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La résistance que l’histoire de la sociologie a longtemps réservée à la pensée de Georg Simmel est largement connue. Son éclectisme apparent, sa réflexion difficile à réduire à un programme méthodologique déterminé, sa passion pour les détails, capable de souligner « des variations ingénieuses ou […] des rapprochements piquants » de la vie sociale, mais souvent considérée incapable d’une « étude objective[2] », ont causé chez beaucoup une réserve et sa longue exclusion de facto de la constellation des classiques. Cela fut notamment le cas de Talcott Parsons dans son célèbre ouvrage The structure of Social Action (Parsons, 1961).

Même si ce traitement peut être considéré comme définitivement dépassé, la réception de la pensée de Simmel insiste le plus souvent sur les aspects culturalistes et microsociologiques de son oeuvre, alors que pour la sociologie historique et pour la réflexion sociologique sur les formes du pouvoir, on se tourne plutôt vers la sociologie wébérienne.

Si cette attention aux dimensions « intimes » du social, cette préférence pour la Geselligkeit face à la Gesellschaft est certainement une des caractéristiques de la pensée simmelienne, elles ne sont pas suffisantes à mettre entre parenthèses la dimension éthique et politique de son discours, bien qu’elle soit essentielle[3]. Dans le présent article, j’entends défendre l’importance d’une telle dimension à travers un argument souvent ignoré par la critique : la réflexion simmelienne sur la problématique de l’obligation.

Avant d’entrer dans les véritables enjeux de cette réflexion, il est nécessaire de souligner comment l’appropriation et la transformation de la problématique philosophico-juridique de l’obligation peuvent être à raison considérées comme des aspects centraux pour la légitimation de la sociologie classique franco-allemande.

Je dédierai le premier paragraphe à une reconstruction rapide de l’importance de cette question classique de la pensée morale et politique moderne pour la sociologie naissante dans le dernier quart du xixe siècle (1). La notion d’obligation est, à mon sens, importante parce que capable de différencier un élément de spécificité intellectuelle propre à la réflexion sociologique classique en le distinguant autant de la tradition philosophique libérale développée aux xviie et xviiie siècles, que de plusieurs formes de réductionnisme propres aux sciences humaines du xixe siècle.

J’entends ensuite montrer comment cette question a traversé la pensée de Simmel à partir de ses écrits de jeunesse jusqu’à ses derniers ouvrages. En ce sens, elle peut être considérée comme une question stratégique, parce que capable de donner une place à la réflexion simmelienne dans un contexte intellectuel commun à la sociologie de son époque, et aussi parce que capable d’attribuer une continuité théorique à une réflexion plurielle mais non simplement fragmentée ou encore éclectique, comme certains de ses détracteurs l’ont suggéré.

Je développerai cette reconstruction de la réflexion simmelienne sur l’obligation en deux parties.

Dans une première partie, je montrerai comment l’émergence de la notion de « social » et la critique des conceptions normatives de la morale, du formalisme juridique libéral et de la notion d’argent répondent à une conception du moderne conçu comme conflit entre différentes sphères d’obligation (2).

Dans une seconde et dernière partie, je mettrai en évidence comment la réflexion morale simmelienne peut aussi être interprétée comme l’effort de répondre à ce conflit entre universaux, à travers une nouvelle figuration du rapport entre individualité et loi (3).

1. L’obligation et sa crise entre libéralisme et sociologie

Caractériser une tradition philosophique par un concept paradigmatique capable de définir l’essentiel de son apport théorique est toujours une attitude risquée face à l’objectivité du regard historique. Depuis longtemps, l’histoire intellectuelle et la Begriffsgeschichte ont mis au centre de leurs polémiques l’attitude whig propre à l’histoire des idées. Le concept d’obligation ne fait pas exception. Toute tentative de retracer l’histoire moderne du concept d’obligation s’exposerait au risque de simplification et de réduction d’un cadre historique pluriel et irréductible à une seule tradition. Il faudra donc fixer deux prémisses essentielles à notre discours : l’obligation n’est pas un concept, mais plutôt un cadre de problématisation conceptuel de la philosophie politique — et de la sociologie — modernes ; la pensée politique moderne n’est pas complètement intégrable dans ce cadre.

Une fois ces prémisses acceptées, on peut définir le cadre problématique du concept d’obligation comme un effet du besoin de justification rationnelle du rapport entre souveraineté de la loi et liberté individuelle. Pourquoi et comment une volonté particulière libre doit-elle se soumettre à l’imperium d’une loi collective ? Soit qu’une loi puisse être entendue comme la synthèse de plusieurs libertés individuelles à travers un contrat capable d’obliger « tous envers tous », comme chez les théoriciens du contrat ; soit que la loi puisse être conçue comme une norme rationnelle et transcendante capable d’inspirer le législateur et d’orienter les choix des individus, comme dans la tradition du droit naturel, le libéralisme cherche à composer la liberté des individus avec la souveraineté de la loi : la problématique de l’obligation représente, au moins de Hobbes jusqu’à Kant, la grammaire à travers laquelle ces problèmes se sont structurés.

Selon les mots de Bruno Bernardi :

L’obligation est la seule modalité du lien que puisse reconnaître une volonté libre. Cette proposition pourrait être le lieu commun des théories modernes de la morale et de la politique. L’affirmation du principe de la liberté de conscience, son prolongement dans le principe moral de l’autonomie (Kant lui aurait donné son expression canonique) reposent sur l’idée que la liberté et le devoir sont dans un rapport de double présupposition : il n’y a qu’une volonté libre qui puisse être susceptible d’une action par devoir.

