Corps de l’article

Chez les musiciens, la notion de synchronisation n’est pas vraiment utilisée avant la deuxième moitié du 20e siècle lorsque les nouvelles machines à son imposent la nécessité de faire coïncider pendant le concert bandes enregistrées et jeu des exécutants, ou bien de réunir les diverses pistes d’un enregistrement. Auparavant, c’est le mot ensemble qui est plutôt employé pour désigner tout ce qui concerne la coordination, que ce soit pour les deux mains d’un pianiste ou pour le jeu simultané d’un groupe de musiciens. Dans ce dernier cas, les deux domaines où la question se pose avec le plus d’acuité sont celui des pratiques instrumentales collectives et celui du théâtre lyrique.

S’il va de soi que les musiciens ont toujours cherché à jouer ou à chanter ensemble, le résultat sonore n’a pas forcément toujours été proche de ce que nous sommes habitués à entendre aujourd’hui. Lors de nos recherches sur les premières institutions musicales de Genève[1], nous avions été surpris de trouver à plusieurs reprises dans des comptes rendus de concerts des remarques récurrentes de journalistes s’extasiant sur le fait que l’orchestre de la Société de Musique ou celui du Conservatoire avaient réussi à jouer avec ensemble ou étaient arrivés à rendre parfaitement les piano et les forte[2]. Même si ces orchestres étaient composés pour plus de moitié d’amateurs, ces jugements nous avaient laissé perplexe.

Des remarques du même genre découvertes plus tard sous la plume de critiques parisiens à propos de formations réputées excellentes augmentèrent notre trouble et nous amenèrent à formuler cette hypothèse que le fait de ne pas jouer comme un seul homme ou de ne pas respecter les nuances à la lettre n’était peut-être pas un accident, mais relevait d’une manière de faire la musique probablement commune à toute l’Europe et qui entra en crise dans le premier tiers du 19e siècle. À défaut de pouvoir traiter le problème à l’échelle continentale, nous proposerons ici d’approfondir la question du jeu d’ensemble à partir de documents parisiens et genevois. Notre démarche consistera à aller du connu vers l’inconnu, ou du moins vers le mal connu, en remontant du jeu d’ensemble – dans la conception qui est encore la nôtre – jusqu’à des manières disparues de pratiquer collectivement la musique orchestrale.

Diviser pour mieux coordonner

Pour comprendre les causes de l’évolution de la pratique orchestrale dans le courant du 19e siècle, nous laisserons de côté les concerts pour nous intéresser aux séances de répétition. Dès la fin du siècle, de nombreux documents permettent de reconstituer avec une grande précision la manière dont les ensembles instrumentaux organisaient leur travail. Les archives des sociétés d’orchestre fourmillent de registres, de listes, de procès-verbaux, de règlements donnant des informations précieuses sur le nombre de musiciens, le temps de répétition, les oeuvres programmées ou le rôle du chef d’orchestre[3]. Des témoignages de musiciens permettent de compléter le tableau[4].

À la lecture de ces textes, on ne découvre finalement rien de surprenant : la manière de travailler des orchestres se caractérisait déjà par la division des tâches qui est encore en vigueur de nos jours. Le procédé des répétitions partielles avait été décrit pour la première fois par Hector Berlioz. À propos de l’orchestre idéal qu’il décrivait dans un article de 1834, le compositeur et critique conseillait :

Si vous voulez obtenir une exécution parfaite, gardez-vous de le faire répéter en masse comme on s’est obstiné à le faire jusqu’à ce jour, employez au contraire, pour les instruments à cordes, le même moyen appliqué journellement à l’instruction des choeurs ; que chaque partie répète isolément d’abord ; un jour les premiers violons, un autre jour les seconds, puis les altos, puis les basses, faites enfin répéter une fois les instruments à vent, et avec une seule répétition générale vous êtes sûr d’obtenir de la masse un résultat incomparablement supérieur à celui que six ou sept séances, suivant la méthode ordinaire, vous auraient donné[5].

La question passionne Berlioz qui mentionne régulièrement dans sa correspondance les solutions imaginées pour améliorer l’efficacité des répétitions[6] et publie la formulation définitive de la nouvelle technique de travail collectif dans l’opuscule L’art du chef d’orchestre qui complète la deuxième édition du Grand traité d’instrumentation (1856) :

Le système de répétition à établir pour cet orchestre colossal [827 exécutants] ne saurait être douteux : c’est celui qu’il faut adopter toutes les fois qu’il s’agit de monter un ouvrage de grandes dimensions, dont le plan est complexe et dont certaines parties ou l’ensemble offrent des difficultés d’exécution: c’est le système des répétitions partielles. Voici donc comment le chef d’orchestre procédera dans ce travail analytique. Je suppose qu’il connaît à fond et jusque dans ses moindres détails la partition qu’il va faire exécuter. Il nommera d’abord deux sous-chefs qui devront, en marquant les temps de la mesure dans les répétitions d’ensemble, avoir continuellement les yeux sur lui, pour communiquer le mouvement aux masses trop éloignées du centre. Il choisira ensuite des répétiteurs pour chacun des groupes vocaux et instrumentaux. Il les fera répéter eux-mêmes préliminairement pour les bien instruire de la manière dont ils doivent diriger la part des études qui leur est confiée.

