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Une retraite prochaine incite à trouver une façon de prendre ses distances de l’économique. Une voie consiste à caricaturer les écrits des économistes en établissant deux catégories. La première comprend les travaux pour les revues académiques : ils se caractérisent par une froideur et un formalisme avancé qui visent à répondre à différentes ambiguïtés tout en demeurant très prudents dans leurs conclusions. La deuxième catégorie comprend les écrits généralement reliés à l’analyse des politiques publiques : les économistes ont ici tendance à tourner les coins ronds avec des exagérations dans leurs conclusions. La prudence n’y est pas privilégiée. Ce livre en donne un bon exemple.

À l’aide d’extraits de la conclusion, je résume dans un premier temps le message du livre. Je propose ensuite une conclusion alternative qui va dans une toute autre direction que celle des auteurs. Je discute les limites de l’approche méthodologique utilisée et l’absence de modération dont font preuve les auteurs. Je conclus en évoquant la dichotomie classique entre la centralisation et la décentralisation : ce sujet est implicite dans ce livre mais il n’est pas directement traité.

Le résumé du livre

Le titre de ce livre, Repenser l’État, réfère à un vaste chantier de réflexion d’économie politique, qui comprend trois volets. Il s’agit d’abord d’identifier les présentes caractéristiques de l’État et les forces qui les ont engendrées. Le deuxième volet concerne l’aspect prescriptif de ce que devrait être l’État réformé avec la justification des changements proposés. Enfin, il est nécessaire d’analyser les moyens d’y arriver, soit l’instrumentation des réformes ou de l’atteinte du nouvel équilibre. Dans un petit livre de 122 pages, les auteurs doivent toutefois se limiter; ils s’intéressent ici seulement au deuxième point, à ce que devrait être l’État repensé dans le contexte de la France.

Toute critique risque de fausser la pensée des auteurs en construisant un épouvantail pour mieux démolir l’ouvrage. Pour éviter ce piège, voici de larges extraits tirés de la conclusion qui résume bien le livre :

Ce livre a brossé à grands traits les contours d’un État repensé : État investisseur, État régulateur, État garant du contrat social et de la démocratie. Réinventer l’État, c’est redonner foi à tous ceux que la mondialisation et l’innovation inquiètent et découragent…

L’État repensé répond en vous ouvrant l’accès à une école et une université de première qualité; en mettant en place des mécanismes pour vous former tout au long de votre vie; en garantissant une présence et une assistance syndicales dans votre entreprise pour vous faire entendre et respecter par vos employeurs; en vous aidant à rebondir d’un emploi à un autre de façon à minimiser les pertes de revenus et de qualification; en vous assistant pleinement en cas d’invalidité; enfin, en vous permettant de matérialiser vos propres idées grâce à un soutien actif aux petites et micro-entreprises…

p.117

Ce livre propose une stratégie différente pour répondre aux mêmes préoccupations : l’investissement dans le capital humain et la matérialisation de l’innovation pour stimuler la croissance et l’emploi, pour permettre des augmentations continues de salaire sans réduire notre compétitivité; la mise en place d’une flexisécurité pour protéger les individus contre les effets négatifs d’une perte d’emploi : une nouvelle politique industrielle pour pousser notre secteur manufacturier sur la scène internationale; une représentation ou assistance syndicales dans toutes les entreprises pour augmenter les droits des travailleurs et améliorer les relations de travail; une fiscalité plus progressive, sans niche, qui permette de réduire sensiblement les inégalités de revenus et de patrimoine sans pour autant décourager l’investissement innovant; enfin, un État qui s’appuie sur un socle démocratique solide, non seulement parce que la démocratie est une chose bonne en soi, mais aussi parce que l’innovation a besoin de liberté et que la démocratie empêche que les politiques d’investissements ciblés ne donnent prise au népotisme et aux pratiques clientélistes.

p.119

L’analyse du livre est rudimentaire : elle repose généralement sur des graphiques représentant de simples lignes droites tracées entre les points de deux variables pour des pays développés ou de l’OCDE. Avant d’entreprendre une critique de la méthodologie utilisée, un point important mérite d’être noté : l’analyse des auteurs laisse la place à une conclusion alternative.

Une conclusion alternative

La conclusion du livre pourrait très bien être la suivante : la France a un régime politique inadapté aux conditions d’aujourd’hui. Elle devrait se réformer radicalement vers un fédéralisme très décentralisé et même songer à se scinder en différents pays.

Quelle est la justification de cette conclusion alternative? Dans les différentes figures présentées par les auteurs, les pays scandinaves incluant la Finlande se démarquent positivement. Ces 4 pays se caractérisent par leur faible population, qui varie entre 4,9 et 9,1 millions d’habitants. Ce sont de petits pays par rapport à la France avec ses 65 millions de citoyens. Une plus grande homogénéité de la population et une économie plus ouverte ne favoriseraient-elles pas de meilleures politiques?

Une méthodologie rudimentaire

Comme il fut déjà mentionné, l’analyse repose ici presque exclusivement sur des graphiques où les auteurs ont tracé une ligne droite entre deux variables de pays industrialisés. La présence ou non de quelques pays modifie considérablement la pente de la droite. De plus, il n’y a aucun des estimés habituels sur la valeur statistique de cette droite. Les États-Unis avec ses 310 millions d’habitants ont ici le même poids que la Norvège qui n’a pas encore atteint les 5 millions.

L’utilisation de certaines variables est sujette à critiques : par exemple, le nombre de brevets par habitant sans tenir compte du degré de la dépendance dans la population des différents pays.

