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Introduction

L’une des caractéristiques les plus frappantes de la première réception italienne de la pensée de Georg Simmel, c’est qu’elle passe, au préalable, par la traduction de quelques-unes de ses contributions philosophiques les plus importantes. Les seules exceptions, concernant sa production sociologique, furent les essais Das Problem der Soziologie et Zur Soziologie der Armut, traduits respectivement en 1899 et en 1906. En effet, contrairement à ce qui est arrivé dans d’autres pays, Simmel a été étudié en Italie tout d’abord en tant que philosophe. À ce propos, il suffit de mentionner les traductions encouragées par des philosophes tels que Antonio Banfi, Giuseppe Rensi ou bien Giacomo Perticone : Hauptprobleme der Philosophie (tr. it. 1919), Il Relativismo (tr. it. 1922, recueil d’extraits de différents travaux de Simmel), Rembrandt (tr. it. partielle 1931) ou bien encore Lebensanschauung (tr. it. 1938). Il est intéressant de noter que ces philosophes avaient tous fréquenté les cours de Simmel à Berlin. Bien qu’à partir de la moitié des années 1960 l’attention des chercheurs commence à se porter sur quelques aspects spécifiques de la réflexion sociologique de Simmel, tels que les métropoles ou bien l’argent et le style de vie, jusqu’à la fin des années 1970, la majeure partie de la littérature secondaire (avec quelques exceptions comme l’étude de Mongardini de 1976) se concentre sur sa production philosophique. Par contre, c’est depuis les années 1980 qu’on assiste au renouveau de l’intérêt pour l’ensemble de ses ouvrages qui amène, entre autres, la traduction de ses travaux sociologiques les plus importants.

Dans notre parcours, nous focaliserons notre attention sur les questions suivantes : pourquoi l’introduction des contributions les plus significatives de la sociologie de Simmel a eu lieu aussi tard dans le contexte italien ? Quel rapport entretient la réception italienne de certains aspects de la pensée de Simmel (tels l’irrationnel, le relativisme ou bien le conflit de la culture) avec la crise qui caractérise les premières décennies du xxe siècle ? Quelles sont les raisons de la résistance des courants les plus influents de la philosophie italienne (néo-idéalisme en tête) de cette époque envers la philosophie de Simmel ? Les philosophes italiens qui se penchèrent sur la pensée de Simmel, pour réélaborer dans leur propre philosophie des aspects de sa réflexion, n’appartenaient pas aux mouvements dominants de la philosophique italienne de cette période. Parmi ceux qui recueillirent des sollicitations et des éléments de nouveauté de la pensée simmelienne, nous prendrons en considération principalement Giacomo Perticone, Antonio Banfi, Giuseppe Rensi, Lorenzo Giusso et, marginalement, Adriano Tilgher. Parmi ceux qui, au contraire, ont donné une lecture critique de sa pensée, on compte Emilio Morselli, Giovanni Gentile et, dans une certaine mesure, Benedetto Croce. Ensuite, dans une deuxième partie de notre travail, nous illustrerons, à grands traits, les différents thèmes que les chercheurs italiens ont étudiés à partir des années 1960 jusqu’au début du xxie siècle. Finalement, nous essayerons de comprendre pourquoi la « découverte » de Simmel en tant que sociologue, ainsi que la renaissance de l’intérêt pour la totalité de son oeuvre, se réalise précisément à partir des années 1980.

La question du relativisme, la crise et la philosophie de la vie : Simmel dans la culture italienne de la première moitié du xxe siècle

En ce qui concerne la première réception italienne de Simmel, qui se situe entre les années 1910 et 1940 du xxe siècle, on assiste à des interprétations diverses qui semblent se focaliser principalement sur quatre axes d’intérêt : le thème du relativisme, de la crise, la philosophie de la vie et la question des valeurs.

Si l’intérêt pour la production sociologique de Simmel dans la première moitié du xxe siècle reste globalement sporadique, on en trouve toutefois des traces, par exemple, dans le recueil Politica ed economia (1934), sous la direction du sociologue italien de formation allemande Robert Michels (1876-1936). Initialement sympathisant du socialisme, Michels, qui eut Max Weber parmi ses professeurs, était en contact épistolaire avec Simmel (2008 : 55, 63, 201-204). Il fut l’un des précurseurs de la théorie élitiste qui, en considérant les actions des masses guidées par des poussées irrationnelles et privées de logique, estimait qu’elles étaient incapables de s’organiser, au point de justifier le fait que les groupes dirigeants de la société sont formés par des élites capables d’agir rationnellement en vertu d’une fin. C’est précisément dans ce recueil que — à côté d’écrits d’Antonio Labriola, Karl Marx et Friedrich Engels, Achille Loria, Weber et Pareto — parut la traduction italienne du chapitre VI (« Die Kreuzung sozialer Kreise ») de la Soziologie (1908) de Simmel. Michels ne s’attarde ni sur l’analyse de l’essai de Simmel ni sur la spécificité de son approche (Fornari, 2002 : 235-236). Il se borne, en général, à expliquer que la coprésence de ces différentes contributions répond à la tentative de dépasser le caractère abstrait de l’approche économique en le mettant en rapport avec ceux de la politique et de la philosophie (Michels, 1934b : ix). Toutefois, dans les dernières pages de la Prefazione, on entrevoit les raisons d’intérêt qui l’ont mené à traduire cet essai de Simmel. Premièrement, il s’agit pour lui de comprendre le lien entre procès de différenciation, degré de civilisation et création des nouvelles sphères, procès qui, sur le plan économique, se concrétise dans la division du travail et dans la multiplication des cercles sociaux due à la spécialisation des métiers (Michels, 1934b : xxxiii-xxxv). Deuxièmement, Michels considère le cercle d’appartenance de l’économie comme une des multiples dimensions qui caractérisent l’individu car, lorsqu’il doit prendre des décisions économiques, il ne peut pas se soustraire complètement à ses passions, à ses préférences religieuses, politiques… (Michels, 1934b : xl). Finalement, il faut reconnaître à Simmel le mérite d’avoir développé une phénoménologie de l’« appartenance multiple » (Michels, 1934b : xli).

L’analyse des comportements de l’homme-masse dans une optique différente de celle de Michels — était l’une des préoccupations majeures de Giacomo Perticone (1892-1979), philosophe du droit et historien des mouvements politiques. Il fut non seulement l’un des élèves italiens avec les philosophes Antonio Banfi, Lorenzo Giusso, Giuseppe Rensi et l’intellectuel Andrea Caffi — de Simmel à Berlin, mais aussi l’un des protagonistes de la première réception de sa pensée en Italie. En effet, Perticone y a contribué avec le recueil Il relativismo (1922) qui constitue un choix d’écrits représentatif de la production de Simmel. L’année suivante (1923), il publie, en outre, une traduction partielle de Schopenhauer und Nietzsche (1907), en attirant ainsi l’attention sur deux des philosophes qui — à côté de Darwin, Spencer, Lazarus et Steinthal, dans un premier temps, puis de Kant et du néo-kantianisme, dans un deuxième tempsavaient sollicité la réflexion de Simmel.

