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Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens, français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères. Tantôt avec une voix de bassetaille, il descendait jusqu’aux enfers ; tantôt s’égosillant et contrefaisant le fausset, il déchirait le haut des airs, imitant de la démarche, du maintien, du geste, les différents personnages chantants ; successivement furieux, radouci, impérieux, ricaneur. […] Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont il contrefaisait les différents instruments. Avec des joues renflées et bouffies, et un son rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons ; il prenait un son éclatant et nasillard pour les hautbois ; précipitant sa voix avec une rapidité incroyable pour les instruments à cordes […]. Que ne lui vis-je pas faire ? […] Sa tête était tout à fait perdue.

Denis Diderot[1]

I had perfected the act, and to tell the absolute truth, it was pretty goddam funny.

Jerry Lewis[2]

Je voudrais proposer ici, autour du concept de synchronisation, une composition qui pourrait, ou plutôt devrait, être signée par Jerry Lewis, l’acteur. Mais avant de sélectionner les matériaux et les outils, et pour projeter déjà le plan de composition qui sera le mien, il convient sans doute de donner quelques explications sur la contribution de Jerry Lewis à cette entreprise. Car, avant même de se mettre au travail (ou à la lecture), une question peut légitimement se poser à l’apprenti (ou au lecteur) : qu’est-ce qu’un acteur peut m’apprendre sur la synchronisation au cinéma ? Pour répondre à cette question, je n’ai pas d’autre choix que de retracer en raccourci le parcours qui m’a mené à la conviction suivante : certains acteurs rendent possible l’invention de certaines formes ; cette invention esthétique et poétique est en même temps création d’une possibilité de vie ; et cette possibilité de vie pose nécessairement un problème éthique et politique particulier. C’est une conviction que je tiens du philosophe Stanley Cavell.

Dans The World Viewed, Cavell reprenait, pour les soumettre aux procédures critiques de la philosophie du langage ordinaire, des thèses défendues en 1947 par Erwin Panofsky dans « Style and Medium in the Motion Pictures ». La thèse principale de Panofsky désignait la dynamisation de l’espace et la spatialisation du temps comme les possibilités d’expression uniques et spécifiques du cinéma. Partant de cette thèse principale, il débouchait sur une thèse complémentaire : ces possibilités d’expression déterminent a priori la sélection des motifs (chevaux et épreuves sportives, méchantes peintures et chansons populaires), ainsi que l’exploitation d’archétypes essentiellement cinétiques et dynamiques (la justice primitive, qui punit les corps en les soumettant à des mouvements contraints ; la sentimentalité, mais dans la mesure où elle s’élance sinueusement entre des obstacles), ou encore l’exploration de thèmes interdits à d’autres arts (enveloppement de la brume, tournoiement de la neige). De plus, elles représentent les voies légitimes de l’évolution stylistique du cinéma[3]. À ces thèses, Cavell opposait une série de questions préparant un renversement de type humoristique : « what makes these properties the “possibilities of the medium” [?] » ; « what [does it mean] to call them possibilities at all [?] » ; « [aren’t these] mere actualities of film mechanics[4] [?] »

Cavell aurait tout aussi bien pu opposer ces questions au principe de co-expressivité qui, selon Panofsky, découlait « from the law of time-charged space and space-bound time[5] », et qui nous ramène directement à la synchronisation : l’élément acoustique est inséparable de l’élément visuel ; ce qu’on entend demeure inextricablement lié à ce qu’on voit ; le son ne peut rien exprimer de plus que ce qui est exprimé par le mouvement visible ; et ce, dans la mesure où l’essence du cinéma consiste en une série de séquences visuelles maintenues ensemble par un flot ininterrompu de mouvements dans l’espace, lequel flot de mouvements intègre entièrement à sa cinétique et à sa dynamique les mouvements du bruit, de la parole, de la musique[6]. C’est Michel Chion qui donnera à cette intuition de l’historien de l’art sa pleine efficacité esthétique et poétique, analysant cette co-expressivité pour en dégager les différents phénomènes d’aimantation spatiale du son par l’image, de synchrèse et de ponctuation audiovisuelle – tout en arrachant la problématisation au domaine de l’ontologie pour la déplacer vers une psychophysiologie[7].

S’agissant de la synchronisation comme possibilité d’expression du médium cinématographique, on pourrait donc s’engager dans le mouvement de renversement lancé par Cavell afin d’y découvrir ce qui va lui donner signification et importance – « for example, the narrative and physical rhythms of melodrama, farce, American comedy of the 1930s[8] ». Il ne suffirait peut-être pas de déduire, à partir des propriétés matérielles et techniques, les possibilités expressives du cinéma, « and then [to look] for something [motifs, archétypes, thèmes] to apply to them ». Au contraire, il serait peut-être plus juste de partir du cinéaste qui, voulant faire un film, voit que certaines formes établies, tels le mélodrame, la farce ou encore la comédie américaine des années 1930, donneraient un sens à la synchronisation[9]. Ce n’est pas en réfléchissant simplement sur ces possibilités qu’on peut les définir. Il ne suffit pas, par exemple, de déduire de l’hétérogénéité matérielle du complexe audiovisuel toute une rhétorique de la non-synchronisation (contrepoint, contraste, dissonance). Comme l’écrivait Michel Chion, l’histoire du cinéma parlant « est, comme toutes les histoires vraies, une histoire où les choses n’arrivent pas où on les attend[10] ». Il ne suffit pas non plus de partir de quelques-unes des possibilités esthétiques de la synchronisation pour établir ce qu’elles sont ou seront pour toujours – leur réalisation fût-elle adéquate à nos réflexes psychophysiologiques universels. Au contraire, « you have to think about motion pictures[11] » : il faut chercher à dire comment certains films ont trouvé des manières particulières de produire du sens en synchronisant (ou en désynchronisant) l’image et le son, laissant aux films à venir le dernier mot sur les puissances expressives de la synchronisation.

