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Introduction

Cette contribution présente pour l’essentiel les résultats d’une recherche menée durant trois années auprès d’enseignants du niveau secondaire au Québec, plus spécifiquement dans la région de la Mauricie[1]. Nous proposons une réflexion – inspirée d’un certain courant herméneutique (Grondin, 2003 a et b ; Simard, 2004) – sur la construction de l’identité professionnelle dans un contexte de crise des institutions. Nous soutenons que dans ce contexte, l’enseignant ne peut compter sur des cadres sociaux stables et solides pour se constituer une identité professionnelle et que c’est l’expérience au travail qui devient le matériau primordial à partir duquel s’élabore cette identité. Par conséquent, il a à construire son identité à partir d’une mise en récit rationnelle de son expérience de la pratique professionnelle.

1. Problématique

Il n’y a que quelques décennies encore, l’identité professionnelle des enseignants était relativement stable, car elle pouvait compter sur un contexte favorable, des manières traditionnelles de faire la classe (Develay, 1995), une population étudiante soigneusement sélectionnée et homogène, des valeurs et des normes communément partagées notamment au regard des savoirs valorisés et des règles d’autorité et, enfin, une formation essentiellement pratique (étroitement liée aux besoins et aux intérêts du métier) dispensée dans les écoles normales (Martineau & Gauthier, 2000). Tout cela n’est plus et nous vivons actuellement une période où, aux dires de plusieurs (Legault, 1999 et 2003 ; Tardif & Lessard, 1999), les professions traversent une crise majeure. Celle-ci se présente sous différentes formes : crise de l’expertise, crise de la formation professionnelle, crise du pouvoir des professions, crise de l’éthique professionnelle. Dans le cas de l’enseignement, cette crise majeure se vit en même temps qu’un vaste mouvement de réforme des programmes scolaires et de la formation à l’enseignement qui a notamment remis à l’ordre du jour la question de la professionnalisation de l’enseignement (Gauthier & Martineau, 1998 ; Gauthier & Tardif, 1999 ; Martineau, 1998 ; Martineau & Simard, 1997). Or, on sait, par exemple, que les périodes de transformation en profondeur, telles que les périodes de réforme, peuvent désorganiser l’identité d’un sujet (Tap, 1986). Au Québec, la réforme des programmes scolaires a suscité beaucoup d’inquiétude chez les enseignants et notamment chez ceux oeuvrant au niveau secondaire.

Dans ces circonstances, les contextes de formation à une profession mais aussi d’intervention au travail jouent un rôle majeur dans la constitution de l’identité professionnelle (Lessard & Tardif, 2003). Autrement dit, lorsque le contexte de formation et de pratique change, l’identité professionnelle s’en trouve également modifiée. C’est d’ailleurs ce que montre de manière éloquente la recherche comparative entre des enseignants français et anglais, recherche menée par Malet (1998). Ce dernier explique en effet que la prise en charge quasi-complète du rôle d’enseignant par les stagiaires anglais permet une socialisation rapide au monde enseignant et, par la même occasion, aide à la construction d’une identité professionnelle claire. À l’inverse, le mode de formation français, où la première année est à toute fin pratique exclusivement dévolue à la préparation pour l’examen de sélection (« bachotage »), favorise la persistance d’une identité enseignante floue, «tiraillée». Les recherches menées sous la direction de Blanchard-Laville et de Nadot (2000) confirment d’ailleurs ce constat pour la France. Dans un autre registre, mais toujours pour illustrer l’influence du contexte sur le processus de construction de l’identité professionnelle, on peut se référer aux travaux de Gohier, Anadon, Bouchard, Charbonneau et Chevrier (2001), lesquelles démontrent que l’identité professionnelle se construit en bonne partie à la faveur de périodes de crises ou de remises en question. Celles-ci sont générées par des changements dans la tâche, l’intervention à un autre niveau scolaire ou auprès de clientèles différentes comme, par exemple, avec des élèves éprouvant des troubles de comportement et d’apprentissage ou, enfin, par des conflits avec la direction de l’établissement. C’est ce que laisse également entendre Abric (1994) lorsqu’il soutient qu’en contexte professionnel, les facteurs culturels et les systèmes de normes et de valeurs jouent un rôle tout aussi important que l’activité singulière de l’acteur dans le processus d’appropriation des pratiques.

2. Cadre de référence

La problématique rapidement esquissée plus haut laisse entrevoir que l’identité professionnelle ne peut plus compter sur des bases institutionnelles solides et permanentes pour se construire. Cette section tente d’ancrer notre réflexion sur l’identité professionnelle dans le cadre plus vaste d’une crise généralisée de la société (Legault, 2003); elle reprend, en les élargissant, nos propos antérieurs (Martineau et Presseau, 2005)[2].

2.1 L’identité professionnelle

Le concept d’identité professionnelle a pris de l’importance ces dernières années notamment dans les recherches en psychologie du travail et en sociologie des professions (Azzi & Klein, 1998 ; Baugnet, 1998 ; Blin, 1997 ; Cohen-Scali, 2000 ; Gohier & Schleifer, 1993 ; Moessinger, 2000). Gohier et ses collaborateurs (1997, 1999, 2001) soutiennent que l’identité professionnelle comporte un triple aspect ; elle relève tout à la fois du social (attentes de la société), du professionnel et du psycho-individuel. On comprend alors que l’identité professionnelle trouve son origine à la fois dans les représentations sociales, dans les relations de travail et dans les représentations de soi. Dans le même ordre d’idée et en schématisant, on peut repérer trois dimensions de l’identité professionnelle : le soi (la manière dont je me définis) ; les appartenances sociales (l’ensemble des relations d’exclusion et d’inclusion) ; l’implication sociale (le degré d’intériorisation des rôles et des statuts) (Blin, 1997 ; Cohen-Scali, 2000 ; Sainsaulieu, 1977 ; Turcot, 1991 ; Turner, Oakes & Haslam, 1994). Selon Dubar (1996), l’identité doit être pensée comme l’articulation de deux transactions : 1) interne à l’individu (un dialogue entre soi et soi) et 2) externe à lui (entre l’individu et les institutions). Il définit donc l’identité professionnelle comme étant « (…) le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions » (1996, p. 111).

