Corps de l’article

Introduction

Tout comme ailleurs en Occident, la population canadienne vieillit. Ce phénomène que l’on a observé pendant presque tout le siècle dernier s’est accéléré depuis la fin du baby-boom, soit à partir du milieu des années 1960, sous l’effet combiné d’un taux de fécondité en dessous du seuil de remplacement de la population et de l’allongement de l’espérance de vie (Légaré, 2003). La part relative des personnes âgées de 65 ans et plus dans la population canadienne s’est ainsi accrue, passant de 7,7 % en 1956, au milieu du baby-boom, à 13,7 % en 2006 (Statistique Canada, 2007a). Selon des projections de population récentes, cette part pourrait doubler et toucher près du quart de la population canadienne d’ici 2036, lorsque les derniers baby-boomers auront atteint l’âge de la retraite (Turcotte et Schellenberg, 2007). De même, la proportion des Canadiens très âgés est appelée à croître rapidement dans l’avenir : selon les plus récentes estimations, la taille de la population des 80 ans et plus serait multipliée par trois et passerait de 1,1 million d’individus en 2006 à 3,3 millions en 2036 (Statistique Canada, 2007a et 2010).

L’accroissement du nombre et de la part des personnes âgées au sein de la population suscite des préoccupations quant à la prise en charge de leurs besoins dans l’avenir. En effet, les études antérieures révèlent que les membres de la famille proche, conjoint et enfants, forment le premier noyau d’aide aux personnes âgées, auquel se greffent, par la suite, les membres de la famille élargie (frères, soeurs et cousins) (Fast, Keating, Otfinowsky et Derksen, 2004 ; Keating, Fast, Forbes et Wenger, 2002 ; Larsson et Silverstein, 2004). Les générations du baby-boom ont été porteuses de changements profonds qui ont bouleversé la structure et l’organisation de la vie familiale (Bonvalet, Clément et Ogg, 2011) et qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler la « seconde transition démographique » (Beaujot, 2000 ; Lesthaeghe, 1995 ; Van de Kaa, 1987). Elles ont été les premières à réduire leur fécondité sous le seuil de remplacement des générations et à voir leurs trajectoires conjugales se complexifier avec la progression de l’union libre et la montée du divorce et des séparations. La composition de leurs réseaux familiaux risque donc de se distinguer sensiblement de celle des générations qui les ont précédées en raison des cheminements différents qu’elles ont suivis, ce qui n’est pas sans soulever quelques interrogations quant aux effets que ces changements auront sur le bien-être, les besoins et le soutien potentiel des personnes âgées de demain.

La mise en lumière des trajectoires conjugales et parentales des personnes âgées d’aujourd’hui et de demain constitue l’objectif premier de cet article. Plus précisément, nous cherchons à identifier les principaux changements touchant l’union et la parentalité des générations nées entre 1923 et 1972 au Canada et à faire ressortir les différences qui séparent les hommes et les femmes issus de ces cohortes. L’atteinte de cet objectif nous permettra, en conclusion, d’avancer quelques hypothèses quant aux conséquences possibles qu’entraînera, dans l’avenir, la diversification des parcours familiaux sur le soutien potentiel dont bénéficieront les personnes âgées de demain. Au préalable, nous dressons un portrait des changements démographiques qui ont transformé la vie familiale au Canada ; la méthodologie et le plan de traitement des données issues de l’Enquête sociale générale de 2006 de Statistique Canada sont ensuite exposés.

Changements démographiques et trajectoires familiales

La désinstitutionnalisation de la vie conjugale est sans aucun doute le phénomène qui a le plus fortement bouleversé la vie familiale. Le relâchement des liens conjugaux s’est amorcé avec la progression du divorce et s’est poursuivi à travers le recul du mariage et la montée de l’union libre. Presque inexistant au moment de la promulgation de la Loi sur le divorce en 1968, le divorce a connu une hausse soutenue, avant de se stabiliser au tournant des années 1990. On estime aujourd’hui que près de 40 % de l’ensemble des mariages, précédés ou non d’une union libre, se soldent par un divorce au Canada (Clark et Crompton, 2006). Par ailleurs, alors qu’il était quasi obligatoire pour les individus désirant vivre en couple au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, le mariage est devenu optionnel à la suite d’une transformation profonde des valeurs, dorénavant orientées vers la poursuite d’un épanouissement personnel plutôt que dictées par un système contraignant de normes et d’obligations (Giddens, 1992 ; Lestheaghe, 1995). L’union libre, encore peu répandue en 1981, s’est imposée progressivement, d’abord comme mode d’entrée en première union ou de remise en couple après l’échec d’un mariage, puis comme cadre de constitution des familles, et ce, plus particulièrement au Québec (Le Bourdais et Lapierre-Adamcyk, 2004). En 2006, les conjoints de fait représentaient 18 % de l’ensemble des couples canadiens et 35 % des couples au Québec (Milan, Vézina et Wells, 2007). En dépit de la progression qu’elle a connue, l’union libre demeure néanmoins nettement plus instable que le mariage, et ce, même après la naissance d’enfants (Le Bourdais, Neill et Marcil-Gratton, 2000). Près de la moitié des unions libres formées durant les années 1990 au Canada ont abouti à une séparation dans les douze années suivant la mise en couple, comparativement à moins d’une union sur quatre parmi les mariages non précédés d’une période de cohabitation (compilations spéciales).

Autre changement marquant dans la vie des familles, l’apparition de moyens contraceptifs modernes et efficaces à partir du milieu des années 1960, ce qui a permis aux hommes et aux femmes de réduire le nombre d’enfants qu’ils ont et de retarder le moment de leur venue. Par conséquent, l’indice synthétique de fécondité, qui mesure le nombre moyen d’enfants qu’une femme aurait au cours de sa vie si les tendances du moment se maintenaient, a considérablement chuté au Canada, passant de 3,81 enfants par femme en 1960, au plus fort du baby-boom, à 1,49 en 2000, le plus faible taux jamais enregistré dans l’histoire du pays, pour remonter à 1,68 en 2008 (Banque Mondiale, 2011 ; Statistique Canada, 2011). La baisse de la fécondité a particulièrement touché les générations nées sur le deuxième versant du baby-boom (entre 1956 et 1965), lesquelles ont vu la taille de leurs familles se réduire passablement, comparativement aux générations qui les ont précédées. Ces générations sont également un peu plus nombreuses que celles qui les ont précédées à ne pas avoir eu d’enfants (Le Bourdais, Girard, Swiss et Lapierre-Adamcyk, à paraître).