Le premier fera répéter isolément les premiers soprani, ensuite les seconds, puis les premiers et les seconds ensemble. Le second répétiteur exercera de la même façon les ténors premiers et seconds. Il en sera ainsi du troisième pour les basses. Après quoi on formera trois choeurs composés chacun d’un tiers de la masse totale ; puis enfin le choeur sera exercé dans son entier.

On se servira pour accompagner ces études chorales soit d’un orgue, soit d’un piano aidé de quelques instruments à cordes, violons et basses.

Les sous-chefs et les répétiteurs de l’orchestre exerceront isolément d’après la même méthode :

  • 1° Les violons premiers et seconds séparément, puis tous les violons réunis.

  • 2° Les altos, violoncelles et contrebasses séparément, puis tous ensemble.

  • 3° La masse entière des instruments à archet.

  • 4° Les harpes seules.

  • 5° Les pianos seuls.

  • 6° Les harpes et pianos réunis.

  • 7° Les instruments à vent (de bois) seuls.

  • 8° Les instruments à vent (de cuivre) seuls.

  • 9° Tous les instruments à vent réunis.

  • 10° Les instruments à percussion seuls, en enseignant surtout aux timbaliers à bien accorder leurs timbales.

  • 11° Les instruments à percussion réunis aux instruments à vent.

  • 12° Enfin toute la masse instrumentale et vocale réunie sous la direction du chef d’orchestre.

Ce procédé aura pour résultat d’amener d’abord une exécution excellente qu’on n’obtiendrait pas avec l’ancien système d’études collectives, et de n’exiger de chaque exécutant que quatre répétitions au plus. Qu’on ne néglige pas en pareil cas de répandre à profusion des diapasons dans l’orchestre ; c’est le seul moyen de maintenir bien exactement l’accord de cette foule d’instruments de nature et de tempéraments si divers[7].

Pour mettre en marche une foule considérable de musiciens, Berlioz adopte une discipline ostensiblement inspirée du modèle militaire : décisions confiées à un seul commandant, distribution hiérarchique des responsabilités (au concert aussi bien que pendant la période de répétition), agenda de travail à la rigueur martiale. Bien plus que tout autre paramètre, c’est la faculté à jouer ensemble qui obsède Berlioz. Il n’est pas question dans ses prescriptions de dynamiques, de couleurs sonores, de phrasés ou d’équilibres entre les divers groupes instrumentaux, à peine de justesse (justesse que l’emploi de plusieurs diapasons permettra de contrôler). Ce que la méthode organise, c’est essentiellement une battue unique : répéter, c’est imposer le même mouvement à tous.

Pour désigner son entreprise de rationalisation du labeur commun, Berlioz parle d’un « travail analytique ». Le choix de l’épithète vaut d’être commenté. Aux discours exégétiques qui accompagnent de plus en plus la pratique auditive[8], ferait pendant une organisation systématique du travail instrumental qui dissèque l’oeuvre sans tenir compte de l’étrange effet que peut produire, pour tel ou tel groupe de musiciens, l’exécution d’une partie incomplète de la partition. Les parties de remplissage apparaissent en effet à nu, et pendant plusieurs jours l’oeuvre ne sonne que partiellement. Le théoricien des études orchestrales n’en a que faire. Le plan de travail proposé par Berlioz est une décomposition abstraite de l’orchestre par familles instrumentales, ce qui transforme l’étude en un long tunnel d’ennui, tous les musiciens étant sommés de prendre leur mal en patience en attendant que l’on remette ensemble les parties dissociées du tout.

La pratique initiée par Berlioz et quelques autres[9] se répand à travers l’Europe dans la deuxième moitié du siècle. Lorsque Franz Liszt édite la collection de ses poèmes symphoniques en 1856, il rédige une préface détaillée adressée au chef d’orchestre qui comprend un paragraphe entier consacré à l’organisation des études. Il y recommande avec insistance l’emploi « des répétitions partielles des instruments à cordes, à vent, en cuivre, et à percussion. Par cette méthode de la division du travail on épargnera du temps en facilitant aux exécutants l’intelligence de l’ouvrage[10]. »

L’efficacité de la nouvelle méthode était telle qu’elle n’a, depuis, jamais été abandonnée. On peut toutefois se demander pourquoi l’idée d’une organisation systématique du travail instrumental est apparue si tardivement alors que les sociétés d’orchestre proliféraient en Europe depuis plus d’un siècle et que les opéras donnés à l’Académie de Musique ou à l’Opéra-Comique posaient dès les années 1810-1820 des problèmes de coordination très délicats[11].