Ainsi, l’identité professionnelle suppose des confirmations identitaires venant de l’extérieur (Lessard, 1986 ; Lessard et Tardif, 2003). Par exemple, dans le cas d’un enseignant, cette reconnaissance pourrait provenir de la direction d’école, des collègues, des parents, des élèves, voire du grand public. Ces confirmations sont l’objet de transactions entre le sujet et les autres, de telle sorte que l’identité professionnelle est toujours objet de négociation et non pas le fruit d’un « étiquetage » autoritaire. Elle recouvre donc à la fois un processus relationnel (identité pour autrui) et un processus biographique (identité pour soi) (Dubar, 1996). L’identité pour soi relève d’un acte d’appartenance. Quant à l’identité pour autrui, elle se rapporte à un acte d’attribution. L’identité professionnelle renvoie par conséquent aux phénomènes d’affiliation (je partage des intérêts communs avec ceux qui occupent le même type d’emploi que moi) et d’appartenance (je me reconnais comme membre d’un corps de métier et je suis reconnu comme tel par mes pairs). Elle requiert aussi l’intersubjectivité et le dialogue avec autrui à savoir que ma reconnaissance identitaire demande la présence et l’acceptation de l’autre (Allouche-Benayoun & Pariat, 2000 ; Freitag, 2002). Gohier et al (2001), en se référant aux travaux de Tap (1986), insistent pour leur part sur les dimensions psychologiques du processus et préfèrent plutôt parler d’identisation (mécanisme par lequel le sujet tend à se différencier des autres) et d’identification (mécanisme par lequel le sujet se reconnaît des ressemblances avec un ou des groupes). Par ailleurs, dans le modèle de la construction de l’identité professionnelle qu’ils proposent, ces mêmes auteurs introduisent les concepts de contiguïté (sentiment de partage avec autrui) et de congruence (sentiment de cohérence du soi).

Autrement dit, le processus de construction de l’identité professionnelle repose à la fois sur l’intégration formelle à un groupe (délivrance d’un statut, attribution d’un rôle, description de tâches) et sur les interactions (la sociabilité) avec les autres acteurs impliqués dans le même contexte de travail. Il mobilise en outre des mécanismes psychologiques profonds et complexes chez le sujet : je m’identifie à autrui (identification) ou je m’en distancie (identisation) … je conserve mon image de moi (congruence) ou je me laisse interpeller par mes ressemblances avec l’autre (contiguïté). Ces mécanismes ne forment toutefois pas des oppositions tranchées, mais ils entretiennent plutôt des rapports dialectiques. En somme, la construction de l’identité professionnelle est traversée par plusieurs processus – l’affiliation, l’appartenance, l’identisation, l’identification, la congruence, la contiguïté – qui sont tous marqués du sceau du rapport à autrui (que ce dernier soit conçu comme sujet individuel ou collectif). Alors, l’identité professionnelle est moins transmise que construite sur la base des catégories sociales, des positions héritées et des expériences et des stratégies identitaires adoptées par le sujet. Elle est donc le fruit d’un processus dynamique et interactif (Gohier et al., 2001).

De ce qui précède, on en déduit que, bien qu’il s’agisse d’un construit qui résulte de déséquilibres successifs (Gohier et al., 2001), la structuration de l’identité professionnelle est un processus «normal» qui est en constante évolution en contexte de travail. Tout intervenant en milieu de travail (identité singulière) et tout groupe professionnel (identité collective) de manière explicite ou implicite se crée une identité professionnelle. Cette construction est liée au contexte d’exercice et aux rapports entretenus avec les autres acteurs ou les autres groupes concernés (par exemple, en contexte scolaire, la direction, les élèves, les parents, les collègues, etc.). Plus encore, dans l’action, les aspirations, les finalités, les sentiments, liés à la projection de soi dans l’avenir sont régulièrement remodelés parfois même de manière radicale (comme cela peut être le cas à l’occasion d’une crise plus ou moins profonde qui remet en question le sujet). En fin de compte, à travers l’exercice d’un métier se joue la trame complexe de la construction de l’estime de soi ainsi que la réalisation de ses aspirations professionnelles (Lessard & Tardif, 2003).

2.2 Une crise des institutions

Plusieurs ouvrages parus depuis deux décennies soutiennent – même si c’est de manière fort diverse – que nos sociétés et nos cultures sont en crise : crise des savoirs, crise des valeur, crise du sens (Arendt, 1993 ; Balthazar & Bélanger, 1989 ; Bloom, 1987 ; De Romilly, 1984 ; Dumont, 2000 ; Freitag, 2008 ; Grand’Maison, 1999 ; Guth, 1981 ; Henry, 1987 ; Maalouf, 2009 ; Mattéi, 2006 ; Petrella, 2007). À la suite de ces travaux, ce que nous soutenons ici, c’est que ce que nous appelons la crise des institutions prend racine dans une triple crise, celle des savoirs (la raison), celle des valeurs et celle du sens, car les institutions reposent sur ceux-ci. La crise se vérifie moins par absence de sens que par sa pluralité et par absence de consensus (Mattéi, 2006; Simard, 2004). Signalons que les propos qui suivent s’inspirent grandement des travaux de Simard (1995 et 2004) et de Simard et Martineau (1996, 1997, 1998).

