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Peopling the North American City : Montreal 1840-1900 est le point culminant de vingt ans de collaboration entre Sherry Olson et Patricia Thornton, qui dressent une chronique riche, imaginative et rigoureusement détaillée de l’évolution de la population montréalaise vers la fin du xixe siècle. L’analyse démographique historique maîtrisée, enrichie par des recherches quantitatives et qualitatives en géographie, économie, sociologie et histoire, saura plaire aux lecteurs d’ici et d’ailleurs.

L’ouvrage est organisé autour de plusieurs thèmes connexes touchant à la reproduction sociale de la population montréalaise sur quelques décennies. D’autres chercheurs, dont Gérard Bouchard (1996), Bruno Ramirez (2001) et Tamara Hareven (1982), se sont déjà penchés sur la migration des familles et des jeunes Canadiens français vers les régions rurales et hors province en réponse à la saturation des terres ; pour leur part, Olson et Thornton tracent le parcours des individus et des familles qui ont plutôt choisi de tenter leur chance à Montréal, contribuant à l’essor de la métropole. Les auteures mettent l’accent sur les différences entre les régimes reproductifs des trois principaux groupes culturels de Montréal : les Canadiens français catholiques, les anglophones catholiques (irlandais surtout) et les anglophones protestants. Les sources et les méthodes de couplage des données ainsi que la définition et la distribution géographique des trois groupes culturels et la topologie de Montréal sont décrites dans les premiers chapitres. Dans les trois chapitres suivants, les auteures analysent les risques de mortalité des Montréalais de l’époque (notamment les taux et les causes de mortalité infantile et juvénile), les modèles et marchés matrimoniaux (notamment les différences d’âge au mariage) ainsi que les comportements reproductifs s’y rattachant, dont l’arrêt ou l’espacement des naissances. Des trois groupes, les Canadiens français catholiques se distinguent par des mariages plus précoces et des taux de fécondité plus élevés : mariages hâtifs, naissances nombreuses et fréquents décès d’enfants composent un régime démographique onéreux, exacerbé par les conditions de pauvreté, d’insalubrité et le travail peu rémunéré. Les Irlandais catholiques ont tendance à se marier plus tard, ce qui a pour effet de réduire la taille de leurs familles. Les anglophones protestants, quant à eux, résident dans des quartiers plus aisés et se marient plus tard que leurs homologues Canadiens français. Ils font vacciner leurs enfants et, vu les moindres risques de mortalité infantile, adoptent plus tôt des pratiques de contrôle des naissances. Paradoxalement, malgré des régimes reproductifs bien différents, les trois groupes affichent des taux de reproduction similaires dans les années 1890 (p. 136-140). Dans les chapitres ultérieurs, les auteures s’inspirent de l’histoire, de l’économie et de la sociologie pour compléter le portrait précédent, en abordant tour à tour les questions des choix de vie pour les hommes et les femmes dans une société urbaine en transformation ; les principaux traits de l’économie industrielle ; la co-résidence avec des membres de la famille élargie ; la configuration des logements ; la place des domestiques et des pensionnaires dans les ménages ; les biens matériels et la consommation ; la ségrégation résidentielle ; les relations de parenté à l’échelle du voisinage ; les différences entre la population urbaine et la population rurale des régions avoisinantes et celles de leurs régimes démographiques respectifs. Dans le dernier chapitre, elles explorent la formation de l’identité culturelle et les relations entre les trois groupes à l’aide de données qualitatives.