Machines sonores

Nous venons d’évoquer le rôle déterminant d’Hector Berlioz dans la réforme du travail musical d’ensemble. Passionné d’orchestre, l’auteur d’Harold en Italie (1834) explore les plus subtils mélanges de timbres en tant que compositeur. Il les explique aussi, et son Grand traité d’instrumentation moderne (1843, augmenté en 1855) fait très vite référence. Il s’impose enfin comme un technicien averti des pratiques d’ensemble, à la fois comme praticien et comme théoricien[12]. Car à d’innombrables reprises, Berlioz se produit en public, bâton ou baguette en main, à la tête de formations souvent importantes et quelquefois gigantesques. Comme beaucoup de ses contemporains, le musicien cultive, en effet, le goût de ce qu’on appelle alors les concerts monstres.

L’inflation des effets sonores (dans les ouvertures à percussions de Rossini réputées assourdissantes ou dans les oeuvres de Berlioz que les caricaturistes montrent jouant du canon) engendre un problème technique inédit : comment ajuster l’immensité des lieux de concert aux contraintes du jeu d’ensemble qui était fondé jusque-là sur la possibilité de s’entendre et de se voir dans des salles infiniment plus modestes ? Les fêtes révolutionnaires n’en avaient donné qu’un avant-goût. Les Expositions universelles placèrent la barre plus haut encore : avec toujours plus d’exécutants, des foules incommensurables d’auditeurs, des lieux sans cesse plus vastes aux acoustiques souvent problématiques. Berlioz trouva dans ces manifestations babyloniennes une occasion inespérée de mettre à l’épreuve ses rêves d’orchestres géants (Fig. 1).

Fig. 1

« Salles de l’Exposition de l’industrie. – Grand Festival de l’Industrie, dirigé par M. Berlioz », L’Illustration, 10 août 1844, p. 372.

-> Voir la liste des figures

C’est dans le Palais de l’Industrie que l’Impériale est créée lors de la cérémonie de clôture de l’Exposition universelle qui se déroule le 15 novembre 1855. Devant 30 000 invités et exposants, 1 200 musiciens (dont 700 chanteurs) placés derrière le trône entonnent l’hymne d’allégeance au régime mis en musique par Berlioz. Le compositeur – dont se fut certainement l’un des plus grands jours de gloire – nous a laissé un récit circonstancié de l’épisode :

J’avais placé, dans une galerie élevée derrière le trône, douze cents musiciens qu’on entendit fort peu. Mais le jour de la cérémonie, l’effet musical était de si mince importance, qu’au milieu du premier morceau (la cantate l’Impériale que j’avais écrite pour la circonstance), on vint m’interrompre et me forcer d’arrêter l’orchestre au moment le plus intéressant, parce que le prince avait son discours à prononcer et que la musique durait trop longtemps… Le lendemain, le public payant était admis. On fit soixante-quinze mille francs de recette. Nous avions fait descendre l’orchestre qui, bien disposé cette fois dans la partie inférieure de la salle, produisit un excellent effet. Ce jour-là on n’interrompit pas la cantate, et je pus allumer le bouquet de mon feu d’artifice musical. J’avais fait venir de Bruxelles un mécanicien à moi connu [Henri Verbrugghen], qui m’installa un métronome électrique à cinq branches. Par le simple mouvement d’un doigt de ma main gauche, tout en me servant du bâton conducteur avec la droite, je pus ainsi marquer la mesure à cinq points différents et fort distants les uns des autres, du vaste espace occupé par les exécutants. Cinq sous-chefs recevant mon mouvement par les fils électriques, le communiquaient aussitôt aux groupes dont la direction leur était confiée. L’ensemble fut merveilleux. Depuis lors, la plupart des théâtres lyriques ont adopté l’emploi du métronome électrique pour l’exécution des choeurs placés derrière la scène, et quand les maîtres de chant ne peuvent ni voir la mesure ni entendre l’orchestre. L’Opéra seul s’y était refusé ; mais quand j’y dirigeai les répétitions d’Alceste, j’obtins l’adoption de ce précieux instrument. Il y eut, à ces concerts du Palais de l’Industrie, de beaux effets produits par les morceaux dont les harmonies étaient larges et les mouvements un peu lents. Les principaux, autant qu’il m’en souvienne, furent ceux du choeur d’Armide: Jamais, dans ces beaux lieux, du Tibi omnes de mon Te Deum, et de l’Apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale[13].

