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Depuis déjà quelques décennies, plusieurs pays occidentaux se sont efforcés d’orienter la recherche universitaire vers une plus grande mobilisation de la science à des fins de développement économique et social (Skoie, 1996). Les pouvoirs politiques ont incité leurs organismes subventionnaires à non seulement proposer des domaines de recherche privilégiés, mais également à favoriser davantage la diffusion des résultats de la recherche vers les milieux non universitaires en créant notamment des programmes de transfert et de valorisation des connaissances (Godin et al., 2000).

En sciences humaines et sociales, l’une des formules mises en place par le gouvernement québécois pour atteindre cette orientation stratégique a été celle des partenariats de recherche. Ils naissent au début des années 1990 à l’initiative du Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS), organisme subventionnaire relié au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Articulée à la Politique de la santé et du bien-être définie par le même ministère en 1992 (voir MSSS, 2004), cette offre nouvelle de subventions de la recherche vise la formation d’équipes réunissant des chercheurs universitaires et des représentants de milieux d’intervention ou d’action publique. Après 2002, ces équipes en partenariat[1] seront soutenues par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) auquel a été transférée la mission du CQRS. À partir de 2002, le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) offrira un programme de subvention analogue : les alliances de recherche universités-communautés (ARUC). Les administrations universitaires encouragent la participation à ces concours de subvention qui contribuent à la formation d’équipes de recherche stables et qui placent leurs professeurs dans une position stratégique de médiation entre le monde de la recherche universitaire, branché sur les enjeux internationaux de production scientifique, et celui des intervenants, planificateurs et décideurs, dont les préoccupations ont un ancrage national ou régional, voire très local.

Depuis 1993, le partenariat Familles en mouvance et dynamiques intergénérationnelles[2] (ci-après, le partenariat Familles) a été partie prenante de cette aventure de recherche intersectorielle. Il réunit des chercheurs universitaires en sciences humaines, des ministères et organismes du gouvernement du Québec et des associations provinciales du secteur famille. Son but est de favoriser l’avancement des connaissances sur la famille, par une recherche élaborée au regard des préoccupations exprimées par tous les partenaires. Il est également de favoriser des échanges multiorientés entre ses membres afin d’éclairer par la recherche l’élaboration des politiques et les diverses actions collectives dans le champ familial[3].

Cet article présente une analyse sociohistorique de ce partenariat, dont nous sommes membres depuis ses débuts et avons chacune assumé la responsabilité scientifique (Renée B. Dandurand de 1995 à 2003 et Françoise-Romaine Ouellette de 2003 à 2012). À propos d’une équipe européenne, Schweyer (2001) remarque qu’un partenariat est, à son point de départ, une « invention normée », une forme prescrite. Au cours de sa mise en oeuvre, il prend des formes plurielles, selon les divers ajustements, traductions et réorientations qu’appellent les acteurs et les circonstances. À propos du partenariat Familles, cet article tente de cerner l’essentiel de ce que nous avons saisi de ce passage d’une inspiration initiale répondant strictement aux critères d’un organisme subventionnaire, le CQRS, vers un partenariat modelé par les multiples alliances, tensions et compromis entre ses composantes. Nous aborderons d’abord le contexte sociopolitique de son émergence et de son développement, sa composition et la spécificité de sa visée. Nous distinguerons ensuite les phases de son parcours en tenant compte des changements dans sa composition, sa problématique de recherche, les axes de sa programmation et ses modalités de travail intersectoriel. Ce rapide survol nous permettra de poser quelques jalons pour un bilan de cette expérience.

1. Contexte sociopolitique de l’émergence et du développement de l’équipe

Le partenariat Familles est né et a évolué dans un contexte particulièrement favorable, autant par l’importance de la famille et de l’enfance sur la scène publique québécoise et par la reconnaissance accrue de l’action des organismes communautaires du secteur famille que par l’essor du financement de la recherche sociale, en particulier sur les thématiques reliées à la famille. Ce contexte a permis qu’il s’inscrive dans la durée malgré les difficultés de la rencontre de cultures disciplinaires, professionnelles et institutionnelles profondément différentes et d’intérêts parfois divergents.

1.1 Implantation d’une politique familiale explicite

En 1987, après une quinzaine d’années de discussions, le Québec se dote d’un énoncé d’orientation sur la politique familiale (Secrétariat à la politique familiale, 1987) inspiré des politiques familiales qui existaient déjà en France et en Suède (Dandurand et Kempeneers, 2002; Lemieux 2011) et qui conclut une tournée de consultation qui a mobilisé plusieurs instances de la société civile, en particulier les associations familiales et les groupes de femmes (Lemieux et Comeau, 2002). Sont alors mis en place le Secrétariat à la famille (SF), pour seconder le ministre responsable de l’élaboration de la politique familiale, ainsi que le Conseil de la famille (CF)[4], dont le mandat est de conseiller le gouvernement quant à l’orientation de ses politiques sociales. De 1988 à 1997 suivront trois étapes de travaux qui donneront lieu à trois plans d’action pour la mise en place d’une politique familiale[5]. D’un plan d’action à l’autre, l’ouverture du gouvernement à la concertation entre les divers acteurs de la politique familiale s’accentue, incluant notamment les acteurs des secteurs communautaires et universitaires, surtout après les manifestations soulignant l’Année internationale de la famille, en 1994 (CF, 2008).

1.2 Vers une politique de l’enfance

À partir de 1990, partout en Occident, les analystes observent une réorientation de la politique familiale vers une politique de l’enfance. En 1997, le gouvernement au pouvoir du Parti québécois regroupe le SF et l’Office des services de garde à l’enfance pour former le ministère de la Famille et de l’Enfance (MFE) et formule de nouvelles dispositions de sa politique familiale : aux allocations familiales et congés parentaux existants, il ajoute une offre de services de garde éducatifs à tarifs réduits qui, à ce jour, n’ont aucun équivalent en Amérique du Nord (Dandurand et Saint-Pierre, 2000). Le CF devient le Conseil de la famille et de l’enfance (CFE).

Cette réorientation vers la petite enfance est à relier à d’autres développements dans le secteur sociosanitaire au cours des années 1990. Nous pensons, en particulier, au rapport du Groupe de travail sur les jeunes, présidé par le psychologue Camil Bouchard, intitulé Un Québec fou de ses enfants (MSSS, 1991). Prenant appui sur la recherche scientifique, il met de l’avant la prévention sociale, la concertation avec les acteurs de la société civile et, notamment, le soutien parental à la naissance et à l’éducation préscolaire. Nous pensons également à la mise en oeuvre dès 1992 de la Politique de la santé et du bien-être, à laquelle s’articulèrent ensuite les priorités du CQRS. Cette politique, fondée sur une vision globale de la santé et de ses déterminants, met aussi l’accent sur la prévention des problèmes sociaux, l’implication de tous les secteurs de la collectivité, la reconnaissance des organismes communautaires et une approche de l’intervention en partenariat. Avec la régionalisation de la santé et des services sociaux, les interventions seront de plus en plus orientées vers la prévention précoce (en périnatalité, en éducation de la petite enfance, sur la paternité...) et les concertations locales.