Bernardi, 2007 : 10

Si la modernité se caractérise par une dénaturalisation du concept de loi, évidente par exemple dans la critique machiavélienne et hobbesienne du naturalisme aristotélicien[4] ou la critique lockéenne du pouvoir paternel, il n’empêche que la problématique de la souveraineté naît du besoin de légitimation d’un nouveau fondement absolu et universel à l’empire de la loi. Plutôt qu’une contradiction, ce double besoin de dénaturalisation et d’universalisation — anthropologique et juridique — du concept de loi est l’ambivalence qui conditionne le cadre conceptuel entier du discours moderne sur l’obligation.

Une des conséquences majeures de la dénaturalisation de la loi consiste dans le besoin de considérer l’individu comme un sujet politique libre et autonome capable de délibération (Schneewind, 1997). Autrement dit, une fois dénaturalisé le champ « communautaire » du politique, c’est-à-dire une fois supprimée la possibilité de nommer le statut naturel d’un collectif, l’individu devient le sujet « naturel » du politique et, vice-versa, le collectif devient nommable en termes individuels (Marcucci, 2010). Le concept moderne d’individualité est donc indissociable des stratégies déterminées de rationalisation de la loi.

Penser l’autonomie de l’individu dans l’empire de la loi devient donc le cadre conceptuel à travers lequel la modernité réfléchit sur le concept de liberté.

Les géométries variables avec lesquelles droit naturel, théories de la souveraineté et contractualisme ont été pensés et reliés les uns aux autres nous fournissent ainsi les coordonnées principales à travers lesquelles le libéralisme des xviie et xviiie siècles a défini son cadre de conceptualisation[5].

Au xixe siècle, siècle qui pourtant connaît une large diffusion du libéralisme, le cadre intellectuel de la problématique de l’obligation entre pourtant en crise (Jaume, 2000 : 311-356).

La Déclaration universelle des droits de l’homme, tout en affirmant l’existence a priori de droits, hors de leur composition avec une loi souveraine, va compromettre la logique argumentative propre aux théories libérales de l’obligation (Gauchet, 1989). Dans le même temps, la fonction historique et idéologique du droit naturel — celle de fournir une ressource critique pour la bourgeoisie révolutionnaire (Habermas, 1963) — est mise en abîme par le procès de constitutionnalisation de l’État.

Le dépassement du droit naturel et la crise de la problématique de l’obligation sont aussi bien illustrés par la pensée politique de Hegel (Zarka, 2006). L’opposition entre Moralität et Sittlichkeit, c’est-à-dire entre une dimension individuelle et une dimension collective de la vie éthique, et la détermination de la seconde comme seule perspective capable de donner une vision réelle du mouvement historique, poussent la problématique du rapport entre liberté individuelle et loi collective hors du centre de la réflexion politique. C’est désormais à l’opposition entre société civile et société politique, c’est-à-dire entre deux formes du collectif, de représenter l’enjeu majeur de la pensée politique (Colliot-Thélène et Kervégan, 2002).

Parallèlement, du côté de l’École du droit historique, chez des auteurs comme Hugo, Savigny ou Puchta, pourtant fortement critiques envers Hegel, le volontarisme des théories du contrat est fortement questionné par la réflexion historiciste qui soustrait le droit à la délibération collective pour l’enraciner dans des formes coutumières historiquement et géographiquement déterminées (Dufour, 1991 : 153-273).

Dans le même temps, la pensée conservatrice, chez des auteurs comme De Maistre, Bonald ou Burke, attaque l’individualisme du droit naturel et le volontarisme des théories du contrat au nom de l’origine pré-intentionnelle de la loi. Il n’y a pas lieu de réfléchir sur le rapport entre libertés des individus et loi collective parce que cette loi précède la constitution positive du politique. La souveraineté appartient à Dieu et son pouvoir ne demande pas à être composé avec les libertés des individus (Brahami, 2011).

Enfin, du côté de la théorie économique, l’utilitarisme libéral dépasse la question de l’obligation en postulant la convergence naturelle des intérêts individuels — comme le dénoncera Durkheim face à la réflexion spencérienne. Le cas de Spencer est à ce propos très représentatif et peut être aussi utile pour traiter de la perception que le jeune Simmel aurait pu avoir de cette question[6]. On sait comment l’organicisme de Spencer explique l’existence des collectivités à travers une théorie qui semble dépasser la question individuelle et le volontarisme propre aux théories du contrat (Lloyd, 1901). Les lois de développement déterminent différentes formes de cohésion des collectivités et la liberté individuelle semble, hors de cette forme de compréhension, condamnée à l’abstraction. Le contractualisme est décrit par Spencer comme la « grande superstition politique » du monde moderne (Spencer, 2006). Pourtant, son adhésion convaincue au libéralisme l’oblige à réserver une place fondamentale aux choix individuels. Cela semble bien illustré par son texte sur la justice, dans lequel il reprend des positions propres au droit naturel (Spencer, 1893). On assiste donc à un véritable conflit entre une dimension organiciste et une dimension individualiste dans sa pensée (Gauthier, 1993).

Si la pensée politique du xixe siècle peut être largement interprétée comme une mise entre parenthèses du problème de l’obligation, la sociologie classique franco-allemande se penche à nouveau sur cette problématique, bien qu’en transformant certaines de ses conditions majeures.

Dans cette perspective, contre l’interprétation fournie par Léo Strauss dans Droit naturel et histoire (1993), la sociologie ne peut pas être interprétée dans la perspective d’un simple accomplissement de l’historicisme et du positivisme du xixe siècle. Si ce jugement peut être accepté pour Weber, il doit être refusé pour d’autres protagonistes de la réflexion sociologique allemande, comme Tönnies ou Simmel. En ce sens, le « désenchantement du politique » ne concerne pas de la même manière toute cette génération de sociologues mais représente la solution que l’histoire de la sociologie a pourtant souvent élevée au niveau d’un paradigme[7].