Dans son « Introduzione », Perticone (1922) met d’abord en évidence l’insatisfaction de Simmel pour l’approche idéaliste. Après avoir souligné la valorisation du sentiment dans toute l’oeuvre de Simmel, il s’attarde sur sa conception relativiste de la vérité et des a priori qu’il explique en termes de types dont l’origine est sociohistorique. Il poursuit en prenant en compte les traits méthodologiques fondamentaux de sa science de la morale, tels que la genèse historico-culturelle des valeurs et le rôle des facteurs psychologiques et sociaux dans la vie étique. Ensuite, il envisage la contribution spécifique de Simmel à la philosophie de l’histoire en la comparant avec l’approche des néo-kantiens et avec la conception de l’histoire de Croce. Contrairement à ces derniers, Simmel met en lumière le caractère nécessairement unilatéral des interprétations historiques. En dernier lieu, après quelques brèves considérations sur la notion de religiosité chez Simmel ainsi que sur sa sociologie, considérée comme un domaine particulier qui « rentre dans le plan de division de l’histoire totale » (Perticone, 1922 : XIV), il essaie de faire un bilan des aspects de la pensée de Simmel qu’il vient de considérer. Dans ces pages ressort une certaine insatisfaction pour l’effort du relativisme à intégrer tous les résultats de la réflexion philosophique, effort qui reste, à son avis, infécond, principalement parce que Simmel chercherait à construire une vision unitaire à partir du fragment, démarche dans laquelle prévaut tout de même la tendance à décomposer le concret (Perticone, 1922 : xv-xvi). Le relativisme ne répondrait donc ni à l’exigence de la totalité ni à la conquête de l’absolu. Comme on le verra pour Antonio Banfi, la question du relativisme assume un rôle ambigu qui, à notre avis, se joue au moins sur trois plans différents : premièrement, en ce qui concerne leur jugement global de la pensée de Simmel, dont le relativisme est indéniablement un composant fondamental ; deuxièmement, au sujet de la crise ; et, en dernier lieu, par rapport à l’influence qu’il a exercée dans l’élaboration de leurs propres théories philosophiques. Quant au premier point, si d’un côté le risque de scepticisme pouvait être évité, en interprétant le relativisme simmelien en termes de relationnisme (ce qui est d’ailleurs justifié si on lit la lettre de Simmel à Rickert du 15 avril 1917 [Simmel, 1958 : 118]) de l’autre côté, il y a la crainte de devoir admettre, en tant qu’effet collatéral du relativisme, l’absence d’une vision philosophique d’ensemble. Cette crainte pouvait être dissipée par leur lecture de la Lebensanschauung (1918) qui marque l’arrivée de Simmel à une philosophie de la vie. Au sujet de la crise des valeurs et de la culture, Banfi et Perticone semblent au fond préoccupés par l’absence d’une quelconque forme de garantie universelle par rapport à la possibilité de retrouver un sens dans le monde ou bien de construire des valeurs nouvelles qui ne risquent pas de finir sur le même plan que celles qui venaient d’être mises en discussion. D’ailleurs, dans ses travaux, Perticone explora notamment les liens entre la crise des valeurs, qui avait atteint un sommet à partir de la Première Guerre mondiale, l’homme-masse et les différentes formes de totalitarisme qui s’étaient imposées par la suite. Mais, au-delà des risques d’interprétations dangereuses, qu’il entrevoyait à partir du relativisme de Simmel, il y a une composante de sa pensée liée à son relativisme qu’il n’hésite non seulement à défendre, mais aussi à intégrer dans ses conceptions philosophiques, à savoir l’antidogmatisme.

Beaucoup plus tard, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Simmel, Perticone définit la Lebensanschauung, l’ouvrage le plus important de la dernière phase de sa pensée : il représenterait le but d’un long labeur dans lequel vont confluer ses réflexions sur des problèmes philosophiques tels que l’homme, le monde, le relatif et l’absolu (Perticone, 1968). En se reportant à l’interprétation de Banfi, Perticone semble donner ici une lecture différente du relativisme simmelien. Précisant d’abord son caractère non sceptique, il en souligne sa fonction critique par rapport à l’intellectualisme kantien. Enfin, on aperçoit l’appréciation favorable de Perticone de la conception de la vie de Simmel qui représenterait une réalité universelle avec ses lois en mesure de comprendre, dans une vision unitaire, toutes ses formes partielles (1968 : 612-614). Il développera, en outre, dans sa propre pensée quelques-unes des notions les plus significatives de la réflexion de Simmel telles que la typicité qui représente le lieu où les caractéristiques communes à plusieurs individus se rencontrent (Agnelli, 1999 : 145).

Une autre tentative de rendre compte de la philosophie de la vie de Simmel fut celle d’Emilio Morselli (1869-1939), auteur de travaux de vulgarisation scientifique dédiés à des sujets fort différents. Dans son essai La filosofia della vita e la figura ideale dell’educatore (Morselli, 1941), il cherche à diminuer le caractère de nouveauté de la notion de vie chez Simmel. Elle serait une idée métaphysique grâce à laquelle il dépasserait son relativisme initial. Il met en doute l’originalité de cette notion qui reprendrait des traits déjà connus de la pensée de grands philosophes tels qu’Héraclite, Plotin et les sophistes (Morselli : 100). Ensuite, Morselli souligne le danger pédagogique et moral représenté par l’explication simmelienne de l’origine des valeurs spirituelles et culturelles de la couche organique de la vie. C’est ici que se cache, pour Morselli, l’un des éléments les plus faibles de sa philosophie de la vie : les racines des valeurs « universelles » sont situées dans le flux héraclitien de la vie subjective.

Pour un représentant de l’idéalisme éthique, tel que Morselli, ce type d’approche n’est pas admissible. Au contraire, il faut réaffirmer que la réalité la plus profonde à partir de laquelle toutes les autres dérivent est la réalité spirituelle. Si on admettait — poursuit Morselli — l’explication de Simmel d’une succession des valeurs, produites par la vie et dépourvues d’une hiérarchie d’importance, on ne pourrait pas envisager un vrai progrès en vue d’une valeur idéelle de la vie qui puisse constituer un critère de soutien pour les actions humaines. L’âme, selon Morselli, doit pouvoir atteindre, à travers des étapes de plus en plus élevées, le principe supérieur et transcendant représenté par une unité dans laquelle toutes les dualités disparaissent. C’est le cas, à son avis, de la philosophie de Plotin, à laquelle la philosophie de la vie de Bergson lui semble plus proche que celle de Simmel.