Parmi ces manières particulières de produire du sens, on trouve donc la forme établie de la comédie américaine, son rythme narratif et physique. Mais ce n’est pas exactement ce qui nous ramène à Jerry Lewis, l’acteur ; quelque chose de plus profond encore nous oblige à revenir à lui pour penser la synchronisation. C’est que la comédie et son rythme narratif et physique doivent leur efficacité dans tel ou tel film à ce que Cavell appelle un type : « types are exactly what carry the forms movies have relied upon[12] ». Qu’est-ce qu’un type ? C’est ce « human something » là-haut sur l’écran[13] ; un certain genre de personnage, « not the kind of character an author creates, but the kind that certain real people are[14] » ; un ensemble d’attitudes et d’attributs fixés non pas par la récurrence d’un rôle dans un corpus, mais par le retour de la physionomie individuelle et totale d’un être humain dans une série de films[15]. Un type, c’est encore cette sorte d’individualité à laquelle peut aspirer un être humain, car « what makes someone a type is not his similarities with other members of that type but his striking separateness from other people », sa projection d’une manière singulière d’habiter un rôle social[16], sa recherche propre d’une société ou d’une communauté hors ou à l’intérieur de la société dans son ensemble[17].

Jerry Lewis est un tel type, le perdant-né, inséparable d’un genre, la comédie américaine, qu’il porte dans sa physionomie individuelle et totale – et c’est pour toutes ces raisons, esthétiques, éthiques et politiques, qu’il peut (et peut-être doit) donner signification et importance à la synchronisation. Les multiples projections des attitudes et des attributs de Jerry Lewis sont autant d’explorations des possibilités esthétiques de la synchronisation, en même temps que ce sont ces possibilités qui permettent de reconnaître l’humanité singulière de cet homme, ou qui affirment ce que peut devenir un être humain, ou encore qui explorent l’indétermination de ce « human something » là-haut sur l’écran. Jerry Lewis est de cette sorte d’acteurs qui sont à eux seuls des types, et qui ont par conséquent été des « movies’ presiding geniuses[18] », ce qui, selon William Rothman et Marian Keane, voudrait dire que ce sont des « mysteriously powerful and original ways of thinking[19] », qu’ils sont capables de dicter les termes de leur apparition et de leur apparence – et, pourquoi pas, tout aussi capables de guider nos conceptualisations (Fig. 1).

Fig. 1

Photogramme tiré de Cinderfella (Frank Tashlin, 1960).

© Paramount Pictures

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On sait que l’étude du son a déplacé notre conception du cinéma et de l’histoire du cinéma[20]. De même, on peut espérer qu’un déplacement comparable se produise quand un acteur problématise la synchronisation. Si on s’attache aux configurations audiovisuelles dans lesquelles la figure de Jerry Lewis joue le rôle d’un schème, on voit que la synchronisation de la voix et du corps n’est pas obligatoirement l’artifice du réalisme, et que la désynchronisation n’est pas nécessairement l’outil d’une critique de la représentation. Les études de synchronisation avaient peut-être tort de ne retenir que les matériaux langagiers ou vocaux, car la synchronisation lewisienne, par sa puissance sémiotique et esthétique en quelque sorte stoïcienne, pouvant faire passer par la bouche (et le corps) tout l’univers sonore et musical, donne tout à coup une valeur éthique différente à l’arrimage du son au corps[21]. On peut même espérer que ce genre d’étude se fondant sur la figure de l’acteur ajoute un nouveau chapitre aux études cinématographiques. Après l’histoire stylistique du cinéma, l’archéologie technique du dispositif et l’enquête culturelle sur les pratiques spectatorielles, on peut penser porter au rang de méthodologie rigoureuse la biographie du cinéma – une fois dit que le nom propre est toujours la signature d’un problème ou d’un événement.

Inversement, on peut légitimement attendre de la problématique de la synchronisation qu’elle découvre des aspects négligés de l’oeuvre de Jerry Lewis, acteur et réalisateur. À tout le moins, on peut penser arracher Jerry Lewis aux griffes du psychanalyste freudien, qui ne voit dans les contorsions de l’acteur que régression anale et obsession homosexuelle, ou encore l’arracher aux grilles de l’esthéticien moderniste, qui ne voit dans les configurations audiovisuelles de Lewis que des procédés réflexifs, parce qu’il a d’abord réduit les figures de l’acteur aux projections d’un auteur[22].