Depuis longtemps, on pratiquait la technique du relais au théâtre : un chef de chant se tenait dans la coulisse et battait la mesure, partition en main et oreille à l’affût de ce qui se passait dans la fosse d’orchestre, à destination des artistes cachés à la vue du public[14]. Au Palais de l’Industrie, un tel secours n’est plus envisageable. Le discrédit semble frapper la faillibilité humaine, à laquelle l’organisateur préfère la régularité de l’énergie électrique combinée à un mécanisme d’horloger – ce qui valut au dispositif les sarcasmes de la presse satirique (Fig. 2 et 3).

Fig. 2

Cham [Amédée-Charles-Henri comte de NOE], « Croquis », Le Charivari, 2 décembre 1855, p. 3 (gauche)

-> Voir la liste des figures

Fig. 3

Cham, « Croquis », Le Charivari, 7 décembre 1862, p. 3 (droite).

-> Voir la liste des figures

La machine à administrer le mouvement est une utopie technique réalisée. Dans une lettre de mars 1855, Berlioz parle du métronome électrique de Verbrugghen comme d’une « découverte, que j’appellais depuis dix ans et que j’ai indiquée dans ma nouvelle d’Euphonia, des Soirées de l’Orchestre, [qui] est de la plus haute importance pour les compositeurs[15] ». Dans un geste prométhéen, le créateur réussissait à dépasser le principal obstacle matériel à la maîtrise des déflagrations sonores : la mise au pas de masses disposées sur une surface que l’oeil ne parvenait plus à embrasser totalement. La machine de Verbrugghen offrait la possibilité d’homogénéiser l’espace, de le quadriller pour le soumettre à l’ordre temporel impulsé du bout du doigt par un seul homme – le chef d’orchestre.

L’invention du métronome électrique n’était que la phase ultime d’une reprise en main du temps musical commencée au début du siècle, et dont le métronome de Johann Nepomuk Maelzel est demeuré l’instrument emblématique[16]. La nouvelle machine normalisait la transmission des volontés du compositeur, que ce soit à destination du musicien seul ou pour un collectif. La généralisation du métronome dès le milieu du 19e siècle mit fin à la souplesse agogique qui fut repoussée aux marges de la performance. Comme la plupart de ses collègues, Berlioz recourut abondamment à l’outil[17]. Pour affirmer son pouvoir de créateur, à une époque où le compositeur devenait la pierre de touche du système musical, mais aussi parce que l’exactitude était dorénavant perçue comme une vertu. En 1828, dans un article consacré aux problèmes posés par l’exécution musicale, François-Joseph Fétis écrivait :

Une certaine nonchalance naturelle fait que les exécutan[t]s donnent généralement peu d’attention à la valeur réelle des notes ; rarement on rend cette valeur comme elle est écrite. Par exemple, dans les mouvemen[t]s un peu vifs, une noire suivie d’un soupir s’exécute comme une blanche par un grand nombre de musiciens, et cependant la différence est très notable pour l’effet, bien qu’elle soit indifférente pour la mesure. Ces sortes de fautes se multiplient à l’infini et l’on en tient peu de compte ; néanmoins elles nuisent beaucoup à la netteté des perceptions du public. Pour sentir la nécessité de s’en abstenir, les exécutan[t]s devraient se souvenir qu’ils sont appelés à rendre les intentions des auteurs sans aucune modification. L’exactitude est non seulement un devoir, elle est aussi un moyen fort commode de contribuer, chacun en ce qui le concerne, à une exécution parfaite[18].

Les remarques du critique renvoient toutes plus ou moins directement à la religion du texte qui est en train de s’installer dans les milieux musicaux les plus avancés. L’idéal recherché est celui d’une prononciation au plus près de la partition, adressée à des auditeurs eux-mêmes avides de netteté. La transparence et surtout la littéralité du texte seront les deux piliers de l’exécution moderne[19]. Dans sa somme sur les pianistes contemporains, Antoine Marmontel loue le scrupule des musiciens formés par Mme Farrenc qui « se distinguaient par la régularité et la netteté irréprochable de leur jeu, le mécanisme excellent, l’accentuation juste qui n’avait rien jamais d’exagéré, enfin la lettre écrite observée avec une exactitude, un soin religieux[20] ».

Tandis que se répand l’idée que la haute valeur morale des oeuvres artistiques impose le respect scrupuleux du texte sorti de la plume des créateurs, le métronome ou le diapason (cette machine à ajuster universellement la hauteur des sons) apparaissent comme les moyens objectifs de la célébration des génies, et bientôt de l’exécution de la musique en général. Effort et sacrifice sont les maîtres mots des nouvelles pratiques. Pour faire jouer comme un seul homme une armée de musiciens lors de la création de l’Impériale en 1855, Berlioz aura consacré neuf jours, bâton en main, de 9 heures du matin à 4 heures du soir, aux « répétitions spéciales pour chaque partie vocale et instrumentale[21] ». Dans ses Mémoires, le compositeur raconte qu’en 1844, dirigeant un concert au Festival de l’Industrie, il avait fait recommencer un passage « dix-huit ou vingt fois, ce qu’on n’eût pas pu faire si l’orchestre entier eût été présent[22] ». Dressés à l’obéissance, les musiciens du rang supportent sans broncher la ratiocination systématique à laquelle se réduisent maintenant les études d’ensemble.

