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Paul-Marie Lapointe : une poésie purement, simplement poétique.

Georges-André Vachon

La publication, dans ce numéro d’Études françaises, d’une série de poèmes inédits de Paul-Marie Lapointe lance une invitation. Une invitation à la découverte de ces poèmes inconnus, certes, mais aussi à la relecture de la poésie de Lapointe, de son oeuvre globale. Une invitation à éprouver le texte, à sentir s’incarner le plaisir des mots, à sentir poindre aussi, à même le matériau d’écriture, une poétique. Dans les années 1960, Georges-André Vachon notait d’ailleurs avec acuité, à la toute fin de ses « Fragments d’un journal pour servir d’introduction à une lecture de Paul-Marie Lapointe », que la poésie de Lapointe est sa poétique, en ce sens qu’elle la contient, la constitue, la met en oeuvre. D’où, dès lors, l’importance de la relecture, d’où le sentiment de vérité qui s’en dégage, d’où l’émergence, à même les mots du poème autant que dans les écrits plus théoriques, d’une posture particulière du poète devant le langage, d’un positionnement unique dans le monde : « Mais surtout, relire cette poésie, parce qu’elle ne trompe jamais, parce qu’elle est à coup sûr poétique, et parce qu’elle est, de bout en bout, une poétique[1]. »

C’est avec cette remarque en tête que je propose d’explorer ici la manière dont les poèmes inédits incarnent une poétique particulière. J’estime, pour ma part, que la poétique filée dans les « petits poèmes », mise en lumière par le caractère hétéroclite de leur ensemble, rejoint celle, plus vaste, qui tend à se dégager de son oeuvre globale. Loin d’en être dissociés, je suggère ainsi que les « petits poèmes » participent d’une poétique de l’habitation qui semble traverser l’oeuvre de Lapointe. Je définis celle-ci comme une poétique qui refond le monde par le langage, qui met au jour une autre logique que celle de la linéarité du discours, et qui se déploie constamment en rapport avec le désir, avec le terrestre, avec l’espace, pour présenter des possibilités plurielles d’habitation du réel. Cette perspective de l’habitation corrobore l’assertion de François Dumont selon laquelle la poétique de Lapointe procède d’une éthique.[2] Cet aspect n’a pas été assez étudié et les poèmes inédits sont une occasion de le creuser.

Dans cette veine, je montrerai que cette poétique du « vivre », de l’habitation plénière et contradictoire du monde, s’articule de trois manières dans les « petits poèmes ». D’abord, par une poésie qui se fait sous l’emprise d’un érotisme multiforme et généralisé, diffus et foisonnant. Ensuite, par une poésie du terrestre et du « Présent perpétuel[3] » qui construit l’espace comme domaine de cohabitation et d’interpénétration du désir, des éléments et des espèces, mais aussi comme lieu d’habitation fragile et vulnérable. Finalement, par une poésie qui électrise le rapport entre le langage et le monde, une poésie qui procède à la fois de la mimésis[4] et de la poïesis. J’examinerai ces trois aspects tour à tour. En ce qui concerne le dernier point, on pourrait légitimement alléguer que le rapport problématique entre le langage et le réel se trouve au coeur de tout projet poétique moderne ; mais je crois que, à ce niveau, l’écriture de Lapointe, dans les poèmes de veine plus lyrique (catégorie à laquelle souscriraient les « petits poèmes ») tout comme dans les explorations plus extrêmes du langage poétique en tant que hors-sens (comme écRiturEs), témoigne d’un défi constant posé aux limites de la représentation fermée du discours au profit d’une ouverture sémantique et, conséquemment, ontologique. Même lorsque le langage se dissocie totalement (ou presque) de la figuration, comme dans écRiturEs, et semble n’exister que pour lui-même, le geste poétique, à la fois d’écriture et de lecture, invite à habiter différemment le langage et, incidemment, « l’espace de vivre », comme en témoigne si judicieusement le choix du titre de la rétrospective du deuxième versant de son oeuvre. En ce sens, les inédits nous rappellent que la poésie, pour Lapointe, est plus qu’une forme particulière d’expression langagière : elle est le vivre même, elle est une manière d’être dans le monde qui procède d’une autre logique (pour ne pas dire d’une a-logique) du temps et de l’espace. En bref, elle est ontologie et habitation plutôt que transcendance et représentation.

Remarques préliminaires et traits sommaires

Il convient de préciser d’emblée que les poèmes inédits, ou certains d’entre eux du moins, semblent avoir été écrits autour de 1975[5]. Ces poèmes seraient donc ultérieurs à la publication, en 1974, de Tableaux de l’amoureuse et des trois autres séries de poèmes, très diversifiés, qui l’accompagnent[6]. Les raisons pour lesquelles les poèmes n’ont pas été publiés ne sont pas claires[7]. Le titre à leur accoler ne l’est pas non plus : l’inscription « petits poèmes animaux » se trouve sur la boîte qui contenait les inédits, mais il n’est pas évident que ce titre puisse les chapeauter tous, la thématique « animale » n’étant explicite que chez certains d’entre eux. Ce qui les unit, par contre, est la forme brève — à degrés variables, soit, mais tous conviendront qu’aucun n’a la trempe d’un « Arbres » ou des longs poèmes de Pour les âmes. D’où le choix d’appeler les inédits, en l’absence de précision à ce sujet, « petits poèmes » dans ce texte. Cette forme brève, par ailleurs, reflète la tendance qu’a prise l’écriture de Lapointe dans les poèmes recueillis dans L’espace de vivre, auquel les inédits appartiendraient, en toute vraisemblance, s’ils avaient été publiés.

