Corps de l’article

Introduction

Le métier d’enseignant n’échappe pas à l’ère managériale dominante des pays occidentaux, basée sur la recherche d’une productivité accrue sous-tendue par la défiance des professionnels. L’évaluation des résultats et le contrôle sont alors des outils fréquemment utilisés. Ces outils touchent le secteur de l’éducation, secteur pour lequel l’usage d’outils de gestion issus de l’industrie n’a pas encore fait ses preuves. Dans le secteur des services immatériels et relationnels, l’usage de ces outils fait débat (du Tertre, 2005) tant la question de la relation humaine résiste à son évaluation. Pourtant, en France, depuis des décennies, des dispositifs d’évaluation du travail des enseignants sont en place : il s’agit des inspections pédagogiques individuelles. Là où les recherches en éducation ont des difficultés à faire la part des choses entre l’effet établissement et l’effet maître, l’inspecteur, lui, doit trancher. Sur quoi les inspecteurs fondent-ils leur évaluation ? Que voient-ils des pratiques ? Quels modèles prennent-ils comme référence ?

Pour instruire la question de l’efficacité des pratiques d’enseignement, nous avons pris comme point de départ de ce texte un document particulier, à la fois trace et produit du dispositif : il s’agit du rapport d’inspection. En le considérant comme une mise en récit externe des pratiques d’enseignement, nous procédons à deux analyses complémentaires qui permettront ensuite d’interroger la notion d’efficacité. La première vise à mettre au jour le modèle des pratiques d’enseignement qui structure ces rapports, tandis que la seconde s’attache à dévoiler le référent, largement implicite, de l’évaluation de ces pratiques.

Le texte comporte six parties. La première procède à un rapide survol des recherches sur l’efficacité des pratiques enseignantes pour bien préciser l’orientation spécifique de cet article. La deuxième partie problématise notre projet en enrôlant un cadre théorique au service de l’étude des pratiques et une définition du référent au sein d’une théorie de l’évaluation. Après avoir présenté les choix méthodologiques dans la troisième partie, les parties suivantes présenteront les résultats de ces analyses, le modèle sous-jacent des pratiques d’enseignement (partie 4) et le référent implicite de leur évaluation (partie 5). Les résultats de ces deux analyses sont ensuite mis au service d’un questionnement de la notion d’efficacité des pratiques d’enseignement (partie 6).

1. Revisiter l’efficacité des pratiques enseignantes

La notion « d’enseignant efficace » est l’objet de préoccupations politiques fortes dont attestent trois rapports récents, un américain (Goe, Bell & Little, 2008) recensant les différentes approches de « l’évaluation de efficacité de l’enseignant », un latino-américain (Hunt, 2009) insistant sur « l’efficacité de la performance enseignante » et un français (Cusset, 2011), portant sur…. Tous trois insistent, dans leurs titres, sur les apports de la recherche avec une «synthèse de la recherche» pour le premier, « une recension de la littérature internationale» pour le deuxième et « que disent les recherches sur l’effet-enseignant ? » pour le troisième.

Après avoir procédé à un rapide survol des recherches « sur » et « pour » l’efficacité des enseignants, nous préciserons le parti pris de notre article. Il s’agira de s’appuyer sur un type particulier d’efficacité, que nous qualifierons « d’efficacité institutionnelle », parce qu’elle émane de cadres des systèmes éducatifs que sont les inspecteurs, pour en proposer une analyse critique.

1.1 Des recherches sur l’enseignant efficace

En France[1], les recherches sur l’enseignant efficace, qui ont été initiées avec les travaux sur « l’effet-maître » (Bressoux 1999), ont défini cette notion en creux, à partir de la technique de l’analyse de variance. « L’effet-maître » correspond en fait à l’ensemble des variations des résultats des élèves que n’ont pas « expliqué » les autres variables (caractéristiques des élèves, contexte de l’école, etc.) et qui relèveraient donc de l’enseignant. Ces recherches ont ensuite ciblé les caractéristiques de l’enseignant (Bressoux, 2007) comme l’autorité, la gestion du temps, la capacité de clarifier les objectifs, la structuration des séances ou les attentes élevées vis-à-vis des élèves. Nous retrouvons des résultats similaires dans la synthèse récente proposée par Feyant (2011) sous la rubrique « facteurs liés à la personnalité de l’enseignant ».