Être ensemble ou jouer ensemble ?

Le passage de chefs d’orchestre violonistes à des virtuoses de la baguette a été beaucoup étudié[23]. Il est le symptôme de l’augmentation de la complexité polyphonique des partitions, en particulier à partir des symphonies de Beethoven. Dès le milieu du siècle, les oeuvres modernes nécessitent un responsable extérieur au jeu instrumental pour conduire en bon ordre des ensembles qui dépassent de plus en plus fréquemment les soixante musiciens. Beaucoup a aussi été écrit sur la figure nouvelle du directeur d’orchestre, sur son pouvoir, sur le charisme de cette incarnation la plus voyante du génie musical et sur le culte de la personnalité qu’il a provoqué[24].

Derrière l’abandon de la direction confiée à un membre de l’orchestre placé au sein de l’orchestre lui-même (un violoniste tenant sa partie et donnant à ses collègues des indications très générales)[25], se joue une véritable révolution des pratiques collectives (Fig. 4). Malheureusement, la manière ancienne de pratiquer l’orchestre n’a guère été théorisée et les premiers traités abordant le sujet dans la première moitié du 19e siècle ont été rédigés par les partisans de la nouvelle direction d’orchestre, qui ont rarement détaillé les antiques usages. Un seul ouvrage fait exception, qui parle encore, dans les années 1840, d’une manière de répéter qui disparaîtra peu de temps après. Il s’agit du Manuel de musique militaire de Georges Kastner qui contient un long développement consacré à la manière de faire travailler un orchestre.

Fig. 4

Ouverture du Barbier de Séville à Grand Orchestre. Musique de Rossini, Paris, Pacini, [s.d.]. Partie de premier violon-conducteur, Conservatoire de Musique de Genève [C 93].

-> Voir la liste des figures

Au cours de la première répétition, le chef « se bornera à donner à ses musiciens un aperçu général de l’ensemble[26] ». Pour cette première lecture, on n’insistera pas « sur l’observation des nuances ; mais on fera bien, dès lors, de fixer le degré de mouvement dans sa plus stricte exactitude, et de tenir à ce qu’il soit tout le temps rigoureusement observé[27] ». La tendance naturelle des jeunes à presser et des plus âgés à ralentir pourrait créer une cacophonie sans la vigilance de chaque instant du chef d’orchestre. La deuxième fonction assignée au premier déchiffrage est la correction des fautes de copie les plus grossières, qui seront totalement éliminées lors de la deuxième répétition. Ce n’est que dans les séances suivantes que l’on s’efforcera de respecter les nuances et « de donner au morceau la physionomie qui lui convient[28] ». À cette fin, Kastner énonce une règle de travail qui semble inhabituelle à son époque :

Tout ce qui serait indiqué par les exécutants, mal à propos, faiblement ou contrairement aux intentions de l’auteur, doit immédiatement donner lieu à la répétition du trait ou du passage manqué. C’est par cet excès de sévérité que le chef de musique parviendra à tirer un bon parti de ses répétitions, et qu’il sera dispensé d’en porter le nombre au-delà du chiffre que rien n’oblige à dépasser quand elles sont bien faites[29].

Les recommandations de Kastner et sa prudence, lorsqu’il s’agit d’exiger l’acharnement du groupe quand une difficulté se présente, permettent de déduire le mode de travail en vigueur jusque-là. Il semble qu’il ait consisté à redire l’oeuvre complète jusqu’à ce qu’elle soit sue, et non à reprendre dans le détail les passages les plus ardus. Cette manière de procéder (par une lente accoutumance) pourrait être perçue comme l’état archaïque qui a précédé la venue de la raison (technique) souhaitée par les théoriciens de l’orchestre des années 1840-1850. Vision téléologique, évidemment, puisque bien d’autres causes ont déterminé l’instauration et la perpétuation, pendant tout le 18e siècle et le début du siècle suivant, d’un travail de groupe privilégiant la totalité sur la segmentation.