L’ensemble des changements observés au cours des 40 dernières années a modifié la composition des familles et les trajectoires de vie des individus. Les premières études entreprises au début des années 1990 ont bien montré que la vie familiale des femmes ne suivait plus un parcours linéaire marqué successivement par le mariage, la venue puis le départ des enfants de la famille et le décès du conjoint (Juby et Le Bourdais, 1995). Elles ont fait ressortir la diversité des trajectoires familiales en lien avec la progression de l’union libre et la hausse des séparations et elles ont révélé l’importance croissante des épisodes en famille monoparentale et en famille recomposée dans les parcours de vie des femmes (Desrosiers, Juby et Le Bourdais, 1999a ; Ravanera, Rajulton et Burch, 1994). Une deuxième série d’études a par la suite analysé l’impact, différent, des changements démographiques sur la vie familiale des hommes et a montré en quoi leurs trajectoires se distinguaient de celles des femmes, en raison de leur propension plus forte à former rapidement une nouvelle union après une séparation et le fait que la garde des enfants soit majoritairement confiée aux mères (Desrosiers, Juby et Le Bourdais, 1999b ; Juby et Le Bourdais, 1998 ; Rendall, Clarke, Peters, Ranjit et Verropolou, 1999).

Les recherches passées ont été nombreuses à documenter les répercussions des changements notés dans les comportements des adultes sur la vie des enfants. Elles ont d’abord mis en évidence la réduction de la taille des fratries associées à la baisse de la fécondité, qui s’est traduite par une augmentation du nombre d’enfants uniques et du nombre d’enfants n’ayant qu’un frère ou une soeur (Marcil-Gratton et Lapierre-Adamcyk, 1999). Elles ont montré l’accroissement de la proportion d’enfants qui, de plus en plus tôt dans la vie, voient leurs parents se séparer et qui connaissent par la suite la vie en famille monoparentale et, pour plusieurs, la vie en famille recomposée (Bumpass et Lu, 2000 ; Festy, 1994 ; Marcil-Gratton, 1998). Enfin, elles ont tenté de mesurer les effets de la désinstitutionnalisation et de l’instabilité croissante de la vie conjugale sur les liens et les relations que les pères entretiennent avec leurs enfants (Cooksey et Craig, 1998 ; Le Bourdais, Juby et Marcil-Gratton, 2002). Dans la foulée de ces études, un large champ de recherche qui emprunte à la psychologie, à la sociologie, à l’épidémiologie aussi bien qu’à la démographie a tenté de cerner l’effet des bouleversements de la vie familiale des enfants sur leur développement cognitif et émotionnel.

Plus rares ont été les travaux qui ont étudié la diversification croissante au fil des générations des trajectoires familiales des hommes et des femmes et tenté d’entrevoir quelles seront les répercussions possibles de cette diversification sur leurs réseaux de soutien aux âges avancés (pour une discussion, voir Bianchi et collab., 2008). Cette question revêt pourtant une pertinence grandissante dans les pays à tradition libérale anglo-saxonne, comme le Canada, où le sentiment d’obligation filiale apparaît être affaire de négociation plutôt que de devoir entre parents âgés et enfants devenus adultes, et ce, alors que l’État cherche à renvoyer à la famille les responsabilités d’aide à ses membres âgés (Daatland et Herlofson, 2003 ; Kalmijn et Saraceno, 2008). Jusqu’à tout récemment, il n’y avait peut-être pas lieu de s’inquiéter des répercussions de la baisse de la fécondité et de la montée de l’instabilité conjugale sur la prise en charge des aînés, les personnes âgées d’aujourd’hui étant relativement nombreuses à n’avoir connu qu’une seule union, un mariage ayant de plus donné lieu à une descendance passablement nombreuse. Alors que les générations du baby-boom qui ont été au coeur des transformations familiales enregistrées au cours des 40 dernières années avancent en âge, cette question prend le devant de la scène. L’effet combiné des changements en matière de fécondité et de conjugalité suscite des interrogations quant aux effets qu’ils auront sur la taille, la composition et la disponibilité des réseaux familiaux. En outre, les rôles remplis par chacun des membres de la famille dans la prise en charge des aînés risquent de s’en trouver profondément altérés (voir Murphy, Martikainen et Pennec, 2006, ainsi que plusieurs communications dans les Actes de l’AIDELF [2011] dont sont détaillées en bibliographie celles de Bonvalet, 2011 ; Ménard, Le Bourdais et Hamplova, 2011 ; Rettaroli, Samoggia et Scalone, 2011). C’est dans le but d’esquisser ce que seront ces changements dans l’avenir que nous nous attardons ici à décrire les trajectoires conjugales et parentales suivies par les personnes âgées d’aujourd’hui et de demain qui ont été rejointes par l’ESG de 2006.

Données et méthodes

Les données

L’analyse repose sur une exploitation de l’Enquête sociale générale (ESG) sur les transitions familiales (cycle 20), dont les données ont été recueillies par Statistique Canada entre les mois de juin et d’octobre 2006 auprès d’un large échantillon de 23 608 répondants (10 351 hommes et 13 257 femmes) âgés de 15 ans et plus (Statistique Canada, 2007b). L’échantillon constitué est représentatif de la population canadienne vivant dans un ménage privé et résidant dans l’une des dix provinces canadiennes ; il exclut les pensionnaires à plein temps d’un établissement institutionnel ainsi que les habitants du Yukon, des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut. Les répondants qui étaient âgés de 44 ans ou plus au moment où ils ont été interviewés en 2006 ont été interrogés de nouveau dans le cadre de l’ESG 2007 (cycle 21), qui porte sur la famille, le soutien social et la retraite[1].

Les répondants, âgés de 44 à 83 ans lorsqu’ils ont été rejoints en 2006 (et qui avaient donc entre 45 et 84 ans lorsqu’ils ont été ré-interviewés en 2007), ont été regroupés en groupes d’âge de dix ans : ceux âgés de 44 à 53 ans (générations nées entre 1953 et 1962, soit G 1953-1962), les 54 à 63 ans (G 1943-1952), les 64 à 73 ans (G 1933-1942) et enfin les 74 à 83 ans (G 1923-1932). Les générations nées entre 1923 et 1942 (âgées de 64 à 83 ans au moment de l’enquête) forment le groupe des personnes âgées d’aujourd’hui, alors que celles âgées de 44 à 63 ans (nées entre 1943 et 1962) représentent les personnes âgées de demain. Ce dernier groupe correspond, à quelques années près, aux générations du baby-boom, nées entre 1946 et 1965, qui ont été au coeur des transformations familiales (Bonvalet et collab., 2011) et qui franchiront à tour de rôle le cap des 70 ans au cours des 25 prochaines années. Certaines analyses qui s’intéressent principalement aux débuts de la vie familiale incluent également les répondants âgés de 34 à 43 ans (G 1963-1972). Les répondants âgés de 15 à 33 ans, dont la vie familiale était à peine entamée au moment de l’enquête, ont par contre été exclus de l’analyse. Par ailleurs, la balise supérieure fixée à 83 ans vise à limiter les problèmes de mémoire et de sélectivité associés au grand âge, les personnes décédées ou placées en institution étant, par définition, écartées de l’enquête. Les personnes qui étaient encore en première union lorsqu’elles ont été rejointes par l’enquête risquent donc d’être surreprésentées au sein des générations plus âgées, du fait de la mortalité différentielle selon l’état matrimonial et de la probabilité plus grande des personnes seules à se retrouver en établissement de soins de longue durée ; il faudra se rappeler cette limite lors de l’interprétation des résultats.