En ce qui concerne la Lebensanschauung (1918) de Simmel, il faut rappeler qu’elle a été traduite en Italie en 1938 avec une introduction écrite par un autre des protagonistes de la première réception, à savoir Antonio Banfi (1886-1957), qui déjà en 1919 avait traduit Hauptprobleme der Philosophie (1910). Au-delà de différentes appréciations, Perticone et Morselli avaient donc interprété la Lebensanschauung comme un dépassement du relativisme caractérisant les phases précédentes de sa production grâce, notamment, au concept métaphysique de vie. Dans cette perspective, le dernier ouvrage de Simmel a probablement assumé, pour ces interprètes, une double fonction. Si, d’un côté, il pouvait être lu comme une sorte de démenti du « précédent » relativisme, ce qui rendait du coup inoffensive la partie plus « dangereuse » de sa pensée (Morselli, 1941) ; de l’autre, il donnait la possibilité, aux lecteurs préoccupés par le caractère fragmentaire et précaire de la vie moderne, d’y trouver une vision d’ensemble unitaire et, en quelque sorte, rassurante de l’existence (Perticone, 1922 ; 1968 ; et, en partie, Banfi 1926 ; 1967). C’est précisément le thème de la peur envers le spectre du relativisme, qui évidemment devait être exorcisé, à être évoqué dans l’un des deux cahiers de notes sur la crise de Antonio Banfi[1]. Premièrement il prend en considération une série de manifestations différentes parmi les plus frappantes de la crise qui, à son avis, a commencé à être perçue à partir du début du siècle. La première manifestation résiderait dans la dissolution de l’esprit individuel, dont on trouverait des traces aussi bien dans les ouvrages de Freud, Klages, Spengler que dans l’expérience littéraire de Proust ; deuxièmement, on percevrait la crise de la structure globale de la société dans des exemples de romans « contemporains » tels que ceux de Gide ou Thomas Mann, ou encore de Kipling où le « fardeau inacceptable de la civilisation occidentale » l’amène à une recherche d’évasion dans le primitif et dans l’aventureux. Finalement, à côté des cadres théorétiques de la crise représentés par la même philosophie de la vie ou bien par les « philosophies dogmatiques de la crise », Banfi met le relativisme simmelien en cause (Banfi : 1967b : 48-53). Il écrit :

Mais un autre aspect de la conscience universelle de la crise est le sens du relatif […] : la relativité du tout, même des valeurs, voire des catégories logiques que, par exemple, Simmel a porté à une puissance tellement extrême qu’elle dépasse infiniment la faible relativisation positiviste qui renvoie toujours à un absolu naturel. Et elle pousse vers un relatif absolu, la vie, et vers une dialectique de son propre être où la vie spirituelle a raison d’être. Et plus encore, ce qui apparaît évident c’est la frayeur de ce relativisme, l’ingénuité abstraite des tentatives d’y faire face, qui se reportent toujours à des formes dogmatiques de réalisme ou bien d’idéalisme et le retour violent de ce relativisme-là où ce dogmatisme […] se brise […].

Banfi : 51, traduction

Cette atmosphère de crise a donc joué, à notre avis, un rôle décisif par rapport à la première réception de Simmel. D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’elle était aussi une crise de la raison scientifique comme l’a montré Husserl (1959 [1936]), l’autre maître, avec Simmel, de Banfi (1967a : 118-123). Si le relativisme de ce penseur a été, pour Banfi, une expression de cette crise, il a néanmoins contribué à la critique radicale de toutes les formes de dogmatisme (Formaggio, 1976 : 7-8). En outre, dans la perspective universelle du développement de la philosophie tracé par Banfi, le relativisme simmelien constituerait une forme de prise de conscience partielle de la crise, que Banfi interprète comme une transition positive vers une nouvelle phase de vitalité culturelle et spirituelle (Banfi, 1967b : 48-52)[2]. Il faut préciser que, selon le rationalisme critique de Banfi (1926), les différentes manifestations de cette crise contiennent déjà des germes positifs qui préludent à leurs développements dans d’autres directions (Scaramuzza, 2000 : 14-18 ; Neri, 1997). À travers la fondation d’une nouvelle idée de raison critique, antidogmatique, autonome et transcendantale qui provient surtout de l’influence de Husserl ainsi que de Simmel (et de Hegel), Banfi conçoit la crise en tant que renouvellement (Banfi, 1967 : 71-72 ; Scaramuzza, 2000). Il intègre ainsi, dans l’ordre d’une systématique ouverte et problématique de la raison, les différentes manifestations de la vie et de la culture (conçue comme plus-que-vie simmelienne) afin de cueillir l’unité de l’expérience dans son procès jamais conclu (Banfi, 1926 ; 1967 : 102). La solution philosophique que Banfi donne au problème de la crise serait alors caractérisée par un optimisme de fond. Elle se concrétise dans l’assimilation du « négatif » et de l’« irrationnel », ainsi que dans des expressions philosophiques telles que la pensée de Nietzsche ou le relativisme de Simmel, à l’intérieur de la raison conçue comme horizon de sens dialectique, unitaire et rationnel (Bonesio, 1997 : 44-46). La lecture de Banfi témoigne ainsi du rôle que la question complexe et ambivalente de l’irrationnel a joué dans le débat philosophique italien des premières décennies du xxe siècle (Garin, 1978).

Le volume La crisi de Banfi nous permet de mentionner un autre intellectuel italien influencé par Simmel, Andrea Caffi (1886-1955)[3]. C’est à lui que fait référence Daria Banfi, lorsqu’elle reconstitue les circonstances qui ont mené son mari à la rédaction des deux cahiers. Avec l’intérêt pour la dialectique vie/formes culturelles, Caffi fit preuve, tout comme Banfi, d’un autre héritage de Simmel, à savoir l’exigence antidogmatique qui se traduit dans leur prise de distance par rapport aux systèmes absolus de pensées (Banfi, 1919 ; 1931).

En ce qui concerne la Lebensanschauung, il y a eu ensuite d’autres interprétations[4]. À cet égard, nous croyons que les notions de plus-vie et plus-que-vie ne représentent pas des absolus, mais plutôt des principes heuristiques qui permettent à Simmel d’élaborer son attitude personnelle vis-à-vis de la totalité du monde, tout comme il l’explique dans le premier chapitre de Hauptprobleme der Philosophie (1910). En qualité de philosophe, Simmel serait alors conscient de la partialité de son choix par rapport à ces deux principes heuristiques. Il revendiquerait même implicitement le droit à ce choix partiel, car il lui donne la possibilité de rendre compte d’une dynamique qui lui semble caractériser la plupart des phénomènes de la réalité. Il y aurait donc, à notre avis, une cohérence entre ce dernier travail de Simmel et le passage à un type de philosophie qui devrait mener d’une conception de la métaphysique en tant que dogme à une métaphysique en tant que vie et fonction (Simmel, 1996 [1911] : 162-167).

Une lecture complètement différente par rapport à celle de Morselli est celle de Giuseppe Rensi (1871-1941), un auteur dont la pensée se concilie difficilement avec les courants principaux de la philosophie italienne de la première moitié du xxe siècle. Elle présente des éléments qui vont du scepticisme, du positivisme et du matérialisme jusqu’à comprendre un type de religiosité tout particulier qui, d’abord, se lie à l’athéisme pour aboutir enfin à une forme singulière de mysticisme. Le développement de sa réflexion philosophique a aussi été influencé par la tragédie de la guerre et par les problèmes éthiques, théoriques et culturels qui suivirent la période 1914-1918 (Emery, 1997). Rensi a notamment élaboré des solutions qui s’intègrent dans une réflexion de type sceptique et irrationnel. Quant à sa réception de la pensée simmelienne, il a été l’un des rares à définir, en 1925, comme « sceptique » le relativisme de Simmel sans y voir une connotation négative (Rensi, 1999 : 64). En outre, il compare la première phase de la pensée de Simmel à la philosophie des sophistes dont il serait, à son avis, le successeur. Contrairement à Banfi, Rensi met l’accent sur le rôle des contradictions, des fractures, des antithèses dans la vie car, à son avis, la vie est aveugle, irrationnelle et ne permet pas de parvenir à des valeurs ou à des vérités absolues. Comme l’avait montré Simmel, elle détruit continuellement les formes qu’elle vient de créer pour pouvoir poursuivre son cours. La conception simmelienne de la forme, non pas comme absolu (selon l’acception du philosophe néo-idéaliste de Gentile), mais en tant qu’élément destiné à être remplacé par un autre, représente pour Rensi une philosophie qui peut aider à comprendre les contradictions, les fractures et les heurts de la civilisation de son époque (Rensi, 1925 : 73). D’ailleurs, le fait que Rensi ait été le premier à traduire Der Konflikt der modernen Kultur (1918) est significatif. Le cadre théorique de la pensée simmelienne est encore mis en cause au sujet de la crise. Cette fois, non pas en tant que manifestation, mais en tant que conception en mesure de rendre évidents les aspects irrationnels de la vie, sans vouloir les ramener à une interprétation providentielle, à savoir idéaliste, de l’historie, dominée par une rationalité supérieure. C’est sur ce point que sa position au sujet de la crise se distingue, à notre avis, de celle de Banfi. Rensi, après la guerre, nie explicitement le caractère universel de la raison, laquelle se caractérise par des aspects irrémédiablement contradictoires et relatifs, au point qu’il n’hésite pas dans sa polémique contre l’idéalismeà renverser la célèbre thèse de Hegel en affirmant que ce qui est réel est irrationnel et ce qui est rationnel est irréel. La possibilité de reconnaître un ordre dans le monde chaotique serait donc une illusion (Rensi, 1919 ; Tilgher, 1932).