Une partie importante de cette génération cherche plutôt à sortir de la crise du libéralisme à travers un réinvestissement de la problématique de l’obligation selon une perspective complètement renouvelée. La sociologie représenterait en ce sens le sommet de la crise du libéralisme mais, en même temps, produirait une réponse à cette crise[8].

La réfutation du divorce entre lois collectives et libertés individuelles, c’est-à-dire du dépassement de la problématique de l’obligation, amène une génération entière de sociologues à réfléchir sur le renouvellement de cette problématique, tout en refusant l’individualisme abstrait des théories du droit naturel et tout en déplaçant le problème de la loi hors d’un cadre purement juridico-politique.

Il s’agit donc de comprendre le rôle que la pensée sociologique a eu au sein de ce processus, tout en excluant l’hypothèse d’une simple « reprise » de cette problématique. Pourquoi une discipline naissante, qui revendique son autonomie épistémologique face à l’économie politique et à la philosophie, devrait-elle s’engager dans une querelle qui, selon la sensibilité intellectuelle de son époque, a perdu son intérêt depuis presque un siècle ?

La question est complexe et nécessite un cadre interprétatif bien plus large que celui que l’on peut établir dans un seul article, mais impose néanmoins une hypothèse préalable à laquelle mon interprétation de la pensée de Simmel entend fournir un appui.

Mon hypothèse est que cette réouverture de la problématique libérale concernant l’obligation peut être enracinée dans deux aspects principaux :

  1. Le constat « empirique » de la naissance du social par la génération de la Troisième République et du Kaiserreich allemand est indissociable de l’exigence politique d’institution des droits sociaux. Les nouvelles conceptions de l’État social comportent une révision radicale du concept de justice fondée sur l’égalité formelle face à la loi. Même si les contextes politiques français et allemand sont institutionnellement et idéologiquement fortement différenciés, cette révision du concept de justice, impliquée par la naissance d’un nouveau genre de droits, traverse autant la sociologie de Tarde et Durkheim, que celle de Tönnies et Simmel.

  2. La conceptualisation sociologique du social appuie une nouvelle conception de la subjectivité qui refuse la réduction de l’autonomie à la seule liberté individuelle. La compréhension de l’action propre aux sociologues déplace le sujet d’imputation de l’individuel au collectif. Autrement dit, la liberté demande à être considérée comme une propriété collective, mais cette liberté collective ne peut pas être justifiée à travers l’empire de la loi positive des juristes et, encore moins, à travers la loi abstraite et rationnelle des philosophes. Les « lois » du social doivent avoir, en tant que lois, une validité universelle, mais cette universalité doit être, par rapport à l’universalité abstraite du droit et de l’économie, justifiée différemment.

C’est donc exactement l’agencement entre loi et autonomie, c’est-à-dire entre les deux composantes du discours moderne sur l’obligation, qui est questionné par la théorie sociologique. Comme j’entends le montrer dans les pages suivantes, la pensée éthique et politique de Simmel, même si elle s’appuie sur une réflexion absolument originale, confirme ce motif à mon avis constitutif pour la sociologie classique.

2. L’émergence du social et le conflit des obligations

Selon un jugement assez répandu dans la littérature critique, la première période de la pensée simmelienne — marquée par le développement d’un discours critique sur l’éthique philosophique et conclue avec la publication des deux tomes de la Einleitung in die Moralwissenschaft [1892-1893] — peut être distinguée des périodes successives, c’est-à-dire d’une période de maturité sociologique et d’une dernière période connotée par une sorte de « retour » à la philosophie. Cette première période serait caractérisée par une réflexion très influencée par le positivisme et le naturalisme et rapidement abandonnée par Simmel, qui fera plus tard référence à cette entreprise comme à un « péché de jeunesse ». Si l’on peut certainement noter des changements importants dans la gnoséologie simmelienne, en ce qui concerne notre argument, c’est-à-dire le traitement du problème de l’obligation et son rôle stratégique pour sa pensée et pour son projet sociologique, on peut plutôt souligner des éléments de forte continuité.

Comme on l’a déjà observé, la réflexion sociologique sur l’obligation est indissociable d’une prise en compte des transformations du sujet moral face au changement de la « question sociale ». On sait comment la génération du Verein für Sozialpolitik précédant celle de Simmel a été directement engagée dans la réforme sociale de l’État (Lindenfeld, 1997). Si une relation moins étroite au pouvoir politique, mise en évidence par la revendication de la distance évaluative des sciences sociales dans la querelle sur la méthode, est un aspect significatif pour distinguer la troisième génération du Verein für Sozialpolitik de la génération des « socialistes de la chaire », il est indéniable que le rapport intellectuel entre ces deux générations passe par une réflexion autour du statut des droits sociaux.

Le livre de Simmel, Über sociale Differenzierung (Simmel, 1989 [1890]), publié dans la collection Staats- und Socialwissenschaftliche Forschungen dirigée par Gustav Schmoller, en témoigne. Ce témoignage n’est pas offert seulement par la connaissance et l’estime que Schmoller réserve à l’auteur de la Philosophie de l’argent[9], mais aussi par certaines thématiques présentes dans l’ouvrage. En particulier l’idée selon laquelle le concept de responsabilité collective dans les sociétés contemporaines transforme le sujet d’imputation morale dans une direction apparemment antimoderne.