L’échantillon retenu pour l’analyse comprenait au départ 16 761 répondants âgés de 34 à 83 ans. Quelques centaines de répondants dont l’information pour certaines variables était manquante ou incomplète ont été éliminés ; la taille des sous-échantillons varie donc en fonction des trajectoires conjugales ou parentales étudiées, le sexe des répondants et le groupe d’âge auquel ils appartiennent (voir l’annexe A). Afin de tenir compte du plan d’échantillonnage de l’enquête, tous les pourcentages présentés sont basés sur les données pondérées, alors que les effectifs correspondent au nombre réel de répondants à l’enquête.

L’ESG 2006 a collecté de façon rétrospective la chronologie des événements de la vie conjugale et de la vie parentale des répondants, ce qui rend possible la reconstruction à rebours de leurs histoires familiales. Pour chacune des unions que les répondants ont connues, jusqu’à concurrence de quatre mariages et de quatre unions libres, on a recueilli la date de l’entrée en union et, le cas échéant, de la fin de l’union. On connaît également les modalités de formation de ces unions (par mariage ou union libre) et, le cas échéant, de leur dissolution (séparation, divorce ou décès du conjoint). L’ESG a également collecté la chronologie de l’ensemble des enfants (jusqu’à concurrence de vingt) que le répondant a eus et élevés. On connaît ainsi les dates de naissance de chacun des enfants biologiques, adoptés ou par alliance des répondants, de même que les dates d’arrivée des enfants adoptés et des enfants par alliance dans le ménage des répondants. Le recours à ces deux sources d’informations rétrospectives permet de reconstruire les trajectoires conjugales et parentales des répondants jusqu’au moment de l’enquête.

La construction des trajectoires

La méthode d’analyse proposée s’inscrit dans le cadre de l’approche théorique des parcours de vie (life course) qui renvoie à l’ensemble des trajectoires — conjugales, parentales ou professionnelles — que les individus suivent de la naissance à la mort dans le cadre de contextes variés (Elder, 1983). Celles-ci sont conçues comme des suites de transitions d’un état à l’autre, marquées par les divers événements, comme l’entrée ou la sortie d’une union, que les individus connaissent au cours de leur vie (Juby et Le Bourdais, 1995). Les trajectoires peuvent être plus ou moins complexes selon le nombre de transitions que les individus effectuent. Par exemple, la vie conjugale de certains pourra se résumer à une seule union qui se termine par le décès du conjoint, alors que pour d’autres elle sera composée d’une série d’unions ponctuées de séparations et de remises en union. Il est évidemment impossible d’épuiser l’ensemble des cheminements familiaux que les diverses générations d’hommes et de femmes ont pu suivre sans se retrouver confrontées à des effectifs trop faibles pour fournir des estimations fiables. Aussi certains regroupements ont-ils été effectués. D’une part, l’analyse des trajectoires conjugales ne distingue pas les unions selon la nature de la relation (mariage ou union libre), les unions libres étant trop peu nombreuses dans les générations plus âgées pour en permettre l’étude séparée. D’autre part, les trajectoires sont arrêtées à partir du moment où moins de 25 individus se retrouvent en observation (Juby et Le Bourdais, 1995). Par exemple, on ne pourra isoler les trajectoires des individus, trop peu nombreux, qui ont connu à deux reprises une fin d’union par veuvage. L’arrêt des trajectoires pour insuffisance de cas touche davantage les itinéraires familiaux moins fréquentés des hommes et des femmes âgés de 64 ans et plus, dont les effectifs sont plus faibles au départ (voir l’annexe A) et qui ont été moins touchés par les changements conjugaux.

L’analyse s’appuie sur une utilisation du logiciel LIFEHIST, développé par Rajulton (1991), pour aborder l’étude des parcours de vie. Ce logiciel génère une série emboîtée de tables à extinctions — simple ou multiples — qui fournissent, pour chaque table, les probabilités par âge ou par durée, conditionnelles au fait de n’avoir pas encore vécu la transition considérée et d’être toujours en observation, ainsi que les probabilités cumulées de transition d’un état à l’autre. Au départ, tous les individus sont sans conjoint. Une première table à extinction simple permet d’établir les probabilités cumulées de former une première union, par mariage ou union libre confondus. L’entrée dans la première union constitue ensuite le point de départ d’une nouvelle table à extinctions multiples qui estime les probabilités de fin d’union, soit par séparation ou divorce (1e séparation), soit par décès du conjoint (1er veuvage). La trajectoire s’arrête là pour les répondants qui étaient toujours en première union lorsqu’ils ont été rejoints par l’enquête, mais elle continue pour ceux dont la première union s’est terminée et qui sont dès lors exposés au risque de former une deuxième union. Et ainsi de suite, on poursuit l’analyse jusqu’à l’entrée dans la troisième union, point au-delà duquel les effectifs sont trop faibles pour autoriser l’établissement de nouvelles tables. On utilise la version non markovienne du logiciel LIFEHIST pour tenir compte du fait que l’expérience passée des individus influence les chances qu’ils ont de connaître une transition subséquente, comme par exemple la probabilité de former une deuxième union selon que la première union s’est terminée par séparation ou décès du conjoint.

La probabilité d’effectuer une première transition — conjugale ou parentale — est calculée à partir de l’âge de 15 ans, âge limite inférieur à partir duquel les hommes et les femmes sont présumés à risque de quitter l’état « pré-conjugal » et « pré-parental » ; pour les transitions subséquentes, les probabilités cumulées de transition sont estimées en fonction de la durée calculée à partir du moment d’entrée dans la situation considérée. Pour faciliter la comparaison entre les différentes générations qui sont rendues à des étapes variables de leurs histoires de vie, on examine les séquences d’événements ayant eu lieu à divers âges limites supérieurs (à 45, 55 et 65 ans[2]) ; pour les plus jeunes générations (34 à 53 ans) qui n’ont pas atteint tous les âges limites supérieurs, on arrête l’observation de leurs trajectoires au moment de l’enquête (données censurées). Cette façon de procéder permet, par exemple, de comparer parmi les générations âgées de plus de 45 ans à l’enquête la proportion d’individus qui, à cet âge, avaient déjà connu une rupture d’union, peu importe l’issue ultérieure de leur union. Enfin, pour les répondants de la plus jeune génération (34 à 43 ans) qui sont encore relativement peu avancés dans leurs trajectoires familiales, on arrête l’analyse à l’entrée dans une deuxième union.

La même approche est reprise par la suite pour l’étude des trajectoires parentales. Tel que mentionné précédemment, on dispose d’informations sur les enfants biologiques et adoptés des répondants, ainsi que sur les enfants par alliance — soit les enfants d’un conjoint — que les répondants ont élevés. Les cheminements parentaux risquent de devenir passablement complexes à mesure que les transitions (naissances, mises ou remises en union) se succèdent dans la vie des individus. Aussi, pour ne pas alourdir indûment l’analyse et compte tenu des effectifs en présence, nous avons choisi de ne pas considérer comme constituant une nouvelle transition la naissance d’un deuxième enfant au sein d’une même union[3] et de centrer notre attention uniquement sur l’arrivée d’enfants dans le cadre d’environnements familiaux différents, telle la naissance d’un premier enfant pour un père séparé vivant en union avec une nouvelle conjointe.