Hétéroclites sur plusieurs plans, les « petits poèmes » ne présentent en l’occurrence pas de grande volte-face dans l’écriture de Lapointe. Tout comme les poèmes de plusieurs recueils de Lapointe, ils se déploient dans le domaine d’une certaine figuration qui privilégie l’immanence plutôt que la transcendance. Sur le plan de la composition, la poétique qui se dégage des poèmes est indissociable du « ton de l’évidence[8] » sur lequel se présentent les inédits — caractéristique fondamentale, s’il en est une, de l’écriture relativement impersonnelle et objective de Lapointe. Certains thèmes dominants de sa poésie s’y trouvent également : le désir, l’angoisse et la fragilité, notamment, mais aussi, parmi tant d’autres, la critique du discours, la répétition du temps quotidien, la matérialité des mots et du monde. Le temps dominant est présent, le ton neutre. Le « je », rarement employé, n’évoque jamais de subjectivité exacerbée. C’est cette présence de traits si caractéristiques de l’écriture de Lapointe, de surcroît au sein de formes brèves, qui appelle, à mon sens, une mise en lien avec la poésie et la poétique de l’oeuvre globale, plutôt qu’une banalisation de ces poèmes comme textes « mineurs » et indéterminés qui pâtiraient d’une comparaison avec les plus « grands » poèmes de Lapointe et qui seraient conséquemment dénués d’intérêt pour une compréhension plus générale de l’oeuvre. En effet, il me semble clair que la diversité des poèmes et le fait qu’ils ne fassent pas partie d’un tout unifié font ressortir certains aspects plus généraux de l’écriture et de la poétique de Lapointe. Loin d’être disjoints de l’oeuvre publiée, les inédits semblent participer, au contraire, d’un même mouvement, d’un même positionnement de la poésie à l’égard des mots et du monde.

Aussi, les « petits poèmes » font surface à un moment où le regard critique sur la poétique de Lapointe se voit enrichi non seulement par la publication sous forme de rétrospectives de tous ses poèmes publiés entre 1948 et 2002[9], mais aussi d’une plus grande variété de textes de prose et d’entretiens. Ceux-ci s’éloignent du regard jadis posé sur l’improvisation comme « poétique » centrale de l’écriture de Lapointe[10], et pointent plutôt vers la dimension éthique d’une poétique vue comme habitation particulière et plénière du monde. Or, la dimension proprement éthique de la poétique de Lapointe, soulignée, comme on l’a vu, par François Dumont et mentionnée par Robert Melançon, se trouve trop souvent éclipsée dans le panorama critique. Il convient, avec tous les textes que nous avons désormais en main, de mettre l’accent sur le lien qu’ont chez Lapointe les mots et la façon même d’habiter le monde. L’accent mis sur l’improvisation comme poétique doit être dépassé pour rendre compte des poèmes qui composent non seulement Le réel absolu, mais aussi ceux de L’espace de vivre, et maintenant cette nouvelle suite de poèmes[11]. Un « petit poème » inédit, gravitant autour de l’anaphore du mot « bouche », reflète bien cette pratique de l’improvisation, mais montre également qu’il serait ténu de vouloir s’y limiter et d’oblitérer du même geste la dimension du désir et la poétique de l’habitation qui s’y nichent.

Tout comme dans les poèmes, publiés comme inédits, la thématique de l’habitation est en effet bien présente dans les textes dits « d’art poétique » de Lapointe ou dans les entretiens qui ont été publiés à son sujet : ceux-ci lient sa poétique au « vivre », à une certaine ontologie fondée, entre autres, sur l’ouverture sémantique. La poétique de l’habitation, sous le signe de l’ouverture, est évoquée dans les textes de poétique du début des années 1960, dans les « Fragments/Illustrations » de 1977, ainsi que dans une série d’entretiens plus récents. Comment cette poétique est-elle présentée ? Dès « Foi en l’homme », texte de Lapointe publié en 1963, la poétique de l’habitation apparaît clairement : il s’agit, par la poésie, de « rendre la terre aux hommes, qu’ils ont abandonnée aux maîtres, que les maîtres se sont appropriée pour la rendre inhabitable… Récupérer cette part du monde qui est dans la façon de l’habiter, de la vivre en totalité[12] ». Ce passage est fondamental : s’inscrivant dans la logique des deux textes de poétique qui le précèdent, il fonde une poétique humaniste de l’habitation du monde et du langage qui sera, dès lors, de plus en plus précisée. Ainsi, quelques décennies plus tard, Lapointe affirme dans la même lignée que « de tout temps, les poètes rêvent de changer le Monde, de rendre la terre habitable » ; ainsi, puisque « le poète est responsable du sort du Monde tel que perçu », il va de soi que la poésie doit « exister dans l’absolue liberté de parole et ne s’embarrasser d’aucune exigence ou contrainte autre que les siennes. Sa moralité réside dans cette quête individuelle, à travers les mots, le langage, d’une liberté d’être, qui pourrait figurer celle de chacun des habitants de la planète[13]. » Dans un entretien de 2004, Lapointe présente de nouveau son souci à l’égard de la « possibilité d’une habitation du monde » et lie la thématique de l’habitation à la fois à la poétique et à l’éthique : « la poésie enseigne à vivre vraiment, à savoir vivre sur terre sans se mettre du côté des gens qui détruisent tout[14]. » En d’autres mots, la poésie est éthique et habitation : elle met à l’oeuvre, dans le langage et le monde, une ouverture des possibles.