Pour saisir cette évolution sans commettre d’anachronismes, il faut se tourner vers ceux qui tiennent le haut du pavé jusqu’au milieu du 19e siècle : les amateurs. Alors qu’ils s’étaient côtoyés dans les orchestres pendant la deuxième moitié du 18e siècle et jusque dans les premières décennies du siècle suivant, les amateurs, à l’époque de Berlioz et de Kastner, sont de plus en plus séparés des professionnels. La Société des Concerts du Conservatoire de Paris ayant éclipsé ses concurrentes, on oublie souvent qu’elle fut l’une des très rares formations orchestrales composée exclusivement de musiciens de métier[30]. À la fin du siècle au contraire, le paysage musical est majoritairement composé de sociétés de « purs » amateurs encadrés par quelques professionnels[31]. Le phénomène eut des conséquences considérables sur la pratique d’orchestre, puisque comme on le vérifie dans les comptes rendus de concerts publiés dans la presse, les auditeurs eurent tendance à distinguer plus sévèrement les prestations des virtuoses de celles des musiciens aux capacités techniques moins assurées.

Dans les premiers temps de la Société de Musique de Genève fondée en 1823, les responsables mènent un combat de chaque jour pour imposer aux sociétaires de nouvelles règles de comportement :

On demande que la police de l’orchestre soit mieux observée, que chacun de ses membres assiste régulièrement à toutes les répétitions et aux assemblées musicales ; qu’ils ne s’en aillent pas avant la fin des répétitions ; qu’ils ne quittent point l’orchestre pendant les assemblées musicales ; qu’ils observent le plus grand silence en étant à leurs places et qu’ils soyent attentifs aux directions et aux injonctions du chef d’orchestre[32].

La difficulté à exiger une discipline collective montre que ce sont de tout autres règles qui gouvernaient auparavant les conduites des amateurs, à savoir les lois de la sociabilité mondaine. Pour les notables genevois qui constituent la majorité des membres de l’orchestre de la Société de Musique de Genève, être ensemble compte plus que jouer parfaitement ensemble. Les réunions musicales s’assimilent à des rencontres mondaines où l’on se rend épisodiquement sans poursuivre un intérêt artistique commun et où l’on discute à voix haute sans s’inquiéter du travail en cours de ses voisins de pupitre.

Un an après la création de la société, à la suite d’un changement de disposition de l’orchestre et du public dans les deux salons utilisés pour les activités de l’institution, certains membres se plaignent que la nouvelle configuration des lieux a l’inconvénient « de cacher aux spectateurs une grande partie de l’orchestre et de priver l’orchestre lui-même de la vue des auditeurs. On craint que cette dernière raison ne produise un fâcheux effet sur les exécutants et ne les indispose au point de les rendre moins assidus aux assemblées, en les privant d’une partie de l’agrément qu’ils y trouvaient auparavant[33]. » Pour cette assemblée d’amateurs (qui ne compte qu’une dizaine de musiciens salariés[34]), s’adonner à la vie mondaine dans un salon aménagé en salle de concert est aussi important que de se plier aux exigences de l’art pour l’art naissant.

Le comité décide d’aller juger sur place à la prochaine séance et déclare que, s’il est satisfait, il exhortera les musiciens pour leur faire comprendre les avantages de la nouvelle disposition « et combien il est important que chacun fasse en particulier quelque sacrifice au bien général et surtout à celui du public qui gagne évidemment à ce changement et qu’il faut contenter avant tout, parce que de lui dépend l’existence de la Société[35] ». L’épisode est le signe avant-coureur d’une mutation qui sera achevée au milieu du siècle : le passage d’une sociabilité se définissant par l’urbanité et la conversation (verbale ou instrumentale)[36] à une véritable discipline artistique, fondée sur la virtuosité technique et le sacrifice à la cause supérieure de l’art.

Le phénomène est particulièrement saillant dans le domaine de l’organisation des répétitions, nous l’avons vu. Il se manifeste aussi dans les dictionnaires de musique à l’entrée « ensemble ». En 1787, J. J. O. de Meude-Monpas définit ainsi le terme :

Ensemble, adv. souvent pris substantivement. C’est l’union parfaite de tous les instruments. Or, rien n’est plus rare que l’ensemble des parties concertantes ; 1° parce que l’Orchestre n’est pas toujours bien placé, bien distribué ; 2° parce qu’il est presque impossible de supposer dans un grand nombre de Musiciens une organisation qui soit une ; 3° parce qu’il faudroit répéter cent fois un morceau d’effet, pour que l’Orchestre pût en bien saisir l’effet. Et enfin parce que la vibration des différents instruments et corps sonores qui composent un Orchestre n’étant pas et ne pouvant pas être la même, il s’ensuit de-là plus de bruit que d’effet. Au reste, voyez l’articleHarmonie[37].