1.3 Une meilleure reconnaissance des organismes communautaires familiaux

Cette évolution offrira aux organismes communautaires familiaux des opportunités de financement de leurs services directs à la population, mais elles mettront aussi en danger la poursuite de leur mission spécifique de soutien et de promotion des parents et des familles. Leurs regroupements provinciaux joueront alors un rôle politique important. À partir de 1997, les organismes communautaires devront en effet, tout en défendant leur autonomie, se faire reconnaître auprès du nouveau Secrétariat à l’action communautaire autonome (SACA) pour bénéficier du soutien financier apporté par le MSSS aux groupes dont l’action bénévole rejoint les orientations gouvernementales. Progressivement, la part de budget les concernant sera transférée au ministère responsable de la famille, qui mettra en vigueur son programme de soutien financier aux organismes communautaires Famille (OCF) en 2005. S’ils sont devenus, sur ce plan, des partenaires « obligés » du ministère, ils collaboreront avec lui au sein du partenariat Familles sur une base tout à fait différente : volontaire, sans lien de dépendance et médiatisée par une visée de recherche partagée, mais principalement assumée par une tierce partie, les chercheurs.

1.4 La famille : un domaine de recherche orientée

Ce contexte, esquissé ici trop brièvement, a suscité chez plusieurs acteurs du champ familial une demande de recherche sociale sur la famille. En 1992, le CQRS, en concertation avec le SF et le CF, identifie la famille comme l’un des trois domaines de recherche orientés qu’il propose[6]. En 1994, le Conseil de développement de la recherche sur la famille du Québec (CDRFQ), qui avait déjà organisé deux symposiums de recherche sur la famille grâce à des subventions du SF, devient une structure permanente, qui organisera un Symposium bisannuel de recherche et, à partir de 1998, un colloque bisannuel à l’intention des intervenants. Au sein de son conseil d’administration sont alors représentés quelques-uns de nos partenaires : le SF, le CF et la Confédération des organismes familiaux associés du Québec (COFAQ); deux chercheurs du partenariat Familles sont aussi membres de son comité scientifique.

Entre 1995 et 2003, le SF (devenu MFE en 1997) et le CF (devenu CFE en 1997) joueront un rôle déterminant dans l’offre de subventions destinées spécifiquement à la recherche sur des questions reliées à la famille : des « appels d’offres » du CQRS, des « actions concertées » administrées par le FCAR[7] pour le soutien et la diffusion de la recherche sur la famille (1995-1997, 1998-2000) et, plus tard, par le FQRSC pour le soutien et la promotion de la recherche sur la famille et les responsabilités parentales (2001-2004) ainsi qu’un programme d’appui financier à la recherche du MFE de 1999 à 2002. En 1995, le CQRS, le CDRFQ et la CREPUQ[8] soutiennent financièrement la préparation d’un État des lieux de la recherche sur la famille au Québec, à l’origine de la banque de données bibliographiques Famili@[9], un projet inscrit à la programmation de notre partenariat depuis 1998 (Dandurand et al., 2011).

Bien que les travaux des chercheurs de l’équipe aient été financés par de multiples fonds, plusieurs projets de recherche ont été réalisés grâce à ces sources de financement spécifiques au champ famille, ce qui reflétait un travail de maillage très actif accompli par les principaux partenaires gouvernementaux intéressés au développement de la recherche sur la famille au Québec. Sont ainsi parfois facilitées des collaborations avec des membres d’autres partenariats sur la famille : par exemple Jeunes et familles en transition (JEFET)[10] et le Groupe de recherche en développement de l’enfant et de la famille (GREDEF)[11].

1.5 Vers un contexte moins propice à la recherche sur la famille

Cette conjoncture particulièrement favorable se modifiera à partir de 2003. Le gouvernement libéral nouvellement élu crée le ministère de l’Emploi, de la Solidarité sociale et de la Famille (MESSF), indiquant bien où vont ses priorités en matière familiale. Il ne reconduit pas le programme d’appui financier à la recherche de l’ancien MFE, de sorte que des projets importants de notre programmation sont abandonnés. Dès l’année suivante, il tente de mettre en cause l’universalité des services de garde à tarifs réduits, mais recule devant la protestation populaire, choisissant d’augmenter la contribution des parents (de 5 $ à 7 $) et de modifier l’encadrement pédagogique des services de garde. S’il amorce en 2004 une consultation en vue de légiférer sur la conciliation famille-travail, il n’en résulte ni rapport sur la consultation ni législation (St-Amour, 2011). Par contre, et c’est un point positif, il poursuit la négociation déjà entamée avec le palier fédéral pour rapatrier les sommes qui permettront d’offrir un congé parental bonifié, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2006. On observe depuis, au Québec, une remontée des taux de natalité que les experts associent notamment à ces éléments de politique familiale.

Au cours de ces années, la mise en oeuvre des orientations de la Politique québécoise de la science et de l’innovation (2001) aura aussi un impact sur les différents partenaires. La mission du CQRS sera transférée au FQRSC qui continuera de financer les équipes en partenariat, mais interdira qu’un chercheur fasse partie de plus d’une équipe de recherche financée par le même organisme. L’objectif d’investissement accru en recherche au sein de l’appareil gouvernemental se traduira dans le développement de la recherche au ministère responsable de la famille et au CFE. Ce ministère continuera aussi de soutenir la mise à jour régulière de la banque Famili@ ainsi que le financement du CDRFQ qui lance en 2004 la revue internationale EnfancesFamilles Générations, maintenant dirigée par une chercheure de notre partenariat, Hélène Belleau. L’objectif d’accentuer la concertation avec les acteurs de la société civile pour l’application des données probantes de la recherche se traduira aussi par le financement en partenariat public-privé (entre le MSSS et la Fondation Lucie et André Chagnon) de programmes majeurs de prévention et d’éducation auprès des enfants et des familles, ce qui provoquera des discussions quant à la mission, au rôle et au financement de certains de nos partenaires communautaires[12].