L’entrée dans la parentalité peut s’effectuer par la naissance ou l’adoption d’un premier enfant (1er enfant biologique) au sein ou en dehors d’une union[4] ; elle peut aussi se vivre à travers la mise en union d’un individu sans enfant avec un ou une partenaire qui a des enfants (1er enfant par alliance). À partir de ces points d’entrée dans la parentalité, les parents d’enfants biologiques pourront avoir d’autres enfants dans le cadre d’une nouvelle union ou accéder à un rôle de beau-parent en formant une union avec un ou une conjointe qui a des enfants. De leur côté, les parents ayant entamé leur carrière paternelle auprès d’enfants par alliance pourront la poursuivre en donnant naissance à des enfants biologiques. L’analyse n’a pu être poursuivie au-delà de ces transitions en raison de la taille des effectifs en présence. Pour des fins de comparaison entre les trajectoires parentales des hommes et des femmes appartenant aux diverses générations, on a fixé à 45 ans et 55 ans l’âge limite d’observation ; la deuxième limite veut tenir compte de l’arrivée d’enfants par alliance dans la vie des individus, laquelle peut survenir une fois passé le seuil de la vie reproductive.

Les variations des trajectoires conjugales

Le tableau 1 décrit les parcours conjugaux des hommes et des femmes nés entre 1923 et 1972 en fonction du nombre de transitions ayant été vécues à l’âge de 45 ans, 55 ans et 65 ans ; dans ce tableau, les fins d’union incluent à la fois les ruptures volontaires (séparations et divorces) et involontaires (décès du conjoint) d’union. Un premier coup d’oeil indique que la très grande majorité des répondants rejoints par l’enquête (95 % ou plus) avait déjà vécu en union avant d’atteindre leur 45e anniversaire, et ce, peu importe leur cohorte de naissance, une très faible fraction d’entre eux ayant connu leur première union passé cet âge (comparer les pourcentages ayant vécu une transition à 45 ans et aux âges plus élevés). Ces pourcentages surestiment sans doute quelque peu la proportion d’hommes et de femmes qui ont vécu au moins une fois au cours de leur vie avec un conjoint marié ou cohabitant, et ce, de façon un peu plus marquée parmi les cohortes plus âgées ; cela tient, d’une part, à la difficulté plus grande qu’ont les enquêtes de rejoindre les personnes vivant seules et, d’autre part, au fait que les personnes âgées qui sont sans conjoint sont plus susceptibles que leurs vis-à-vis en couple de résider en institution et donc d’échapper à l’enquête.

Tableau 1

Proportions cumulées d’hommes et de femmes selon le nombre de transitions conjugales vécues à l’âge de 45, de 55 et de 65 ans par groupe d’âge au moment de l’enquête (cohortes de naissance)

Proportions cumulées d’hommes et de femmes selon le nombre de transitions conjugales vécues à l’âge de 45, de 55 et de 65 ans par groupe d’âge au moment de l’enquête (cohortes de naissance)

a Les fins d’union incluent à la fois les ruptures volontaires (séparations/divorces) et involontaires (décès du conjoint) d’union.

* : Générations trop peu avancées dans leurs trajectoires familiales ou qui n’ont pas encore atteint l’âge limite étudié au moment de l’enquête.

— : Nombre de répondants inférieur à 25.

Source : Statistique Canada (2006), Enquête sociale générale (cycle 20)

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Ce tableau révèle également l’hétérogénéité et la complexité croissantes des trajectoires conjugales au sein des générations plus récentes. La probabilité de connaître plus d’une transition conjugale a crû considérablement des générations anciennes aux plus jeunes. Par exemple, la proportion d’hommes qui, à l’âge de 45 ans, avaient vécu une deuxième transition, c’est-à-dire avaient vu leur première union se terminer par le décès de leur conjointe ou par une séparation ou un divorce, a quadruplé, passant de 12,1 % dans les générations 1923-1932 à 47,9 % dans les générations 1953-1962 ; chez les femmes, cette proportion a plutôt été multipliée par deux, passant de 25,1 % à 50,1 %. Dit autrement, environ la moitié des hommes et des femmes nés en 1953-1962 avaient déjà, à l’âge de 45 ans, vu leur première union se terminer, comparativement à une femme sur quatre et un homme sur huit dans les générations plus anciennes.

Tant pour les femmes que pour les hommes, les changements que l’on observe entre générations tiennent principalement au recul de la mortalité et à la montée du divorce et des séparations enregistrés au cours des dernières décennies, deux phénomènes qui agissent en sens inverse. Cela fait en sorte que les différences entre générations diminuent à mesure que l’âge limite retenu augmente. Par exemple, la proportion d’hommes appartenant aux générations 1953 à 1962 qui avaient connu deux transitions (soit la formation et la dissolution de leur première union) avant d’atteindre leur 55e anniversaire[5] représente seulement un peu plus du double de celle des générations 1923 à 1932 (50,3 % contre 22,3 %), alors qu’elle était quatre fois plus élevée lorsque mesurée à 45 ans (47,9 % contre 12,1 %). Cela est en partie lié au fait que les générations plus anciennes étaient plus âgées que celles issues du deuxième versant du baby-boom (1953-1962) lorsqu’elles ont été touchées par l’adoption de la Loi sur le divorce et la montée subséquente de l’instabilité conjugale. Elles ont donc été relativement nombreuses à connaître la rupture de leur première union au-delà de 45 ans, comme en témoigne l’augmentation des proportions cumulées que l’on observe entre 45 et 55 ans dans les générations 1923 à 1942.

On notera que les femmes de toutes générations sont toujours proportionnellement plus nombreuses que leurs homologues masculins à rapporter avoir vécu deux transitions, c’est-à-dire à avoir vu leur première union se terminer, et ce, peu importe l’âge limite retenu. Les disparités entre hommes et femmes sont plus marquées dans le groupe de générations plus âgées (25,1 % contre 12,1 % à 45 ans) que dans les générations 1953 à 1962 (50,1 % contre 47,9 %), les premières étant nettement plus nombreuses que leurs vis-à-vis masculins et que leurs consoeurs des cohortes plus jeunes à avoir vu leur conjoint décéder. Tel qu’on le voit dans le tableau 2, à 45 ans, 9,9 % des femmes des générations plus anciennes étaient déjà veuves, comparativement à un pourcentage trop faible d’hommes de la même cohorte pour être estimé et à 3,1 % de leurs consoeurs plus jeunes.