La notion de « procès » chez Simmel, sur laquelle se focalise, selon Rensi, la deuxième phase de sa pensée, n’aurait alors rien à voir avec les idées de vie divine, de théophanie ou bien d’absolu qui, suivant la conception de la scolastique idéaliste, se manifesteraient dans le devenir. Le procès dont Simmel parle est un équivalent du relativisme ; il est vie qui déferle, et non pas esprit. Au contraire, l’esprit est pour lui une formation secondaire de la vie, tout comme la matière (Rensi, 1999 : 67-71). De cette « Postfazione », publiée en 1925, ressort la double fonction que la pensée de Simmel prend dans l’interprétation de Rensi. Premièrement, elle lui permet de mettre en évidence la consonance entre sa philosophie et celle du philosophe-sociologue berlinois (Rensi, 1999 : 63). Deuxièmement, la philosophie de Simmel devient un élément de référence dans la polémique anti-idéaliste menée par Rensi contre le monopole détenu par Benedetto Croce (1866-1952) et Giovanni Gentile (1875-1944) dans la culture italienne de la première moitié du xxe siècle.

L’interprétation du philosophe et critique littéraire Adriano Tilgher (1887-1941), qui situe Simmel dans le contexte de la philosophie allemande de la vie inaugurée par Nietzsche et continuée avec Dilthey et Keyserling, est proche de la lecture simmelienne de Rensi. Après l’âge de la raison dominé par l’adoration de la science et de la donnée, il y aurait, selon Tilgher, parmi les mérites principaux de ces auteurs, le fait d’avoir renoncé aux systèmes philosophiques clos et d’avoir montré l’existence de plusieurs interprétations de l’univers, chacune d’elles possédant une vérité partielle, mais aucune d’entre elles étant vraie dans un sens absolu (Tilgher, 1932 : 13-22).

Nous pouvons maintenant envisager ce que les représentants les plus influents du néo-idéalisme italien ont soutenu à propos de la pensée simmelienne, à savoir Bendetto Croce et Giovanni Gentile. Si on exclut les observations qui ressortent plus ou moins accidentellement des échanges épistolaires avec des intellectuels de l’époque, ils ne consacrent que deux articles à Simmel. Le premier est la recension de Gentile (1922) à la traduction italienne de I problemi fondamentali della filosofia (Hauptprobleme der Philosophie [1910]) ; le deuxième est « La Guerra secondo il professor Simmel », une recension au ton sarcastique (Coli, 1983 : 79-80), faite par Croce de Der Krieg und die geistigen Entscheidungen de Simmel (Croce, 1950). Au-delà de la reconnaissance de la richesse des observations originales dans les ouvrages de Simmel et de son estimation pour la qualité de cette traduction, Gentile porte un jugement très critique sur ce texte. À son avis, il manquerait de solidité systématique et il ne donnerait aucune solution aux problèmes philosophiques illustrés (Gentile, 1922 : 292). Quant à Croce, grâce à son travail pour la célèbre maison d’édition Laterza, il disposait d’un pouvoir considérable sur le plan culturel. Toutefois, son activité dans ce secteur n’a abouti ni à la réalisation de traductions de textes de Simmel, ni à des essais critiques sur sa pensée. En considération de cette donnée, il est surprenant que, dans l’un des quelques volumes qui ont le mérite d’avoir abordé la réception italienne de Simmel (Fornari, 2002 : 207-223), l’auteur consacre au moins un quart des pages à ce thème en essayant de montrer l’attention accordée par Croce à la philosophie allemande, et notamment à la pensée de Simmel. L’une des sources principales auxquelles Fornari fait référence est l’étude de Daniela Coli sur Croce Laterza e la cultura europea (1983 : 70-73). Elle remet en question l’opinion à son avis trop simpliste du provincialisme philosophique de Benedetto Croce en soulignant les obstacles qu’il aurait rencontrés à cause « des conditionnements économiques dans la diffusion de la culture » (Coli, 1983 : 66). Fornari essaye donc de justifier le manque de traductions d’ouvrages simmeliens dans le catalogue de Laterza ou dans revue La critica, dirigée par Croce, en mettant la hausse de coûts de copyright des maisons d’édition étrangères en cause (Fornari, 2002 : 211-212). Cette circonstance n’a d’ailleurs pas empêché, dans les premières décennies du xxe siècle, des maisons d’édition beaucoup moins puissantes d’entreprendre quand même la traduction de quelques-uns des textes philosophiques les plus importants de Simmel. Il n’en reste pas moins que, dans son analyse du rapport complexe et contradictoire que Croce a eu avec la culture et la pensée européenne et surtout allemande, Coli (1983 : 79) donne des indications précieuses qui mettent en lumière, à côté des jugements négatifs à l’égard de Simmel (Coli, 1983 : 80, 82), des éléments de curiosité de Croce pour des aspects spécifiques de la réflexion simmelienne. C’est le cas, par exemple, de son interprétation de Nietzsche ou du texte que Simmel consacre aux problèmes de la philosophie de l’histoire.

Ce dernier aspect nous permet de passer à un autre philosophe, Lorenzo Giusso (1900-1957), qui a contribué dans les années 1940 à la réception italienne de la pensée de Simmel. Son travail Lo storicismo tedesco (1944), dédié à l’historicisme allemand, nous semble particulièrement intéressant pour au moins deux raisons. Premièrement, la deuxième partie de ce livre, toute consacrée à Simmel, peut être considérée, pour l’ampleur des domaines auxquels elle touche, comme une première monographie dédiée à la pensée du sociologue-philosophe berlinois en Italie. On y trouve des chapitres qui abordent des thèmes tels que la science morale, la philosophie de l’argent, les problèmes fondamentaux de la philosophie, la philosophie de l’histoire et la philosophie de la vie. Deuxièmement, une autre caractéristique « frappante » de ce texte — au moins dans la perspective de la réception italienne — est la connaissance approfondie dont témoigne l’auteur de la Einleitung in die Moralwissenschaft (1892-1893). En effet, il faut considérer que, encore aujourd’hui, en Italie, on ne dispose pas d’une traduction de cet ouvrage ; en outre il est aussi difficile de trouver des analyses dans les monographies générales ou bien dans les livres introductifs dédiés à Simmel. Il est donc intéressant de s’interroger sur le rôle que l’analyse simmelienne des valeurs morales — à laquelle font d’ailleurs référence aussi bien Perticone que Rensi — a joué dans le débat sur l’historicisme dans les premières décennies du xxe siècle, surtout dans le contexte italien. D’une part, nous croyons que l’attention portée en général à sa réflexion sur la morale à cette époque est probablement due au relief pris par la question de la crise de valeurs que nous avons évoquée précédemment. D’autre part, il faut souligner l’intérêt montré par des philosophes comme Giusso ou Rensi (1999 : 62-66) pour les critiques de Simmel des prétentions universalistes de la morale kantienne, notamment de sa notion d’impératif catégorique, ainsi que de son analyse des procès psychologiques, historiques, sociaux qui seraient à l’origine des valeurs morales (Giusso, 1944 : 147).