L’objectif d’un orchestre dont les membres seraient parfaitement synchronisés est d’office posé comme inatteignable. Tout simplement parce que le moyen qui garantirait le succès – d’arides séances de répétition – est impensable dans une économie du divertissement où la musique d’orchestre est encore un art d’agrément, et de surcroît dans un système expressif fondé sur l’éloquence individuelle. N’oublions pas qu’une symphonie est alors un discours tenu par une multitude dont chaque élément refuse de se confondre avec ses semblables. C’est du moins dans ce sens que l’on peut lire la définition que Jean-Jacques Rousseau donne du mot « ensemble », définition que l’on retrouve dans la plupart des dictionnaires de musique jusqu’au milieu du 19e siècle et qui met l’accent sur la responsabilité individuelle, mais à aucun moment sur la capacité à fusionner avec les autres :

L’ensemble ne dépend pas seulement de l’habileté avec laquelle chacun lit sa partie, mais de l’intelligence avec laquelle il en sent le caractère particulier, & la liaison avec le tout ; soit pour phraser avec exactitude, soit pour suivre la précision des mouvemens, soit pour saisir le moment & les nuances des fort & des doux ; soit enfin pour ajouter aux ornemens marqués, ceux qui sont si nécessairement supposés par l’auteur, qu’il n’est permis à personne de les omettre[38].

Le travail de coordination relève, selon Rousseau, des « maîtres de musique, conducteurs & chefs d’orchestre, qui doivent guider, ou retenir ou presser les musiciens pour mettre par-tout l’ensemble[39] ». Une fois encore, les paramètres non agogiques sont totalement négligés, ou du moins leur respect est laissé à la responsabilité de chaque instrumentiste, comme le suggérait le précédent fragment cité. Celui qui dirige l’orchestre ne se préoccupe pas d’imprimer l’homogénéité du timbre ou de suggérer la concordance des phrasés. Plus encore qu’au moment des répétitions, son action se déroule principalement au cours de la performance, grâce à une « certaine charge d’exécution » (c’est-à-dire une exagération du jeu) qui sert au premier violon à donner à « toutes les oreilles[40] » le caractère de la pièce.

La lecture cursive semble être demeurée le moyen le plus courant de concevoir l’exécution d’ensemble jusqu’au milieu du 19e siècle. On en trouve la confirmation implicite dans l’apparition tardive, dans les matériels d’orchestre, des lettres ou des chiffres repères. Il semble que ce soit dans les opéras de Giacomo Meyerbeer, équivalents alors en difficulté aux symphonies ou aux derniers quatuors de Beethoven dans la sphère de la musique instrumentale, que les premiers essais aient été tentés. Pour le Prophète, les répétitions s’étirent depuis le 12 novembre 1848 (mention de la première répétition avec les chanteurs[41]) jusqu’à la veille de la création le 16 avril 1849 – soit une durée de six mois. Arrivé au terme du labeur, Meyerbeer fait paraître dans la presse la lettre qu’il avait adressée à Narcisse Girard (chef d’orchestre de l’Opéra) pour le remercier ainsi que les musiciens de l’intense effort fourni pendant plusieurs mois[42]. Meyerbeer y exprime sa reconnaissance aux artistes de l’orchestre « pour le zèle infatigable dont ils m’ont donné des preuves incessantes pendant la longue durée de répétitions si fatigantes, et pour le dévouement loyal et tout artistique par lequel ils ont réussi à triompher brillamment des obstacles attachés à l’étude d’un ouvrage si difficile et compliqué[43]. »

Lorsqu’il publie la partition, le tandem Brandus et Troupenas tient compte de la difficulté d’exécution inhabituelle de l’oeuvre en inventant un système de repères ainsi présenté dans une note placée au bas de la table des matières : « Les lettres de l’alphabet A B C, etc., qui sont placées de distance en distance dans la partition se trouvent aussi dans les parties d’orchestre gravées. Lorsque, dans les répétitions, on est obligé d’interrompre le cours d’un morceau ou qu’on veut s’arrêter à l’étude d’un passage, il suffit que le chef d’orchestre indique à quelle lettre ou combien de mesures avant telle ou telle lettre on doit reprendre, ce qui évitera des pertes de temps considérables[44]. » Le même principe sera repris pour les partitions des opéras ultérieurs de Meyerbeer (L’étoile du nord créée en 1854, Dinorah en 1855, L’africaine en 1865)[45].

Après la planification en douze étapes que proposait Berlioz, l’usage des repères permet d’organiser le travail de détail à la mesure près en instaurant une dislocation de l’oeuvre non plus seulement par parties de la polyphonie, mais aussi horizontalement en découpant les phrases musicales par segments. On trouve des traces de cette modification majeure des pratiques d’orchestre dans des partitions qui ont été retouchées afin de correspondre aux nouveaux usages. Il est, en effet, fréquent de rencontrer des matériels annotés dans les collections des bibliothèques de sociétés d’orchestre ou d’écoles. À l’ouverture des Noces de Figaro reproduite ici, dans la page de la partie du premier violon, l’éditeur André n’avait inséré en 1795 aucun repère (Fig. 5). Dans la deuxième moitié du siècle, une main a ajouté les lettres salvatrices – ainsi que nombre de nuances complémentaires – pour des exécutions ultérieures de l’orchestre du Conservatoire de Musique de Genève.