Les disparités entre générations sont tout autant marquées, sinon plus, lorsque l’on examine les proportions d’hommes et de femmes ayant connu une troisième transition conjugale, qui correspond à la formation d’une deuxième union (voir le tableau 1). Près de cinq fois plus d’hommes (39,3 % contre 8,5 %) et trois fois plus de femmes (40,2 % contre 14,7 %) des générations plus jeunes s’étaient ainsi remis en couple avec un nouveau partenaire avant l’âge de 45 ans, comparativement aux générations les plus anciennes (1923-1932). À nouveau, l’écart entre générations s’amenuise à mesure que l’âge limite considéré croît, les femmes et les hommes étant alors seulement deux à deux fois et demie plus nombreux à se remettre en union avant l’âge de 55 ans dans les générations plus jeunes. Celles-ci demeurent néanmoins plus nombreuses que les générations qui les ont précédées à avoir connu au moins deux unions, peu importe le seuil de l’âge limite retenu.

Dans l’ensemble, les proportions de femmes qui ont connu une troisième transition — soit la formation d’une deuxième union — sont très proches de celles des hommes ; hormis pour le groupe de générations plus âgées, l’écart qui sépare les sexes n’est que de 1 ou 2 points de pourcentage. Cela ne tient pas à une propension semblable des hommes et des femmes à entamer une nouvelle union, une fois la première union rompue, mais davantage au fait que les femmes sont plus nombreuses que leurs homologues masculins à avoir vu leur première union se dissoudre. Dans les faits, les hommes affichent toujours de plus fortes probabilités de se remettre en couple. Le rapport des proportions d’individus qui ont connu trois transitions sur celles ayant connu deux transitions — qui mesure la probabilité cumulée de former une deuxième union parmi les individus dont la première union a pris fin — est plus élevé chez les hommes que chez les femmes et l’écart qui sépare les sexes s’accroît des générations récentes aux générations plus âgées. Parmi les générations nées sur le deuxième versant du baby-boom (G 1953-1962), qui se sont séparées rapidement et en grand nombre, les probabilités cumulées d’avoir formé une deuxième union avant l’âge de 55 ans sont de plus de 80 % chez les femmes et chez les hommes[6]. Dans les générations plus anciennes (G 1923-1932), qui ont été touchées plus tardivement par la montée du divorce et des séparations, la probabilité de connaître une deuxième union est nettement plus faible pour les femmes : moins de la moitié de celles dont la première union s’était terminée avaient conclu une union avec un nouveau partenaire avant de fêter leur 65e anniversaire, comparativement à 78,2 % de leurs vis-à-vis masculins.

L’analyse des trajectoires conjugales vécues à 45 ans ne peut être poursuivie au-delà de l’entrée dans la deuxième union pour les générations les plus âgées, compte tenu de la taille réduite des effectifs. Dans le groupe suivant de générations (G 1933-1942), il faut élever à 55 ans le seuil de l’âge limite considéré pour que les effectifs soient suffisants pour permettre l’étude de la quatrième transition, définie comme la fin de la deuxième union par séparation, divorce ou veuvage et, pour les hommes seulement, de la cinquième transition qui marque l’entrée dans une troisième union. Autrement dit, les individus appartenant à ces générations ont connu ces transitions en trop faible nombre ou trop tardivement pour qu’on puisse établir des estimations fiables à l’âge de 45 ans.

Par ailleurs, le tableau 1 montre qu’une part importante, soit environ le quart des hommes et des femmes issus de la deuxième cohorte du baby-boom (G 1953-1962), avaient déjà vu leur deuxième union prendre fin et près d’un cinquième avaient même eu le temps de conclure une troisième union avant d’atteindre leur 55e anniversaire. Par comparaison, un pourcentage nettement plus faible des hommes et des femmes nés entre 1933 et 1942 avaient connu la fin d’une deuxième union, et ce, même lorsqu’on étend la période d’observation jusqu’à l’âge de 65 ans. Cela tient, en partie, aux comportements plus instables qu’ont connus les baby-boomers, mais on ne saurait écarter l’effet dû à la sous-représentation parmi les générations plus âgées des répondants qui ont suivi de telles trajectoires.

Le tableau 2, qui présente les séquences de transition suivies par les individus, en distinguant cette fois les modalités (séparation/divorce ou veuvage) de fin de la première union, révèle qu’une majorité de répondants des générations les plus vieilles ont connu un parcours conjugal plus « classique », caractérisé par une seule union qui était toujours en cours ou s’était terminée par le décès du conjoint. À peine un peu plus de 20 % des hommes et des femmes des générations 1923 à 1932 avaient vu, à 65 ans, leur union se solder par une séparation ou un divorce, et seulement environ 10 % des femmes (et une fraction trop faible des hommes pour être estimée) s’étaient remises en couple à la suite du décès de leur conjoint. À l’opposé, l’augmentation au fil des générations des pourcentages d’individus qui ont vécu une rupture volontaire d’union montre que les séparations et divorces, comme les remises en union, font désormais partie à part entière de la réalité des cohortes récentes. Près de la moitié des hommes et des femmes nés entre 1953 et 1962 avaient déjà, à 45 ans, connu une première séparation et la très grande majorité de ceux-ci (plus de 80 %) s’était remis en couple avant de fêter leur 55e anniversaire.

Tableau 2

Proportions cumulées d’hommes et de femmes selon la séquence des événements conjugaux vécus à l’âge de 45, de 55 et de 65 ans par groupe d’âge au moment de l’enquête (cohortes de naissance)

Proportions cumulées d’hommes et de femmes selon la séquence des événements conjugaux vécus à l’âge de 45, de 55 et de 65 ans par groupe d’âge au moment de l’enquête (cohortes de naissance)

* : Générations trop peu avancées dans leurs trajectoires familiales ou qui n’ont pas encore atteint l’âge limite étudié au moment de l’enquête.

— : Nombre de répondants inférieur à 25.

Source : Statistique Canada (2006), Enquête sociale générale (cycle 20)

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Si les écarts dans la proportion d’individus qui ont connu une séparation se sont creusés au fil des générations, ce n’est pas parce que les hommes et les femmes des générations récentes étaient plus jeunes lorsqu’ils ont commencé à vivre en couple. En fait, l’âge médian au moment de l’entrée dans la vie conjugale est demeuré sensiblement le même au fil des générations, se situant autour de 22 ans chez les femmes et de 24-25 ans chez les hommes ; seules les générations plus récentes (G 1963-1972) semblent avoir quelque peu retardé leur entrée en première union d’environ un an et demi à deux ans par rapport à celles qui les ont précédées (données non présentées). Le report de l’âge au mariage, que l’on observe à partir des données de l’état civil, a donc en grande partie été compensé par la progression des unions libres qui sont relativement plus précoces.

Les variations des trajectoires parentales

Le tableau 3 fournit les proportions cumulées d’hommes et de femmes selon le nombre de transitions parentales vécues à l’âge de 45 et de 55 ans. Premièrement, on constate que la très grande majorité (autour de 85 % ou plus) des répondants a connu la parentalité — comme parent ou beau-parent — avant l’âge de 45 ans, mais que la proportion en ayant fait l’expérience a enregistré un faible recul au fil des générations. Chez les femmes, cette proportion est passée de 92,4 % à 83,9 % des générations anciennes (G 1933-1942) aux plus récentes (G 1953-1962). Chez les hommes nés entre 1963 et 1972, le pourcentage est un peu plus faible (80,7 %) que dans les autres groupes ; il est toutefois possible que ces hommes, qui étaient âgés de moins de 45 ans au moment de l’enquête, effectuent un certain rattrapage dans l’avenir. Comme on le verra plus loin, la faible baisse observée résulte d’une augmentation de l’infécondité au fil des générations qui n’est pas entièrement compensée par une hausse équivalente du nombre d’hommes et de femmes qui exercent un rôle parental uniquement auprès des enfants d’un conjoint.