La contribution majeure de l’ouvrage est la démonstration de la permanence des divisions entre les trois principaux groupes culturels montréalais, des clivages qui ont perduré tout au long du xixe siècle malgré des changements comme l’avancement de l’âge moyen au mariage, une certaine diminution de la fécondité et les transformations sociales et économiques de l’environnement urbain. Olson et Thornton démontrent que la culture est un point crucial de division, affirmant en conclusion que « La culture est importante. Les ressources le sont aussi » (p. 353). Les auteures illustrent de façon magistrale comment les taux de nuptialité, natalité et de mortalité sont imbriqués dans des comportements qui constituent autant de traits du régime démographique. Leur méthodologie inclut le recours à des distributions relatives, des taux démographiques et des ratios, des analyses de régression logistique, des indices de ségrégation et des systèmes d’information géographique pour la cartographie. L’emploi de mesures démographiques variées, combinées à des analyses transversales et longitudinales, fait de cet ouvrage un outil de formation méthodologique fort utile. En parallèle, une des grandes forces du livre tient à la place centrale qu’accordent les auteures à des thèmes chers aux historiens : autonomie des individus et des familles (agency), opportunités et initiatives, mobilité ascendante et descendante. La notion même de régime est problématisée. Olson et Thornton démontrent comment on peut réconcilier l’histoire des individus et des familles à l’échelle micro avec une analyse plus globale des comportements de groupes en combinant de manière audacieuse plusieurs sources primaires : recensements, registres paroissiaux et de cimetières, rôles d’évaluation, inventaires de biens, répertoires municipaux, archives notariales, et journaux publics et personnels. Les auteures utilisent ces sources de façon originale en opérationnalisant et en testant une foule de variables telles que le nombre de chevaux par quartier, le coût du loyer par personne, le statut économique des ménages et la densité résidentielle. Elles abordent aussi des questions biomédicales comme l’allaitement et l’impact des maladies et de l’immunisation (p. 106-107, 110, 111). En cours de lecture, nous apprenons que la pénalité urbaine pouvait coexister avec des avantages à vivre en ville, qu’au tournant du siècle une Irlandaise sur quatre passait toutes ses années de fécondité en célibataire (p. 139), que neuf enfants illégitimes sur dix mouraient avant leur premier anniversaire (p. 149) et que, même dans les années 1890, 40 % des mariages se terminaient avant que les femmes aient atteint la fin de leur vie féconde (p. 157).

Olson et Thornton documentent le rôle important de la parenté, qui permet aux familles de participer à l’économie, partager un logement, se lancer en affaires, parer aux intempéries et gérer les crises. Pour elles, le rôle du réseau familial est tout aussi important que celui des individus (p. 174, 232-234, 252). Apportant quelques nuances aux propos d’autres historiens sur l’importance de la famille, les auteures soutiennent que les réseaux familiaux canadiens-français sont plus étendus que ceux d’autres groupes culturels au tournant du siècle, notant toutefois l’importance des fratries pour les Irlandais (p. 171, 180-181). Cette place prépondérante de la parenté et son influence sur l’identité culturelle, le statut social, le pouvoir, les échanges, la politique et les institutions mettent en relief le lien entre la démographie historique et le courant de recherches historiques qui privilégie l’étude qualitative des phénomènes touchant les élites, les individus et la gouvernementalité. Le style plein d’éloquence des auteures fait vivre sous nos yeux le Montréal au xixe siècle ; l’analyse sociale habituelle se trouve enrichie par des descriptions vivides et le récit de pans de vie qu’on lit par pur plaisir.

Vu l’ambition des auteures et l’approche qu’elles ont choisie, il est difficile de trouver place à l’amélioration dans ce travail. Comme elles le notent elles-mêmes, leurs observations longitudinales quantitatives et qualitatives sur les familles montréalaises reposent sur un petit échantillon de 12 noms de famille, en soi une limitation. Par exemple, au tableau 5.2 qui présente l’intervalle moyen entre les naissances selon les communautés culturelles, les statuts économiques et les cohortes, on compte des cellules comprenant jusqu’à 430 cas, mais souvent moins de 50 (p. 135). Pour compenser, Olson et Thornton ont construit des échantillons supplémentaires, en plus d’analyser les données de l’ensemble des Montréalais recensés en 1881 et plusieurs échantillons tirés du recensement de 1901. Elles naviguent entre les résultats provenant de leur échantillon du Montréal miniature et les échantillons supplémentaires (p. 108-109). À plusieurs reprises, les auteures abordent le sujet des individus qui disparaissent de leur échantillon ou n’y figurent tout simplement pas (p. 242, 301-302, 354). Elles sont conscientes de l’effet de regroupement dans leur échantillon (p. 110) et portent une attention spéciale à la variance de la moyenne pour démontrer les divergences d’expériences individuelles (p. 161). L’ouvrage abonde de notes méthodologiques, de mises en garde et de mises en contexte. Le lecteur pourrait parfois perdre le fil des sources des faits, mais les tableaux et figures mentionnent toujours clairement l’origine des données.