* * *

Cela posé, si l’objectif est de composer un concept de synchronisation que seul Jerry Lewis pourrait signer, en toute logique il n’y a pas d’autre choix que d’extraire et d’agencer certains des matériaux qui composent sa physionomie individuelle et totale : son visage, sa silhouette, sa démarche, son tempérament[23]. Les excitations qui le font grimacer, la prolifération de ses timbres et de ses voix, son bégaiement rigoureusement grammairien ; les hésitations, les gênes, les paralysies partielles de son corps, qui mènent aux vrilles, aux contorsions, aux accélérations de ses danses ; les tortures auxquelles il est soumis et son besoin irrépressible de musique : c’est de tous ces matériaux que doit se composer son concept de synchronisation. Autant de traits pathiques, dynamiques, relationnels, existentiels, que Jerry Lewis, de film en film, emprunte ou vole à certains personnages ayant déjà une longue histoire théâtrale et cinématographique – le stooge, faire-valoir parce que souffre-douleur ; le patsy, torturé parce qu’il veut être des nôtres –, et ce sont eux qu’il injecte dans le dispositif cinématographique tout entier.

J’ajoute que ce concept de synchronisation portera la signature de Lewis, car je ne pourrai le construire qu’en me rapportant à la description de ce qu’il me donne à voir et à entendre. En effet, je ne pourrai le fabriquer qu’en faisant confiance aux errances et aux erreurs de ma description alors qu’elle cherche à saisir ses tics et ses hésitations, ses vrilles et ses torsions. En d’autres termes, la composition du concept doit prendre au sérieux cette question qui hante ou qui affole mes descriptions : mais où commence et où finit Jerry Lewis ? Car si Jerry Lewis profite des automatismes perceptivo-cognitifs qui soudent l’un à l’autre un événement sonore et un événement visuel, c’est pour tirer de cette immédiate synchronisation des vitesses de figuration qui le rendent presque imperceptible. Jerry Lewis n’est pas seulement informe parce que produit d’une synchronisation entre des matériaux sonores et visuels hétérogènes ; il est aussi figural parce que les synchronisations qui le produisent ne sont elles-mêmes que des problèmes audiovisuels[24].

Les matériaux que j’ai rassemblés permettront de construire un concept de synchronisation à trois composantes. Car chez Jerry Lewis, la synchronisation implique concrètement et littéralement une opération de captation, une opération de dissonance, une opération de réfraction. Chacune de ces opérations passe par des seuils ou des limites qui scandent une variation. Capter, c’est tantôt recueillir un trait sonore et le fixer sur un tic du corps ; tantôt reproduire cinétique et dynamique musicales dans des danses erratiques ; tantôt imiter sa propre voix, capturer celle de l’autre, la mastiquer, etc. Dissoner, c’est tantôt envelopper par synchrèse la voix d’un chanteur noir dans les grimaces d’un jeune blanc-bec ; tantôt télescoper dans un unique effet de synchronisation la voix feutrée d’un chanteur de charme et celle, nasillarde, d’un faire-valoir ; tantôt sérialiser différentes voix instrumentales et musicales suivant les contorsions d’un corps, etc. Réfracter, c’est tantôt mobiliser en forçant plusieurs corps à se synchroniser sur les mêmes imprévisibles bifurcations ; tantôt se multiplier en obligeant d’autres bouches à se synchroniser sur sa voix, etc. Ce concept de synchronisation renvoie nécessairement à chaque fois à un problème précis qui lui donne son sens. C’est Jerry Lewis qui le formule explicitement en posant cette question : « Comment savoir quand je suis suffisamment humain[25] ? » À la fois occasion critique où s’évalue le rapport entre soi et les autres, et seuil d’émergence d’une figure précaire qui renvoie à une communauté éphémère par son humanité et son rythme existentiel, la synchronisation est ici une éthique ; capter, dissoner et réfracter sont les trois moments d’un même processus de subjectivation mis en boucle[26].

Le concept de synchronisation implique un ré-enchaînement entre les trois opérations de captation, de dissonance et de réfraction, au sens où, comme le disait Claude Lévi-Strauss à propos du bricolage, « les fins anciennes deviennent les moyens nouveaux », le stock hétéroclite, limité et unique s’entretient avec « les résidus de constructions et de destructions antérieures[27] ». Ce qui a été capté et enregistré devient le matériau d’une dissonance, laquelle produit des composés en fripant temporellement la surface « Jerry Lewis » – par exemple, un sourire violent se superposant à une expression de crainte qui tarde à disparaître ; un corps affolé absorbant à l’avance la rigoureuse métrique d’une musique rock. Ces composés vont entraîner des séries d’imitations, de contagions, de réfractions envahissant tout l’univers fictionnel, l’innervant et l’énervant, pour bientôt s’emparer de tout le dispositif cinématographique. Mais ce qui a été réfracté peut tout aussi bien être capté, et revenir s’impliquer dans une dissonance : chez Jerry Lewis, des phénomènes de feedback participent de la synchronisation, en une sorte d’auto-affection, de volupté obtenue par retour sur sa surface de ce qu’il a réfracté grâce à elle. Et, plus encore, ce que nous apprend Jerry Lewis, c’est qu’on ne peut capter (faire dissoner et réfracter) qu’à condition d’être capté (d’être impliqué dans une dissonance, d’être multiplié par une réfraction).