Récemment, l’impact majeur des décisions gouvernementales sur le contexte dans lequel évolue le partenariat s’est encore fait sentir fortement. En 2009, faute de renouvellement de sa subvention du ministère responsable de la famille, le CDRFQ a dû cesser ses activités. Son conseil d’administration a entrepris un projet de liaison et de transfert en innovation sociale qui pourrait éventuellement être subventionné par le ministère du Développement économique et de l’Innovation (MDEI) et modifier encore l’état des relations entre les différents organismes et équipes autour des enjeux de recherche sur la famille. Dans le cadre d’une réduction de ses dépenses, le gouvernement a aussi décidé d’abolir plusieurs conseils consultatifs, dont le CFE, ce qui a pris effet en juin 2011. Or le mandat de cet organisme consultatif est d’étudier la situation des familles et l’impact des politiques sur leurs conditions de vie et de transmettre ses analyses et ses avis aux instances ministérielles. Non seulement la vie démocratique s’en trouve-t-elle appauvrie, mais notre équipe perd un partenaire clef.

Ces divers éléments de contexte, que nous avons exposés très schématiquement, ont constitué, depuis la fin des années 1980, une conjoncture historique déterminante pour la constitution d’un véritable réseau d’acteurs mobilisés autour de la recherche sur la famille et l’enfance au Québec. Comment, dans cette conjoncture, notre équipe s’est-elle constituée et a-t-elle évolué?

2. La spécificité du partenariat Familles

Le partenariat Familles a présenté une composition variable au cours des années, mais a toujours été formé sur une base intersectorielle tripartite : chercheurs en sciences humaines, organismes gouvernementaux et associations familiales. Des membres de son noyau initial en font toujours partie. Contrairement à la plupart des autres partenariats de recherche mis en place au Québec depuis les années 1990, il a défini très largement son objet de recherche : les changements familiaux contemporains et leurs répercussions sociales. Il a aussi défini son lien avec la Politique de la santé et du bien-être, définie par le MSSS en 1992, en s’arrimant à la cinquième stratégie mise de l’avant dans cette politique : « Harmoniser les politiques publiques et les actions en faveur de la santé et du bien-être. » Pour le CQRS, il constituait une équipe dite « macro », à la différence de la plupart de celles qu’il subventionnait, qui étaient dites « micro » parce que leurs thématiques de recherche portaient sur les « problèmes » (toxicomanie, violence, négligence, itinérance, agression sexuelle...) que vivent des populations bien ciblées. Dans ces équipes « micro », les chercheurs universitaires menaient généralement leurs recherches avec des intervenants des réseaux publics ou communautaires, sur le terrain même de leurs pratiques. Intervenants et chercheurs mettaient en oeuvre leurs expériences et savoirs respectifs pour développer ensemble des projets de recherche ou d’évaluation et des programmes d’intervention.

Au partenariat Familles, il était difficile d’envisager ce genre de collaboration étroite sur le terrain et dans la réalisation des projets, même si certains partenaires des milieux de pratique auraient d’abord souhaité que les chercheurs soient davantage à leur disposition. En effet, les projets de recherche sont orientés vers la compréhension du changement social plutôt que vers la production de résultats transposables dans une intervention ciblant une clientèle particulière. Par ailleurs, nos partenaires gouvernementaux sont d’abord mobilisés par l’élaboration de politiques. Ils ont, en tant que serviteurs de l’État, un « devoir de réserve » : il ne leur est pas toujours permis de nous introduire à leurs travaux, souvent préparatoires à des programmes, à des législations ou à des avis et qui doivent demeurer confidentiels. Enfin, leur planification d’activités est largement contrainte par l’actualité ministérielle et gouvernementale, sinon électorale. Quant à nos partenaires communautaires, leur champ d’action est provincial. Ils agissent d’abord sur le plan de la coordination et de la représentation politique de leurs membres. Ils entendent eux aussi conserver leur indépendance, particulièrement à l’égard des représentants gouvernementaux qui appartiennent à une instance qui reçoit leurs revendications et qui est leur principal bailleur de fonds. Ils ont peu de ressources et d’employés, ce qui limite leur capacité de s’investir dans le suivi de recherches à long terme. Aucun des partenaires ne constitue un « terrain » privilégié de collecte de données pour les chercheurs. Ils sont d’abord « demandeurs » de recherches sur les grands enjeux sociaux ou politiques relatifs à la famille. C’est en cela qu’ils rejoignent l’orientation des chercheurs vers des recherches plus descriptives ou compréhensives qu’évaluatives ou appliquées. La crainte qu’ils soient instrumentalisés par les chercheurs ou que ceux-ci doivent censurer leurs analyses pour ne pas compromettre le partenariat, sans être totalement absente, ne colore pas particulièrement nos échanges. Par contre, le risque que les passerelles et les arrimages entre nos préoccupations respectives demeurent virtuels et que nous en restions à un partenariat de façade était au départ bien réel. Comment allions-nous travailler ensemble et prévenir ce risque? C’est l’une des grandes questions qui se posait à l’équipe, à laquelle nous allions répondre de façon un peu différente à chacune des étapes de notre fonctionnement.

3. Les différentes périodes de programmation

Une équipe de recherche en partenariat obtient son financement par concours. Elle doit périodiquement soumettre à l’organisme subventionnaire une programmation de recherche détaillée précisant la thématique, les axes et le programme de recherche, les modalités de collaboration entre partenaires et les plans de diffusion et de transfert de connaissances. Par programme de recherche, on entend un ensemble de projets subventionnés, à divers stades de réalisation (en cours, soumis, en développement, en phase de diffusion...), qui permettront d’explorer les questions de recherche selon diverses dimensions, angles d’analyse ou approches méthodologiques. Les demandes sont évaluées en fonction de leur pertinence et de leur qualité scientifique, de la compétence des chercheurs et de la qualité du partenariat.

D’une demande d’aide financière à l’autre, le programme de recherche se modifie forcément (retrait de projets complétés, ajouts de nouveaux projets) et des réajustements sont apportés à l’équipe et aux modalités de travail. Le parcours du partenariat Familles a donc été fortement structuré par le calendrier des demandes de subvention. La suite de cet article emprunte ce déroulement chronologique. Pour chacune des phases de subvention par le CQRS, puis le FQRSC, il présente la manière dont ont évolué l’équipe, ses axes de recherche, son fonctionnement et ses activités de transfert et d’appropriation de connaissances ainsi que les réussites et les difficultés rencontrées.

3.1. Phase préparatoire : la définition d’une problématique (1993-1995)

En janvier 1993, une petite subvention est octroyée par le CQRS pour jeter les bases d’un partenariat provisoirement nommé « Fécondité, familles et générations[13] ». Ses objectifs vont toucher plusieurs champs d’investigation du domaine de recherche orientée sur la famille proposé par le CQRS en concertation avec le SF et le CF. Des partenaires potentiels sont contactés et la rédaction d’une demande de subvention de développement d’équipe est confiée à un comité de trois chercheures[14]. Le projet est intitulé « Familles et dynamiques intergénérationnelles. Un partenariat de recherche multidisciplinaire et intersectoriel »; il obtiendra un financement pour la période qui va d’octobre 1993 à mars 1995.