L’argument de Simmel est linéaire. Dans les sociétés pré-modernes, « moins civilisées », la responsabilité, morale et pénale, d’une action n’est pas attribuée à l’individu mais à son « cercle social » :

(…) dans la mesure où la fusion de l’individu et de l’ensemble peut effectivement être si étroite que les actions de celui-là peuvent valoir à bon droit comme non strictement individuelles mais issues d’une certaine solidarité de chacun avec chacun[10].

Selon une intuition que Simmel approfondira dans sa Sociologie (1992 [1908]), il y a un rapport directement proportionnel entre l’extension du groupe social et la force de l’obligation collective :

On ne doit tenir le fait de l’obligation plus exigeante de l’individu par le groupe plus petit, sa fusion plus étroite avec celui-ci qu’avec un [groupe] plus grand, que comme un cas particulier d’une norme valable universellement pour l’ensemble des choses[11].

En revanche, l’émergence du concept moderne d’individualité est liée à la centralisation et à l’universalisation du pouvoir qui abolissent — Simmel utilise à ce propos une expression spinoziste — des « empires dans un empire » (Simmel, 1989 b [1888] : 150). Même si le processus d’individualisation réelle est plus lent que la transformation institutionnelle de la société moderne — la famille du « coupable » continue, par exemple, dans la modernité, à subir le stigmate de la collectivité (Simmel, 1989b [1888] : 154-155) —, la modernité transforme l’imputabilité morale en un sens individualiste. La centralisation et l’universalisation du pouvoir politique établissent un lien privilégié entre loi et individu.

Mais la condition moderne est hantée par une transformation de la notion de responsabilité qui suggère un « retour apparent » à la condition précédente.

Dans la mesure où la vieille conception individualiste fait place à la conception historico-sociologique qui ne voit dans l’individu que le point d’intersection de liens sociaux, il faut que la culpabilité collective remplace la culpabilité individuelle[12].

La désindividualisation imposée par l’émergence du social et propre au regard sociologique sollicite une transformation de la notion de responsabilité et d’imputabilité morale face à la loi. Le volontarisme de la théorie libérale de l’obligation est à remettre en question :

Si l’individu est, quant à ses dispositions innées, le produit des générations précédentes, et quant à leur déploiement, le produit de l’actuelle, il reçoit en prêt de la société le contenu de sa personnalité ; nous ne pouvons donc plus le rendre responsable des actes dont il n’est plus que l’instrument les ayant accomplis, plus que le point de passage[13].

De plus, toute tentative réductionniste qui entendrait simplement soustraire l’individu à quelque degré d’imputabilité que ce soit par une forme d’atavisme biologisant est condamnée par Simmel. Le résultat est plutôt ambivalent. Si d’un côté la détermination de l’action à travers ses causes sociales déplace le sujet d’imputation de l’individu à la collectivité, de l’autre, l’objectivation charge le choix d’une responsabilité individuelle. Le problème sociologique naît donc du besoin d’interpréter l’ambivalence du sujet d’imputation morale entre l’individualité et la collectivité. Les formes consensuelles, avec lesquelles les sciences humaines avaient tenté de résoudre le problème et qui représentent à son époque des approches paradigmatiques, sont considérées par Simmel comme étant « insuffisantes ». Ni la psychologie des groupes sociaux de la Völkerpsychologie de Moritz Lazarus, ni le réductionnisme psychologisant du modèle des Geisteswissenschaften proposé par Dilthey, ni l’économie politique de Schmoller, même si Simmel établit un dialogue constant avec ces disciplines, ne lui en paraissent capables (Canto Mila, 2002 ; Giacometti, 2010 : 53-76 ; Köhnke, 1990).

Pourtant, les conditions contemporaines, selon Simmel, ne se caractérisent pas seulement par cette transformation du sujet d’imputation morale, mais aussi par une mise en question du concept de loi. Simmel se concentre sur cet aspect dans l’ouvrage cité auparavant et, deux ans après, dans Les problèmes de la philosophie de l’histoire [1892].

Comme cela a été établi dans le texte précédant, la critique du concept de loi dénonce l’inexistence d’une loi naturelle valable pour l’analyse du social et capable de répondre aux exigences d’universalisation propres à la loi :

On ne peut donc parler de lois du développement social. Assurément tout élément d’une société se meut conformément à des lois naturelles ; mais pour l’ensemble, il n’existe pas de loi ; pas plus ici que dans la nature, il n’y a de loi au-dessus des lois qui règlent les mouvements des particules telle qu’elle résumerait ces mouvements de façon universellement constante et avec toujours le même effet global[14].

On pourrait « traduire » ce passage en disant que le prix d’une conception immanentiste de la loi, son besoin d’adhérence à la phénoménologie du social, déterritorialise l’universalisme de la loi dans la validité régionale des lois[15]. Comme on le verra, cette critique d’un faux universalisme sera, pour la pensée plus mûre de la Philosophie de l’argent, enracinée dans une critique du destin du nominalisme moderne fondé sur la notion d’échange. Si on fait abstraction de cette dimension de diagnostic de la critique simmelienne du concept de loi, on pourrait considérer la pensée de Simmel comme une forme de nominalisme[16].

C’est l’usage normatif du concept de loi qui est ici en question :

(…) la loi, tirée de l’observation [d’une situation] et de sa conséquence, ne vaut en réalité que pour sa répétition rigoureusement identique, et que nous ne connaissons pas, dans l’ignorance des causalités partielles, le facteur dont la variation permettrait de calculer l’événement ultérieur à partir du précédent. Cette loi reste donc une loi in partibus infidelium ; elle a épuisé en un seul cas sa signification et ne trouve plus d’application à rien d’autre[17].