Tableau 3

Proportions cumulées d’hommes et des femmes selon le nombre de transitions parentales vécues à l’âge de 45 et de 55 ans par groupe d’âge au moment de l’enquête (cohortes de naissance)

Proportions cumulées d’hommes et des femmes selon le nombre de transitions parentales vécues à l’âge de 45 et de 55 ans par groupe d’âge au moment de l’enquête (cohortes de naissance)

a Peu importe le type de transition parentale, naissance ou adoption d’un enfant ou arrivée d’un enfant par alliance.

* : Générations trop peu avancées dans leurs trajectoires familiales ou qui n’ont pas encore atteint l’âge limite étudié au moment de l’enquête.

— : Nombre de répondants inférieur à 25.

Source : Statistique Canada (2006), Enquête sociale générale (cycle 20)

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Deuxièmement, on observe que les chances de connaître plus d’un épisode parental se sont accrues nettement à travers les générations. De fait, la proportion de répondants ayant connu un deuxième épisode parental à l’âge de 45 ans, soit par l’arrivée d’un enfant par alliance ou par la naissance (ou l’adoption) d’un enfant au sein d’une deuxième famille, a été multipliée au fil des générations par près de cinq chez les femmes, passant de 5,1 % à 22,7 % des générations 1933-1942 aux générations les plus jeunes (G 1963-1972) et par plus de six chez les hommes, allant de 4,5 % à 28,4 %. On remarquera que le fait de retenir un âge limite plus élevé modifie peu les pourcentages de femmes qui ont joué un rôle parental auprès d’enfants issus d’unions différentes, mais a pour effet d’accroître ceux des hommes, plus enclins à jouer un rôle de « père » dans le cadre d’unions successives avec des femmes plus jeunes qu’eux.

Le tableau 4, qui présente les proportions cumulées d’hommes et de femmes en fonction de la séquence parentale suivie avant les âges de 45 et de 55 ans, démontre la diversité croissante des itinéraires parentaux adoptés par les générations plus récentes. Dans l’ensemble, la grande majorité des répondants a accédé à la parentalité de façon « classique », c’est-à-dire par la naissance ou l’adoption d’un enfant dans le cadre d’une union avec un(e) conjoint(e) qui était sans enfant ou en tant que parent seul(e)[7]. Cette proportion a néanmoins quelque peu diminué au fil du temps, passant de 92,1 % chez les femmes nées entre 1933 et 1942 à 82,8 % chez celles nées entre 1963 et 1972. Chez les hommes, la baisse a été un peu plus prononcée, la proportion de pères biologiques ou adoptifs tombant de 85,1 % à 72,6 %. Cela tient en partie au report de la venue du premier enfant, mais aussi comme on peut le voir à la lecture du tableau 4, à l’augmentation de la proportion d’hommes qui ont entamé leur vie parentale en famille recomposée, c’est-à-dire auprès des enfants d’une conjointe.

Tableau 4

Proportions cumulées d’hommes et des femmes selon la séquence des événements parentaux vécus à l’âge de 45 ans et de 55 ans par groupe d’âge au moment de l’enquête (cohortes de naissance)

Proportions cumulées d’hommes et des femmes selon la séquence des événements parentaux vécus à l’âge de 45 ans et de 55 ans par groupe d’âge au moment de l’enquête (cohortes de naissance)

* : Générations encore peu avancées dans leurs trajectoires familiales ou qui n’ont pas encore atteint l’âge limite étudié au moment de l’enquête.

— : Nombre de répondants inférieur à 25.

Source : Statistique Canada (2006), Enquête sociale générale (cycle 20)

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L’entrée dans la parentalité en tant que beau-parent constituait un phénomène marginal dans les générations 1923-1942, le nombre de répondants ayant connu cette expérience étant trop faible pour qu’on puisse même en faire l’analyse. Ce phénomène a pris de l’ampleur au cours des générations suivantes et il touche 2,4 % des femmes et 8,1 % des hommes nés entre 1963 et 1972. On remarquera que les hommes sont proportionnellement plus nombreux que les femmes à devenir « parent » auprès d’enfants par alliance ; cette situation est en grande partie attribuable à la mise en couple d’hommes avec une conjointe ayant eu des enfants hors union ainsi qu’à la propension plus grande des femmes à obtenir la garde des enfants après une séparation. Enfin, la dernière ligne de la partie supérieure du tableau 4 révèle que la majorité des répondants qui ont accédé à la parentalité en tant que beaux-parents, c’est-à-dire en formant une union avec un(e) conjoint(e) ayant des enfants, ont par la suite eu un enfant biologique ou adoptif avec ce(tte) partenaire, ajoutant ainsi une nouvelle dimension à leur vie familiale. Par exemple, la quasi-totalité des hommes des générations 1943-1962 et les trois quarts[8] des générations 1963-1972 qui ont entamé leur carrière parentale comme beaux-pères ont par la suite eu un enfant avec la mère de leurs « beaux-enfants » (ou enfants par alliance).

La vie en famille recomposée ne se limite pas aux seuls individus qui accèdent à la parentalité en tant que beaux-parents. Elle touche également les parents au départ d’enfants biologiques ou adoptés qui connaissent un deuxième épisode parental, soit en formant une union avec un(e) conjoint(e) qui a déjà des enfants, soit en donnant naissance à (ou en adoptant) un enfant dans le cadre d’une nouvelle union. On remarque d’abord que la probabilité d’avoir des enfants biologiques ou adoptés avec des partenaires différents a crû de façon importante au fil des générations. Ainsi, la proportion cumulée de répondants ayant suivi ce parcours est passée, tant pour les hommes que pour les femmes, d’environ 3,5 % dans les générations 1933-1942 à 12,5 % dans les générations 1963-1972. Le pourcentage d’hommes touchés par ce phénomène au sein des plus jeunes générations risque cependant d’augmenter légèrement à mesure qu’ils avanceront en âge. Par contre, il ne risque guère d’augmenter chez les femmes qui, à 43 ans, ont déjà presque atteint la fin de leur période de vie féconde. C’est à tout le moins ce que suggèrent les variations de pourcentage enregistrées chez les générations 1943 à 1962 lorsque l’on porte à 55 ans l’âge limite considéré. Par ailleurs, on notera que la proportion cumulée de parents d’enfants biologiques ou adoptés qui se sont par la suite mis en couple avec un(e) conjoint(e) ayant des enfants d’une union précédente a connu une hausse significative tant chez les hommes que chez les femmes, passant de 3,4 % à 10,1 % chez les premiers et de 2,0 % à 8,3 % chez les secondes entre les générations 1943-1952 et 1963-1972.