Le partenariat réunit alors 14 chercheurs universitaires, 7 représentants gouvernementaux et 1 partenaire communautaire, la Confédération des organismes familiaux du Québec (COFAQ)[15]. Parmi les chercheurs se distinguent deux sous-groupes : l’un axé sur la recherche qualitative, formé principalement d’anthropologues et de sociologues du chantier Familles, sexes, générations de l’Institut québécois de recherche sur la culture, qui deviendra en 1994 l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), centre Culture et Société; l’autre axé sur la recherche quantitative, formé de démographes de l’Université de Montréal et de l’INRS Urbanisation ainsi que d’un économiste de l’UQAM, lesquels ont déjà collaboré auparavant. Ces deux sous-groupes projettent des collaborations visant à accentuer la complémentarité de leurs approches respectives. Ces chercheurs travaillaient déjà, par exemple, sur la fécondité, les réseaux de soutien des familles, la prise en charge des personnes âgées, le désir d’enfant, les structures familiales. Cependant, plusieurs ne s’identifiaient pas d’abord ou exclusivement à la thématique famille, ce que le partenariat les amènera à faire davantage.

L’affiliation des partenaires gouvernementaux au partenariat est liée à leur pouvoir direct d’intervention en matière de politiques sociales touchant la famille, à leur mandat de fournir des analyses nécessaires aux décideurs ou à leur capacité de produire des données utiles à la recherche. Il s’agit du SF, du CF, du Bureau de la statistique du Québec (BSQ), du MSSS et du ministère de la Main-d’oeuvre, de la Sécurité du revenu et de la Formation professionnelle (MMSRFP). La participation de la COFAQ répond au souci de l’équipe de s’allier au milieu associatif, en retour, la COFAQ y voit une opportunité d’élargir son action.

La programmation en deux axes de cette phase préparatoire couvre très largement la question des changements familiaux et intergénérationnels, relativement à trois grandes dimensions de l’environnement social des familles : le marché du travail et le contexte économique; l’environnement socioculturel; les politiques sociales, en particulier les politiques familiales.

Comme ce sera toujours le cas par la suite, le partenariat est doté d’une responsable scientifique (Évelyne Lapierre-Adamcyk) et d’un coresponsable représentant l’instance ministérielle chargée de la famille (le SF)[16]. Un comité directeur intersectoriel (universités, gouvernement et organismes communautaires) supervise les travaux. Pendant cette phase préparatoire, les chercheurs produisent 18 textes de synthèse, ce qui reflète bien l’ampleur de la thématique et la difficulté d’articuler les perspectives disciplinaires. De leur côté, les partenaires gouvernementaux soumettent un inventaire des préoccupations de recherche identifiées par 25 ministères et organismes de la fonction publique québécoise. Ce premier échange réciproque de connaissances oriente la demande de subvention pour une première phase de fonctionnement. On peut dire qu’à cette étape le partenariat tient principalement à son équipe directrice, à la reconnaissance formelle que lui donne son financement et à la volonté, parfois l’enthousiasme, de chacun de faire sa part pour que cela réussisse.

3.2. Phase I : Une collaboration souhaitée, mais une confiance à établir (1995-1997)

Avec cette première phase de fonctionnement, la responsable scientifique change (Renée B. Dandurand prend le relais) et le partenariat prend son nom définitif : Familles en mouvance et dynamiques intergénérationnelles. L’équipe compte 12 chercheurs universitaires et 11 représentants des partenaires, 8 en provenance du gouvernement (les Secrétariats à la condition féminine et à la jeunesse se sont ajoutés) et 3, de la COFAQ. Ces différents organismes se sont engagés par écrit à consacrer de 8 à 12 jours par an aux activités du partenariat, engagement qui sera inégalement respecté pour des raisons qui tiennent sans doute au manque d’intérêt ou de temps ainsi qu’aux incompréhensions devant les méthodes de travail des uns et des autres.

La programmation demeure vaste, mais les axes sont mieux intégrés que dans la période précédentes : deux sont relatifs aux comportements démographiques et sociaux liés à la fécondité, aux projets procréatifs, aux désunions, aux unions libres, etc.; deux autres portent sur le rapport aux enfants et aux personnes âgées. Les chercheurs proposent des projets qui sont davantage reliés à leur propre cursus de recherche qu’à la problématique commune définie pour toute l’équipe. La programmation fait ainsi peu de place aux actions collectives reliées à la vie familiale (législations, services, etc.), ce que les partenaires gouvernementaux et communautaires souhaitent voir se développer davantage. Cinq projets de documentation sont toutefois ajoutés, inaugurant des recherches qui prendront de l’ampleur par la suite : sur la politique familiale québécoise en comparaison avec celles d’autres pays; sur l’histoire des associations familiales au Québec.

Comme à la phase préparatoire, un comité directeur intersectoriel, très actif, planifie et supervise les activités. D’autres comités sont aussi mis en place : un comité des chercheurs, un comité des représentants des milieux gouvernementaux et communautaires et un comité intersectoriel rattaché à chacun des axes de la programmation. Mal intégrés dans une démarche d’ensemble, ces derniers seront abolis aux phases II et III. Dorénavant, le suivi des travaux est confié à une coordonnatrice, ce qui permet d’améliorer l’aménagement et la fréquence des activités ainsi que la circulation de l’information (Schweyer, 2001 : 178). Cette fonction exige une connaissance des enjeux de la recherche sur la famille, des qualités d’animation et de gestion, un excellent doigté dans les relations humaines ainsi qu’une expertise dans la diffusion des productions de l’équipe (bulletin, site web, organisation de colloques, publications, etc.).

Le défi à relever est que tous les participants en arrivent à collaborer dans le cadre d’un véritable processus d’appropriation des connaissances. Dans cette perspective, nous avons expérimenté un mode de collaboration intersectoriel au sein de chaque projet : pour les trois quarts des 42 projets de recherche de la programmation, les chercheurs sont mis en relation avec des représentants des partenaires. Or ce mode de collaboration au sein même du processus de recherche est rapidement apparu inapproprié et prématuré à cette étape. Plutôt que de susciter des rapprochements entre les chercheurs et leurs partenaires, il s’est avéré inopérant et a nourri beaucoup de frustrations et de déceptions. Grosso modo, on peut dire que deux positions s’affrontent alors autour des enjeux de la recherche : 1) des partenaires (surtout gouvernementaux) qui affichent une attitude de demandeurs de recherche « commanditée », et qui par ailleurs invoquent leur « devoir de réserve » pour apporter une contribution restreinte; 2) des chercheurs qui affichent une attitude qu’on pourrait qualifier de « souveraineté professionnelle », réticents à réorienter une partie de leurs intérêts de recherche et qui ne peuvent modifier leurs procédures de cueillette et d’analyse pour répondre plus rapidement aux demandes des partenaires qui, selon eux, s’attendent à des « recettes ». Cette insatisfaction mutuelle est bien manifestée en 1997 alors que les partenaires gouvernementaux évaluent la production scientifique de l’équipe : chaque projet se voit attribuer, pour son intérêt et sa pertinence, une note de 0 à 3; quelques-uns seulement reçoivent la note maximale et plusieurs reçoivent un 0! Il s’avère que les études statistiques et évaluatives sont plus proches des intérêts des partenaires gouvernementaux que la recherche qualitative et à visée compréhensive.