Mon approche trouve donc racine de prime abord dans l’étude des « petits poèmes », ensemble à la fois uni par la signature lisible du poète — aussi effacé soit-il dans son lyrisme objectif — et hétérogène sur le plan de la forme, des thèmes et des procédés d’écriture, mais également dans cet élargissement des sources et matériaux offerts sur la poétique qui sous-tend l’écriture de Lapointe. De ces doubles lectures se dégage, me semble-t-il, une manière autre d’aborder le monde, manière qui rejoint à la fois la poétique évoquée conjointement par les titres du Réel absolu, soit d’« animer le réel[15] » par le langage en présentant, notamment, l’irréel comme matériellement évident, et de L’espace de vivre, qui pose clairement l’enjeu de l’habitation de ce « réel » foisonnant, contradictoire, qui procède d’une autre logique.

Je propose ainsi une étude des « petits poèmes » et de leur poétique. Je me concentrerai sur des aspects significatifs de l’écriture et de la poétique de Lapointe qu’exhibent certains d’entre eux. Cela, toutefois, sans vouloir aplanir ou rabattre la diversité inouïe qui compose l’oeuvre entière de Lapointe, et de surcroît les « petits poèmes », ensemble fragmenté qui constitue difficilement un tout qui puisse être abordé de manière univoque et qui appelle, au contraire, plusieurs types d’interprétation.

Sommairement, les inédits laissent entrevoir à la fois un érotisme palpable et un espace, intérieur comme extérieur, à habiter ou peupler, dans une temporalité qui se défait de l’écrasement quotidien, mais qui se situe tout de même dans une sorte de présent en suspension. L’habitation est fragile et travaillée de contradictions : elle est angoisse et foisonnement, destruction et mise au monde, rêve et chair. Comme dans plusieurs oeuvres de Lapointe (on pourrait presque dire toutes, si ce n’était d’écRiturEs), le lexique de l’habitation y abonde. C’est un point que soulevait déjà Pierre Nepveu au sujet du Réel absolu[16] et qui trouve un écho clair dans les « petits poèmes » : ici, le lexique de l’habitation se fonde sur l’importance sémantique des mots « terre », « planète », « astres », « espèces », « abri », etc., lesquels se voient souvent, par ailleurs, associés à une certaine vulnérabilité, à un déchirement à la fois sourd et flagrant. Le lexique du corps est aussi présent, celui du désir, celui de l’amante, qui côtoie à son tour celui des éléments, tels que « eau », « mer », « ciel », « pierre », « granit », etc. Comme l’annonce l’inscription qui surplomberait l’ensemble des poèmes, on note la présence forte, surtout dans la première partie des inédits, du domaine animal, qui, tout en offrant une sorte de bestiaire — à la manière du panorama végétal et animal d’Espèces fragiles — constitué en grande partie d’animaux exotiques, laisse entrevoir (non sans paradoxes) le monde de l’humain plus que celui de l’animal à proprement parler. La temporalité dominante est celle du présent de l’indicatif, un présent par ailleurs plus flottant que précisé. C’est sans noter la présence de ces « mots-choses » ou « mots-animaux » suspendus dans un espace traversé de tous les niveaux de réalité et dans une temporalité de « hors-temps », qui se présentent tous deux néanmoins comme évidents. Écriture hors narration, hors discours, hors linéarité, pour la grande majorité des poèmes ; et lorsque les liens adoptent une logique plus conventionnelle, c’est parfois pour mieux la détourner. Même si elle se déploie de manière moins violente qu’à certains autres moments de l’oeuvre, il s’agit, comme toujours chez Lapointe, d’une écriture de glissements, de transmutations et de métamorphoses du sens. Une écriture d’ouverture, en d’autres mots.