Dans You’re Never Too Young (Norman Taurog, 1955), par exemple, Lewis va capter la répétition nue d’une chorégraphie de groupe (de jeunes collégiennes venues l’accueillir) – captation opérée par la précise synchronisation entre les figures rythmiques d’une musique de fanfare et les plus petites désarticulations du mouvement corporel de l’acteur –, insérant ainsi la chorégraphie poliment articulée dans un rapport de dissonance avec tous les chocs d’une musique percussive. Du coup, Lewis va entraîner les collégiennes dans une série d’imitations et de reprises de sa dynamique, dans une prolifération de petits points de synchronisation qui sont autant de points de désarticulation. Ces imitations et ces reprises sont des tests d’endurance pour la structure du groupe et la cohésion des éléments, en même temps qu’elles sont une production de figures singulières, des réfractions de lui-même que Jerry Lewis capte en une sorte d’échange érotique.

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Voyons quelques montages de ces trois opérations. Il faut rester attentif aux degrés de différence par lesquels ces montages passent de film en film, car cette variation doit permettre de mesurer à quel point la pratique lewisienne de la synchronisation n’a cessé de déplier les dimensions techniques, esthétiques et éthiques d’un vieux numéro de vaudeville né avec l’invention du phonographe. Rappelons que Jerry Lewis a commencé sa carrière en 1938 en reprenant un numéro comique déjà très répandu : le record act ou le dummy act[28].

I had perfected the act, and to tell the absolute truth, it was pretty goddam funny. I would put on a fright wig and a frock coat and lip-synch to the great baritone Igor Gorin’s « Largo Al Factotum » from The Barber of Seville. I’d come out in a Carmen Miranda dress, with fruit on my hat, and do Miranda. Then into a pin-striped jacket, suck in my cheeks, and I’d do Sinatra singing « All or Nothing at All ». I knew where every scratch and skip was on every record, and when they came up, I’d do shtick to them. I had gotten better and better at contorting my long, skinny body in ways that I knew worked comedically[29].

Mais notre mode de gradation, quoique rapide et grossier, devrait aussi permettre de calculer ce point à partir duquel l’image cinématographique va permettre à l’acteur de rendre plus malléable encore son corps, cependant que la synchronisation va lui permettre d’en augmenter le pouvoir de capture sonore – les grimaces du visage et les contorsions du bassin s’appropriant voix, bruits, sons, musiques, tous les corps sonores. Ce point de mutation, ce sera celui où les figures audiovisuelles de l’acteur seront devenues inséparables de la projection cinématographique.

La force de captation de Jerry Lewis, qui est le type du perdant-né, consiste logiquement en une incapacité à sélectionner (pour mieux percevoir, parler ou agir), qui devient une puissance d’affection éparpillée injectant partout du désordre. Tout commence souvent par un flux : flux de paroles ; flux de musique ; flux de micromouvements qui font masse, foule, essaim (une danse en ligne, une parade militaire, un entraînement sportif, etc.) ; flux de signaux neuronaux clignotants, peut-être d’idées qui fulgurent, d’intentions non réprimées. C’est sur ce flux que Jerry Lewis cherche à se brancher, à moins qu’on l’y force. En tout cas ce flux le happe, le désarticule. Et à ce flux qui l’emporte, Jerry Lewis va chercher à répondre. Ici, en essayant de retenir un mot ; là, en essayant de soutenir la cadence ; ailleurs, en essayant d’imiter un geste ; ailleurs encore, en essayant d’entrer dans le mouvement. Chaque fois, il s’agit de synchroniser son corps avec celui des autres, ou de synchroniser son mouvement avec celui d’une articulation sonore, vocale ou musicale. Le plus souvent, ces tentatives produisent à leur tour des flux, ou des emballements de la synchronisation : flux de tics, de grimaces, d’expressions ; flux de vagissements, de grognements, de cris ; flux de mouvements, de gestes, de poses, à peine ébauchés et vite évanouis, remplacés par d’autres ou par le même. Dans chaque cas, la figuration n’arrive pas à se compléter, parce que ces traits intensifs trop synchrones aux événements vocaux ou musicaux rencontrés sont par cela même empêchés de s’organiser et de s’apaiser en un contour ou une figure.