Fig. 5

Ouverture de l’opéra Le Nozze di Figaro à Grand Orchestre composée par Mr. Mozart oeuvre 48, Offenbach sur le Mein, chez Jean André, [1795]. Partie de premier violon, Conservatoire de Musique de Genève [C 78 b].

-> Voir la liste des figures

Ce que l’on peut supputer des anciennes manières de répéter, c’est donc que les orchestres avaient l’habitude d’un tutti permanent et qu’ils enchaînaient les lectures continues des pièces[46]. Les lettres et les chiffres repères inventés au milieu du 19e siècle marquent la fin du recours exclusif à la mémoire des instrumentistes pour se repérer dans les mouvements ou les numéros parfois longs des oeuvres modernes. Les repères mettent fin aussi au temps long de l’apprentissage dilettante, au profit d’une efficacité du travail collectif fondée moins sur la mémoire que sur l’écriture.

Dans l’ancien régime de l’étude, on dédaignait les répétitions partielles parce qu’elles empêchaient de faire de la musique ensemble et parce que les amateurs ne consentaient pas à n’être que des rouages obéissants et anonymes, réduits à jouer leur partie « à l’aveugle » pour le bien supérieur de l’oeuvre (et de l’auteur). La Société de Musique de Genève est, une fois de plus, un bon observatoire d’une évolution qui la dépasse largement. En 1828, le chef d’orchestre de la société – Ferdinand Fraenzl – demande à parler au Comité « pour faire quelques observations générales pour le bien et la perfection de l’exécution de la musique ». Il voudrait plus de répétitions et « qu’on supprimât, pour le chant, une partie des accompagnateurs, que les instrumens [sic] à vent se réunissent entr’eux pour s’exercer et se fortifier, que les chanteurs et les chanteuses en fissent autant de leur côté[47] ». On lui répond « que des motifs d’économie ; que des considérations relatives à la crainte de décourager les amateurs en les faisant peu jouer dans les soirées et que les difficultés de rassembler souvent des artistes qui ont leur temps occupé ou des amateurs qui ont leurs affaires » ont empêché jusqu’ici le Comité d’aller dans cette direction[48]. À Genève, comme dans toutes les villes d’Europe au même moment, on refuse encore l’effort et le principe d’un plaisir différé, que l’on n’entend pas substituer aux satisfactions immédiates de la conversation en musique.

* * *

Comme toutes les pratiques musicales, le jeu ensemble est affecté par un bouleversement de grande ampleur qui transforme au cours du 19e siècle le rapport des instrumentistes et des chanteurs à la musique et en particulier au texte noté. Toutes les formes de liberté prises avec la partition, qui avaient été la norme depuis l’invention de la notation musicale, sont peu à peu bannies ou fortement canalisées. La disparition du rubato (dans son ancienne acception de décalage volontaire entre une voix et son accompagnement) est le signe le plus visible de l’entrée dans l’âge de la littéralité[49]. Une partition sera désormais lue cursivement sous la surveillance d’une pulsation métronomique qui interdira à l’exécutant toute inventivité ornementale – rappelons que l’irrégularité du rubato n’était qu’un embellissement parmi d’autres et qu’il concerna d’ailleurs longtemps le jeu soliste aussi bien que collectif[50]. Le rubato moderne, celui des opéras véristes ou des pièces symphoniques post-romantiques, sera conçu comme une altération passagère et strictement simultanée du tempo.

Le timbre n’est pas moins affecté. Dans les mêmes années, on constate dans les orchestres un mouvement d’homogénéisation de la sonorité des pupitres qui n’a encore guère été étudié. Quant aux dynamiques, la manière de les réaliser se transforme radicalement dans les décennies 1810-1850. Chez la plupart des commentateurs, la qualité d’un orchestre commence à se mesurer à la virtuosité avec laquelle ses membres parviennent à rendre simultanément les moindres nuances écrites.

En résumé, les orchestres développent dans le courant du siècle une nouvelle conception du jeu d’ensemble : il n’est plus question de juxtaposition de talents individuels, mais de labeur commun pour obtenir la coordination la plus parfaite. L’ultime étape de ce processus aura lieu au siècle suivant, lorsque la perfection sonore obtenue dans les studios d’enregistrement donnera l’étalon d’une bonne performance. Ces studios remplis de machines peuvent être assimilés à des laboratoires où la rationalisation des techniques de répétition va s’exacerbant[51]. Impossible de distinguer, dans les disques de l’âge stéréophonique, un instrumentiste parmi ses collègues du même pupitre. Le montage final des innombrables prises de son aura gommé toute aspérité ainsi que toute erreur. Les critiques musicaux ne loueront plus alors l’ensemble des orchestres, mais leur talent variable à produire des textures lisses et parfaitement homogènes.