Dans un cas, les auteures ont négligé de mentionner une modeste divergence entre les faits ressortant de l’échantillon des noms de famille et des échantillons plus larges provenant des recensements : l’âge moyen au mariage des femmes calculé à partir des données des registres de mariage selon leur nom de famille en 1890 (Tableau 6.1, p. 154) est de 0,6 à 2 années plus jeune que l’âge moyen au premier mariage dérivé des recensements de 1881 et 1901 (Tableau 6.6 p. 166, pour les hommes les moyennes sont similaires dans les deux tableaux). On voit que les mariages sont de plus en plus tardifs à cette époque, mais l’écart est digne de mention puisque les auteures ont identifié les contrastes des régimes matrimoniaux comme une différence clé entre les trois groupes culturels. L’âge au mariage dérivé des recensements représentant l’expérience cumulée des femmes qui se sont mariées dans les décennies précédentes, on aurait dû s’attendre à ce qu’il soit moins élevé que l’âge moyen au mariage dans les années 1890, mais c’est plutôt l’inverse qu’on observe. Le résultat obtenu à partir des recensements pourrait avoir été amplifié du fait de l’arrivée d’un grand nombre de femmes célibataires (travaillant comme domestiques, par exemple) (Schurer, 1989). Puisque l’échantillon des noms de famille est basé sur un dénominateur contrôlé, il ne devrait pas être sujet au biais de censure dû à la migration, contrairement aux taux de mariages calculés en reconstituant les familles (Ruggles, 1992 ; Desjardins 1995). Les auteures sont bien conscientes du problème et, à l’instar d’Alter (1999) utilisant la méthode d’analyse biographique, elles limitent leurs analyses démographiques aux observations confirmées par des sources indépendantes du phénomène étudié, par exemple la présence au recensement (p. 57-58). Par contre, les auteures notent qu’elles n’ont pas été en mesure d’inclure 10 à 20 % des cas dans leurs analyses en raison du manque d’information (Tableau 2.3 p. 59), en particulier plusieurs domestiques, et cela même si la qualité de l’information relative à l’échantillon des noms de famille en 1890 s’améliore. Il se pourrait aussi qu’il existe un effet de regroupement dans l’échantillon de noms de famille, dû à une série de naissances pour un petit nombre de femmes (p. 141) ou plusieurs mariages au cours d’une même décennie. En référence au nombre de cas, et peut-être aussi en guise de précaution vis-à-vis de certaines statistiques, Olson et Thornton notent en conclusion que leurs résultats sont surtout utiles pour illustrer les contrastes entre les groupes plutôt que pour établir des références à des fins de comparaisons internationales (p. 347). En effet, les résultats concernant l’âge au mariage obtenus à partir de deux sources différentes (recensements et échantillon de noms de famille) démontrent les mêmes différences entre les groupes. Comme les auteures l’affirment en introduction, il est préférable de se baser sur des petits échantillons tirés de populations rigoureusement contrôlées plutôt que sur des données de recensement aux contours moins bien définis (p. 61).

Ce n’est qu’un détail mineur, que les auteures cernent bien dans leur méthodologie. Leur ouvrage démontre toute l’importance pour les chercheurs en histoire de collaborer à la création de bases de données historiques plus étendues et multidimensionnelles reposant sur des échantillons fiables permettant d’explorer les divers parcours sociaux et démographiques selon les origines des populations. Le ton du récit est parfois grave, surtout quand on parle de mortalité infantile et du destin tragique des enfants illégitimes. Cependant, les auteures ont une vision positive des opportunités qui s’offraient aux Montréalais du xixe siècle, dont certains ont connu une ascension sociale en l’espace de deux ou trois générations. Le degré d’intégration du contenu de cet ouvrage démontre bien l’avantage de publier un livre dans un domaine dominé plutôt par la publication d’articles plus courts. En somme, Peopling the North American City constitue une contribution magistrale, qui aura sans doute un impact positif stimulant et durable sur notre discipline.