L’immanence et le foisonnement du désir

L’érotisme se présente dans certains inédits comme foisonnement, comme multiplication, comme principe d’immanence. Ces poèmes mettent en lumière une circulation diffuse et généralisée du désir. Cela dit, tous les poèmes « animaux » ne traitent pas explicitement du désir : alors qu’on pourrait légitimement s’attendre à ce que des « poèmes animaux » portent en eux les traces d’un érotisme palpable (étant donné que la figure animale est intimement liée à celle de l’érotisme dans Tableaux de l’amoureuse et Bouche rouge, notamment, mais aussi dès Le vierge incendié), le poème dit du « serpent » est l’un des rares poèmes de cet ensemble à expliciter le thème du désir :

désir désir

effeuille-toi serpent

où que tu sois

auteur de mes doigts

mer nuage miroir ?

Rare poème de Lapointe, aussi, où se présentent à la fois une instance d’énonciation et une instance d’interlocution — au moyen de l’impératif « effeuille-toi », du pronom personnel « tu » et de la phrase nominale « auteur de mes doigts ». Or le « je » et le « tu » ne fondent pas pour autant une identité précise, stable et déterminée. Au contraire, le poème laisse entrevoir une sorte d’indétermination généralisée, tant du côté de ceux qui le possèdent que du désir lui-même. Le désir est diffusion, une diffusion à la fois violente (comme en témoigne l’ordre de dénuement de l’impératif) et tranquille (par la juxtaposition indifférenciée et éthérée « mer nuage miroir » du dernier vers).

On peut noter ici un phénomène de contagion de la thématique de l’érotisme : explicite dès la répétition du nom « désir » au premier vers, elle se voit transposée sur le reste du poème par l’emploi de la parataxe, autrement dit par la juxtaposition des vers qui défait un sens linéaire univoque. Le désir est convoqué au même plan que l’animal (le serpent), que « auteur de mes doigts » et que les noms « mer », « nuage » et « miroir » en clôture. Le poème se déroule ainsi sans hiérarchie : « auteur de mes doigts » et « mer nuage miroir » peuvent être lus comme appositions à la répétition initiale de « désir désir » ou comme éléments disparates dans une construction vaste de l’espace, soulevant la question d’une identité plurielle du désir par l’emploi final de l’interrogation. Le nom « auteur », quant à lui, peut être lu comme syllepse, posant à la fois le désir en tant qu’écriture même et comme principe d’origine, à la source du corps (« mes doigts ») et du poème (pour lequel « mes doigts », lu comme métonymie, évoquerait le poème tapé à la machine). Alors que le désir est précisé dès l’ouverture, et de surcroît mis en relief par l’emploi d’une répétition (qui lui confère le caractère d’une invocation quelque peu mystique), cette juxtaposition finale des éléments, de la matière et de l’aérien, du fluide et du non-substantiel, évoque une diffusion vaste et plurielle du désir.

Le désir, interpellé sous la forme du serpent, demeure toutefois non localisé, comme le montre le syntagme verbal « où que tu sois », dans lequel le subjonctif présent souligne l’imprécision de l’espace dans lequel se situe l’adverbe de lieu « où ». L’emploi de l’impératif, qui donne l’ordre de l’effeuillaison, du dénuement, juxtaposé au subjonctif du vers suivant, fait que le verbe, à savoir l’ordre, ne peut s’accomplir. Il n’y a ici aucun événement en tant que tel, aucune temporalité précisée, aucun espace proprement balisé. Ce sont les mots eux-mêmes qui font événement : la simple nomination et la juxtaposition donnent l’effet d’un foisonnement, d’une multiplicité du désir, de son étendue indicible. La lecture donne l’impression d’un flottement temporel, d’un présent convoqué au moyen de l’emploi de l’impératif « effeuille », mais non précisé. La juxtaposition finale des « mer nuage miroir » situe le désir dans l’aire sémantique de la fluidité, de l’aérien, du reflet, qui contraste avec la matérialité du corps (« doigts », déterminés de surcroît par le déterminant possessif « mes ») ; somme toute, dans un domaine d’ouverture sémantique, où le sens paraît et se dérobe dans le même mouvement. Le silence, l’intermittence que donne à lire le poème, par les espacements des noms, invitent le lecteur à une écoute particulière, comme si le désir emplissait de manière diffuse les blancs du poème.

Un autre inédit présente la thématique du désir de manière explicite. Le poème bipartite sans titre « [lune oiseau poisson] » montre dans sa première partie des traits qui ne sont pas sans rappeler ceux que nous venons de noter au sujet du poème du « serpent ». L’intérêt, ici, réside dans le fait qu’il se déploie tout à fait autrement dans sa deuxième partie : c’est là un magnifique exemple de la pratique de la fragmentation et de l’improvisation qui caractérise certains des plus beaux poèmes de Lapointe, pratique qui trouve son apogée dans les publications des années 1960, soit Choix de poèmes/Arbres et Pour les âmes.