2.2.1 Crise de la raison

Le premier élément que nous voulons préciser est à l’effet que nos sociétés occidentales et leurs institutions (et donc l’école) traversent actuellement une crise de la raison (ou du savoir dirait Jolibert, 1987). Cette crise a pris racine dans le développement même de la science et de la philosophie qui ont pris la mesure de leurs limites (Morin, 1986). En fait, les sciences humaines et sociales voient se retourner contre elles l’appareil critique de leurs approches, les sciences de la nature ont vu peu à peu s’effriter le socle de leurs anciennes évidences. Avec l’effritement des savoirs philosophiques et scientifiques, l’ensemble des savoirs véhiculés par les institutions (qui s’alimentaient à la source des savoirs savants) devient plus incertain, ce qui les fragilise grandement (Freitag, 2002). Cette fragilité des institutions les laisse dans une position de faiblesse devant leurs rôles traditionnels de dispensateurs de statuts et de définisseurs des identités (Dubet, 1994).

2.2.2 Crise des valeurs

Notre second point est à l’effet que nos sociétés occidentales traversent aussi une crise des valeurs. Cette crise a été abondamment discutée dans la littérature spécialisée. Des auteurs comme Bloom (1987), Lyotard (1979), Taylor (1992) et plus récemment Freitag (2002, 2008) et Simard (2004) ont analysé en profondeur la perte de repères de nos sociétés en matière de valeurs. Nous ne saurions ici présenter en détail leurs idées. Rappelons simplement que, selon Bloom (1987), le relativisme des valeurs est devenu un idéal de la pensée contemporaine. S’appliquant à décrire la postmodernité (Boivert, 1995), Lyotard (1979) devait dire qu’elle se caractérise par une sorte d’incrédulité à l’égard de ce qu’il appelle les « métarécits », faisant ici référence à ces récits totalisants qui ont marqué la modernité : le récit de l’émancipation progressive de la raison et de la liberté, le récit de l’émancipation du travail, ou encore le récit de l’épanouissement, de l’enrichissement de l’humanité par les progrès réalisés dans le domaine de la technoscience, et même le christianisme qui réalise le salut des âmes grâce à la conversion des coeurs dans le Christ (Lyotard, 1988, p. 36). Pour sa part, Taylor soutient que le relativisme ambiant issu de l’individualisme est une erreur fondamentale, car il s’ensuit perte de référence des anciens horizons moraux, sociaux ou spirituels. Pour Freitag (2002), la tyrannie de l’indifférencié évincerait les anciennes hiérarchies. La finalité, l’unité et la vérité seraient alors des catégories reléguées dans l’oubli d’un monde ancien. En fait, sous l’effet de ce nivellement massif, la grande Culture serait ensevelie dans le cimetière des plus hautes valeurs (Simard, 2004). Ainsi, l’être humain ne s’inscrirait plus désormais dans un ordre qui le dépasse, qui lui donne place et sens dans la direction de sa vie (Freitag, 2002). À chaque nouvelle étape, à chaque nouveau carrefour, le sens de la vie peut faire l’objet d’une remise en question fondamentale (Taylor, 1992). Chaque pas est une nouvelle aventure qui peut conduire le sujet vers des horizons insoupçonnés. Rien n’est totalement donné, rien n’est acquis, l’être humain est un devenir sans fin. En somme, comme le souligne Lyotard, en accord en cela avec Lipovetsky (1993), l’impossibilité où se trouve l’homme de recourir aux « métarécits » caractérise sa condition postmoderne. Le projet légitimant de réalisation universelle d’une « Idée » (au sen platonicien) tourne désormais à vide. Et l’homme, face à lui-même, doit s’inventer et se donner ses propres critères pour juger de sa situation (Freitag, 2002).

2.2.3 Crise du sens

La crise des institutions (de la raison et des valeurs) met à mal le sens du social et, dans une certaine mesure, laisse l’acteur relativement solitaire devant l’obligation de donner du sens aux événements, aux phénomènes, aux faits, à son expérience. Bien entendu, cet acteur ne vit pas dans un vide social et les grilles de lecture qu’il construit ou qu’il emprunte sont alimentées par la société, la communauté, les groupes auxquels il appartient ; certains vont même jusqu’à déplorer en la matière le retour d’un certain « tribalisme » (Fleury, 2005). En fait, l’individu trouve dans la vie de tous les jours un « stock de connaissances disponibles » (Schütz, 1987) qui lui sert de schème d’interprétation de ses diverses expériences passées ou présentes. Le stock de connaissances disponibles détermine également les anticipations de l’individu sur les événements à venir. Par conséquent, l’individu dépend en partie de l’information pour interpréter et est tributaire des autres pour son information. De la sorte, il interprète l’univers qui l’entoure à partir de l’information qui lui a été transmise par les autres. Donc, il interprète le monde au moyen d’une information socialement déterminée et en ayant recours à une information incomplète. Or, justement, dans le contexte actuel, le sujet peut de moins en moins se reposer sur des interprétations toutes faites et consensuelles (Beillerot, 1998). Les systèmes d’action ne renvoient plus à une seule logique, l’interprétation de l’expérience n’est plus donnée par l’institution, la construction du sens de l’expérience se fait donc sur un mode herméneutique (Grondin, 2003a et 2003b). Certains, comme Ehrenberg (1995), diront que l’individu contemporain est confronté à un double problème de distance : face à lui-même et à son intériorité et face à autrui et aux relations interpersonnelles. L’individu aurait de plus en plus de difficulté à se situer, à trouver la bonne distance à l’égard de lui-même et à l’égard des autres. Cela s’expliquerait par la pression de plus en plus grande à la réussite, à la performance et par la perte des repères tant traditionnels que familiaux ou culturels. D’autres, comme Bindé (2003), vont parler d’une juvénilisation des individus, processus qui se caractériserait par : un refus de l’initiation et du pouvoir du passé ; une acception inconditionnelle du présent ; une éducation sans fin et centrée sur l’adaptation au changement continuel.