La montée de l’instabilité conjugale, qui est à la source de l’augmentation marquée de la proportion d’individus ayant connu au moins deux transitions parentales, a affecté différemment les hommes et les femmes. Peu importe le groupe de générations retenu, les hommes sont, dans l’ensemble, toujours proportionnellement plus nombreux que les femmes à avoir connu la parentalité au sein de deux unités familiales distinctes, c’est-à-dire à avoir connu au moins deux transitions parentales (tableau 3). Ils sont aussi plus nombreux à avoir joué un rôle de beau-parent en première ou deuxième union : trop peu fréquent pour en permettre l’estimation parmi les personnes âgées d’aujourd’hui (G 1923-1942), ce phénomène touchait, à 45 ans, près d’un homme sur cinq (18,2 %)[9] et une femme sur dix dans les générations les plus récentes (tableau 4).

Le fait que les hommes et les femmes des générations plus récentes soient proportionnellement plus nombreux que leurs aînés à exercer un rôle parental dans plus d’un cadre familial n’est pas lié à une entrée plus précoce dans la parentalité. Au contraire, l’âge médian à l’entrée dans la parentalité, qui était passablement stable dans les trois premiers groupes de générations, oscillant autour de 25 ans pour les femmes et de 28 ans pour les hommes, a augmenté dans les générations suivantes pour atteindre près de respectivement 30 ans et 32 ans dans la cohorte la plus jeune (G 1963-1972) (données non présentées).

Discussion et conclusion

Cet article visait dans un premier temps à documenter l’impact des modifications de la fécondité et de la conjugalité sur les trajectoires conjugales et parentales des personnes âgées d’aujourd’hui et de demain. Il a mis en lumière la fluidité et la diversité croissantes des parcours familiaux que l’on observe à partir des générations issues du baby-boom ; on peut se demander quelles seront à l’avenir les conséquences de ces changements lorsque ces générations atteindront l’âge de la vieillesse et que les besoins d’aide et de soutien se feront plus nombreux.

Pour la plupart des personnes âgées d’aujourd’hui, ces besoins pourront en bonne partie être comblés par leurs proches. En effet, ces générations ont été relativement peu touchées par le divorce et les séparations et elles pourront donc compter sur le support d’un conjoint de longue date, exception faite des femmes dont une large fraction a connu le veuvage. Toutefois, ces dernières pourront sans doute se tourner vers leurs enfants ou vers leurs frères et soeurs en cas de besoin. Issues de cohortes nombreuses, tout comme les baby-boomers d’ailleurs, la très grande majorité des personnes âgées d’aujourd’hui a au moins deux frères ou soeurs ; elles ont également eu une descendance passablement large, la moitié d’entre elles ayant donné naissance à trois enfants ou plus, comparativement à 20 % seulement parmi les boomers (Le Bourdais et collab., à paraître).

La situation paraît beaucoup moins claire pour les personnes âgées de demain, les baby-boomers qui sont aujourd’hui à l’aube de la retraite. D’une part, ils ont été les porteurs des grands changements familiaux enclenchés il y a une quarantaine d’années, lesquels risquent d’altérer la composition des réseaux familiaux et la nature des liens existant entre leurs membres. D’autre part, leur passage vers la vieillesse s’amorce au moment même où les gouvernements, coincés par la progression des coûts en santé et l’effritement des finances publiques, favorisent la provision de soins à domicile plutôt qu’en institution et cherchent à mobiliser davantage la famille et la communauté dans la prise en charge des personnes âgées (Rosenthal, 1997). Dans ce contexte, l’étude de la transformation des trajectoires familiales et de leurs répercussions possibles sur les liens et les échanges entre parents âgés et leurs enfants n’en devient que plus pressante.

L’analyse que nous avons menée a bien montré que les hommes et les femmes issus des générations du baby-boom ont été beaucoup plus nombreux que leurs prédécesseurs à connaître de multiples transitions conjugales et à le faire plus rapidement. La proportion d’individus qui, à l’âge de 45 ans, avaient connu une rupture d’union à la suite d’une séparation ou d’un divorce a progressé d’environ 30 points de pourcentage entre les générations 1923-1932 et les générations 1953-1962. Ces dernières ont aussi été nettement plus nombreuses à poursuivre leur vie conjugale une fois la première union rompue. Environ 45 % des hommes et des femmes nés sur le deuxième versant du baby-boom (G 1953-1962) avaient formé une deuxième union avant de fêter leur 55e anniversaire, comparativement à 16 % et 23 % respectivement parmi les générations plus vieilles, aujourd’hui âgées de 74 à 83 ans. Tout près du quart avaient vu leur deuxième union se rompre et près de 20 % avaient eu le temps de conclure une troisième union ; par comparaison, ces parcours ont été trop peu fréquents pour qu’on puisse les observer au sein du groupe plus âgé de répondants. Par ailleurs, les baby-boomers ont été un peu plus nombreux comparativement aux générations qui les ont précédés à ne pas avoir d’enfants, et ceux qui en ont fait l’expérience ont eu une descendance finale nettement plus faible. Ils ont aussi été proportionnellement plus nombreux à faire l’expérience de la parentalité au sein de plus d’une unité familiale. Pour les hommes, cela s’est traduit par un net accroissement du pourcentage de ceux qui ont cumulé les rôles de père et de beau-père ; pour les femmes, cela a mené à une augmentation de la proportion qui ont eu ou adopté des enfants dans le cadre d’unions différentes. Quels effets ces changements risquent-ils d’avoir sur les réseaux familiaux d’entraide lorsque ces individus atteindront les âges élevés et verront leur autonomie diminuer ?

Les quelques études qui ont examiné l’impact de la diversification des trajectoires familiales sur les liens entre les personnes âgées et leurs enfants adultes montrent toutes, qu’en cas de veuvage, « le réseau familial, s’il existe, s’active » pour soutenir le parent seul qui a besoin d’aide (Rettaroli, Samoggia et Scalone, 2011). En d’autres termes, les parents qui ont perdu leur conjoint reçoivent plus d’aide de la part de leurs enfants que ceux qui sont toujours ensemble (Glaser, Stuchbury, Tomassini et Askham, 2008 ; Kalmijn, 2007). En cas de séparation ou divorce, la situation n’apparaît cependant pas aussi claire. Deux études menées aux Pays-Bas ont observé que le divorce exerçait un effet négatif sur la fréquence des contacts et l’aide fournie par les enfants aux parents âgés (Dykstra, 1997 ; Kalmijn, 2007), mais une étude réalisée en Grande-Bretagne n’a pas trouvé l’effet négatif attendu, les parents séparés ne se distinguant pas de manière significative des parents veufs en regard de l’aide reçue de la part de leurs enfants (Glaser, Stuchbury, Tomassini et Askham, 2008). Comme le notent les auteurs, les personnes âgées séparées ou divorcées visées par ces trois études venaient de générations qui ont été peu touchées par le divorce et elles ont pu souffrir d’une forte réprobation sociale. On pourrait ainsi penser que l’effet négatif que les ruptures volontaires d’union exercent sur les relations intergénérationnelles s’atténuera à mesure que les générations qui ont fortement été touchées par ce phénomène avanceront en âge (Glaser, Tomassini et Stuchbury, 2008). De prime abord, il n’y aurait donc pas trop lieu de s’inquiéter de la hausse des séparations observée chez les baby-boomers. La précocité accrue des ruptures d’union vient cependant remettre en question cette hypothèse.