Dans ce poème, une première série de quatre vers libres se fonde sur la parataxe : on y voit la juxtaposition de substantifs, sans verbes actifs, catapultés dans un espace qui est évoqué par l’image de « caraïbes » ainsi que par les noms qui l’entourent. L’espace, qui tend à se créer et à se défaire, à se déployer et à glisser dans le même geste, migrera finalement vers une pratique de l’improvisation axée sur la répétition anaphorique du mot « bouche ». La bouche, « un des mots-clés[17] » de la poésie de Lapointe, y apparaît comme la suite logique de l’érotisme patent des premiers vers, d’un érotisme déjà vécu comme intermittence :

lune oiseau poisson

caraïbes passé l’hiver passé le fiel

fille corail palmier

tout le miel d’une seule abeille

Dans ces quatre premiers vers, le poème est axé autour d’une structure symétrique. Les vers 1 et 3 énumèrent chacun trois noms, où les sèmes du céleste, de l’animal (tant de mer que d’air), du féminin, du minéral et du végétal, s’entremêlent — ou se côtoient plutôt — séparés par des espacements qui font cohabiter ces différents domaines du réel. Il s’agit encore une fois d’une pratique de la juxtaposition sans hiérarchie, sans subordination, qui va de pair avec une certaine ouverture sémantique. Les vers 2 et 4, quant à eux, se font aussi écho, par le jeu rythmique, par les reprises phonétiques de « fiel » et « miel », évoquant le passage de l’amertume de la saison froide (« l’hiver »), au foisonnement heureux de ce nouvel espace de chaleur (celui du « palmier »). L’espace des « caraïbes », d’ailleurs, est à peine situé dans le temps : sans verbe conjugué, le poème laisse plutôt voir le passage d’une saison à une autre, saisons qui suggèrent une temporalité synchronique plutôt que diachronique, dans deux espaces différents (l’été des palmiers contrastant avec le fiel de l’hiver). Le temps, au moyen de la répétition du participe « passé » (« caraïbes passé l’hiver passé le fiel »), se construit de nouveau comme hors-temps. Tout se juxtapose dans une relation imprécise pour constituer une sorte de paysage idyllique, où les éléments cohabitent les uns avec les autres, en suspension plutôt que sur le mode d’une fusion univoque (lune oiseau poisson / […]/fille corail palmier).

La partie du poème gravitant autour de l’anaphore du mot « bouche » se donne comme foisonnement, comme pluralité, comme plaisir des mots, plaisir des sens :

bouche pour aspirer le ciel

bouche pour crier peu à peu

bouche pour bouche

bouche dans la pierre rousse

bouche parée de dentelles

bouche sous regard doux

bouche au collier de jade

bouche à l’oreille tendue

bouche petit puits où palpite l’eau douce

bouche tendre abîme où je m’abîme

bouche solaire bouche de nuit

bouche pour effarer les ombres

bouche en larmes

bouche au beau rire

bouche où je m’assoiffe

bouche où je péris corps et biens

bouche

Plaisir des possibilités, également, à partir d’un seul mot, à partir d’une bouche singulière, à partir du corps même : le désir s’y profile à l’aune de son immanence. Les trois premières anaphores me paraissent particulièrement saisissantes : « bouche pour aspirer le ciel/bouche pour crier peu à peu/bouche pour bouche », où l’inversion du mouvement — de l’extérieur vers l’intérieur dans le premier segment, à savoir un mouvement d’intériorisation de l’espace céleste, suivi, dans le second, du mouvement contraire d’extériorisation du cri — émerge sur la phrase nominale « bouche pour bouche ». Il est significatif que l’image, en premier lieu mouvement, but, dessein, retourne à un espace sémantique où elle ne signifie rien en dehors d’elle-même, figurant à la fois sa lettre seule et l’infini de possibilités d’associations avec le « réel ». Comme si la poésie opérait un double geste : en figurant, elle se défait de la figuration même, se dissociant du même coup d’un symbolisme souterrain pour construire un espace sémantique de souveraine liberté. Ainsi, ce qu’on retient ici, c’est, entre autres, la « surface », le plaisir des mots, la répétition des phonèmes [u] dans le deuxième fragment, ces syntagmes qui trouvent résonance à d’autres endroits de l’oeuvre (en lisant « bouche parée de dentelles », comment ne pas se rappeler « mise à mort parée de dentelles » dans le superbe « Psaume pour une révolte de terre » de Pour les âmes ?). Le langage de Lapointe se déploie dans le domaine du désir sous le signe d’une liberté sémantique infinie.

Cette multiplicité et ce foisonnement sont également évoqués par le travail des contraires, sans résolution : « bouche solaire bouche de nuit/bouche pour effarer les ombres/bouche en larmes/bouche au beau rire/bouche où je m’assoiffe/bouche où je péris corps et biens/bouche[18]. » Cette manière d’aborder les contraires avec une certaine indifférence, de les faire cohabiter sans quête de fusion unitaire, se trouve aussi dans le rapport à l’espace et au temps que présentent les poèmes inédits. Comme l’affirme Jean Fisette, « cette représentation de l’excès, du surplus, de l’extrême densité du monde n’est possible que dans la mesure où le discours brise la linéarité de l’énoncé, la “temporalité” de la phrase, pour devenir une saisie du monde où sens et formulation sont contemporains, constituent une même démarche. Acte poétique par excellence : “le réel absolu”[19] ». La circulation diffuse du désir, l’intermittence qui s’y donne à lire, les glissements d’un langage qui forme et déforme un réel en suspension : telles sont les données de l’habitation poétique de Lapointe, données qui trouvent racine à la fois dans le rapport des poèmes au désir et dans celui qui se tisse dans l’espace.