2.3 Le social traversé de logiques multiples

Les sociétés sont de moins en moins des systèmes unifiés (Freitag, 2002). Elles apparaissent en fait comme une juxtaposition de groupes et d’intérêts divers dont le lien social ne semble pas aller de soi (Bouvier, 2005). En fait, selon certains, nous vivons à l’ère du relativisme, de l’individualisme (Dumont, 1983 ; Lipovetsky, 1993 ; De Koninck 2000 ; Finkielkraut, 1987 ; Grand’Maison, 1999). De son côté Dubet (1994) dira que la société est essentiellement composée de trois systèmes : a) d’intégration (qui renvoie aux communautés) ; b) de compétition (qui renvoie aux marchés) ; c) d’action historique (qui renvoie à la dimension culturelle ou aux historicités). Ces trois systèmes sont liés quant à eux à trois logiques d’action : une logique d’intégration liée à l’appartenance à une communauté ; une logique stratégique présente sur le marché (notamment de l’emploi) et, enfin, une logique de subjectivation (c’est-à-dire une appropriation personnelle de la culture, qui peut être la culture professionnelle). Chaque acteur doit alors recomposer un sens à son action en regard de logiques souvent en tension. Dans ces circonstances, l’identité est plus un « problème qu’un être » (Dubet, 1994). De la même manière, le sujet est moins un donné constant qu’un « travail » en continuel devenir (Dubet, 1994). Le sujet se révèle ainsi dans la distance à l’expérience. Parce que la société n’a plus de centre, parce que l’action ne répond plus à une seule logique, le sujet se construit à travers la recomposition significative de son expérience personnelle (Lahire, 1998).

2.4 Les conséquences pour l’identité professionnelle des enseignants

La crise qui caractérise nos sociétés n’est pas sans incidences sur l’éducation (Petrella, 2000) et sur l’identité professionnelle des enseignants (Berthier, 1996 ; Legault, 2003). Ainsi, parlant des sociétés modernes où les acteurs sont obligés de produire eux-mêmes les orientations de leurs actions, Dubet affirme (2000, p. 78) : « L’affaiblissement des institutions place les individus devant des épreuves nouvelles. Le sens de leur action et de leur expérience ne leur est pas « donné » par les institutions, il doit être construit par les individus eux-mêmes ». Devant composer avec des logiques d’action variables, ces derniers ne peuvent plus s’en remettre à un rôle clairement défini et à un statut sans ambiguïté pour construire leur identité professionnelle (Martineau & Presseau, 2005). Celle-ci s’édifie plutôt sur la base d’un travail d’interprétation constant des expériences personnelles vécues (Dubet, 1994).

Les paramètres traditionnels de définition de soi sur le plan professionnel ont littéralement explosé : rapport prioritaire à la matière enseignée, vision de l’enseignement comme transmission d’un corpus culturel, autorité presque assurée sur les élèves, valorisation sociale du métier, etc. (Durand, 1996 ; Gauthier, Desbiens, Malo, Martineau & Simard, 1997). On observe ainsi une prolifération et une fragmentation des savoirs, une autorité des enseignants fortement questionnée, une hétérogénéité de la clientèle scolaire, une formation souvent dénoncée comme trop distante de la pratique, etc. (Lessard & Tardif, 2003 ; Tardif & Lessard, 1999). Les enseignants, comme groupe professionnel, n’ont, dans une certaine mesure, pas d’autre choix que de renégocier leur identité à partir des situations concrètes d’exercice de leur métier où chaque acteur, individuellement, se voit en partie contraint de recharger de sens son engagement au travail à partir de son expérience (Dubet, 1994 ; Jutras, Desaulniers & Legault, 2003).

L’identité professionnelle des enseignants n’est donc plus une donnée stable et immuable et nombre d’auteurs s’entendent sur ce point : Azzi et Klein, 1998 ; Baugnet, 1998 ; Blin, 1997 ; Cohen-Scali, 2000 ; Fraisse, 2000 ; Gohier & Alin, 2000 ; Gohier & Schleifer, 1993 ; Lang, 1999 ; Lessard, 1986 ; Malet, 1998 ; Moessinger, 2000. Elle apparaît plutôt comme un processus dynamique et interactif (Gohier, Anadon, Bouchard, Charbonneau & Chevrier, 2001 ; Martineau, 2005). C’est en effet dans l’action que se structurent et se valident les représentations de soi, les représentations d’autrui, les représentations du travail (Gohier, Anadon, Bouchard, Charbonneau, Chevrier. 1997, 1999 ; Sainsaulieu, 1977 ; Turner, Oakes et Haslam, 1994) à la base de l’identité professionnelle. En d’autres termes, l’identité professionnelle émerge en quelque sorte des expériences du sujet et des interactions produites dans le contexte de travail (Cooper et Olson, 1996 ; Kerby, 1991). Ici, vécu subjectif et contraintes objectives se conjuguent (Allouche-Benayoun & Pariat, 2000 ; Dubar, 1996). C’est dire que l’identité professionnelle, non seulement varie d’un groupe à l’autre, mais également d’un individu à l’autre (Gohier et al., 2001 ; Tap, 1986 ; Turcot, 1991). Dans ce contexte, l’identité professionnelle apparaît avant tout comme un construit expérientiel (qui peut être mis en discours), toujours mouvant, plutôt qu’un statut hérité, stable (Beijaard, Verloop & Vermunt, 2000). Selon Maclure (1993), l’identité peut alors se définir comme étant « something that they (les enseignants) use, to justify, explain and make sense of themselves in relation to other people, and to the contexts in which they operate » (p. 312).[3]