Un dispositif de recherche expérimentale a été mis en place aux États-Unis (plus précisément au Tennessee, de 1985 à 1989). Le « Student Teacher Achievement Ratio » (STAR) concernait 329 classes et 7000 élèves. Même si le principal résultat a été l’importance de la réduction des effectifs de la classe, les données recueillies ont alimenté de nombreuses études complémentaires. Par exemple, Nye, Konstantopoulos et Hedges. (2004) montrent l’importance de l’expérience de l’enseignant.

Une évolution importante apparaît toutefois. Clairement défendue par Campbell, Kyriakidès, Mujis, et Robinson (2004) et Carette (2008), elle insiste sur la nécessité de ne pas se focaliser sur les caractéristiques des enseignants, mais plutôt sur le déroulement des séances de classe (méthode d’enseignement, organisation, mobilisation des ressources, etc.) et propose une modélisation de l’efficacité à plusieurs niveaux. L’importante recension de travaux ciblant les indicateurs de qualité (Zumwalt & Craig, 2005), malgré son titre « Teacher’s characteristics » reprend cette même logique. A partir des écarts entre prétests et posttests, les recherches présentées analysent les effets de deux dimensions « academic ability » et»achievement». Cette recension, pourtant ambitieuse, ne livre que des résultats très nuancés.

Une second dispositif récent illustre clairement ce changement de focale : « Measures of Effective Teaching» (MET). Il a été initié aux États-Unis, fin 2009, auprès de 3000 enseignants volontaires, avec l’objectif d’élaborer un dispositif d’évaluation de l’efficacité des enseignants et des pratiques enseignantes. Il prend en compte les écarts dans les résultats des élèves (avant-après), les pratiques d’enseignement (observées ou videoscopées), des bilans de connaissance des enseignants, des appréciations des élèves sur les pratiques des enseignants et des évaluations, par les enseignants, de leurs conditions de travail. Nous constatons une diversification des dimensions prises en compte avec, notamment, une évolution du statut de l’enseignant dont est pour la première fois pris en compte le point de vue sur les pratiques.

En revanche, nous n’évoquerons pas ici les travaux du courant de la « School Effectiveness Research » (Teddie & Reynolds, 2000), car ils se positionnent plutôt au niveau de l’établissement scolaire ; la prise en compte des pratiques, souvent englobée dans un « niveau classe » assez syncrétique, reste largement marginale.

1.2 Une entrée par l’efficacité institutionnelle

Le cadre de cet article ne se prête pas à une reprise des nombreuses critiques qui ont été adressées à ces travaux, qu’elles soient méthodologiques, théoriques ou même axiologiques et dont nous proposons un large développement dans Marcel (accepté).

Pour discuter la notion d’efficacité des pratiques enseignantes, nous ne partirons pas d’une définition théorique, mais d’un point de vue clairement identifié, doté d’une forte légitimité institutionnelle et qui s’appuie sur le dispositif d’inspection dont l’objectif est précisément d’évaluer les enseignants et, par conséquent, de caractériser cette efficacité. Notre questionnement s’appuiera donc sur l’efficacité des pratiques enseignantes telles que la donnent à voir les inspecteurs au travers du document de synthèse de l’évaluation : le rapport d’inspection.

Notre démarche fonctionnera donc de manière inverse à la plupart des travaux mentionnés qui partent des pratiques pour ensuite apprécier leur efficacité. En ce qui nous concerne, nous partirons de l’explicitation d’un jugement pour procéder en deux étapes complémentaires de dévoilement. La première étape mettra au jour les dimensions des pratiques enseignantes convoquées dans les rapports et sur lesquelles s’appuie l’évaluation. La seconde étape précisera le « référent » de l’évaluation, cet attendu largement implicite avec lequel sont comparées les pratiques observées. Les résultats de notre analyse nous permettront de soumettre cette efficacité institutionnelle à une approche critique.