À postériori, cette situation conflictuelle semble avoir eu l’effet d’un « conflit fondateur » (Reynaud 1982, cité par Schweyer, 2001) : elle a permis d’abandonner un idéal inabordable de faire de la recherche ensemble pour renforcer plutôt les interactions autour d’activités de diffusion et de transfert des connaissances. Ces activités, malgré les tensions, ont constitué des bases importantes pour l’élaboration de perspectives communes sur des sujets tels que la politique familiale. Elles ont aussi permis de se familiariser avec les visions et prises de position des différents partenaires. Rappelons qu’au gouvernement les travaux autour du troisième plan d’action pour une politique familiale sont alors en cours et qu’ils font une place accrue à la concertation des acteurs. Les membres du partenariat ont participé en grand nombre, en 1996, au Séminaire (intersectoriel) sur la politique familiale québécoise proposé par le SF et, en 1997, au colloque international organisé par le partenariat, Quelle politique familiale à l’aube de l’an 2000?, qui réunira des chercheurs du Québec, du Canada, des États-Unis, de la France, de la Suisse et de la Suède (Dandurand et al., 1998).

3.3. Phase II : On s’apprivoise et une synergie se développe (1997-2001)

En 1997, l’équipe se transforme de nouveau. Les chercheurs universitaires sont un peu moins nombreux (7), ce qui entraîne un resserrement des thématiques de recherche. Par contre, les représentants des milieux partenaires comptent maintenant pour le double (15). Au gouvernement, alors que le ministère de la Famille et de l’Enfance a remplacé le Secrétariat à la famille, certains organismes quittent le partenariat (le MSSS et le Secrétariat à la jeunesse). S’ajoutent à la COFAQ deux grandes fédérations d’associations familiales : le Regroupement inter-organismes pour une politique familiale au Québec (RIOPFQ) et la Fédération des unions de familles (FUF), qui deviendra plus tard la Fédération québécoise des organismes communautaires Famille (FQOCF). La création du MFE, la contribution de son personnel à la mise en place de « nouvelles dispositions de politique familiale » et l’arrivée de deux groupes associatifs supplémentaires font en sorte que les partenaires gouvernementaux et communautaires prennent une place grandissante dans l’équipe, en nombre aussi bien qu’en implication : les engagements des partenaires à participer au partenariat (8 à 12 jours par an) sont les mêmes, mais leur présence plus soutenue témoigne d’un intérêt croissant.

La programmation est semblable à la précédente, sauf que l’axe 4 n’est plus dédié à la question des parents âgés, ce qui reflète le départ d’un chercheur senior spécialisé sur le sujet.

Moins nombreux, les projets sont mieux ciblés et mieux articulés les uns aux autres. Et cette fois, en plus de cerner et décrire les changements familiaux, il s’agit d’aller plus loin dans leur compréhension et leur explication en considérant davantage l’ensemble des acteurs sociaux impliqués dans le champ familial, soit les familles et leurs réseaux ainsi que les agents publics et associatifs qui les entourent (Dandurand et Ouellette, 1995). Des chercheurs ont ainsi réorienté certains de leurs objets de recherche en fonction des préoccupations des partenaires. Deux grands projets très attendus démarrent : sur le mouvement familial au Québec depuis 1960 (Lemieux et Comeau, 2002) et sur les politiques familiales, au Québec et dans d’autres provinces ou pays (Dandurand et St-Pierre, 2000; Dandurand et Bergeron, 2001; Dandurand et Kempeneers, 2002).

Pour remédier aux difficultés de fonctionnement de la phase I, des comités de priorité intersectoriels remplacent les comités d’axes et le rattachement des partenaires aux projets de recherche n’est plus requis. Trois comités de priorité sont mis en place, qui visent l’approfondissement de thématiques choisies par l’ensemble des partenaires : les ruptures conjugales; les rôles paternel et maternel; le soutien collectif aux familles. Selon leur expertise, les chercheurs se répartissent dans ces comités et tiennent, chaque année, trois ateliers de travail avec les partenaires et un séminaire public, tous rattachés à la thématique choisie. Ces activités comportent des échanges scientifiques et expérientiels autour de programmes de lectures, d’exposés des recherches en cours, d’invitations de chercheurs externes. Tenues sur une base régulière et au sein de petites équipes, elles permettent la création de liens plus personnels (Schweyer, 2001 : 179) : on discute autour des thèmes proposés, on partage un repas ensemble et, par la suite, on craint moins de rappeler un chercheur pour une référence ou une information, pour l’inviter à participer à un atelier de formation, etc. Les comités de priorité deviennent le lieu central du transfert et de l’appropriation de connaissances. L’adoption d’une procédure, non négociée au départ, permet ainsi une meilleure intégration de l’équipe (ibid. : 163).

Des outils de diffusion nourrissent les échanges scientifiques des comités de priorité : par exemple, la banque Famili@, sur Internet depuis 1998 et mise à jour chaque année, fournit des bibliographies; le Bulletin, en place depuis 1996 et paraissant quatre fois l’an, reproduit des textes ou des exposés en provenance de l’équipe. Quant aux séminaires publics, ils s’inspirent des travaux de ces comités, en même temps qu’ils reflètent les recherches en cours et les intérêts de l’heure. Rappelons quelques titres de séminaires tenus entre 1997 et 2000 : Nouvelles allocations familiales : impact et alternatives;Les ruptures d’union;Le développement des jeunes enfants : quelles questions doit-on se poser?;Les transformations de la paternité.

Une synergie s’installe peu à peu dans les relations intersectorielles. À la veille du renouvellement de la subvention de l’équipe, les comptes rendus des réunions visant à dresser un bilan d’ensemble de la phase II révèlent une évaluation beaucoup plus positive qu’à la fin de la phase I. Le travail d’évaluation permet « l’élaboration d’un référentiel commun », mais aussi « l’expression des divergences » (Schweyer 2001 : 178). Ainsi les milieux communautaires et gouvernementaux jugent les échanges intersectoriels « mieux ciblés, plus fréquents, plus personnalisés » et ils ont « mieux répondu à [leurs] intérêts ». Des partenaires communautaires ont qualifié la recherche d’« indispensable » pour leurs actions de « représentation et de pression auprès des gouvernements ». Quant aux partenaires gouvernementaux, tout en déplorant que certains des sujets qui les intéressent (par exemple, le développement des enfants) ne soient pas étudiés dans l’équipe, ils ont observé que le partenariat était « déterminant dans la crédibilité de leurs dossiers ».