Si l’histoire est le seul domaine dans lequel la liberté humaine a un sens, parce que l’histoire détermine l’inexistence des lois « supérieures », c’est l’histoire qui doit déterminer la dissolution d’une notion naturaliste, fondée sur la notion de cause, du concept de loi. On dépasse sur ce point la différenciation néo-kantienne entre sciences humaines et sciences de la nature, parce que :

On énonce apparemment ainsi une difficulté non pas contre la seule causalité historique mais contre la causalité en général. La reconnaissance du simple caractère phénoménal du monde rend la production d’une réalité à partir d’une autre telle que la causalité l’exige difficilement pensable[18].

Si, à travers sa philosophie de l’histoire, la critique simmelienne s’adresse à l’universalisme de la loi, du point de vue sociologique, l’extension et l’efficacité normative des lois positives sont aussi à interroger[19]. Dans un essai publié la même année que son ouvrage sur l’histoire, Simmel part d’un « cas pratique », la prohibition juridique du licenciement en raison de l’appartenance à un syndicat (Simmel 2004a [1888]). Cette limitation de la liberté de l’entrepreneur pose, selon Simmel, d’intéressantes questions concernant « les principes ».

La possibilité pour les travailleurs de s’unir dans un syndicat semble reposer sur le même principe de liberté formelle en conséquence duquel on voudrait justifier la liberté de licenciement aux entrepreneurs. La liberté formelle coïncide avec l’apparente égalité du travailleur et de l’entrepreneur face au contrat de travail et donc avec la liberté de (rupture) du contrat de la part de l’entrepreneur. Mais garantir la liberté de licenciement face à un choix individuel (l’inscription à un syndicat) justifierait pour l’État la possibilité de mettre un obstacle au droit (la liberté d’expression et de participation à la vie publique du travailleur), qui constitue pour lui-même une obligation. Cette contradiction du droit ne peut pas être dépassée par le seul droit, parce que l’existence même d’une politique sociale rend évidente la pluralisation des cercles d’obligation face à la seule loi positive. Cela apparaît évident à Simmel face à la conflictualité sociale des travailleurs : « L’amélioration du niveau de vie n’est pas seulement un droit purement individuel du travailleur, mais aussi son devoir social ; il n’a pas seulement le droit de lutter pour elle, il doit lutter pour elle[20] ».

Le « devoir de conflit » du travailleur répond à une obligation sociale qui dépasse celle du droit positif. Le social est la conséquence directe d’un « élargissement du concept d’obligation » (Ausdehnung des Pflichtbegriffs). L’élargissement de l’obligation sociale entre donc en conflit avec la prétention d’universalité du droit formel et donne à la vie de l’individu : « Une dignité inattendue, en ce sens que chacune de ses actions est insérée dans un rapport au grand tout et fait voir ses actes les plus individuels comme partie intégrante d’une vie sociale gigantesque[21] ».

L’argument de Simmel consiste à mettre en évidence une contradiction cognitive interne au droit formel et un conflit entre ce même droit et un autre genre d’obligation :

Cela repose sur le juste sentiment que toute déduction formelle échoue quand il s’agit des questions ultimes et suprêmes, et que la détermination matérielle de ce qui est bon et souhaitable doit la remplacer[22].

Le conflit se produit donc entre une obligation sociale et une obligation juridique. L’existence même d’un genre d’obligation nouveau se présente donc comme une extension de la notion d’obligation et comme une mise en question de l’universalité de l’obligation juridique. C’est une universalité d’un genre nouveau qui apparaît à travers le social et transforme la notion libérale de liberté en tant que tentative de synthèse entre autonomie individuelle et souveraineté de la loi.

Si l’histoire de la pensée moderne a produit cet écart entre positivité de la loi et transcendance de la justice par la notion de loi naturelle, la réflexion de Simmel passe, on l’a vu, par une réfutation du concept de loi et par une réfutation de la stratégie cognitive propre au droit naturel. De plus, elle refuse la simple abolition du problème du droit naturel propre à l’empirisme utilitariste et à l’école historique du droit. La réfutation d’une « métaphysique du droit », comme le rappelle Simmel dans une lettre à Friedrich Jodl, n’empêche pas de continuer à penser un « apriori du droit[23] ». La question, soutient Simmel, ne concerne donc pas cette forme qui rend possible le droit, mais la nature de cette forme. Selon le « droit naturel », cette forme, dit Simmel, serait encore un droit, alors que la sociologie semble entendre cet apriori comme une forme sociale[24]. La mission de la réflexion sociologique est plutôt de développer un travail critique capable d’historiciser les raisons de cette formalisation, morale et juridique, et de montrer de façon objective les enjeux et le conflit entre différents genres d’obligation. L’entreprise théorique de Einleitung in die Moralwissenschaft se développe dans cette perspective critique. En ce sens, même si l’on peut certainement souligner l’influence du positivisme et du néo-kantisme, l’ouvrage de Simmel peut être déjà considéré comme un dépassement de l’un et de l’autre[25].

Il y a, au sujet de la réflexion sociologique sur le concept d’obligation, deux aspects à souligner dans ce livre très complexe et qui mériterait une analyse en tant que telle. Ces deux aspects sont respectivement : la question du primat de la responsabilité sur la liberté ; et le développement de l’argument concernant les conflits des cercles d’obligation.