2. Dévoiler les pratiques enseignantes à partir des rapports d’inspection

Le dévoilement des pratiques nécessite de préciser d’abord le texte qui sert de matériau. En effet, le rapport d’inspection est une forme d’écrit bien particulière, fortement marquée par son contexte de production[2]. Nous défendrons que ces rapports constituent une mise en récit des pratiques enseignantes que notre étude va s’efforcer de déconstruire. Bien sûr, l’ensemble de ces rapports, au-delà d’une diversité que nous détaillerons plus avant, est considéré comme des éléments constitutifs d’un discours unique, une seule mise en récit des pratiques d’enseignement.

A cette fin de déconstruction de ce récit, deux points de repères théoriques complémentaires seront rapidement présentés. L’un circonscrira l’objet « pratiques enseignantes » et sera surtout mobilisé pour la première étape du dévoilement. L’autre, dans le cadre du processus évaluatif que constitue l’inspection, mettra l’accent sur le rôle de la référence. Il sera surtout mobilisé pour la seconde étape du dévoilement.

2.1 Le rapport d’inspection, un texte spécifique

Les rapports d’inspection sont des documents qui rendent compte d’une évaluation. En France, ils prennent des formes diverses en fonction des contextes organisationnels dans lesquels ils sont produits. Dans le système de l’Éducation nationale, on y trouve un entête (précisant le cadre institutionnel, l’identité de l’enseignant, l’établissement d’exercices, etc.), le corps du rapport et deux signatures : celle de l’inspecteur et celle de l’enseignant. Dans le système de l’enseignement relevant du ministère de l’agriculture, les rapports d’inspection sont composés de plusieurs parties dont les parties « avis », « appréciation globale de l’inspecteur », « rapport de la séance observée ». Pour Abanel (2009), ces textes multiadressés (institution, professeur, établissement) sont structurés comme un procès avec ses quatre figures : l’inspecteur témoin, l’inspecteur expert, l’inspecteur avocat et l’inspecteur juge. Il s’agirait d’écrire un rapport pour apporter des preuves : preuve argumentée, preuve d’autorité, preuve par l’objet et preuve par l’entretien. Les rapports d’inspection comportent deux types de discours : un discours descriptif (structuration du cours, outils pédagogiques, conduite de la leçon et interactions avec les élèves, traces écrites, implication du professeur) et un discours normatif (discours moral ou prescriptif). Le discours normatif de type moral renvoie à ce que les inspecteurs énoncent comme «correct, exemplaire et juste » (Ibid., p.93). Parmi ces discours, Albanel observe « trois types d’appréciations qui renvoient chacune à des référentiels différents. Premièrement, cette appréciation peut se référer explicitement aux attendus de l’institution ou au modèle d’enseignement qu’elle a défini. Dans ce cas, c’est la conformité aux recommandations officielles qui est l’objet du jugement, qualifiant la pratique de « correcte » [...]. Deuxièmement, le discours moral peut prendre la forme d’un constat de pratiques satisfaisantes au regard des attendus de l’inspecteur [...]. Troisièmement, le discours moral se construit en fonction d’une mise en rapport entre un sujet et un attendu. Le sujet, c’est le professeur nommé ; l’attendu, c’est ce qu’il fait et qui est soudainement mis en valeur comme pour le rendre exemplaire » (Ibid.). Ainsi, on voit qu’ils contiennent des éléments multiples relatifs aux attentes institutionnelles incarnées par le jugement de l’inspecteur.

Dans l’enseignement agricole, les inspections ont presque exclusivement lieu en début de carrière ; les inspections pédagogiques n’interviennent guère dans le déroulement des carrières des enseignants. Il s’agit donc, de la première, deuxième ou plus exceptionnellement troisième inspection des enseignants concernés.