Des éléments de contexte identifiés précédemment ont pu favoriser une transformation de notre mode de fonctionnement à partir de 1997 : un intérêt accru des organismes subventionnaires pour la recherche sur la famille, la création d’un ministère responsable de la famille et un recentrement de la politique familiale sur la petite enfance, mais aussi la reconnaissance et le financement que reçoivent les associations familiales du partenariat, suite à la création du nouveau Secrétariat à l’action communautaire autonome (SACA). Les partenaires gouvernementaux et communautaires, compte tenu de leurs positions respectives dans le champ familial, avaient une motivation nouvelle pour investir le partenariat, celui-ci devenait un terrain de collaboration relativement neutre, mais branché sur des enjeux qui, au-dehors, pouvaient les opposer.

À la fin de cette période, le partenariat organise le colloque Visions de la famille. Les conceptions de la paternité, de la maternité et de la famille et leurs ancrages dans le savoir et l’expérience[17]. Il réunit sur un pied d’égalité des chercheurs, des professionnels gouvernementaux et des représentants du milieu communautaire, dont plusieurs appartiennent également à d’autres équipes de recherche et à d’autres réseaux d’intervention. L’interdisciplinarité et le transfert de connaissances prennent ainsi une dimension dynamique et élargie.

3.4. Phase III : Une meilleure rencontre des intérêts de chacun. Le partenariat se consolide (2001-2004)

L’équipe compte toujours les mêmes chercheurs (7), auxquels s’ajouteront en fin de période trois nouveaux membres (sociologie, sociologie/démographie et science politique). Les représentants des partenaires, quant à eux, sont encore plus nombreux (25) qu’à la phase précédente : ils proviennent de neuf instances gouvernementales (13 représentants) et de quatre fédérations d’organismes communautaires Famille (12 représentants). Au rang des partenaires gouvernementaux s’ajoutent le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, le Conseil du statut de la femme, l’Office des personnes handicapées et le ministère de la Justice; le MMSRFP et le Secrétariat à la condition féminine se retirent. Un partenaire communautaire s’ajoute, la Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec (FAFMRQ). Les engagements (par lettre) des partenaires sont plus importants qu’auparavant (entre 6 et 25 jours par an consacrés au partenariat), soit un total de 215 jours par an pour l’ensemble des partenaires. Ils sont bien respectés. Ainsi, d’un engagement encore fragile en phase I à une implication plus ferme en phase III, l’équipe consolide ses liens (Schweyer, 2001 : 170).

La programmation s’inscrit dans la continuité – il s’agit toujours de saisir, de comprendre et d’expliquer les changements familiaux et leurs répercussions sociales –, mais l’accent sera mis, dans chacun des axes, sur les enjeux éthiques de ces changements.

L’Axe 1 sur la fécondité et les mobilités conjugales combine deux axes de la phase précédente, qui ne comptent plus que quatre projets, ce qui indique que ces objets de recherche sont alors bien couverts ou sont jugés moins pertinents. S’ajoutent par contre un axe sur la paternité et la maternité et un autre sur les actions collectives auprès des familles, axe qui compte le plus grand nombre de projets inscrits à la programmation. L’importance de cet axe révèle nettement une meilleure prise en compte par les chercheurs des intérêts de leurs partenaires.

Il y a peu de changements dans le fonctionnement des comités. Les thématiques des comités de priorité, choisies par les partenaires, témoignent de préoccupations analogues à celles de la phase précédente : développement des enfants et trajectoires familiales; paternité; politiques familiales. Les séminaires publics reflètent ces préoccupations et rejoignent les débats publics de l’heure. En voici quelques-uns : Ruptures d’union : les préventions à développer auprès des enfants;Est-ce que l’universalité des politiques sociales coûte plus cher? Coûts économiques et coûts sociaux;La paternité et le droit : qui est père selon la loi?

Au sein des comités de priorité, les réflexions sur les enjeux éthiques suscitent des discussions significatives. Il n’est pas toujours facile de démarquer l’analyse des faits sociaux et le débat politique ou idéologique, ce qui heurte parfois les valeurs ou les convictions de certains, surtout de ceux et celles qui, par exemple, jugent que la paternité est « en péril », ou qui déplorent que les ruptures d’union « brisent » les familles et « perturbent » les enfants.

Par ailleurs, autour de certains projets de l’axe 5, des partenaires communautaires participent volontairement à la recherche, un mode de collaboration que nous avions jugé prématuré et abandonné après la phase I (Schweyer, 2001 : 178). Ils s’impliquent dans le projet La parentalité dans les organismes communautaires famille : expériences, connaissances et soutien ainsi que dans un autre projet visant à conceptualiser le rôle du parent dans leurs interventions. En outre, ils obtiennent que soient produits des textes de vulgarisation des séminaires publics à l’intention de leurs instances régionales et locales. Enfin, ils se servent de plus en plus des données de recherche sur la famille pour étayer leurs mémoires acheminés aux commissions parlementaires et aux autres instances publiques.

Les représentants gouvernementaux participent toujours avec intérêt au partenariat, en particulier le MFE et le CFE. Mais dans certains cas, ils le font de plus en plus au titre de « professionnels de recherche ». En effet, les représentants du MFE appartiennent tous à la Direction de la recherche, de l’évaluation et de la statistique mise en place au début des années 2000 et qui compte une quinzaine de professionnels, ce qui facilitera dans un premier temps une collaboration accrue avec les chercheurs du partenariat. Par la suite, les intérêts de recherche du ministère seront beaucoup plus exclusivement axés sur les politiques familiales et sur la recherche évaluative, ce qu’il aurait souhaité voir se développer au partenariat dès la phase I. Quant au CFE, il intensifie lui aussi sa mission de recherche et les travaux de notre partenariat sont souvent cités dans ses avis.

À la fin de cette phase III, un colloque international vient témoigner de l’accent porté sur les dimensions éthiques : Familles en mouvance : quels enjeux éthiques? (Ouellette et al., 2005) il met en relief des débats qui trouvent écho dans l’actualité, concernant notamment le statut juridique des beaux-parents, les unions homosexuelles, l’homoparentalité, l’interface entre les familles et les intervenants, la procréation assistée, la protection des enfants. Ce colloque introduit plusieurs participants à des réflexions anthropologiques, juridiques et psychanalytiques relativement peu diffusées dans leurs réseaux.