Pensons à la première séquence de The Patsy (Jerry Lewis, 1964), où Jerry Lewis tient le rôle d’un chasseur subitement soumis à un feu nourri de questions par une équipe d’agents voulant faire de lui leur prochaine star. La moindre inflexion vocale et la plus petite articulation syntaxique trouvent leur répondant dans un très rapide coup d’oeil, une moue vite esquissée, un sourcillement à peine ébauché, une contraction réflexe de l’épaule, sans que jamais une expression réussisse à signifier, agissant tout au plus à titre de signal audiovisuel. Jerry Lewis en vient à pétrir les questions qu’on lui pose. Il les mâche dans sa bouche ou les malaxe avec son corps, comme pour se les approprier, en sentir les charges, les accents, les tons, les intensités et les intentions. Il capte la parole des différents interlocuteurs en rythmant ses lèvres, ses sourcils ou ses bras sur leur débit singulier, transformant du coup ces paroles en playbacks parallèles que sa bouche ou son visage peuvent capter et faire dissoner en reproduisant visuellement leurs formes rythmiques. Mais mimant ainsi la syntaxe des paroles, Jerry Lewis ne cesse de les télescoper ; mêlant leur rythme, il ne cesse de les précipiter. Bref, sa pantomime synchrone, ou qui tend vers le plus rigoureux parallélisme du vu et de l’entendu, de l’affection et de l’affecté, ne figure qu’à condition de faire de la défiguration le moteur de la figuration. Jusqu’à ce que cette captation et cette dissonance explosent en un cri, qui se réfracte dans les parcours éparpillés des agents sur tout l’espace de la suite d’hôtel. Les flux sont ici, comme souvent chez Lewis, connectés les uns aux autres pour former la continuité d’une surcharge, avec ses courts-circuits entre matériaux hétérogènes, ou pour former la continuité d’une cascade d’intensités ; surcharge ou cascade qui trouvent souvent leur dernier degré dans le précaire mais exaltant équilibre d’une danse, acmé de la synchronisation (Fig. 2)[30].

Fig. 2

Photogramme tiré de The Patsy (Jerry Lewis, 1964).

© Paramount Pictures

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Reportons-nous maintenant à une séquence de My Friend Irma (George Marshall, 1949), première apparition dans un film du duo Dean Martin et Jerry Lewis[31]. Dean Martin demande à Jerry Lewis de claquer de la langue pour marquer la cadence : « Keep doing it. Repeat it. Go ahead. » Ce claquement s’apparente à la forme sonore produite par un métronome. Mais, à la lumière des paroles de la chanson qui s’ébauche, le claquement de la langue en vient vite à ressembler au claquement des sabots d’une mule, ou, mieux encore, à la mastication d’une mule (au rythme du claquement de ses sabots). On reconnaît ici un premier trait de la captation chez Jerry Lewis : ce qu’il capte par tout son corps, il doit le faire passer par sa bouche, sa langue, sa mâchoire, ses dents. Non pas pour le transformer en verbe, mais pour le mâcher ou le mastiquer, et le mastiquer seulement, sans le manger, sans l’avaler – une mastication sans estomac pour recevoir le mastiqué. Car Lewis redonne toujours immédiatement ce qu’il a capté.

Jerry Lewis produit ici volontairement un geste et un son avec sa langue, son palais et sa mâchoire. On lui demande de le faire, et il le fait. Mais ce qu’il produit semble [vite] s’emparer de lui aussitôt, le posséder, l’entraîner, comme si un mouvement antérieur au claquement l’entraînait à claquer, ou comme si en claquant de la langue il captait un mouvement auquel il devait se soumettre. La synchronisation de son corps avec la cadence de la chanson, c’est ici une promesse donnée à une torture, qu’il entend honorer à n’importe quel prix. La synchronisation n’est pas qu’arrimage entre deux formes rythmiques, l’une sonore et l’autre visuelle, ni individuation plastique, par soudure de deux matières ; elle est en même temps soumission de la figure humaine ainsi produite au mode audiovisuel de sa production. Le souffre-douleur tient la promesse de soutenir ce à quoi il se soumet : la synchronisation qui l’anime, et qui l’anime en le torturant. Car jamais il ne lui vient à l’idée de s’arrêter. Et quand la douleur devient par trop insupportable, Jerry Lewis en est réduit à s’infliger des coups pour la chasser ou la tromper. Le claquement capte une cadence, une cadence que Jerry Lewis mâche, et qu’il mâche pour la restituer en faisant sentir la douleur de sa ponctuation. Et la mastication de la cadence finit par faire se dérouler d’épuisement la langue hors de la bouche. Cette langue, Jerry Lewis ne la récupère, ne la ramène, ne la replie dans sa bouche que pour la faire vibrer au son d’une autre voix que la sienne, la voix de cette femme dont il est question dans la chanson, une femme qui elle-même ne peut pas parler, mais ne peut que lancer un cri, ou tenir un son, que Jerry Lewis tient à l’unisson avec Dean Martin, profitant de l’effet de synchrèse pour rendre un instant indécidable la propriété corporelle de cette voix. L’unisson synchronise des différences et débouche sur une dissonance : deux gueules d’homme ouvertes pour figurer acoustiquement une même voix de femme.

* * *

Cette expropriation de la voix, ce sera le deuxième trait de la captation chez Jerry Lewis. S’emparer de la voix d’un autre, homme, femme ou animal, s’emparer d’une voix instrumentale ou musicale, et aussi capter sa propre voix comme celle d’un autre, cela va prendre plusieurs formes ; nous n’en verrons brièvement ici que deux, parce qu’elles ont à voir plus directement avec la synchronisation et qu’elles vont déboucher sur différents modes de dissonance et de réfraction : le playback et la postsynchronisation inversée (Fig. 3).

Fig. 3

Photogramme tiré de Scared Stiff (George Marshall, 1953).