Si jusqu’aux années 1950, la réception de Simmel, comme on vient de le voir, se concentre presque exclusivement sur des aspects philosophiques de sa pensée, dans le paragraphe suivant on verra comment, dans la deuxième partie du xxe siècle, l’intérêt pour cet auteur s’élargit graduellement à d’autres domaines de son oeuvre.

Richesse qui dépasse les bornes disciplinaires ou possibilité d’une lecture unitaire ? La réception italienne de Simmel après 1950

En ce qui concerne les traductions, après 1938, il faudra attendre jusqu’en 1953 pour lire un autre ouvrage de Simmel en italien, à savoir Kant. Sedici lezioni berlinesi (Kant. 16 Vorlesungen gehalten an der Berliner Universität, 1904). Une autre douzaine d’années s’écouleront avant de voir, en 1965, une nouvelle traduction : La metropoli e la vita mentale (« Die Grosstädte und das Geistesleben », 1903). Dans les années 1950 et 1960, la plupart des travaux de littérature secondaire privilégient encore les thèmes philosophiques. Les seules exceptions sont représentées par deux essais. Le premier à paraître est celui de Banfi (1996 [1954]) qui aborde le problème sociologique. Simmel y est mentionné à l’intérieur d’un excursus sur les développements des différents courants et conceptions de la sociologie, qui ont essayé, dans les divers pays, de définir les tâches et les méthodes de cette discipline dans le but de parvenir à une autonomie scientifique. À la fin de ce parcours, la sociologie, selon Banfi, devrait reconnaître, au-delà des formes spécifiques dogmatiques, son intégration dans un procès dialectique plus général qui l’amènerait à confluer dans la théorie organique de la société élaborée par le marxisme. L’autre essai qui traite de Simmel dans une perspective sociologique est celui de Guido Martinotti (1968) qui se penche sur le rapport entre métropole et personnalité.

Comme on l’avait évoqué au début, la véritable réception de la sociologie simmelienne en Italie commence autour des années 1970 avec quelques contributions critiques significatives, quelques traductions d’essais et des chapitres d’ouvrages fondamentaux de Simmel qu’on voit apparaître dans des revues spécialisées, des ouvrages collectifs de sociologie ou des recueils anthologiques d’écrits de Simmel, comme celui publié sous la direction du sociologue Carlo Mongardini (Il conflitto della cultura moderna e altri saggi [1976]). À partir des années 1970, il est l’un des protagonistes de la réception italienne de Simmel, spécialement en ce qui concerne les domaines de la sociologie de la culture, de la politique et de la religion (Mongardini, 1994). Au sujet de la problématique religieuse chez Simmel, il faut rappeler aussi la lecture du sociologue Roberto Cipriani (1993). En retournant à Mongardini, il est intéressant de noter la distance qui sépare son interprétation de celle de son ancien professeur (Giacomo Peticone), qui soutenait que la sociologie de Simmel était une chose déjà morte, tandis que sa philosophie avait encore beaucoup à dire (Mongardini, 1999 : 70). Dans la littérature secondaire de ces années, on trouve un essai du sociologue Franco Ferrarotti (1979) sur les formes du rapport social et sur l’esprit objectivé ainsi que des articles écrits par d’autres sociologues, tels qu’Alessandro Cavalli et Alessandro Dal Lago, qui compteront parmi les protagonistes de la réception de la sociologie simmelienne dans les décennies suivantes. Sur l’analyse de la notion de « l’esprit objectivé » se pencheront aussi, à travers deux approches différentes, les études du sociologue Gianfranco Poggi (1998), d’un côté, et du philosophe Alberto Meschiari (1999), de l’autre. Bien que la majorité des études sur Simmel se penchent encore dans les années 1970 sur les aspects philosophiques de sa pensée, on note que les thèmes d’intérêt commencent à se différencier. Les chercheurs mettront de plus en plus en valeur la multitude des phénomènes et des domaines de recherche abordés par Simmel. Dans les années 1970, on remarque, par exemple, deux recueils d’essais de Simmel : Saggi di estetica (1970) et Arte e civiltà (1976) introduits par des analyses critiques approfondies (respectivement de Massimo Cacciari [1970] et de Dino Formaggio [1976]) qui témoignent d’une attention considérable pour les écrits consacrés par Simmel à l’esthétique et à la philosophie de l’art. Ces recueils, avec celui traduit en 1985 par Lucio Perucchi (Simmel, 1985a) — l’un des traducteurs italiens parmi les plus actifs de l’oeuvre de Simmel ainsi que l’un des spécialistes de son esthétique —, deviendront par la suite un point de repère pour les chercheurs de ce domaine. Il faut d’ailleurs préciser que l’importance des deux recueils des années 1970 ne se borne pas aux thématiques esthétiques des essais de Simmel, présentés pour la première fois en Italie, mais concerne aussi le type d’interprétation proposée par Cacciari (1970) et par Formaggio (1976). En effet, leurs écrits introductifs marquent une étape significative dans la réception italienne de la pensée de Simmel, liée au contexte culturel influencé par l’École de Francfort. Dans ce cadre, on peut mieux comprendre les notions développées par Simmel telles que celles du conflit, de la crise ou bien de la tragédie de la culture qui assument une valeur complètement différente par rapport aux accents négatifs qu’elles avaient reçus dans certaines interprétations de la première moitié du xxe siècle. Dans cette perspective, la lecture que Dino Formaggio (1976), 1’un des élèves de Banfi, propose de la « philosophie de la crise » de Simmel nous semble emblématique. En effet, contrairement à son ancien maître, Formaggio ne vise pas à mettre en valeur le caractère transitoire, positif et libérateur de la crise et de la tragédie de la culture de Simmel, il y voit plutôt l’aspect de la « contro-prassi », c’est-à-dire l’élément autodestructeur présent dans l’agir humain lui-même. Au conflit reviendrait alors un rôle central dans le procès vital décrit par Simmel, comme attesté par son concept de plus-que-vie. C’est à partir de cette interprétation que Formaggio voit dans ces deux concepts, conflit et tragique, des parallèles avec les réflexions élaborées par les philosophies post-hégéliennes ou par l’École de Francfort, ou, encore davantage, par Freud lorsqu’il théorise les notions de Éros et de Thanatos ou lorsqu’il écrit l’essai Das Unbehagen in der Kultur (Formaggio, 1976 : 10-13).