2.5 La mise en récit de soi

La crise des institutions et la multiplicité des logiques du social ne laissent d’autre choix aux acteurs que de créer du sens à partir de leur propre expérience. Cette création de sens s’avère alors être un processus de mise en récit de soi, création personnelle ayant pour finalité la mise en ordre de l’expérience (Taylor, 1998). C’est Ricoeur (1986) qui fournit ici des pistes pour comprendre ce phénomène. Dans son ouvrage Du contexte à l’action, il situe l’herméneutique par rapport à la question du temps. Le temps échappe toujours à toutes les tentatives pour le conceptualiser. On ne peut conceptualiser le temps, il fuit, il s’échappe sans arrêt. Subséquemment, comment rendre le temps qui passe cohérent ? Comment éviter de se sentir noyé dans le flot des événements privés de sens ? Comment donner sens au temps ? Ricoeur répond : par l’intrigue !

Une intrigue, c’est ce qui permet de transformer le flot des événements multiples en une suite cohérente de faits. L’intrigue, c’est la mise en récit de soi dans le temps, c’est rendre le temps intelligible, c’est identifier un départ, un développement, une fin au récit. Chaque étape du déroulement de l’intrigue devient un élément qui participe au sens du récit et conduit d’une manière cohérente à la fin. Si on suit la pensée de Ricoeur, on en arrive à dire que le sens d’une action n’est pas un donné immédiat mais un construit a posteriori. Alors, l’acteur, qui agit au travers de logiques souvent contradictoires dans des institutions, s’il souhaite «faire du sens» avec ses expériences, n’a d’autre option que de construire un récit de soi. Taylor (1998) abonde dans le même sens et soutient que, la connaissance de soi incluant le récit, c’est essentiellement par la forme narrative que nous concevons nos vies : « donner un sens à mon action présente exige une compréhension narrative de ma vie, un sens de ce que je suis devenu, que seul un récit peut conférer » (p. 73). Dans ce cas, comprendre une pratique (comme celle de l’enseignement) c’est nécessairement l’interpréter et la situer par rapport à d’autres pratiques ou à la pratique des autres. Plus encore, comprendre sa pratique c’est aussi se comprendre comme acteur et donc se construire une identité (en contexte de travail, une identité professionnelle).

2.6 La question du sens

On peut rapidement identifier deux manières d’approcher la question du sens : analyser les processus cognitifs en jeu dans la pensée qui donne sens au monde : démarche cognitive ; comprendre comment ce qu’un acteur a vécu prend sens pour lui : démarche herméneutique. Ces deux approches renvoient à deux types de sujets différents : un sujet épistémique (démarche cognitive qui vise à saisir les processus mentaux à l’oeuvre dans la création de sens) ; un sujet héroïque (démarche herméneutique qui vise à comprendre le sens que le sujet attribue au monde). On l’aura compris, c’est à l’intérieur du deuxième type d’approche portant sur le sujet héroïque que s’inscrit notre démarche réflexive. Comment advient donc le sens ?

Attribuer un sens à ce que nous vivons n’est pas un luxe, un supplément d’âme ou encore une option, c’est, comme l’a bien démontré Taylor (1998), une nécessité. Or, le sens dans l’action vient bien souvent « après coup » ; même si cet « après coup » peut venir très vite, dans les secondes qui suivent. Il n’est donc pas immédiat mais régulièrement attribué a posteriori par une interprétation. Donner du sens est ainsi, comme on l’a dit plus haut, une activité herméneutique. Plus précisément, le sens est une construction mentale qui s’effectue à l’occasion d’une expérience, laquelle est mise en relation avec des expériences antérieures. En schématisant et en simplifiant, il est possible d’identifier quelques caractéristiques du processus de construction de sens (Barbier & Galatanu, 2000) : il est tout autant cognitif qu’affectif ; il se réalise sur la base d’une certaine tradition interprétative ; il implique une mise en relation des représentations préalables avec des nouvelles ; il implique aussi une opération de qualification des nouvelles expériences au regard des anciennes ; il conduit à une transformation des représentations ; pour aboutir à une modification de l’identité de l’acteur qui construit du sens. Enfin, il s’appréhende dans le discours par la mise en récit de l’expérience.

3. Démarche méthodologique

On l’aura saisi à partir de ce qui précède, notre approche a consisté pour l’essentiel à donner la parole à des enseignants afin qu’ils puissent mettre en récit leur expérience professionnelle[4]. Ainsi, une cohorte de vingt et un enseignants volontaires, onze hommes et dix femmes, des écoles secondaires de la région de la Mauricie, au Québec, a été suivie pendant trois années (le projet de recherche avait reçu un financement pour les 2001-2004). Ces enseignants, dont la moyenne d’âge était de 42 ans, avaient entre 3 ans et 32 ans d’expérience pour une moyenne de 17 années. Ils avaient obtenu leur diplôme d’enseignement entre 1966 et 1999 et enseignaient les différentes matières scolaires présentes dans les programmes d’enseignement des écoles secondaires : anglais langue seconde, biologie, chimie, français, géographie, histoire, mathématiques, sciences physiques. Les données reposent sur des entrevues individuelles de type semi-dirigé qui abordaient différents aspects du travail enseignant (formation initiale, insertion professionnelle, savoirs et compétences, incidents critiques, conception de l’enseignement et de l’apprentissage, perspective de carrière, représentation de soi comme enseignant, etc.). Chaque enseignant a été rencontré à quatre reprises et observé à trois reprises. Chaque rencontre durait environ une heure quinze. Les données recueillies lors des premières entrevues servaient à élaborer les schémas des deuxièmes entrevues et ainsi de suite ; de telle sorte que ce cheminement dans les entretiens permettait un approfondissement du discours de chacun des enseignants. Les entrevues ont été enregistrées et transcrites, puis codifiées à partir d’une grille semi-émergente. L’analyse thématique (Paillé & Mucchielli, 2003) du discours des enseignants a été menée à l’aide du logiciel QRS NVIVO et validée en ayant recours à la méthode du cocodage (Laperrière, 1997 ; Van der Maren, 1999).