© Paramount Pictures

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S’emparer de la voix d’un autre, cela prend donc la forme du playback. Dans Scared Stiff (George Marshall, 1953), par exemple, Jerry Lewis doit remplacer un artiste sur scène, Carmen Miranda, en suivant des lèvres la voix de la chanteuse enregistrée sur un disque et diffusée – par un phonographe en coulisses. Plus précisément, Jerry Lewis ne fait pas mine ici de chanter sur la musique, bougeant les lèvres en synchronisation avec la chanson enregistrée et diffusée. Ou du moins, cela n’est pas toujours le cas. Car, à partir du moment où il décide de mâcher une banane tirée de son chapeau (!) tout en continuant à chanter, on entend bien qu’il ne chante pas lui-même, mais que la chanson passe néanmoins par sa bouche. Ce n’est évidemment pas sa voix. C’est son appareil buccal et labial qui fait entendre cette voix en l’altérant par la matière végétale qui le bouche, comme un haut-parleur qui donnerait une couleur au son diffusé. On peut ajouter que la bouche de Jerry Lewis a capté et mâché la voix d’une autre, en même temps que son propre corps a été capté et déformé par les vitesses mécaniques de cette voix et les bégaiements du phonographe, Lewis étant pour un instant non pas seulement instrumentalisé, mais appareillé par ce qu’il a capté, accouplé pour la reproduction.

Ces expropriations et appropriations par playback, Jerry Lewis va en multiplier et en télescoper les modes. Dans Money From Home (George Marshall, 1953), Lewis va d’abord capter la voix de Dean Martin, lequel, caché hors champ, chante une ballade à celle qu’il courtise par l’intermédiaire de son partenaire. Mais puisque – comme toujours quand le crooner chante – cette ballade est accompagnée de tout un orchestre, Lewis, en captant la voix de Martin, la phonographie. Découvrant l’artifice, la belle oppose à cette voix phonographique des voix tout droit sorties d’une radio. Et c’est alors une partie de la culture radiophonique et musicale américaine qui s’empare de Lewis, forcé de chiffonner son corps suivant les dissonances produites par la rencontre entre la voix gutturale d’un chanteur noir et celle, neutralisée, d’un pseudo-scientifique. Dans The Stooge (Norman Taurog, 1953) ou dans Family Jewels (Jerry Lewis, 1965), le playback sera aussi le moyen concret d’une dépropriation, la voix de Lewis se réfractant alors pour rebondir sur tous les corps qu’elle rencontre. Dans le premier film, c’est tout à coup Dean Martin qui transmet la voix de Lewis, tandis que, dans le second, la jeune nièce n’imite pas simplement son oncle Bugsy, mais se met en bouche l’enregistrement de sa voix, laquelle n’est que l’une des sept altérations de la voix de Lewis, qui joue ici presque tous les rôles…

Pour bien comprendre le sens de ces appropriations par synchronisation de la voix et du corps chez Jerry Lewis, il faut revenir au paradoxe du comédien mis en scène par Diderot, et surtout à son explication par Philippe Lacoue-Labarthe. Selon ce dernier, le paradoxe tiendrait à ceci : pour tout faire ou pour tout imiter, « il faut n’être rien par soi-même ». C’est-à-dire : d’une part, « n’avoir rien en propre », être sans propriété ni spécificité ; d’autre part, n’avoir qu’« une égale aptitude à toutes sortes de choses, de rôles, de caractères, de fonctions, de personnages, etc. », ou n’être que « force productrice ou formatrice, énergie au sens strict, perpétuel mouvement de la présentation ». Le paradoxe du comédien, c’est finalement « cet échange hyperbolique du rien et du tout, de l’impropriété et de l’appropriation, de l’absence de sujet et de la multiplication, de la prolifération du sujet[32] ». Jerry Lewis est cette surface, cette aptitude à s’approprier des matériaux pour présenter ou produire des rôles, des caractères, des fonctions, des personnages – et la synchronisation prend alors, à travers lui, le pouvoir d’un « perpétuel mouvement de la présentation ». Mais Jerry Lewis est en même temps une aptitude à solder ses propriétés, à bazarder son sexe, à louer son corps, à troquer sa langue, à distribuer sa voix – et la synchronisation prend alors par lui le pouvoir de vider le sujet pour mieux le multiplier.

Ainsi, si Jerry Lewis est capable de dicter les termes de son apparition et de son apparence, c’est bien parce qu’il est un type, mais peut-être pas simplement ce type défini par un ensemble d’attitudes et d’attributs, le type du perdant-né, mais plus profondément parce qu’il est le type même de l’acteur, ou l’acteur en tant que type, qui ne cesse de (re)naître à force de perdre ses attitudes pour trouver d’autres attributs : « plus l’artiste (le comédien) est rien, plus il peut être tout[33] ». Cet échange hyperbolique entre le rien et le tout se fait à partir de la synchronisation de voix ou de sons avec la cinétique et dynamique visuelle des corps de Lewis. Le paradoxe du comédien fonde maintenant sa logique non plus sur le rapport entre les personnages et l’acteur, mais sur un rapport audio-visuel.