Transversalité et fragilité de l’espace d’habitation

Il y a en effet une continuité indéniable, sur le plan de la poétique, entre le traitement du désir dans l’oeuvre de Lapointe et celui de l’espace rêvé comme circulation infinie : comme le note bien Nepveu, « l’utopie rêve la transgression du lieu et des espèces, la fin des hiérarchies, imagine une circulation universelle des flux et une interpénétration des choses et des êtres. Elle énonce l’espace naturel, sans profondeur, où tout communique avec tout, où le corps envahit l’histoire pour la soumettre au cours nouveau du désir et du délire[20] ». Cette dimension de l’écriture de Lapointe se lit explicitement dans les inédits. L’espace rêvé dans les « petits poèmes » est effectivement circulaire, infini : « tombée d’un ciel de granit/et de pluie,/la giration des astres […] », lit-on dans les premiers vers d’un poème sans titre, sans jamais qu’un verbe se conjugue et actualise l’espace-temps. Cette isotopie de la circularité, de la traversée réciproque de l’espace, des matériaux, des animaux et des éléments se trouve aussi dans ce poème inédit, ponctué de jeux phonétiques :

léda nocturne

oiselle aux volutes fantômes

si le vent

le mouvement de la mer

épouse l’étoffe dont

le rêve se revêt

Il s’agit d’un monde de circulation, de mouvement, certes explicite, mais celui-ci ne demeure qu’hypothèse et rêve : à preuve la dominance asyntaxique de la subordonnée qui pose une condition sans jamais se rapporter à un verbe conjugué dans la principale. L’espace rêvé, de cohabitation circulaire et de mouvement, figure comme hors-temps. Ainsi, la transversalité, dans les « petits poèmes », n’est pas d’abord temporelle, comme c’est le cas dans plusieurs autres recueils de Lapointe (notamment Pour les âmes et Espèces fragiles qui donnent à voir une imbrication du moderne et de l’archaïque, une résurgence du passé dans le présent) : elle procède plutôt d’une autre logique de l’espace, une logique de l’habitation comme transversalité et gravitation.

À cet égard, certains des « petits poèmes » présentent, tout comme les « grands » poèmes du Réel absolu, l’espace comme ayant primauté sur le temps et les noms sur le verbe. La prédominance du présent de l’indicatif dans les inédits et l’effacement relatif des temps passé et futur sont significatifs : les poèmes figurent avant tout un espace constitué de noms et de qualificatifs, de relations entre les éléments et les vivants. L’espace vécu en tant que lieu, et non pas rêvé comme utopie, est également circulaire, interpénétré de la diversité du monde ; or cet espace est construit comme éminemment vulnérable. Le poème de « l’orignal », par exemple, pose d’emblée la question de la résidence sur terre, question qui s’étend de toute évidence à celle des hommes par l’attribution à l’animal d’un des sentiments humains privilégiés, avec la révolte et l’amour, de la poésie de Lapointe : l’angoisse.

L’orignal porte en lui ses bois

ses forêts sa lune

pour peupler la nuit

pour calmer sa faim l’angoisse

qui fige le sang

l’eau noire de l’hiver

Ce poème, tout comme les précédents, en est un de fixité, de hors-temps, sans événement ; les deux verbes conjugués (« porte » et « fige ») vont par ailleurs dans ce sens. L’espace, dès le premier vers, est immanent et se définit à partir de l’intérieur (par l’emploi de la locution circonstancielle « en lui » et par la répétition du déterminant possessif « ses »). L’agrandissement spatial provoqué par la juxtaposition de « ses bois/ses forêts sa lune » témoigne de l’étendue de l’espace d’habitation (« bois » étant une syllepse qui signifie à la fois le panache de l’animal et son environnement ; « forêts » abordant une forme plurielle qui évoque l’étendue de l’habitat ; et « sa lune » prolongeant ce milieu jusqu’à celui des astres), de sorte que les divers niveaux d’espace se déhiérarchisent. Le corps animal possède ainsi son espace, voire son habitat, de l’intérieur. L’anaphore des vers « pour peupler sa nuit/pour calmer sa faim l’angoisse » évoque un désir d’habitation plénière (par le choix du verbe « peupler ») et sereine (« calmer »). La présence du thème de l’angoisse, accentué par le blanc qui l’entoure, est à souligner, puisqu’il s’agit d’une des rares « émotions » qui fassent partie de la poésie plutôt impersonnelle de Lapointe. L’angoisse se voit liée, par analogie avec les noms et syntagmes qui l’entourent, à l’aire sémantique de la stérilité, du manque. La précision du sentiment est établie par l’emploi du déterminant « l’ », et son isolement au moyen de l’espacement contribue à révéler l’ampleur spatiale et l’intensité de l’angoisse, données fondamentales, dès lors, de l’habitation d’un monde où les frontières entre extérieur et intérieur sont abolies.

