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Selon Jon Parmenter, l’histoire des Iroquois est, littéralement, une histoire mouvementée. En utilisant les prismes de la mobilité et de l’espace, Parmenter offre une réinterprétation importante des relations entre les Iroquois et leurs voisins entre 1534 et 1701. Les Iroquois se sont adaptés à l’arrivée des Européens (et à leurs épidémies et à leurs biens) en resserrant leurs liens et en entreprenant des « initiatives spatiales » pour élargir leur zone d’action diplomatique, militaire et économique.

Le titre de cet ouvrage, « l’orée des bois », fait référence à une partie de la cérémonie iroquoise des condoléances. Ce rite consistait en une métaphore au moyen de laquelle les Iroquois restructuraient leur monde. Quand les endeuillés arrivaient à l’orée des bois, la forêt à l’état naturel qui entourait les villages, on les accueillait et on leur présentait une adresse rituelle avant de les escorter à l'intérieur. Ce rite les marquait comme appartenant au même peuple que leurs hôtes et apaisait les endeuillés au moment d’être admis dans le village. Bien sûr, les chercheurs ont déjà compris l’importance de la cérémonie des condoléances. L’anthropologue William Fenton, considéré par plusieurs comme « le doyen des études iroquoises » avant son décès en 2005, l’a identifiée comme structure fondamentale de la pensée iroquoise. Cependant, Parmenter n’est pas d’accord avec l’interprétation de l’histoire iroquoise avancée par Fenton, parmi d’autres, qui décrit cette période comme étant caractérisée par une perte de contrôle sur leur destin. Selon Parmenter, c’était une époque de deuil chez les Iroquois, mais aussi de renforcement idéologique et d’élargissement des horizons. Les Iroquois ont utilisé le rituel des condoléances afin de faire des étrangers des membres de la famille et il a repoussé de plus en plus loin l’orée de leurs bois.

Parmenter enrichit cette lecture de documents tirés de rapports de fouilles archéologiques et des traditions orales. L’histoire qu’il raconte est surtout une histoire politique, militaire et diplomatique ; les affaires des marchands et des prêtres n’y reçoivent pas beaucoup d’attention. Parmenter commence son récit avec l’arrivée de Cartier, puis nous offre une nouvelle explication de ce qui est arrivé aux Iroquois laurentiens. Selon lui, les Iroquois laurentiens étaient fortement convoités pour l’adoption, tant par les Cinq Nations que par les Wendats, les Algonquins, les Abénaquis et les Montagnais, en raison de leurs connaissances linguistiques et géographiques. Les Iroquois laurentiens ont subi plusieurs raids qui les ont dispersés. En même temps, à cause de changements dans les routes de la traite partout dans le Nord-Est, plusieurs nations avoisinantes des Cinq Nations se sont éloignées d’elles. Il s’ensuivit une ère de consolidation entre les Cinq Nations, marquée par l’accroissement des collaborations sur les plans militaire et diplomatique ainsi que de la liberté de circulation de biens et de personnes entre ces différentes nations. Le résultat, selon Parmenter, fut une nouvelle conscience spatiale chez les Iroquois : la maison longue a commencé à s’incarner de manière concrète.

Bien que Parmenter ne nie pas le traumatisme résultant des épidémies, il préfère se concentrer sur la réaction des Cinq Nations, qu’il trouve très efficace. Frappées par la variole vers 1635, ces dernières ont cherché à compenser les pertes en leurs rangs en menant des « guerres de deuil » contre d’autres nations, particulièrement les Wendats. Les Cinq Nations prenaient des prisonniers afin de rétablir leur population, préférant toujours les captifs adoptés capables de contribuer à leur connaissance du territoire et des peuples qui les entouraient. Le désir de fourrures et la soif de sang n’étaient donc pas ce qui motivait les Iroquois à entreprendre ces expéditions. Avant 1665, les Cinq Nations ont considérablement élargi leur champ d’action. Les guerriers ont frappé des cibles dans les pays d’en haut, dans l’actuel Illinois et dans l’actuelle Virginie, et partout dans la vallée du Saint-Laurent.

Toutefois, à mesure que le champ d’action s’agrandissait, la maison longue devenait vulnérable. Les Susquehannocks, parmi d’autres, ont envahi le sud de la maison longue en 1661, ce qui préfigurait l’invasion de la Porte de l’Est par les Français cinq ans plus tard. Ayant accepté le fait que les Français ne quitteraient pas la région, les Iroquois décidèrent de se réinstaller aux abords du fleuve Saint-Laurent. Selon Parmenter, ce déplacement ne représentait pas une fuite des factions mécontentes, mais bien un « retour prévu vers les anciennes zones de résidence » et un élargissement du territoire des Cinq Nations dans le but de mieux faire face aux Français.

La campagne militaire de Denonville contre les Cinq Nations au sud du lac Ontario en 1687 met en relief les limites du succès de la politique coloniale de « francisation » des communautés de Kahnawake et alia. Selon Parmenter, les Iroquois laurentiens « domiciliés » parmi les Français ont aidé les Cinq Nations dans leurs évasions et leurs représailles contre Denonville. En revanche, les Français ont trouvé les guerriers autochtones de la région de Michilimackinac plus loyaux. Toutefois, en mobilisant ces derniers, Denonville anéantissait l’espoir d’une paix entre les Cinq Nations et les nations des Pays d’en haut, paix dont les Français et les Anglais auraient pu bénéficier. La Grande Paix devait attendre.

Selon Parmenter, la Grande Paix fut réalisée grâce aux Iroquois. En contraste avec l’interprétation de l’historien Gilles Havard, Parmenter fait valoir que les Anglais et les Français étaient « simplement des hôtes » à Albany et à Montréal. La Grande Paix incarnait l’évolution de la « conscience spatiale » et des initiatives spatiales des Cinq Nations. La Grande Paix a atteint ses buts géostratégiques : l’échange de prisonniers ainsi que le libre accès aux territoires de chasse et aux entrepôts européens. Parmenter reconnaît que les Cinq Nations ne cherchaient ni la domination, ni la neutralité dont parlaient les historiens, mais bien l’équilibre entre les nations et la liberté de voyager et de chasser presque partout.

Il reste à déterminer si The Edge of the Woods est équilibré. Parmenter repense l’histoire iroquoise d’une manière provocante, parfois polémique et parfois triomphaliste. Son livre mérite d’être soigneusement lu et débattu. L’élargissement de la zone d’action était-elle réellement une grande stratégie iroquoise ou était-elle simplement l’effet de plusieurs décisions plus modestes, voire imposées ? Comment savoir si les Iroquois ont choisi leurs candidats à l’adoption en fonction de leurs connaissances géographiques ? Les historiens peuvent se demander dans quelle mesure la catégorie des « initiatives spatiales » est une construction artificielle imposée par l’auteur, même si une telle conclusion n’oblitérerait en rien l’utilité de cette construction. De plus, on peut noter que d’autres groupes avaient sans doute également leurs propres consciences spatiales qu’il faudrait retrouver et considérer.

The Edge of the Woods nous avertit de ne pas exagérer l’affaiblissement des Cinq Nations avant le xviiie siècle. Il nous sensibilise aussi à la dimension spatiale de l’histoire – un vrai défi à l’époque des automobiles et des avions. Ce faisant, Parmenter exige que l’on se dégage de l’épistémologie de colonisateurs et que l’on adopte une compréhension des histoires et des sociétés autochtones qui soit moins rigide, plus fluide et plus dynamique. Ce processus – ce voyage – sera long et difficile, mais une réflexion sur les histoires et les pratiques spatiales constitue un excellent point de départ.