Il faudra donc atteindre les années 1980 pour la découverte de la sociologie simmelienne qui s’accompagnera, de façon plus générale, d’une redécouverte de sa production globale, sans d’ailleurs que l’attention pour sa pensée spécifiquement philosophique se soit entre-temps éteinte. À partir de cette période, on assiste donc progressivement à la traduction des écrits sociologiques les plus importants de Simmel : La differenziazione sociale en 1982 (Über sociale Differenzierung [1890]), Forme e giochi di società en 1983 (Grundfragen der Sociologie [1917]) ; La filosofia del denaro en 1984 (Die Philosophie des Geldes [1900]) ; Sociologia en 1989 (Soziologie [1908]). L’un des premiers à se pencher sur la confrontation des questions de méthode chez Georg Simmel et Max Weber a été le sociologue Cavalli (1989). En particulier, il met en relation la naissance de la sociologie compréhensive avec une série de convergences décisives entre les deux auteurs à propos des problèmes épistémologiques fondamentaux qui touchent aussi bien à la connaissance sociologique qu’à l’histoire. Cavalli conclut son essai en soulignant la contribution de Simmel et de Weber à la naissance de la sociologie en tant que science empirique au début du xxe siècle qui, à son avis, n’aurait pas été possible sans les « ruptures épistémologiques » qu’ils ont réalisées : d’abord, envers toute philosophie de l’historie ; ensuite, envers toute forme de naturalisme naïf ; et, enfin, envers tout historisme romantique (Cavalli, 1989 : 521).

À côté des études sur la sociologie de Simmel, il ne faut toutefois pas oublier que l’attention pour sa philosophie de l’histoire ne s’est jamais assoupie dans le cours des différentes périodes de la réception italienne, et ça pour plusieurs raisons. Cette attention a amené, entre autres, à la traduction italienne d’ouvrages-clés sur le thème : « L’essenza del comprendere storico » en 1977 (« Vom Wesen des historischen Verstehens » [1918]), I problemi della filosofia della storia. Uno studio di teoria della conoscenza en 1982 (Die Probleme der Geschichtsphilosophie [1907]). Eine erkenntnistheoretische Studie, [1907]), La forma della storia en 1987 (qui comprend les essais Das Problem der historischen Zeit [1916] et Die historische Formung [1917-1918]). Dans les premières décennies du xxe siècle, il s’agissait, d’une part, de situer la réflexion de Simmel par rapport au débat autour des différentes formes d’historicisme que nous avons évoquées, et, d’autre part, de comprendre son rôle en relation avec la discussion sur la distinction entre sciences de l’esprit et sciences de la nature. Ensuite, l’intérêt pour la philosophie de l’historie de Simmel se lie à la tentative accomplie par Pietro Rossi (1956)de définir sa place dans le cadre non seulement de l’historisme allemand, mais de manière plus générale au sein du néocriticisme.

En 1994, une des premières monographies italiennes sur la pensée de Simmel paraît sous le titre Il conflitto della modernità (Dal Lago, 1994). Elle essaye d’envisager la complexité de sa pensée en considérant plusieurs aspects allant de sa production sociologique à sa production philosophique en passant par quelques-unes de ses contributions esthétiques majeures. Son approche propose une lecture unitaire, sans toutefois vouloir être exhaustive. Le premier chapitre, en particulier, donne une interprétation très éclairante non seulement par rapport aux raisons de la reconnaissance tardive de Simmel, en Italie et en Europe, en tant que l’un des pères fondateurs de la sociologie, mais aussi par rapport aux biais par lesquels sa théorie sociologique a été rattrapée à partir des années 1960 à l’intérieur de la sociologie officielle. Ce rattrapage a été effectué à travers une normalisation qui aurait surestimé ses contributions sociologiques par rapport à sa production globale. Ce type de lecture qui, par l’intermédiaire de schémas de canonisation, aurait minimisé les contradictions, les difficultés ainsi que les connections avec les autres parties de sa pensée, ne rend pas encore compte, à son avis, ni de la richesse, ni des potentialités de la pensée de Simmel par rapport à la possibilité d’une réflexion plus globale sur le statut épistémologique de la sociologie après la crise du positivisme (1994 : 31-32). De façon plus générale, l’oeuvre de Simmel s’inscrit, à son avis, dans le contexte de la dimension tragique qui est à l’origine de la pensée du monde contemporain (Dal Lago, 1994 : 41). Dal Lago propose donc de l’interpréter comme « l’un des documents les plus intéressants de la transition entre l’époque de la certitude, ou des fondements, et celle du savoir scientifique moderne, celui de la certitude non fondée » (Dal Lago, 1994 : 35). Parmi les mérites principaux de Simmel, il y aurait entre autres celui l’avoir montré la possibilité « d’interpréter le monde en renonçant aux mythes de l’intégration, de la totalité et de la légalité scientifique » (Dal Lago, 1994 : 41). En particulier, le modèle d’analyse interdisciplinaire développé par Simmel appliqué, par exemple, dans la Philosophie des Geldes représenterait alors, avec ses réflexions analogiques, non pas une forme de spéculation bâtarde comme le voulait Durkheim, mais plutôt une innovation théorique de la sociologie après la crise du positivisme (Dal Lago, 1994 : 33).

Les années 1990, ainsi que la première décennie du xxe siècle, marquent une augmentation constante de l’attention des chercheurs et des spécialistes aux aspects les plus différents de la pensée de Simmel, soit dans la tentative de découvrir et de faire connaître des thématiques encore inconnues au public italien, soit dans celle de proposer des nouvelles interprétations unitaires de sa production. De plus en plus, les raisons de l’hostilité ou d’indifférence, dont la pensée de Simmel avait été entourée, celles auxquelles faisait référence Dal Lago — à savoir « la complexité des perspectives, le relativisme, l’incertitude, le polythéisme des valeurs » (Dal Lago, 1994 : 27) — semblent se dissiper. On assiste, en outre, à l’organisation de colloques nationaux et internationaux consacrés à son oeuvre, tel celui organisé en 1990 par la Fondation San Carlo de Modena qui abordait le thème « Le forme e il tempo nel pensiero di Georg Simmel » (« Les formes et le temps dans la pensée de Georg Simmel ») et dont les interventions principales ont été publiées en 1993 (Borsari, 1993). Vittorio Cotesta — éditeur en 1996 de L’intimità, recueil d’écrits de Simmel — organise en 1997 à l’Université de Salerno un colloque international sur le thème « Georg Simmel entre crise et renouveau des paradigmes sociologiques » qui représente l’occasion d’une confrontation entre les approches interprétatives de quelques-uns des chercheurs italiens les plus actifs et quelques-uns des spécialistes majeurs de Simmel sur le plan européen. À ce colloque, ainsi qu’à ceux qui suivront, participera notamment Otthein Rammstedt, l’éditeur des oeuvres complètes de Simmel en allemand. L’idée générale à la base du colloque est illustrée par l’intervention d’ouverture de Vittorio Cotesta qui reprend le titre du colloque. Dans une perspective interprétative qui semble s’accorder avec celle qu’on vient d’évoquer de Dal Lago, Cotesta souligne l’insuffisance des approches sociologiques jusque-là dominantes — notamment la doctrine marxienne, la théorie des systèmes de Parsons, les théories néo-wébériennes ou encore la théorie de la mondialisation à comprendre les procès sociaux de la fin des années 1990 ainsi que leurs effets sur le plan mondial. Dans les travaux de Simmel, on trouve, selon Contesta, des concepts très utiles tels que celui de Wechselwirkung (« interaction » ou bien « action réciproque »), de distance, ou encore de relation entre le tout et la partie, qui pourraient constituer le début d’une théorie de la société mondiale.