4. Présentation et discussion des résultats

Cette section se divise en six parties qui s’inscrivent en lien de cohérence avec les diverses parties de notre cadre de référence. Nous y rendons compte des résultats des entrevues que nous avons menées auprès des vingt et un enseignants. Nous tenons à signaler qu’étant donné l’espace dont nous disposons ici, nous n’avons retenu de nos données que celles dont les convergences étaient fortes, excluant les items dont aucune tendance ne ressortait de manière évidente. Une présentation plus fine de nos données laisserait voir des nuances – parfois même des divergences – entre les répondants sur certains aspects. Néanmoins, sur le fond, les enseignants soutenaient un discours allant généralement dans le même sens.

4.1 L’identité professionnelle au regard de la crise de l’institution scolaire

Pour les répondants, l’école ne semble plus avoir les moyens de son ambition. La scolarisation obligatoire jusqu’à seize ans puis, plus récemment, le mot d’ordre de la réussite pour tous, exercent une pression énorme sur leurs épaules au moment même où ils perçoivent que l’État leur enlève peu à peu leurs moyens d’agir : coupures budgétaires qui se traduisent notamment par des ressources professionnelles spécialisées limitées. Malgré les efforts déployés, peu d’enseignants perçoivent l’école comme « un milieu moral organisé » pour reprendre l’expression consacrée de Durkheim. En effet, les initiatives pour faire de l’école « un milieu de vie qui a du sens pour tous » reposent rarement sur un mouvement collectif et sont en fait le fruit de démarches privées d’enseignants. L’enseignant se sent un peu comme un entrepreneur privé et son lien avec le reste de l’école est souvent ténu. Cela se vérifie, entre autres, dans le discours des enseignants au sujet de leurs directions d’établissement qu’ils perçoivent plus souvent qu’autrement plutôt négativement (manque de sensibilité à la réalité des enseignants, centration exclusive sur les dimensions administratives plutôt que pédagogiques de la gestion de l’école, etc.). Par exemple, un enseignant souligne : « on avait un directeur qui était épouvantable, qui ne supportait pas ses enseignants, qui prenait pour les élèves et avait peur des parents, fait que c’était toujours les enseignants qui avaient tort. J’ai trouvé ça abominable enseigner et être obligé de me rebâtir une réputation dans ces conditions-là. J’ai failli, à la fin de l’année, abandonner l’enseignement » (sujet 16).

4.1.1 L’identité professionnelle au regard de la crise de la raison

Les enseignants semblent placés devant le dilemme de la hiérarchie des savoirs et de leur validité. D’une part, leur discours laisse en effet entrevoir une tension importante entre la mission éducative d’instruire les élèves pour des savoirs jugés « vrais » et le contexte social général de remise en question constante des certitudes. Cette tension se traduit notamment par une remise en cause de la définition traditionnelle de l’enseignant au secondaire comme «spécialiste des savoirs». D’autre part, les enseignants déplorent la prolifération des savoirs, leur éclatement, leur manque de cohésion. Tout se passe comme si tous les savoirs devenaient valables pour un apprentissage scolaire. Ils ont la nette impression que la société demande trop à l’école en exigeant qu’elle enseigne «tout et n’importe quoi» : «on doit tout faire à la place des autres» (sujet 14). Dans ce contexte, les enseignants ont bien du mal à se percevoir comme des professionnels détenant une expertise particulière.

4.1.2 L’identité professionnelle au regard de la crise des valeurs

La crise des valeurs est vécue passablement durement par les enseignants. Ils la décrivent principalement sur la base de « rapports intergénérationnels problématiques ». Selon eux, la société a sapé les assises sur lesquelles les enseignants pouvaient asseoir leur autorité, condition nécessaire à la mise en place d’un climat propice à l’apprentissage. Élèves et enseignants partagent trop souvent peu de choses en commun : « J’ai très souvent de la difficulté à les comprendre [parlant des élèves] » (sujet 9). Incivilité, violence, attitudes négatives envers le travail scolaire, autant de termes qui ressortent lorsque les enseignants décrivent une bonne partie de leurs élèves. Pour eux, ces comportements et ces attitudes sont des manifestations d’un certain échec de la société à transmettre son patrimoine culturel : « Des fois j’ai l’impression que le monde extérieur défait ce que nous, les enseignants, on essaie de faire » (sujet 18). Ce rapport de force avec des élèves peu ou pas du tout acquis au métier d’élève interpelle les enseignants dans leur identité. D’une part, en tant qu’adultes, ils semblent constamment remis en question par les jeunes qui les interrogent quant à la cohérence de leurs positions et quant à leur légitimité. D’autre part, en tant qu’enseignants, ils se sentent contraints de « faire le travail des parents » (sujet 2) pour socialiser les élèves.