Que l’intérieur et l’extérieur s’interpénètrent, sur le ton de l’évidence qui procède du naturel, cela s’insère dans une logique de l’espace et du temps propre à Lapointe. L’espace se présente dans plusieurs poèmes comme lieu vulnérable, instable, lieu de résidence fragile. Une des versions du poème sans titre « [des animaux dans la plaine] », à prédominance paratactique, met également en lumière cette problématique de l’habitation :

des animaux dans la plaine

hippopotame grand singe et

le V de la chauve-souris

surgie du petit carré de la nuit

la terre à crevasses

à peau d’hippopotame sec

la terre gercée

la terre sèche

la terre d’ombre déchirée

qui est là-dessous

La première strophe met en scène une catégorie animale générique (introduite au moyen d’un article indéfini) située dans un espace quant à lui défini, « dans la plaine ». L’identité animale est précisée par une énumération sans ponctuation de trois espèces (hippopotame ; « grand singe » qui, faute de virgules, pourrait être à la fois une métaphore ironique et irréaliste de l’animal le précédant et un autre élément distinct de l’énumération ; et une lettre de chauve-souris, aplanissant une identité substantielle de l’animal sur le mot qui le figure). Le temps (« la nuit ») est ici constitué comme espace : l’espace et le temps se confondent dans le « petit carré de la nuit » duquel est issue la lettre, substance matérielle s’il en est une, de l’animal. Suivent les répétitions et l’anaphore « terre » dans la seconde strophe, qui mettent en relief un des thèmes les plus importants de toute la poésie de Lapointe, le terrestre, associé à l’aire sémantique du déchirement (la terre « à crevasses », « gercée », « sèche », « d’ombre déchirée »). Le qualificatif de l’animal (« à peau d’hippopotame sec »), celui qui habite cette terre, correspond au qualificatif attribué à l’habitat même (« la terre sèche »). Le déchirement est interne, il émane de l’intérieur : « la terre d’ombre déchirée/qui est là-dessous[21]. » Cette immanence du déchirement, à même le sol, revient à travers différents poèmes inédits : « à peine posés là oasis/d’où contempler la déchirure terrestre », peut-on lire, par exemple, dans le poème sans titre « [linéaire l’eau frêle] ». Les poèmes figurent ainsi une habitation utopique, de cohabitation sereine des éléments, dans la transversalité des frontières différenciées, et une habitation problématique, une résidence sur une terre qui est elle-même crevassée. L’habitation, chez Lapointe, est ainsi traversée de tous bords, est à la fois multiple et contradictoire, sereine et angoissée. C’est l’écriture même qui présente la multiplicité des possibles du « réel », des manières plurielles et contradictoires d’habiter l’espace, considéré sous un angle très matériel. Une manière de vivre sous le signe de l’ouverture et de la liberté s’y dessine alors, tant sur le plan sémantique qu’ontologique.

La poésie comme mimésis et poïesis

Lapointe, dans les « petits poèmes », oppose dans son écriture même poésie et discours, l’ouverture sémantique de l’un et la fermeture ontologique de l’autre. La critique du discours se lit explicitement à la fin du poème sans titre « [ardoise déchirée] » :

tôt ou tard m’atteindra la gueule

le discours assassin

un peu d’air s’il vous plaît

mon dernier souffle

La logique du discours a quelque chose d’inévitable ici : si l’espace du poème chez Lapointe se construit comme monde de possibilités infinies, d’un « réel » peuplé de rapports irréels, imaginés, rêvés mais présentés sur un ton qui leur octroie un effet de naturel, il présente aussi la difficulté d’échapper à cette logique du linéaire.

Le détournement de cette logique, de cette pensée qui aplanit les mots au nom d’une logique conventionnelle, est également travaillé, de l’intérieur et de manière plus détournée, par l’emploi de l’hypotaxe — parfois jusqu’à pousser la chaîne logique à la limite du non-sens. Là encore, le poème sans titre « [tombée d’un ciel de granit] » est significatif, par le contraste qu’il creuse entre la première partie, paratactique et d’une grande ouverture sémantique, de mouvement et de circularité diffuse des éléments, sur un mode asyntaxique et fragmentaire, et la seconde, hypotactique jusqu’à fermer le sens des vers qui se succèdent dans une apparente, mais absurde, logique :