Qu’au fil des années Simmel ne soit plus considéré comme un penseur marginal, comme un outsider riche en observations originales qui attirait au mieux l’intérêt des érudits curieux, selon une attitude générale en Italie entre les années 1950 et 1960 (Perucchi, 2006 : 269), est bien montré par d’autres colloques internationaux qui lui sont consacrés. Mentionnons, en particulier, le colloque organisé en juin 2008, à l’occasion du centenaire de la publication de la Soziologie (1908), par l’Associazione Italiana di Sociologia à l’Université de Roma Tre. Le comité scientifique de la Section théorie sociologique et transformations sociales propose une réflexion approfondie sur l’un des auteurs qu’il n’hésite désormais plus à définir comme l’un des classiques de la sociologie, à savoir Georg Simmel. Dans ce cadre, il devient un point de repère fondamental dans la tentative de surmonter une phase de crise traversée par la théorie sociologique dans l’Europe continentale. Les nombreuses contributions qui touchent aux domaines les plus différents de la pensée simmelienne (la sociologie des sens, les comparaisons avec des figures telles que Weber, Marx, Goethe, la sociologie de l’art, sa réflexion pédagogique, celle sur la religion et sur la politique, la sociologie de la culture…) ont été recueillies, en 2010, dans les deux volumes titrés Simmel e la cultura moderna (Cotesta et al., 2010 ; Corradi et al., 2010). La variété des thématiques abordées dans ce colloque ainsi que les approches proposées par des spécialistes provenant, pour la plupart, de la sociologie, mais aussi de domaines tels que la philosophie ou la pédagogie (Simmel, 1995 ; Erbetta, 1995), semblent mettre en lumière, d’un côté, la complexité de la réflexion sociologique de Simmel, qui se lie à d’autres aspects de sa pensée et, de l’autre, l’importance de sa méthode interdisciplinaire.

Au-delà de la redécouverte de la sociologie simmelienne, qu’on observe en Italie à partir des années 1980, il faut mettre en évidence le revival simmelien (Dal Lago, 1987). Celui-ci a commencé dans cette période, en Italie, et a donné lieu, de façon plus générale, à une progressive reconnaissance de la richesse et de la fertilité des différents domaines de sa production, au point qu’on a assisté à une multiplication des contributions critiques sur cet auteur, dont il est difficile de rendre compte de manière appropriée dans un espace forcément limité comme celui d’un article. Nous essayons ici d’en esquisser quelques-unes parmi les principales lignes thématiques auxquelles s’est adressée la critique dans la réception italienne des dernières décennies.

L’un de ces axes d’intérêt est constitué, par exemple, par l’esthétique de Simmel, pour laquelle la littérature secondaire est plutôt riche. Elle remonte jusqu’à Banfi (1988) et se poursuit, parmi d’autres, avec les travaux de Massimo Cacciari, Dino Formaggio et Fulvio Papi les deux derniers élèves de Banfi —, Lucio Perucchi, Laura Boella, Marco Vozza, Andrea Borsari et Andrea Pinotti. Si, d’un côté, Cacciari semblait reprocher à la conception de l’art de Simmel une certaine nostalgie pour l’harmonie pré-moderne qui l’empêche de comprendre la conflictualité des phénomènes propres à la modernité ainsi que ses expressions artistiques, dont le caractère n’est point concilié (Cacciari 1970) ; de l’autre, comme on l’a vu, Formaggio souligne le rôle décisif des concepts de conflit et de tragédie de la culture dans la pensée de Simmel (Formaggio, 1976). Dans les années 1980 en revanche, Laura Boella analyse le thème du paysage chez Simmel en termes de métaphore de la modernité. Dans sa lecture, elle essaye de mettre en valeur les liens qui existent entre des aspects spécifiques de l’esthétique de Simmel, tels que la naissance du paysage en tant que sujet de représentation artistique ou celui du cadre, avec le plus vaste contexte philosophique de son oeuvre. Parmi la littérature secondaire du début xxe siècle, il faut, en outre, rappeler l’illustration des thématiques des ouvrages-clés consacrés par Simmel à la philosophie de l’art à laquelle est dédiée l’une des nombreuses études qu’Antonio De Simone a publiées sur cet auteur (De Simone, 2002b) ; études dont l’une des caractéristiques principales est représentée par l’effort continu de mettre à jour sa propre lecture de l’oeuvre de Simmel, à travers une confrontation constante avec la littérature critique la plus récente (De Simone, 2002a ; 2007 ; 2010). À propos de ce domaine d’étude, à savoir l’esthétique, il faut en outre préciser que, dans l’oeuvre de Simmel, existent différentes acceptions et des niveaux distincts de réflexion (Portioli, 2003) qui ne se bornent pas seulement à la distinction traditionnelle entre esthétique comme aisthesis (théorie de la sensibilité) et philosophie de l’art. Ces divers secteurs de sa réflexion esthétique, ainsi que leurs entrecroisements avec d’autres sphères de la production simmelienne, ont attiré inégalement l’attention des chercheurs comme l’a montré, entre autres, le colloque international « Georg et l’esthétique » organisé par l’Institut philosophique Banfi de Reggio Emilia en 2003, dans lequel les différentes contributions reflètent les diverses dimensions de son esthétique comme le rapport entre esthétique et théorie de la connaissance (Vozza, 2006 ; Portioli, 2006)[5], aspects de la philosophie de l’art (Giacomoni, 2006 ; De Simone, 2006), aisthesis et théorie de la perception (Borsari, 2006), esthétique et théorie de la culture (D’Anna, 2006), esthétique et modernité (Fitzi, 2006), art et éthique (Andolfi, 2006). Dans l’anthologie La questione della brocca, Andrea Pinotti, l’un des spécialistes des théoriciens de l’art et du contexte théorique et culturel dans lequel se situe la philosophie de l’art de Simmel, présente l’essai « L’ansa del vaso » (Der Henkel, 1911) de Simmel à l’intérieur d’un parcours qui permet d’en comprendre l’influence et les liens avec les réflexions successives dédiées au même sujet par Bloch, Adorno et Heidegger (Pinotti, 2007). Sur ce type de liens porte, en outre, l’attention du philosophe italien Remo Bodei dans le livre La vita delle cose (Bodei, 2009 : 42-49). Il est l’auteur non seulement de contributions sur Simmel (Bodei, 1990 ; 1993), mais aussi sur quelques-uns de ses élèves tels que Kracauer ou Lukàcs (Bodei 1989). Toujours à propos de cette dimension de la pensée de Simmel, il ne faut pas oublier les approches sociologiques à sa réflexion esthétique, parmi lesquelles les contributions critiques dédiées au thème de l’esthétisation de la vie moderne prennent un relief particulier. C’est le cas, par exemple, des travaux de Birgitta Nedelmann (1988), de Gianni Carchia (1982), de Nicola Squicciarino (1999), de Fabio D’Andrea (2004a, 2004b), de Vincenzo Mele (2007 : 82-106) et du recueil d’écrits titré Estetica sociologia (Simmel, 2006).