4.1.3 L’identité professionnelle au regard de la crise du sens

L’expérience scolaire a perdu, ces dernières années, beaucoup de sa signification pour nombre de jeunes. Cela n’est pas sans incidence sur le travail enseignant. Dans leurs pratiques, les praticiens cherchent désormais des moyens « d’accrocher les jeunes », de les « séduire », de les « embarquer dans le voyage de l’apprentissage » (sujet 6). Placés devant des classes hétérogènes où les niveaux de rendement et de motivation sont extrêmement variables, les enseignants se sentent obligés, non seulement d’enseigner les contenus scolaires propres à leur discipline mais aussi de proposer une sorte de métadiscours sur le sens de l’expérience scolaire. Sur le plan de l’identité professionnelle cela se traduit par l’endossement de multiples rôles (guide, motivateur, personne-ressource) dans la pratique, ce qui en complexifie grandement l’accomplissement. Et, les enseignants se définissent moins par opposition à d’autres professions que par inclusion des rôles de celles-ci dans leur propre tâche (polyvalence comme exigence d’un métier complexe). Être enseignant apparaît alors comme être tout à la fois psychologue, sociologue, travailleur social, infirmière, en plus d’être pédagogue, didacticien et expert de la matière.

4.2 L’identité professionnelle au regard de l’action dans des logiques multiples

Nous l’avons précisé dans notre cadre de référence, les institutions sont des environnements d’interactions traversés par des logiques multiples au même titre que la société tout entière. Ces logiques, parfois contradictoires, se reflètent dans le discours des enseignants. Ainsi, dans l’optique d’une logique de subjectivation (Dubet, 1994), on constate que l’enseignement est essentiellement défini comme une prestation devant et avec les élèves où le savoir d’expérience acquis auprès d’eux est la source de la professionnalité (comprise comme la maîtrise des situations de travail (efficacité et efficience)). L’enjeu semble être de se créer un « style personnel dans sa pratique » (sujet 5). En fait les enseignants rencontrés tiennent en quelque sorte un double discours au regard de ce que nous définissons comme logique de subjectivation. D’abord, ils affirment quelque chose comme : « Je partage les savoirs et les compétences propres à ma profession mais j’ai mon « style » qui repose sur ma personnalité, laquelle teinte tout mon enseignement » (processus d’identisation selon Gohier et ses collaborateurs, 2001, 1999, 1997). Ensuite, ils soutiennent : « En tant qu’enseignant du secondaire, je suis un spécialiste de la matière contrairement à ceux qui interviennent au primaire et en adaptation scolaire » (processus d’identification dans les termes de Gohier et ses collaborateurs, 1997, 1999, 2001).

Dans une logique d’intégration (Dubet, 1994), les enseignants tiennent un discours identitaire caractérisé par les particularités suivantes : dévaloriser la formation initiale et survaloriser l’expérience (la qualification contre la compétence) ; respecter et perpétuer – tout en la déplorant – la « culture individualiste » du monde scolaire ; reproduire le discours sur le peu de reconnaissance des enseignants et l’accroissement de la complexité et des difficultés du métier. Cette logique d’intégration se vérifie aussi dans une mise en récit où le nous enseignants devient subitement prégnant : « Nous les enseignants, on n’est pas reconnu à notre juste valeur » (sujet 11). Devenir enseignant, c’est ici être reconnu par autrui et au premier chef par ses collègues. C’est justement dans le sens d’une logique d’intégration que l’on peut comprendre, en partie, le discours critique de la formation initiale en enseignement et la valorisation extrême du savoir d’expérience. Ce savoir constitue un pôle identitaire fort.

Enfin, dans une logique stratégique (Dubet, 1994), nos sujets semblent avoir développé des stratégies de survie et d’adaptation au milieu de travail qui est le leur. Ces stratégies se résument en quelques éléments. En début de carrière, tout prendre, tout accepter afin de se « faire un nom » et de « faire ses heures » pour l’obtention d’un poste permanent. Toujours en début de carrière, trouver un « mentor » et apprendre sur le mode artisanal. Dans sa pratique quotidienne, tant devant les élèves, les collègues, la direction que devant les parents, éviter de montrer ses faiblesses ou ses doutes. Dans le même esprit, il faut protéger « le secret » de sa pratique. Les enseignants graduent aussi leurs priorités professionnelles. D’abord, il faut s’impliquer auprès des élèves, ensuite, mais venant bien plus loin, s’impliquer auprès des nouveaux enseignants, collaborer avec la direction, travailler avec une équipe professorale. Par ailleurs, il ne faut jamais oublier « de se ménager, de prendre soin de soi, car sans ça tu craques, c’est pas long » (sujet 17). Toujours dans l’esprit d’une logique stratégique, on constate que les enseignants, même s’ils oeuvrent dans une carrière « à plat » (on commence enseignant et, si on ne quitte pas la profession, on finit enseignant), établissent des distinctions entre collègues ; lesquelles sont aussi des hiérarchies. Les principales catégories établies sont : celles ayant traits au statut de l’enseignant (débutant/expérimenté ; statut précaire/permanent), celles ayant trait à la valeur du savoir dispensé (enseignant des matières fondamentales/enseignant des matières secondaires), celles portant sur une évaluation des compétences des enseignants (travaillant/paresseux).