3.5. Phase IV : Renouvellement de la programmation et nouveaux transferts intersectoriels (2004-2008)

Plusieurs changements structurants sont liés à la phase IV, mais sans compromettre la continuité du partenariat, qui se révèle assez solide pour les absorber et en tirer un nouveau dynamisme. Après la disparition du CQRS en 2002, un premier changement est que notre financement provient d’une subvention d’équipe de recherche du FQRSC. Celui-ci, ayant choisi de respecter la diversité des configurations d’équipe existantes, octroie une part optionnelle de financement (d’un maximum de 40 000 $) à celles qui sont en partenariat. La distinction ainsi faite entre la part de financement attribuée au programme de recherche et celle qui est dédiée aux activités du partenariat lui-même souligne la distinction à faire entre l’équipe de recherche et le partenariat dans lequel elle s’inscrit.

L’équipe, dirigée par Françoise-Romaine Ouellette, compte maintenant 9 chercheurs, suite au départ d’une démographe et d’un économiste et au recrutement de deux sociologues, d’un sociologue démographe et d’un juriste. À la demande du FQRSC, chacun des partenaires signe maintenant une entente formelle avec l’établissement universitaire qui administre la subvention (dans ce cas-ci l’INRS). Cette règle induit une définition plus précise des membres partenaires : ce sont les institutions qui s’engagent à apporter leur contribution active et non leurs représentants. Le nombre de partenaires s’établit ainsi à 9 : 4 partenaires gouvernementaux (MFA, CFE, ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration – MCCI, Institut de la statistique du Québec – ISQ), 4 partenaires communautaires (les mêmes quatre fédérations que précédemment), auxquels s’ajoute le centre affilié universitaire (CAU) du CLSC[18] Bordeaux-Cartierville-et-Saint-Laurent (CAU-BCSL), dont la programmation porte alors sur les relations intergénérationnelles et sur le transfert de connaissances. Cette addition rend compte de liens déjà tissés entre quelques chercheurs et ce milieu particulier, mais aussi d’un intérêt partagé pour les enjeux du transfert et de la mobilisation des connaissances.

La nouvelle programmation de recherche s’articule autour de la problématique du « nouveau contrat familial », laquelle fait référence aux rapports qui se constituent aujourd’hui au sein des couples et des familles, entre les familles et la société civile, entre la famille et l’État, dans une conjoncture où il est devenu évident que la famille n’est pas du tout une réalité unique et consensuelle. Elle accentue la prise en compte des temporalités, des normes sociales et juridiques, de l’action publique et des articulations multiples entre responsabilités familiales et autres engagements sociaux. Elle crée aussi deux chantiers de recherche en émergence.

La définition plus précise de la composition du partenariat permet d’abolir le comité directeur et de créer une instance collégiale, le Conseil des partenaires, à laquelle siègent tous les chercheurs et un représentant de chacun des neuf partenaires. Ce conseil se réunit deux fois par année et constitue la principale instance de décision. La circulation d’information se trouve ainsi facilitée pour tous les membres qui participent aux réunions semestrielles du Conseil des partenaires, où se discutent la planification des activités et le budget, mais aussi des enjeux d’actualité, des résultats de recherche, des projets partenariaux en cours ou en développement, etc. L’animation scientifique autour des axes de la programmation se fait à travers trois comités d’axes intersectoriels, qui ont le mandat d’organiser les activités internes ou publiques qu’ils jugent pertinentes. Ces comités tiennent habituellement un séminaire ou minicolloque par année, en plus de leurs réunions auxquelles sont parfois invités des collaborateurs internes ou externes. Des comités provisoires sont créés autour de projets partenariaux et d’activités ponctuelles (colloques, projets de transfert de connaissances...).

Les partenaires s’impliquent dans certains projets, notamment sur les thèmes de la conjugalité, de la fécondité et du désir d’enfant, qui avaient été importants surtout au début du partenariat. Des projets articulant les approches qualitatives et quantitatives sont plus présents : sur les solidarités familiales, sur la stérilisation contraceptive (un projet partenarial de comparaison France-Québec). Les questions juridiques prennent plus d’importance, appelant à des collaborations (internes et externes) plus étroites et à des activités de transfert de connaissance sur des enjeux législatifs (protection des enfants, adoption internationale, nomination, ruptures d’union...). D’autres séminaires portent sur la conciliation famille-travail, les familles immigrantes, la parentalité, l’argent, la mémoire familiale. Un colloque bilan est organisé en 2008.

Une expérience de mobilisation des connaissances réalisée au cours de cette phase a bien illustré l’impact positif d’un engagement partenarial dans la durée et rendu bien perceptible la plus value que représente la mise en commun des expertises. Il s’agit de la réalisation d’un outil d’appropriation des connaissances sur les politiques familiales (Paquette et Michaud, 2005), financé par le MDEI avec des fonds du SACA. Jusque-là, la recherche sur les politiques familiales avait mobilisé surtout les chercheurs, les partenaires gouvernementaux et un seul groupe communautaire, le RIOPFQ. Or avec ce projet, les autres partenaires communautaires ont eux-mêmes investi ce thème afin d’outiller leurs groupes locaux pour l’action politique. Le document produit a été repris par les acteurs gouvernementaux qui l’ont diffusé auprès de leur personnel. Le CAU-BCSL a libéré une professionnelle pour réaliser le travail, en duo avec une professionnelle de la FQOCF et l’aide d’un comité de suivi intersectoriel (id.). Un sujet qui n’était porté auparavant que par une fraction des chercheurs et des partenaires gouvernementaux a été repris et approprié plus collectivement. Le format et la démarche ont été l’inspiration pour un autre projet de transfert de connaissances demandé par nos partenaires sur les solidarités familiales, qui sera achevé pendant la phase V.

3.6. Phase V : Un équilibre à préserver (2008-2012)

La phase V étant en cours, il est trop tôt pour la caractériser, mais elle s’inscrit dans la continuité directe de la précédente. L’équipe compte maintenant 11 chercheurs, après le départ à la retraite d’une démographe et le recrutement de chercheurs en sociologie (1), droit (1) et travail social (1) intéressés à des enjeux importants (migrations, politiques sociales, droits des enfants). Les partenaires restent les mêmes. Les axes de programmation ont été conservés, mais les deux chantiers de recherche ont été fusionnés. Il faut déjà envisager la prochaine demande de subvention d’équipe pour le partenariat.

Depuis 2008, les activités partenariales ont beaucoup porté sur les solidarités familiales, les chercheurs ayant présenté au Conseil des partenaires, au comité d’axe et aux organismes partenaires le document de transfert de connaissances préparé sur la question (Van Pevenage, 2009). Plusieurs échanges ponctuels, un séminaire public et une présentation en comité d’axe intersectoriel ont porté sur le projet de réforme législative sur l’adoption, pour lequel plusieurs partenaires et des chercheurs ont comparu en commission parlementaire. Le thème de la fécondité a été discuté en séminaire et en comité d’axe. Sur un sujet connexe, on a rejoint un débat public très vif à travers le colloque Vingt ans après l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Morgentaler, où en sommes-nous?Perspectives éthiques et sociales autour de l’IVG. Le colloque L’intervention en petite enfance au Québec : quelle place pour les familles? a répondu à des préoccupations de chercheurs et d’intervenants communautaires sur les partenariats entre le gouvernement et les grandes organisations philanthropiques privées.