La première question concernant la responsabilité est très importante pour mon argument parce qu’elle représente une critique de la notion libérale de liberté. La liberté est un acquis intellectuel, dépendant de la conscience que le sujet a de lui-même et qui ne peut pas être détaché de son rapport à une altérité. Pourtant, la conception kantienne d’une liberté pratique fondée sur le libre exercice de la volonté individuelle et dans les limites de la liberté d’autrui, ne peut être considérée par Simmel comme un modèle valable (Disselkamp, 2004). La liberté ne s’exerce pas dans le silence de la loi, ni dans les limites de la liberté d’autrui mais à travers la position de la liberté des autres en termes de responsabilité :

Nous ne sommes donc pas responsables parce que nous sommes libres, mais inversement, le mot liberté désigne cet état dans lequel une certaine mesure de châtiment est efficace et utile pour l’avenir ; et nous ne sommes pas irresponsables parce que notre volonté n’est pas libre, parce que la libre détermination de notre volonté est annulée par des facteurs corporels ou spirituels, mais inversement, c’est l’état dans lequel il n’y aurait aucun sens et aucun intérêt à nous faire encourir la responsabilité de notre action qu’on désigne comme un état de non-liberté.

Simmel, 2002a [1912] : 304

Penser la responsabilité comme condition de possibilité de la liberté comporte donc une critique de la conception libérale de liberté. Plutôt que s’interroger, en philosophe, sur les conditions absolues de la liberté humaine, on analyse, en sociologue, les formes sociales par lesquelles la liberté se concrétise en forme de responsabilité. Si la pensée libérale de l’obligation pense la liberté en termes de volonté individuelle, la sociologie simmelienne entend substituer cette volonté par une formalisation de ses cercles sociaux.

La question sociologique concerne donc l’enracinement de la responsabilité humaine dans des formes empiriques et dans la dénaturalisation d’une sorte de hiérarchie naturelle de valeurs, que la philosophie, au lieu de dénoncer, a souvent contribué à légitimer. Plutôt que par un positivisme réducteur, la réflexion de Simmel semble ici touchée par le Nietzsche démystificateur de la morale des philosophes de Par-delà le bien et le mal (Dal Lago, 1994 ; Lichtblau, 1996 : 77-126). De même, l’évolutionnisme joue un rôle important dans le contexte intellectuel allemand, et cela est aussi valable pour Tönnies. La perspective d’une histoire capable de reconstruire le passage du devoir externalisé dans les formes sociales (müssen) au devoir intériorisé (sollen) dans la forme d’une obligation n’est pas réductible à un réductionnisme, ni évolutionniste ni positiviste[26].

Cette opération de dénaturalisation de la morale nous amène à notre second point : le concept de « conflit des obligations ». Tout en représentant l’argument qui avait déjà trouvé place dans son article sur la liberté sociale, Simmel distingue un conflit logique d’un conflit matériel des obligations. Il est intéressant de noter que le premier genre de conflit, exemplifié par Simmel à travers le cas d’Antigone[27], est celui qui est souvent cité comme la première figuration classique du droit naturel. Mais c’est la conflictualité matérielle des obligations qui intéresse Simmel, parce que c’est ce même conflit qui est à son avis au centre de la réflexion sociologique. La sociologie peut être dite formelle parce qu’elle s’adresse aux cercles de l’obligation comme à une réalité vidée de tout apriorisme philosophique et, en même temps, elle peut être dite historique parce qu’elle reconnaît que les cercles de l’obligation naissent dans un processus historique qui ne permet pas de réduire le conflit à une seule opposition logique comme dans le cas du droit naturel (Simmel, 1991 [1893] : 353). Comme pour les droits sociaux face au droit formel libéral, un cercle de l’obligation (social) ne naît pas seulement à côté d’un autre (le droit formel) mais après l’autre (Simmel, 1991 [1893] : 358). On peut en déduire qu’en ce sens le social dérive d’une réflexion critique sur la contradiction du rapport formel qui lie liberté et loi. Le problème qui semble se poser est donc : quelle conception de la loi révèle la nouvelle connaissance sociologique ? Sur ce point, la pensée du jeune Simmel est encore incertaine et hésite à dépasser une pure dimension critique. Il est certain que Simmel reconnaît ce qu’il considère comme deux risques de sa réflexion. D’un côté, le simple remplacement de la science de la morale par l’éthique[28], de l’autre, un immanentisme radical qui, à son avis, nierait tout rapport entre individu et liberté[29].

La question du formalisme juridique et la critique des abstractions de la philosophie morale sont, depuis la Philosophie de l’argent (1900) — même si Simmel avait commencé à se confronter à la problématique de l’argent depuis une dizaine d’années —, insérées dans une théorie historique et sociologique de la modernité. L’existence matérielle et symbolique de l’argent est fondée sur un principe de convertibilité absolue de toutes les valeurs à travers un média apparemment privé de toute caractérisation phénoménologique. Le prométhéisme de l’échange offre aux êtres humains une possibilité infinie de constitution des valeurs capable de les soustraire à toute tentative de surdétermination morale, juridique ou politique. L’économie n’est pas seulement un des universaux du monde moderne, mais est l’universel moderne parce que fondé sur un principe de formalisation et de convertibilité absolu. L’universalisme juridique du droit et celui du philosophe moral dépendent de l’argent, c’est-à-dire en sont ses expressions idéologiques. Si « C’est avant tout le principe de l’égalité de droit où culmine la discordance entre la forme et le contenu réel » (Simmel, 1989e [1900] : 609), c’est l’argent qui arrive à exprimer au plus haut degré cette puissance égalitaire du moderne tout en soustrayant l’égalité à ses conditions matérielles :

Le résultat de tout cela, c’est que l’argent (qui, d’après son être immanent et ses déterminations conceptuelles, est une figure absolument démocratique, nivelée, excluant toute relation individuelle spéciale) se trouve précisément rejeté, de la façon la plus catégorique, par les efforts vers l’égalité universelle[30].