L’analyse que nous avons menée a montré de façon claire que les personnes âgées d’aujourd’hui étaient plus âgées lorsqu’elles ont vu leur union prendre fin que les générations qui leur ont succédé. Leurs enfants étaient donc aussi plus âgés lorsque la famille a éclaté. Or l’intensité de l’entraide que les enfants apportent à leurs parents âgés apparaît liée au temps qu’ils ont passé ensemble pendant leur jeunesse (Bonvalet, 2011), un divorce tardif (soit après le 18e anniversaire de l’enfant) n’ayant pas un effet aussi négatif qu’un divorce précoce sur les contacts que les enfants entretiennent avec leurs parents âgés et l’aide qu’ils leur apportent (Kalmijn, 2007). Dans un sens, la précocité accrue des séparations pourrait venir contrecarrer l’atténuation attendue de l’effet néfaste des ruptures d’union sur les relations intergénérationnelles à mesure qu’elles deviennent plus fréquentes.

Les hommes sont nettement plus nombreux que les femmes à vivre en couple aux âges avancés et ils peuvent donc beaucoup plus fréquemment que les femmes compter sur leur conjointe, généralement plus jeune qu’eux, lorsqu’ils ont besoin d’aide. Cependant, lorsqu’ils se retrouvent seuls à la suite d’une séparation, leur situation apparaît davantage précaire qu’elle ne l’est pour les femmes. Pour eux, la rupture d’une union n’entraîne pas seulement la perte d’une conjointe, elle signifie également la perte de la gardienne du réseau familial (Kalmijn, 2007) et, possiblement, l’érosion progressive des liens avec leurs enfants avec lesquels ils n’habitent plus au quotidien, la garde de ces derniers étant majoritairement assumée par les mères après l’éclatement de la famille (Furstenberg, Hoffman et Shrestha, 1995). Aussi n’est-il pas surprenant de constater que le divorce diminue plus fortement pour les hommes que pour les femmes l’intensité des contacts et de l’aide qu’ils reçoivent de leurs enfants (Dykstra, 1997 ; Kalmijn, 2007).

Le fait que les couples se séparent aujourd’hui plus rapidement que par le passé fait aussi en sorte qu’une plus grande proportion d’hommes et de femmes connaissent la vie en famille recomposée, soit par l’arrivée dans leur vie des enfants d’un nouveau partenaire, soit en donnant naissance à un enfant au sein d’une deuxième union. À court terme, ces événements ont pour effet d’élargir le réseau familial des individus par l’ajout de beaux-parents et beaux-enfants, de demi-frères et soeurs dans la parentèle. Il est loin d’être certain, cependant, que cet élargissement du bassin familial se traduira par une aide accrue lorsque les besoins d’aide se feront sentir. D’une part, les quelques études exploratoires qui ont abordé cette question suggèrent que les enfants ressentent au départ une responsabilité plus grande envers leurs parents biologiques qu’envers leurs beaux-parents (Coleman, Ganong, Hans, Sharp et Rothrauff, 2005 ; Ganong, Coleman, McDaniel et Killian, 1998) ; on peut donc supposer que leurs solidarités iront vers les premiers s’ils ne sont pas en mesure de répondre aux besoins des uns et des autres. D’autre part, d’autres travaux ont montré que l’arrivée de beaux-enfants dans la vie des individus tend à réduire l’aide qu’ils reçoivent de leurs enfants biologiques (Glaser, Stuchbury, Tomassini et Askham, 2008) et que la venue d’enfants biologiques au sein d’une deuxième union a aussi pour effet de réduire l’aide fournie par les enfants nés en première union (Kalmijn, 2007). Au total, l’élargissement du réseau familial induit par l’instabilité des unions tendrait ainsi davantage à fragiliser plutôt qu’à renforcer les liens intergénérationnels d’entraide et d’échange.

En raison de l’allongement de l’espérance de vie, les baby-boomers sont, à âge égal, nettement moins touchés par le veuvage que ne l’ont été les générations précédentes. Certains travaux prédisent donc que la proportion de personnes — surtout de femmes — vivant en couple aux âges avancés croîtra dans l’avenir et que le nombre de personnes âgées pouvant compter sur le soutien d’un conjoint ira aussi en augmentant (Carrière et collab., 2008 ; Gaymu et collab., 2010). Or rien n’est moins sûr. D’une part, il est fort possible que l’accroissement de l’instabilité conjugale que l’on a observé au fil des générations vienne renverser cette tendance et contribue en fait à accroître le pourcentage de personnes âgées vivant seules. D’autre part, pour la proportion croissante d’individus qui en sont à leur deuxième ou troisième union se pose la question de la nature de l’engagement des conjoints. Peut-on espérer que le conjoint d’une union relativement récente aura le même sentiment d’obligation envers son conjoint malade que celui en union depuis 25 ans ou plus ? De même, on peut se demander si les conjoints qui optent beaucoup plus fréquemment pour l’union libre lors d’une remise en couple, et ce, même au sein des générations plus anciennes (Le Bourdais, Girard, Swiss et Lapierre-Adamcyk à paraître), n’auront pas tendance à s’esquiver lorsque les difficultés surgiront (Brown, Lee et Bulanda, 2006). Même si l’union libre est encore trop peu fréquente parmi les personnes âgées d’aujourd’hui pour en permettre une analyse séparée, rien n’indique que les conjoints de fait âgés se comporteront différemment de leurs vis-à-vis plus jeunes, moins réceptifs aux obligations familiales que les couples mariés légalement (Hogerbrugge et Dykstra, 2009).

Cette étude constituait la première étape d’une recherche plus large qui vise à examiner dans quelle mesure les réseaux d’entraide des individus qui arrivent aux âges avancés varient en fonction des différents parcours conjugaux et parentaux qu’ils ont suivis. Nos travaux futurs chercheront plus précisément à analyser l’effet de la diversification des trajectoires familiales sur la taille, la composition et la disponibilité des réseaux d’entraide des personnes âgées d’aujourd’hui et de demain, de même que sur l’aide reçue et fournie par ces réseaux. On tentera, par exemple, de qualifier un peu plus avant l’effet de la nature de l’engagement conjugal sur la provision d’aide parmi les couples en tenant compte des caractéristiques (type et rang) de l’union. On cherchera également à estimer l’impact que la séparation parentale ou le décès de l’un des parents exerce sur la solidité des liens entre parents âgés et leurs enfants devenus adultes. Cette recherche pourra être menée grâce à la stratégie inédite de collecte de Statistique Canada qui a ré-interviewé en 2007, dans le cadre de l’Enquête sociale générale sur le soutien social et la retraite, les répondants âgés de 45 ans et plus qui avaient été interrogés l’année précédente en regard de leurs histoires conjugales et parentales.