4.3 La construction du sens de sa pratique

Le sens de la pratique des enseignants rencontrés paraît se construire sur la base d’une mise en relation des expériences concrètes de travail, notamment avec les élèves, et de ce qu’ils appellent leur « personnalité ». En effet, dans la définition de soi comme enseignant, les sujets mettent constamment en avant des traits de personnalité qu’ils considèrent jouer un rôle majeur dans leur pratique professionnelle : « sévère, démocrate, dynamique, patient, conciliant, ouvert, etc. » Ces traits de personnalité sont arrimés à des savoirs d’expérience acquis essentiellement dans le travail auprès des élèves. Et, ces savoirs se conjuguent à des attitudes : « croire dans l’éducabilité des élèves » (sujet 4), «aimer les jeunes» (sujet 10), « aimer sa matière » (sujet 13), « aimer son métier » (sujet 19). Certaines réalisations professionnelles participent aussi de la construction de l’identité professionnelle : produire du matériel pédagogique, organiser un festival de théâtre, relever le défi d’enseigner une matière pour laquelle on n’est pas formé et y exceller. Par ailleurs, certaines expériences, que nous qualifions d’incidents critiques – entendu ici comme un événement marquant, au sens phénoménologique, qui transforme l’enseignant dans l’une ou l’autre des dimensions complexes de sa pratique et de son identité professionnelle – sont venues à transformer l’identité professionnelle des enseignants (Martineau, Presseau & Bergevin, 2006). Ces moments charnières de la carrière représentent des occasions de remise en question profonde de soi en tant que personne et en tant qu’enseignant. On peut dire que ce que je suis comme personne est en adéquation avec ce que je fais en classe avec les élèves. Pour atteindre cette congruence (Gohier et al. 1997, 1999, 2001), il faut attendre quelques années et passer par des expériences de travail significatives (négatives ou positives). Toutefois, lors de ces moments, près de la moitié des participants à cette étude a songé sérieusement à quitter la profession enseignante.

Conclusion

Le discours des enseignants du secondaire démontre une certaine difficulté à se définir sur le plan professionnel moins en ce qui a trait à leurs caractéristiques personnelles qu’en ce qui concerne les spécificités de la profession (Lang, 1999). À ce propos, Dubar (1996) parlerait d’une identité à la foi autonome et incertaine. Ce discours laisse clairement entrevoir que, chez les enseignants, le processus de définition de soi sur le plan professionnel repose sur la mise en relation des expériences de travail avec ce qui est perçu comme étant des caractéristiques personnelles (qui peuvent être évolutives) ; ce qui va à nouveau, en partie, dans le sens des travaux de Dubar (1996). La société et l’institution scolaire semblent ici représenter davantage des obstacles ou des contraintes à surmonter que des socles sur lesquels construire son identité d’enseignant. Dans ce cas, et nonobstant ce que soutient Dubet (1994), il apparaît légitime de parler de crise du professionnalisme. Dans ce contexte, la mise en récit de soi représente une sorte de stratégie pour « garder le cap sur l’essentiel » (sujet 20) d’autant plus que les participants à cette recherche ressentent un faible sentiment de partage avec les autres si ce n’est celui de vivre une même solitude et dans un contexte individualiste (Lessard & Tardif, 2003). À cet égard, les récentes injonctions, issues de la réforme des programmes, qui visent à transformer l’organisation « cellulaire » du travail enseignant (un enseignant, une classe) en vue d’une prise en charge et d’une responsabilité plus collective envers les élèves, pourraient, si elles se réalisent vraiment « sur le terrain », modifier quelque peu cette perception. Dans un autre ordre d’idées, les approches réflexives – où l’enseignant a le loisir de « se mettre en mots » – peuvent être vues comme des dispositifs de soutien non seulement à l’amélioration des pratiques mais à la construction de l’identité professionnelle.

En somme, face à une institution affaiblie (qu’est-ce que l’école aujourd’hui ? quelle en est sa mission véritable ?), face à des savoirs éclatés (qu’est-ce qui est digne d’être appris en contexte scolaire ?), face à la multiplicité et à la relativité des valeurs (en quoi croyons-nous vraiment ?), les enseignants rencontrés dans le cadre de cette recherche vivent une certaine crise identitaire. En effet, la vocation, qui autrefois constituait la pierre angulaire de la profession enseignante, n’a pas été totalement remplacée par quelque chose d’autre ; la professionnalisation de l’enseignement qui pourrait en tenir lieu est un processus inachevé. Par ailleurs, les enseignants semblent ballottés dans une sorte de valse hésitation entre la fierté, « on fait un métier essentiel, capital, pour la société » (sujet 8), et un certain embarras, « est-ce qu’on est une vraie profession ou pas ? » (sujet 12). Nous constatons aussi une certaine transformation des bases de l’identité professionnelle des enseignants au secondaire liée à la réforme en cours tant en formation à l’enseignement que dans les programmes scolaires. Ainsi, la définition de soi sur une base disciplinaire (Lessard et Tardif, 2003) semble légèrement en perte de vitesse et on assiste à l’émergence de la référence à la maîtrise du processus enseignement/apprentissage (la dimension didactico-pédagogique) comme assise identitaire (Develay, 1995 ; Gauthier & Martineau, 2002). Construire son identité professionnelle semble alors être un processus qui repose essentiellement sur l’évaluation (l’interprétation) de l’efficacité de l’action auprès des élèves et donc des savoirs et des compétences que cette action mobilise. L’expérience en classe auprès des élèves représente ainsi à la fois le milieu et le moment les plus signifiants dans l’expérience de travail des enseignants (Tardif & Lessard, 1999) ; l’expérience en classe est au centre de la mise en récit de soi en tant qu’enseignant. En quelque sorte, les compétences et les savoirs développés à cette occasion sont le socle sur lequel se construit l’identité professionnelle des enseignants. Dans ce contexte, l’identité est davantage un « problème qu’un être » (Dubet, 1994). Elle requiert un « travail » incessant de recomposition de l’expérience.