la société d’accueil. Ses parents, décrits par Laurent comme « de bonnes personnes » mais « faibles » car n’ayant pas « un boulot digne », obéissent dans un premier temps aux professionnels, à l’autorité médicale occidentale, aux « normes » imposées par la société d’accueil, sans se rendre compte de la stigmatisation que Laurent subit. Sa mère raconte ainsi, en sanglotant, une scène parlante : « Au moment où le policier lui a passé les menottes, il m’a dit : “Tout ce qui s’est passé aujourd’hui, c’est de ta faute, maman.” »

Ces liaisons existant entre les enjeux de positionnement social, les « troubles mentaux », l’expérience du statut d’immigrant, la prise en charge institutionnelle et les négociations entre chaque acteur (école, hôpital de jour, Maison des handicapés, association franco-chinoise, parents) ont été observées à plusieurs reprises au cours de notre enquête de terrain. Les pistes lancées ici au sujet de Laurent gagneraient donc à être corroborées par le développement d’autres études de cas et d’autres recherches. Par contre, il apparaît clairement que la compréhension de l’évolution des troubles au cours d’une trajectoire de soins, et essentiellement lorsque la population concernée est issue de l’immigration, demande la mobilisation, en plus de l’approche médicale et psychologique, d’une analyse sociologique[11].