Chez Jerry Lewis, cette double aptitude correspond en outre à une tension entre l’hypersensibilité du sujet et l’activité de la personne. Tantôt la captation, la dissonance et la réfraction sont les modes de sa passivité : Jerry Lewis est support et suppôt, sujet soumis à une « mimésis passive, incontrôlée et immaîtrisable », à une « prise de rôle subie », conséquence d’une contagion et cause d’une épidémie[34], – et dans l’ordre de l’art, il se rapproche alors du neveu de Rameau, tandis que, dans l’ordre anthropologique, il se rapproche de la féminité, c’est-à-dire de la possession, du délire, de l’hystérie, qui seraient le lot du féminin[35]. Tantôt la captation, la dissonance et la réfraction sont les modes d’une « mimésis active, virile, formatrice », d’une mimésis proprement poïétique, d’une aliénation volontaire, procédant de cette aptitude à exproprier et à s’approprier pour mieux se déproprier[36]. Chez Jerry Lewis, les instants critiques de synchronisation – quand la voix d’une femme ou d’un homme est mâchée par sa bouche, quand les mouvements fantômes des corps musiciens sont figurés par ses pantomimes, etc. – sont par conséquent tantôt l’exposition d’une passivité du sujet, tantôt l’exposant d’une activité impersonnelle.

Mais revenons à cette séquence de Scared Stiff qui nous a intéressé, car elle pourrait indiquer un ultime niveau d’appropriation par synchronisation. La chanson est entendue par tous les personnages de la scène, et entendue de la même manière que nous, spectateurs, l’entendons, c’est-à-dire avec les interférences provoquées par Jerry Lewis. Cependant, cette chanson n’a pas la couleur acoustique de l’espace fictionnel : elle sort tout droit de l’espace du dispositif. Par la synchronisation de la voix et du corps, et plus encore par la mastication de la voix par le corps, Jerry Lewis vient d’absorber l’espace fictionnel pour le ramener à son seul corps, à sa seule bouche, en même temps qu’il étend sa bouche à tout l’espace du dispositif, pour mieux se l’approprier : ce n’est pas simplement cette voix phonographique qui passe par sa bouche, mais la bande sonore du film. On vient d’accéder à une forme supérieure de synchronisation, supérieure au fond à celle du playback, et que Jerry Lewis va mettre en oeuvre ailleurs encore. Son procédé : augmenter sa puissance de captation, de dissonance et de réfraction, en étendant, par la synchronisation, son corps à tout le dispositif.

Ce sera le cas dans You’re Never Too Young. Voulant éloigner Dean Martin pour mieux lui voler sa fiancée, Jerry Lewis s’empare d’un standard téléphonique, demandant à l’épouse d’un militaire haut placé de faire appeler son rival sous les drapeaux. Si ce stratagème réussit, c’est parce que Jerry Lewis vient de s’emparer de la voix de la meilleure amie de son interlocutrice pour mieux la tromper. Mais Jerry Lewis n’imite pas la voix de cette amie ni ne fait entendre un enregistrement qu’il aurait en sa possession, sous forme de disque ou de cassette. Non, Jerry Lewis exproprie un personnage de sa voix en s’appropriant d’abord et avant tout le dispositif du cinéma : c’est la voix de cette femme ou de l’actrice qui postsynchronise ou remplace la voix de Jerry Lewis. Ou, en une forme de postsynchronisation inversée, Lewis met son corps sur la voix enregistrée de cette femme. En un sens, l’écran, la pellicule, le plan filmique, la synchronisation de l’image et du son sont devenus pour l’acteur Jerry Lewis un switchboard : un tableau, un plan, une planche, la scène d’un changement, d’un échange, d’un aiguillage (Fig. 4).

Fig. 4

Photogramme tiré de You’re Never Too Young (Norman Taurog, 1955).

© Paramount Pictures

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C’était d’abord par toutes ses torsions et contorsions que le corps pouvait capter des matériaux et construire ainsi une subjectivité ; c’est maintenant par son identification au dispositif du cinéma, aux torsions et contorsions du dispositif, qu’il peut le faire : superposition d’une voix de femme, avec son souvenir de corps, au corps d’un homme taisant sa voix pour ne garder que les mouvements visibles de la production vocale. Mais puisque le corps était déjà une belle machine à capturer et à faire dissoner des matériaux, à les réfracter au dehors pour mieux en faire un dedans (et non pas à protéger et conserver l’intériorité), la synchronisation avec une machine et ses pièces n’a rien d’une instrumentalisation. Ces répétitions de traits intensifs captés, c’est-à-dire non seulement recueillis et fixés, mais pris, saisis, volés à des personnages, à des types, et souvent à des figures de la culture populaire ; ces répétitions qui seront immédiatement enregistrées et qui vont produire des dissonances et des réfractions – ces répétitions sont en soi un processus de subjectivation. Dans la synchronisation, « quelque chose se laisse repérer qui est de l’ordre d’un sujet », étrange, sans identité fixe, naissant des états qu’il consomme, et renaissant à chaque état, sujet de volupté, sujet d’une émotion matérielle[37]. Ce que tire Jerry Lewis de ces instants critiques de synchronisation, c’est d’abord un plaisir ; ou, pour le dire mieux, on peut tirer un Jerry Lewis comme résultat (plaisir, joie) de ces synchronisations.