Le partenariat est très stable dans son mode de fonctionnement, mais certains facteurs modifient un peu les équilibres. L’équipe de chercheurs a changé et devra continuer à se renouveler. En 2008, la directrice générale de la FQOCF a été nommée présidente du CFE, mais celui-ci a été aboli en 2011. Les fédérations principales d’organismes communautaires rencontrent des problèmes financiers les obligeant à revoir leurs engagements. Le directeur du RIOPFQ est récemment décédé et l’organisme est en pleine réorientation de son action. Le CAU-BCSL a d’abord réorienté sa programmation autour des formes locales des solidarités, puis sur l’articulation des réseaux publics, communautaires et familiaux face aux problèmes complexes. La FAFMRQ travaille à une révision de son orientation en fonction des réalités de ses membres. La direction de la COFAQ a changé et sa participation se modifie.

L’avenir du partenariat dépendra de la capacité des chercheurs à obtenir un renouvellement de leur subvention d’équipe, mais aussi de l’évolution de leurs partenaires et des conditions de leurs actions. La pertinence et l’importance de la question familiale ne font pas de doute, ce qui est un facteur indéniable de stabilité. Par contre, les angles de prise à privilégier dans les recherches à venir peuvent changer selon les enjeux à débattre et les défis à relever.

4. Conclusion

L’histoire du partenariat Familles depuis 1993 témoigne de l’impact des orientations données par les organismes subventionnaires sur la recherche universitaire menée au Québec, qui ne permettent plus de penser la recherche sans penser en même temps son articulation aux préoccupations des différents acteurs de la société civile qu’elle peut concerner. Elle témoigne aussi de la transformation profonde du regard porté sur la famille par les instances politiques et d’action communautaire. Loin d’être uniquement perçue comme un cadre de procréation et de socialisation des enfants, la famille est aujourd’hui appréhendée comme l’un des lieux en fonction duquel toutes les orientations politiques peuvent et doivent se négocier, au même titre que l’école, l’entreprise ou les régions. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que la recherche fondamentale sur la famille soit reconnue comme indispensable à la réflexion et que les chercheurs se trouvent, plus qu’auparavant, invités à « jouer » de leur expertise.

En 1993-1994, alors que le partenariat démarrait, nous avons écrit un article, « Famille, État et structuration d'un champ familial » (Dandurand et Ouellette, 1995), qui tentait de préciser les positions des nombreux acteurs sociaux qui se mobilisent spécifiquement autour des enjeux familiaux. Cet article, qui demeure pertinent, notait brièvement l’influence que peuvent avoir les experts scientifiques consultés par les décideurs pour mettre en place des politiques, des programmes et des mesures à l’intention des familles. À l’époque, ces expertises (statistiques, psychologiques ou économiques) s’échangeaient habituellement sans autre médiation que des contrats négociés individuellement. On faisait très rarement appel à des recherches sociales orientées vers la compréhension du point de vue des familles. Quant aux associations qui les représentaient, mais ne recevaient de mandat que de leurs propres membres, elles rencontraient de plus en plus, sur le terrain, les nouvelles réalités du divorce, de l’union libre, des recompositions familiales et du travail des mères, par exemple. Nous ignorions alors que notre engagement dans le partenariat Familles allait nous faire participer à un « laboratoire » d’interface entre la recherche et l’action publique et communautaire sur la famille, qui n’avait encore jamais eu de précédent. Aujourd’hui, en 2012, nous constatons que ce partenariat a accompagné (et contribué à) une conjoncture historique de redéfinition des positions de l’État et des groupes de la société civile dans le champ familial. Il constitue probablement l’une des initiatives de partenariat de recherche la plus approfondie quant à la diversité des positions représentées par les différents acteurs qui y participent ou qu’il rejoint à travers ses activités de transfert. L’équipe a-t-elle eu une influence sur les orientations et décisions politiques concernant la famille? La circulation des connaissances a-t-elle renforcé chacun des partenaires? C’est probable, mais difficile à vérifier. Ces influences sont très diffuses et elles prennent des formes différentes selon les sujets, les interlocuteurs concernés et les circonstances. L’impact d’un partenariat de recherche de ce type est donc assez difficile à cerner et à évaluer. D’autant plus que chacune de ses composantes peut s’en faire une vision différente à différents moments et que c’est uniquement sur un temps long que la solidité des collaborations s’éprouve.

Tous les auteurs s’étant intéressés aux partenariats l’indiquent, la portée d’un tel mode de collaboration s’évalue dans la durée (Bourque, 2008). De plus, puisqu’il ne se fonde pas sur des rapports hiérarchiques, ce sont les relations interpersonnelles de confiance et de respect qui en assurent la solidité (Larivière, 2001). Comme le souligne Schweyer (2001), il devient porteur d’innovation s’il peut prendre les diverses formes concrètes et mouvantes qui se révèlent adéquates aux réalités de ses membres qui pourront le ressentir comme effectif à des moments différents et de manière différente. Le partenariat Familles n’a sans doute pas offert à tous ses membres un retour immédiat sur leur investissement et il a même pu aller à l’encontre des intérêts individuels (par exemple en détournant parfois les chercheurs des impératifs universitaires de publication spécialisée ou les partenaires de leurs programmations respectives). Il n’a pas non plus été exempt de conflits et de négociations parfois frustrantes. Néanmoins, avec le temps, les avantages se sont dessinés de manière évidente, plus lentement pour certains que pour d’autres. Nous avons réussi d’abord à nous apprivoiser, ensuite, à ajuster nos attentes pour enfin arriver à nous inscrire dans un véritable processus de coconstruction des connaissances (par exemple dans les projets, déjà mentionnés, sur les politiques familiales et les solidarités familiales, et nos échanges à propos de la réforme législative sur l’adoption). Le facteur décisif dans l’instauration d’un véritable partenariat fut probablement l’abandon d’un objectif absolu de travail intersectoriel au jour le jour et l’acceptation du fait que nos réalités professionnelles respectives exigent de laisser à chacun des membres une grande autonomie dans son rapport à la programmation. Les collaborations s’établissent maintenant moins à partir de projets spécifiques qu’à partir des nécessités de l’action propre à chacun. Elles prennent des formes très diversifiées, surtout articulées au transfert de connaissances. Cela a pris plus d’une quinzaine d’années. Sans la pérennité du programme de subvention et un budget suffisant, aurait-il été possible d’y arriver?