Si la sociologie recherche une nouvelle forme de compréhension du monde moderne capable d’historiciser et relativiser la compréhension que la philosophie et le droit ont donnée du phénomène de l’obligation, cette entreprise doit se mesurer à la capacité de sublimation des obligations propre à l’argent. Si la force de l’économie était la conséquence d’une anthropologie réductionniste fondée sur la seule invariable de l’intérêt individuel, il ne serait pas aussi difficile de vouloir remplacer la forme de connaissance de l’économie par une connaissance des conditions sociales des obligations ou, pour le dire en vocabulaire durkheimien, de mettre en évidence ce qui n’est « pas contractuel dans le contrat ». Mais le défi sociologique consiste, selon Simmel, dans la tentative d’individuation d’un universel immanent à l’universel économique et donc dans un renversement du formalisme économique moderne. Si la sociologie fait de l’ambivalence de l’agir social, de l’action réciproque (Wechselwirkung), son principe herméneutique majeur, capable de dépasser la conception libérale du rapport entre individu et loi, ce principe peut être dit proprement moderne parce que fondé sur la force égalisatrice de l’argent. Si la compréhension du moderne propre à la sociologie réclame une originalité, cela peut être seulement motivé par une remise en question différente du formalisme moderne. Cette remise en question étant la conséquence de la critique du formalisme implicite à l’existence du social et au besoin éthique et politique dont la sociologie se charge de reconnaître la nouveauté.

L’obligation renouvelée ? La « loi individuelle » entre immanence et singularité

Si la puissance de l’argent réside dans sa capacité de sublimation des universalismes modernes, le travail simmelien sur le concept d’obligation s’attelle à une révision du concept de loi qui soit à la hauteur du défi lancé dans la Philosophie de l’argent. La critique de la morale kantienne que Simmel développe dans plusieurs essais et dans une partie de son cours à l’Université de Berlin en est la preuve.

Pour Simmel, la question du rapport moderne entre liberté et loi est transformée chez Kant grâce à une synthèse de ces deux aspects :

La loi, forme sous laquelle le monde éthique nous apparaît, ne représente absolument aucune contradiction avec la liberté, puisqu’elle est l’expression — de même que l’obéissance que nous lui montrons — de notre vie intérieure la plus intime, qu’aucune puissance ne peut déterminer si ce n’est nous-même[31].

Même si la loi est interne au sujet, son universalisme fait abstraction de toute détermination individuelle. Si, comme nous l’avons observé dans la première partie de cet essai, la loi moderne est avant tout une entreprise de dénaturalisation du politique, la loi kantienne est la formalisation de ce même principe, ou le maximum d’universalité touche le minimum d’individualité, c’est-à-dire une soustraction de l’individualité à toutes ses déterminations externes, affectives et historiques, en un mot sociales.

Cette justification de l’universalité de la loi à travers une réduction de l’individualité réelle à une série indéfinie des individus égaux en principe est, selon Simmel, un trait caractéristique de l’individualisme moderne : « C’est là le point de vue original et hautement significatif du xviiie siècle : l’universalité ne signifie pas aplatissement social, mais égalité — soit en contenu, soit en droits, soit en valeur — des individus isolés[32] ».

Pourtant, la forme que cette formulation a trouvée dans la conception kantienne de la loi morale devient paradigmatique, parce que capable d’incarner le caractère dominant de l’intellectualisme moderne : l’adaptation de la singularité morale des individus à une loi universellement valable.

Si, selon le rationalisme moderne, le rapport entre individu et loi est caractérisable d’une telle manière, le xixe siècle cherche des réponses à l’abstraction rationaliste et jusnaturaliste, en transformant l’ambivalence libérale entre loi et individu en une véritable antinomie. Soit en un genre différent d’universalisme égalitariste, dans la tradition socialiste, que Simmel définit comme une « égalité sans individualité » ; soit une prise en charge de la singularité individuelle, émergée dans l’histoire de la notion de Bildung de Goethe à Nietzsche, que Simmel appelle « une individualité sans égalité » (Simmel, 1995a [1901] : 52). Si le xixe siècle est le siècle de la crise du libéralisme, la transformation morale et politique propre à la réflexion sociologique cherche à répondre à cette crise et à trouver une nouvelle synthèse. C’est cela, en 1901, la mission actuelle de la pensée selon Simmel :

Mais la grande tâche de l’avenir est une constitution de la vie et de la société qui crée une synthèse positive des deux espèces d’individualisme : saisir ensemble l’idéal anhistorique du xviiie siècle avec ses individus égaux et jouissants des mêmes droits, liés uniquement entre eux en une unité supérieure par une loi universelle purement rationnelle et celui du xixe siècle, qui s’accomplissait culturellement dans la différence du particulier, dans l’autonomie des personnalités et de leur organisation par la vie historique[33].

Simmel dédiera une bonne partie des dernières années de sa recherche à l’élaboration de cette « synthèse positive » ; l’écrit sur la Loi individuelle, les leçons sur l’Éthique et les problèmes de la culture moderne et le fragment publié de manière posthume Sur la liberté en témoignent.

La condition conflictuelle des obligations, en tant que trait caractérisant du monde moderne, empêche de trouver une nouvelle synthèse dans une notion substantielle de collectif telle celle de société. Le social desubstantialisé est, notamment, conçu par Simmel comme un ensemble d’actions réciproques.

Cette synthèse doit plutôt s’exprimer dans l’action individuelle, mais, autrement que chez Kant, cette individualité ne doit pas être conçue comme le for intérieur de l’être humain, capable de transcender sa propre singularité et d’accéder de telle manière à l’universalité formelle de la loi, l’impératif catégorique[34]. Elle doit être perçue comme l’expression vivante et singulière de l’immanence de la loi. Une loi éthique n’existe pas hors d’une pratique et la praxis est, selon Simmel, forcément, individuelle :

Si la valeur éthique doit être une valeur particulière, elle doit plutôt être recherchée dans la fonction de l’action. Elle doit reposer dans la motivation, dans le principe vital de la volonté. La volonté est elle-même éthique, et non la valeur ou le contenu qui s’en détache. Ce qui est valable moralement n’est pas qu’un contenu dont la valeur est reçue d’ailleurs soit accompli, mais qu’un contenu soit accompli[35].