* * *

En un certain sens, toutes ces captations, dissonances et réfractions obtenues par synchronisation de l’image (du corps) et du son (de la voix propre, imitée, reproduite, instrumentale ou musicale) font paradoxalement de Jerry Lewis l’héritier du style de jeu appartenant au cinéma muet, un style qui, aux yeux du critique Ricciotto Canudo, était l’essence même du jeu au cinéma, dans la mesure où « la convulsion paroxystique de l’action » était la meilleure expression de la matière et de la forme de la vie moderne : la vitesse et la précision[38]. Depuis son premier article publié en 1908, « Le triomphe du cinématographe », jusqu’à « Vedettes de cinéma » publié en 1923, peu de temps avant sa mort, Canudo dans ses analyses fait des acteurs de cinéma des « héros du rythme », capables d’incarnations rythmiques de la vitesse, c’est-à-dire capables de figurer des contractions violentes et saccadées, des contractions de mouvements, de gestes, d’actions se succédant à un rythme irrégulier, plus ou moins accéléré, plus ou moins désordonné, échappant aux carrures d’un développement logique et pragmatique de l’action ou à la cadence du drame psychologique. Contrairement aux acteurs de théâtre ou aux danseurs classiques, et contrairement aux figures de la peinture ou de la sculpture, les acteurs de cinéma ne styliseraient plus la vie suivant des états psychologiques ou des poses immobiles, mais dans le maximum de mobilité qu’offre une convulsion. Quiconque a le souvenir d’un film dit muet reconnaît ici à la fois le jeu des acteurs entre 1908 et 1923, et les rythmes irréguliers du dispositif de projection de la même époque. Mais, pour Canudo, il semble que cette convulsion soit plus profonde qu’un style de jeu daté ou que l’effet d’une technique : cette convulsion est l’essence même du jeu au cinéma, qui conditionne tous les styles et survit à toutes les techniques.

Sans revenir à un discours ontologique, on peut dire que Jerry Lewis retrouve cette convulsion au coeur de la synchronisation et, dans cette convulsion, une (dé)raison pratique. Il s’agit de passer d’un désir ou d’un état à l’autre, et de le faire de séquence en séquence, de plan en plan, ou dans la durée d’une seule prise de vue, sans aucun développement psychologique et sans aucune transformation dramatique pour assurer le passage. Cela ne fait pas de la convulsion la conséquence d’un mauvais scénario ou d’une mauvaise mise en scène, mais bien une forme de liberté éthique conquise au cinéma et grâce à une configuration audio-visuelle – grâce à la synchronisation de l’enregistrement d’une voix de femme avec le corps nerveux d’un homme adulte figurant un enfant.

Mais Canudo n’en reste pas là puisqu’il se demande également comment la convulsion peut devenir un rythme vivable. Ce sont encore les gestes de l’acteur qui lui donnent la réponse. Canudo y trouve une articulation entre deux extrêmes, entre le plus expressif (dans la convulsion) et le plus synthétique (dans la précision). D’une part, Canudo voit bien que l’expression est portée à des extrêmes par les convulsions, au risque des plus bêtes éparpillements ; mais, d’autre part, il voit que ces convulsions sont synthétisées par la précision du cinématographe – et c’est cette précision qui rend vivables les convulsions, qui fait de la saccade des convulsions un rythme de vie. D’un côté le spectateur a droit à des scènes tumultueuses, mouvementées, qui se déroulent avec une précipitation et une rapidité impossibles dans la réalité ; de l’autre ces mêmes scènes sont mathématiques, d’une précision d’horlogerie. La gestuelle peut être compliquée ou perplexe, elle reste toujours sûre. Cette précision, Canudo la découvre évidemment dans la répétition du même, de projection en projection, mais aussi dans le plan, comme bloc de mouvement contraint par la pression d’une durée. Pour Canudo, un plan, c’est une composition réglée, qui fait bloc et se retrouve rigoureusement et irrémédiablement lancée dans un temps aussi implacable que celui de la musique[39].

Quand Jerry Lewis ne se contente plus d’imiter des voix ou de bouger les lèvres au rythme d’une chanson sortie d’un phonographe ou d’une radio, il s’empare d’une voix ou d’une musique sortie du dispositif même du film et de sa projection. Alors, la précision mathématique de la synchronisation donne à ses contractions de mouvements, de gestes et d’actions la consistance d’un bloc de mouvement contraint par la pression d’une durée, c’est-à-dire la consistance du mouvement de la projection même du plan. Et c’est sans doute pourquoi toutes les pantomimes de Lewis tendent vers ces scènes où il danse sur une musique enregistrée, à moitié musique d’écran, à moitié musique de fosse. Tout comme elles tendent également vers leur degré supérieur : la synchronisation de chacun de ses tics et de chacune de ses grimaces, de chacun de ses pas ébauchés ou virtuoses, quand les plus petites altérations du matériau musical prêtent à son corps en mouvement l’étendue projetée du plan et la durée projetée de l’image. En fondant le paradoxe du comédien sur la logique d’un rapport audio-visuel, Jerry Lewis transforme le jeu de l’acteur de cinéma en un art de l’écran[40].