tombée d’un ciel de granit

et de pluie,

la giration des astres

à la façon de l’escargot

cheminant chez les hommes

immobile l’eau révèle que,

la masse de roc et de terre

à la plaine arrachée, un lac

y prend place, dont le lit

au profil de la montagne

correspond, le volume opaque

n’étant qu’illusion de l’eau,

matrice exacte d’une forme

à la très aérienne présence

L’emploi compact du mode hypotactique dans la deuxième strophe fait en sorte que les mots se ferment, que les verbes ne veulent plus rien dire, que la multiplicité sémantique ne peut y résider — il convient de noter, à cet égard, l’ironie du choix du verbe « révéler. » Parodie du discours ? Il semblerait, du moins, que la parataxe et le mode averbal de la première strophe correspondent à la poétique de l’habitation de Lapointe : à une habitation libre et ouverte du monde par le langage, par le pouvoir de la suggestion : à une figuration, aussi irréelle qu’elle puisse être, d’un espace de circulation, de multiplication de relations hors du domaine de la logique conventionnelle. Car c’est précisément dans le jeu sur le sens que la poésie de Lapointe « rompt avec l’habituelle logique de nos discours[22] », comme le note Philippe Haeck, et il s’agit d’une constante de l’oeuvre depuis Le vierge incendié. Il incombe ainsi au lecteur de combler ces silences, de créer ces rapports, selon la paralogique d’ouverture sémantique dans laquelle la poétique de Lapointe trouve son point d’ancrage.

Mais cette poésie, si distante soit-elle du discours, dans les « petits poèmes » comme ailleurs dans l’oeuvre de Lapointe, ne vogue pas pour autant dans un univers de « profondeur », de symbolisme poétique souterrain. Le poème d’ouverture de la suite d’inédits peut quant à lui se lire comme une négation de la profondeur — profondeur de l’identité, profondeur des mots — qui recèleraient sous leur apparence une signification, un symbole univoque :

requin sous la mer

tu n’es rien car

grâce au soleil

je te vois

Dans ce poème, l’identité singulière et souterraine est bel et bien niée (« requin sous la mer/tu n’es rien […] »). De plus, qu’un « je » soit présent (dans les deux acceptions du terme), et qu’il soit associé au verbe « voir » n’est pas négligeable. Le poème figure comme seul événement un acte de « vision ». Une vision, qui plus est, du monde, de sa surface, des éléments, de l’animal, de celui qui l’habite, et des rapports qui s’y tissent. Qu’un des seuls « je » de cet ensemble soit celui qui voit, cela me paraît fondamental, car c’est bien une vision, une vision du monde, de la figuration des mots, du lien entre la liberté de la langue et la liberté de l’homme qu’offre, entre autres choses, la poésie de Lapointe. Comme le souligne encore avec finesse Nepveu : « une poésie comme celle de Lapointe me rappelle que si le destin est singulier, le vivre est pluriel, plein d’échos et de connexions ; c’est le désir, ici-maintenant, d’être autre chose, c’est l’imminence de l’impossible, ou du plus-que-possible[23]. »

Les « petits poèmes » s’inscrivent ainsi dans une double logique de mimésis — puisqu’elle participe du monde de la figuration et produit des « présentants », comme l’évoque Michel Van Schendel, — et de poïesis — de l’activité poétique comme principe de production et de génération. La poésie produit ainsi son propre espace éthique, sa propre poétique de l’habitation, au sens où elle convoque une ontologie particulière, une « liberté d’être » qui laisse libre cours à la multiplicité des rapports sémantiques. Il faut tout de même préciser : la poésie de Lapointe n’est pas mimésis au sens où elle représenterait limpidement un réel extérieur. Plutôt, au sens où Van Schendel l’entend, la poésie de Lapointe est mimétique parce qu’elle est composée de « présentants[24] », de figurations plurielles, justement. Elle présente un réel, mais un réel qui ne relève ni du domaine de la représentation, ni du règne du discours. Non : si elle figure, comme elle le fait dans les « petits poèmes », c’est parce qu’elle opère selon une paralogique plutôt qu’une logique conventionnelle. La poésie de Lapointe est ainsi plus poïesis que mimésis, à savoir qu’elle fait, qu’elle produit son propre réel, son propre espace de désir, espace de contraste, d’amour et d’angoisse et d’entremêlement des éléments, des espèces, du cosmos, dans une « multiplicité sémantique » infinie. La poésie, en ce sens, met en oeuvre et comporte sa poétique dans un même geste.

Sans nier la validité de son propos, je ne dirais pas, comme le fait Joseph Melançon, que la poésie de Lapointe présente l’épistémè du sujet moderne, autrement dit un savoir subjectif qui s’énonce dans un discours impersonnel[25] ; je suggérerais plutôt, à la lumière de la diversité des « petits poèmes », que dans le cas de Lapointe il est moins question d’un savoir qui s’énonce, que d’une ontologie (à savoir, d’une poétique) qui passe par le rapport au langage. Un langage qui à la fois déploie un espace de possibles et qui se déploie au sein d’une parole libre : « le pur déploiement d’une parole heureuse de son pouvoir, productrice d’espace[26] », comme l’affirme Nepveu. Parce que chez Lapointe, dans les « petits poèmes » comme dans l’ensemble de l’oeuvre, nommer le monde, le présenter, c’est d’abord ouvrir des avenues de possibles ; c’est présenter, surtout, des possibilités multiples d’habiter le réel.