Cet universalisme individuel est tout autant un refus du formalisme moderne, celui de la morale kantienne, du droit formel et de la forme argent, qu’une réfutation de l’immanentisme de la loi naturelle. La loi naturelle moderne étant, selon Simmel, même quand elle est pensée comme une légalité immanente au monde, fondée sur une individualité abstraite. La loi individuelle, en tant que principe normatif incarné dans les formes de l’individualité réelle, est donc la synthèse par laquelle Simmel entend repenser l’obligation des modernes.

Cette même loi individuelle constitue le tiers qui permet de dépasser l’antinomie/ambivalence moderne entre la loi et l’individualité propre aux théories libérales de l’obligation et que la crise du xixe siècle n’a fait que déplacer en oubliant son réel contenu problématique :

Contre cette alternative, je crois qu’il y a un tiers : le devoir objectif de cet individu-là, l’exigence imposée depuis sa vie à sa vie, qui est indépendante en principe de ce qu’elle la reconnaît elle-même comme juste ou pas[36].

Les difficultés d’explicitation de ce « tiers » sont évidentes. Le risque majeur est que ce « tiers » puisse réintroduire ces mêmes universaux que la critique simmelienne avait jugé inadéquats pour penser l’obligation, sauf de façon partielle. Un des exemples apportés par Simmel est représentatif : le refus de l’antimilitariste de défendre sa « patrie » ne peut pas être jugé moral, parce que son choix n’accepte pas sa condition individuellement universelle, c’est-à-dire son appartenance historique à un État[37]. Apparemment l’acceptation de cette condition historique expose Simmel au risque, comme apparaît de façon évidente dans ses écrits sur la guerre[38], d’attribuer à l’État la fonction de tiers absolu, véritable et seule instance représentative de la loi. Et cela délégitimerait implicitement — Simmel en apparaît conscient — la possibilité de repenser le lien entre loi et individu, suggérée par l’émergence du social :

Pour l’expression abrégée à laquelle recourt la pratique habituelle, il suffit qu’on déclare le service militaire comme moral « parce que l’État l’exige ». Mais pour la question éthique ultime qui provient du dernier point de la responsabilité propre à l’homme, c’est insuffisant. Là, l’exigence de l’État n’a d’efficience qu’autant que l’appartenance à l’État se mêle de telle sorte à l’existence ou à la vie de l’individu que le devoir qui accomplit cette vie moralement comprend l’accomplissement de cette exigence — mais alors, cette exigence se trouve aussi complètement indépendante de tout aspect subjectif[39].

De l’autre côté, Simmel apparaît aussi conscient que le refus de toute téléologie morale, propre aux sciences de la morale, pourrait risquer de faire disparaître ce même « tiers » dans l’universalité des « lois de la nature », ce que, dans l’Einleitung, il avait attribuée à Spinoza — au risque de faire disparaître le propre de l’expérience morale, sa normativité spécifique :

Car toute la question est de savoir si la norme doit être déterminée depuis l’origine de l’action, de la vie, ou bien de la finalité de l’action, de quelque chose d’idéel situé hors de la vie, d’un contenu. Et le tiers qu’il s’agit ici d’élaborer est que la détermination depuis le terminus a quo, depuis la vie, ne la relègue pas dans une causalité réelle et naturaliste, mais que cette vie même se produit non seulement en tant que réelle, mais aussi en tant qu’idéale, en tant que devoir (…)[40].

Le pari d’un dépassement d’un universalisme formel expose donc la réflexion au risque d’un « retour » aux universaux moraux et juridico-politiques modernes. Pourtant la notion de loi individuelle est, selon Simmel, capable d’éviter ce risque parce qu’elle exprime un universel interne et immanent, capable de concrétiser les universaux moraux et juridiques dans une action individuelle. La guerre des universaux modernes, hors des abstractions du formalisme et de l’intellectualisme, vit dans la possibilité éthique individuelle tout en renversant le rapport catégoriel propre aux théories modernes de l’obligation.

La liberté comme capacité de l’individu d’être législation de lui-même n’implique pas pour Simmel que l’individu soit arraché à ses déterminations sociales, mais elle signifie refuser une conception négative de la liberté[41]. C’est-à-dire la possibilité d’établir une obligation immanente à l’action individuelle par laquelle le rapport entre les causes de l’action, les obligations positives (morale, juridique et politique) et l’action en tant que telle — la singularité agissante — soient, pour ainsi dire, abolies. Dans cette action, la science de la morale, c’est-à-dire l’objectivation sociologique de la morale individuelle à ses cercles d’obligation, et l’autodétermination comme cognition de la liberté individuelle cherchent une synthèse.

Le risque que Simmel semble accepter par cette opération est d’enlever à la sociologie sa force d’objectivation morale tout en réduisant son potentiel critique, mais en gardant le besoin d’élaborer une compréhension nouvelle de l’obligation des modernes. L’alternative la plus connue à cette guerre philosophique de la sociologie dans les universaux modernes sera celle qui, au nom de l’objectivité scientifique, reconnaîtra la finitude de la connaissance sociologique tout en renonçant à donner une réponse éthico-politique à la crise du libéralisme, acceptant ainsi la transformation tragique de la guerre des universaux en une guerre des dieux.