Parmi les autres sujets de la production simmelienne, auxquels s’est intéressée la littérature secondaire italienne des dernières décennies, il faut aussi signaler le thème de l’individualisme qui s’accompagne de celui de la relation entre individu et société. Dans ce groupe s’intègrent, par exemple, les essais que Ferruccio Andolfi a dédiés aux différentes formes d’individualisme (1995 ; 1996 ; 2008), les monographies de De Conciliis (1998) et de De Simone (2002a) sur les problèmes de l’individualité moderne, ainsi que le travail de Gianluca Valle (2008). En plus d’avoir édité des recueils d’écrits de Simmel, Andolfi a en outre encouragé des traductions d’essais de Simmel et des contributions critiques comme celle de Donatella Gorreta (2001) qui ont été publiées dans la revue qu’il dirige, La società degli individui. À son tour, De Simone, à partir de 2003, à exercer une activité de promotion et d’encouragement d’études critiques sur différentes facettes de la pensée de Simmel, à travers l’organisation d’une série de journées d’étude et de séminaires consacrés à cet auteur.

Une direction de recherche à laquelle s’est intéressée la critique est représentée par les études concernant la question des femmes, des relations entre les sexes ainsi que les thèmes des émotions et de l’érotique chez Simmel. Parmi les protagonistes de ce type de réception, il y a la sociologue Gabriella Turnaturi (1991), Paola Giacomoni (1995b), ensuite Gabriella Antinolfi (2004), Silvia Fornari (2005) et Laura Boella (2006). À cet égard, une série de traductions d’écrits fondamentaux recueillis dans des anthologies (Simmel 2001b ; Simmel 2004b) qui, au début du xxie siècle, a fait connaître au public italien la réflexion de l’auteur sur ces sujets, a joué un rôle décisif. Une exception est représentée par la première traduction de « Fragment über die Liebe » qui a été réalisée par Emma Sola en 1927. Selon Antinolfi, l’un des motifs d’intérêt principaux de ces essais de Simmel réside dans le fait que, pour aborder des thèmes tels que les femmes, leurs mouvements, leur rapport avec la « culture objective » ou la différence sexuelle, il adopte de nouvelles perspectives qui l’amèneraient à combiner des approches avec des registres différents, comme celui de la sociologie, de la socio-anthropologie ou de la philosophie de la culture. Ces approches, à son avis, seraient induites par la même complexité des sujets traités.

Au-delà de ce dernier thème, parmi les autres filons de recherche, sur lesquels s’est penchée la littérature secondaire italienne de la deuxième moitié du xxe siècle, il faut mentionner le thème politique[6], celui de la métropole (dans ses aspects sociologique, esthétique et philosophique)[7], celui de la théorie de la connaissance[8], de la philosophie et sociologie de la culture, de la valeur du style et du genre d’écriture adoptés par Simmel ainsi que le côté essai fleurissant des contributions qui se penchent sur la confrontation entre la pensée de Simmel et celle d’autres figures (par exemple, philosophes, sociologues, artistes, poètes) telles que Pirandello[9], Banfi[10], Lukacs[11], Goethe[12], Rilke[13], Bergson[14], Rodin[15], Rembrandt[16], Levinas[17], Schopenhauer[18], Marx[19], Goffman[20], Ortega y Gasset[21], Weber[22], Edgar Morin[23], Benjamin[24], Stirner[25], Habermas[26], Feyerabend[27]. Parmi les lectures les plus récentes de Simmel, il faut aussi remarquer l’apparition d’une nouvelle sphère d’intérêt, à savoir celle de quelques études qui entrevoient, dans la production de Simmel, des observations utiles à l’élaboration d’une théorie des médias (Rafele, 2007 ; Federici, R., 2004). Enfin, à côté des tentatives encore présentes de proposer des interprétations unitaires ou globales de la production de Simmel, il nous semble que la variété et l’ampleur de la réception italienne, surtout dans les dernières décennies, attestent la richesse de la pensée de cet auteur bien au-delà des bornes disciplinaires.

Conclusion

Il est sûrement difficile de tracer un bilan, même provisoire, de la réception de la pensée de Simmel en Italie, surtout si on considère que, aussi vaste soit-elle, elle semble quand même loin d’avoir atteint un point final. Bien au contraire, certains aspects encore inédits ou déjà connus de son oeuvre continuent d’attirer l’attention des chercheurs italiens. En ce qui concerne la réception de Simmel en Italie, on se borne ici à deux ordres de réflexion. D’abord, nous croyons que, en suivant la direction de la première réception de sa pensée, on arrive à découvrir les fils des courants de pensée en quelque sorte « hérétiques » par rapport à la culture dominante de la première moitié du siècle, représentée par le néo-idéalisme de Gentile et de Croce. Ce dernier, à travers son rôle central auprès de l’influente maison d’édition Laterza, avec ses choix et ses jugements, a probablement entravé une réception plus vaste et approfondie de l’oeuvre de Simmel ainsi que d’autres penseurs étrangers. Il faut ajouter que Croce était hostile à sociologie (identifiée tout court avec la sociologie positiviste) qu’il considérait comme une pseudo-science car il y voyait une tentative infondée de nier l’historicité de l’être humain (Jedlowski, 1998 : 159-160). Dans ce contexte, on peut alors mieux comprendre non seulement le retard dans le développement des études sociologiques en Italie, mais aussi pourquoi un philosophe comme Rensi, qui avait mis en valeur la pensée de Simmel, représentait un « nihiliste gênant » (Volpi, 2002). Notamment, il nous semble possible d’entrevoir dans sa réflexion une forme d’historisme alternatif, développée précisément par le biais du relativisme de Simmel, qui concevait les valeurs et la vérité comme formes historiques cristallisées et transitoires, dont les procès de formation sont en mesure de rendre compte des contradictions et de la pluralité des valeurs. Les philosophes « hérétiques » (Rensi, Perticone et, en partie, Banfi), par leur réception de Simmel, s’opposaient donc aussi bien à l’historisme absolu de Croce, selon lequel l’histoire coïncidait avec l’absolu dans son développement, qu’à l’historisme des philosophes tels que Rickert pour lequel le caractère universel et absolu des valeurs était un élément auquel on ne pouvait pas renoncer.

Enfin, si on s’interroge sur les raisons de la « découverte » de Simmel sociologue ainsi que de la renaissance de l’intérêt pour la totalité de son oeuvre à partir des années 1980, on peut avancer l’hypothèse suivante : il faut rappeler tout d’abord que la première chaire de sociologie en Italie remonte à 1961, ce qui probablement explique, en partie, le retard dans la réception de la sociologie simmelienne en Italie. Mais ce qui est significatif, à notre avis, c’est que les années 1980 marquent, au niveau européen, l’affirmation de la pensée postmoderne, et en Italie du « pensiero debole » (pensée faible) (Vattimo-Rovatti, 1983). Ce contexte théorique et culturel est caractérisé par la conscience de la crise des grands systèmes théoriques, épistémologiques et politiques« les grandes narrations » dont parle Lyotard (1979)auxquels il faudrait renoncer. Parallèlement, on assiste à une crise des paradigmes sociologiques et à une atténuation des bornes disciplinaires dans la recherche. C’est alors que la pensée de Simmel devient une source précieuse de renouveau des approches sociologiques, et se dévoile dans sa richesse interdisciplinaire, dans son pluralisme méthodologique et dans ses multiples potentialités qui sont loin d’être épuisées, comme la littérature secondaire sur Simmel vient de le montrer.