Simplifier les questions

Une façon populaire de convaincre consiste à ridiculiser l’opposition et à simplifier à outrance les problèmes. Ce livre y a recours. À la section « La réponse conservatrice et néolibérale : moins d’État », les auteurs écrivent : « Ce désengagement de l’État a été la ligne directrice du thatchérisme et du reaganisme dans les années 1980… » (p. 10). Pourtant William Niskanen, qui a vécu de l’intérieur la période de Reagan, conclut ainsi son évaluation :

Le programme économique de Reagan a entraîné une amélioration substantielle des conditions économiques, mais il n’y avait aucune « révolution Reagan ». Pas de grands programmes fédéraux (autres que le partage des revenus) et aucun des organismes n’ont été abolis. Le processus politique continue à générer des demandes pour les programmes nouveaux ou élargis, mais les électeurs américains continuent de résister à des impôts plus élevés pour payer ces programmes.

Niskanen : 293

À différents problèmes du secteur public français, ce livre indique, à la suite d’une analyse de quelques paragraphes, la voie de solution. Voici le diagnostic pour l’important secteur des soins de la santé :

En résumé, la France peut améliorer l’efficacité de son système de santé en augmentant le nombre d’étudiants en médecine ainsi que le nombre d’infirmières à l’hôpital, en décentralisant davantage la gestion du système et en privilégiant l’hôpital ou le dispensaire par rapport à la médecine de ville.

p.32-33

Les auteurs ne se posent pas la question : si l’évidence de la solution est si forte, pourquoi n’a-t-elle pas été implantée jusqu’ici? Est-ce le fait d’une quelconque conspiration?

Le livre souligne les vertus du système danois de la flexisécurité en insistant sur sa capacité d’assurer simultanément la flexibilité du marché du travail et une protection sociale étendue combinée à des politiques actives du marché du travail. C’est un modèle intéressant mais dispendieux pour les finances publiques. Il aurait mérité une analyse plus détaillée des problèmes de risque subjectif ou d’aléa moral reliés à toute assurance et qui implique une mise en tutelle de l’assuré. D’ailleurs, la présente récession a entraîné une baisse de la générosité de l’aide aux chômeurs au Danemark.

L’absence de modération

Le monde d’aujourd’hui privilégie peu la modération et l’humilité. Cela s’applique à ce livre. Comment peut-on écrire :

A minima, tout le monde s’accorde pour reconnaître qu’il est urgent de mettre fin aux niches fiscales qui trouent les assiettes d’imposition et amputent de manière considérable les recettes fiscales, sans pour autant induire des gains de croissance avérés. Pourtant, le pouvoir actuel semble ne pas vouloir s’attaquer à ce totem et s’accroche au contraire au système en place.

p.89

Le livre ne connaît pas le doute. On ne réfère pas au manque des connaissances et à la loi des conséquences inattendues. Cette loi se traduit pour l’économiste en la différence entre les effets de courte et de longue période. De plus, dans les différentes disciplines, les résultats dits statistiquement significatifs s’estompent très souvent avec le temps ou avec les travaux subséquents (Lehrer, 2010).

Au contraire, les auteurs « prônent une nouvelle approche à l’action publique, celle des interventions ciblées plutôt que celle de la relance indiscriminée. » (p.13) Alors, une analyse approfondie d’économie politique de la détermination et de l’exercice des cibles aurait été nécessaire. Les auteurs ne le font pas[1].

Conclusion

Les auteurs renvoient implicitement à la dichotomie centralisation-décentralisation ou suivant le titre du livre de Clifford Winston à Government Failure versus Market Failure. La décentralisation et la centralisation possèdent chacune leur propre dynamique avec les maximisations respectives des profits et des votes.

Il est très difficile de mesurer le degré de centralisation d’une économie. Les modes d’intervention gouvernementale ne se limitent pas aux seules dépenses publiques mais sont plutôt multiples et à différents niveaux : subventions, taxes, niches fiscales, tarifs douaniers, contingentements, entreprises publiques, achats préférentiels, réglementations traditionnelles ou sociales, interdictions… Pour connaître l’évolution de l’intervention gouvernementale, une agrégation des effets de toutes ces mesures devient nécessaire[2].

Les promoteurs de la décentralisation résument leurs convictions par l’expression, « le marché fonctionne ». Ils oublient d’ajouter « à l’intérieur d’un cadre légal donné ». Les résultats du fonctionnement des marchés varient énormément en relation selon les incitations véhiculées par le cadre légal ou les règles du jeu. Parallèlement, une partie de hockey se déroule différemment selon que les règlements permettent ou non les mises en échec.

Le cadre légal jouit des propriétés d’un bien public, consommation commune et difficultés d’exclure. Ce cadre résulte en très grande partie des processus politiques. Où est la garantie que ces derniers fournissent un cadre approprié permettant que « le marché fonctionne » donne des résultats valables? Le « capitalisme de copinage » et le corporatisme n’en sont-ils pas de bons exemples?

Il existe ainsi un paradoxe : pour laisser s’épanouir la décentralisation, on a passablement besoin de son contraire. Dans la réalité centralisation-décentralisation, cette dernière devient donc défavorisée. Comment la dynamique de la centralisation peut-elle s’adapter à une dynamique opposée? Cette question est d’autant plus pertinente que le monde est rempli d’embûches comportant l’obligation constante de faire des compromis et de naviguer dans un univers incertain ou troublé. Ex post, les erreurs sont faciles à détecter et « les scandales » sont matières courantes.

Le livre évite d’affronter directement cette « big question » des dynamiques très différentes entre la centralisation et la décentralisation et des problèmes de cohérence reliés à leur combinaison dans le monde réel.