2.2 Un cadre d’étude des pratiques enseignantes

Ce cadre d’étude des pratiques enseignantes, largement présenté par ailleurs (Marcel, 2002, 2009 et 2011), s’appuie sur le prolongement du modèle triadique proposé par Bandura (2003) dans sa théorie de l’agentivité. Les pratiques y sont envisagées comme un système de trois composantes interdépendantes :

  • l’acteur au travers de ses caractéristiques socioprofessionnelles, l’épaisseur de son histoire personnelle et professionnelle, ses valeurs, son expérience, etc.,

  • le contexte au sein duquel s’actualisent ses actions, au travers de ses différentes dimensions : sociales (élèves, autres enseignants, partenaires), matérielles (la classe, les ressources pédagogiques, etc.), institutionnelles (textes officiels, programmes, etc.), symboliques, etc.

  • l’action en situation, marquée par une contingence irréductible.

Ainsi, l’enseignant n’est envisagé ni comme un « agent » déterminé par son histoire ou par le contexte (Ardoino, 1980) ni comme un « auteur » tout puissant maîtrisant parfaitement tout le champ des possibles. Lors de la phase de préparation, il peut poser les jalons de sa séance (en mettant en jeu ses valeurs, son expérience, sa connaissance des élèves ou de la discipline) et il « décide » pour partie de son action. En revanche, la mise en oeuvre devra tenir compte du contexte, mobiliser les ressources, composer avec les contraintes, s’adapter aux imprévus et « décider dans l’urgence » (Perrenoud, 1996). Les pratiques n’ont rien d’erratiques, elles sont structurées par des formes de rationalité de l’enseignant (et nous souscrivons à la notion « d’organisateurs » proposée par Clanet, 2008 ou par Bru, Pastré & Vinatier, 2007) mais elles sont également sujettes à des variations en raison des dynamiques d’adaptation aux contextes. Elles apparaissent marquées par une sorte de dialectique entre stabilité et variabilité qui les différencient toutefois d’autres pratiques, en ce sens où cette stabilité résulte en grande partie d’une planification qui leur est spécifique.

Nous distinguons les « pratiques enseignantes » qui renvoient à l’ensemble des pratiques professionnelles de l’enseignant et qui incluent les pratiques collaboratives, de partenariat ou collectives, ce que nous appelons les pratiques de « travail partagé » (Marcel, 2009) des « pratiques d’enseignement » qui ne concernent qu’une catégorie de ces pratiques (celles de l’enseignant face à un groupe d’élèves, le plus souvent dans une salle de classe et qui se caractérisent par la mise en jeu de savoirs scolaires).

Dans le cadre de l’analyse des rapports d’inspection, le modèle triadique nécessitera un ajustement. En effet, ces rapports se basent sur l’observation de séances de classe. Dès lors, il ne sera pas possible, au sein de ce matériau, de distinguer l’action en situation et le contexte. La grille d’analyse de départ, qui sera ensuite précisée, comportera donc deux entrées :

  • les caractéristiques de l’enseignant

  • la situation d’enseignement, qui correspond à l’interaction entre l’action et le contexte.

2.3 Un cadre d’étude de l’évaluation des pratiques enseignantes

Lecointe (1997) envisage l’évaluation comme la résultante de trois pôles interdépendants, la référence (qui renvoie à un système de valeurs), le référent (qu’il rapproche du projet, en tant que visée) et le référé (qu’il relie à l’action). Il qualifie ensuite chacune des interrelations entre ces pôles comme une des dimensions de l’évaluation. Ainsi, la dimension politique articule le référent et le référé, c’est-à-dire le projet à l’action, la dimension anthropologique articule la référence et le référé, c’est-à-dire le système de valeurs et l’action, et la dimension éthique articule la référence et le référent, c’est-à-dire le système de valeurs au projet.

Dans ce texte, nous nous intéressons principalement à la dimension politique, c’est-à-dire à la comparaison du référé (les pratiques enseignantes observées) avec le référent (les pratiques enseignantes attendues par les inspecteurs). Ardoino et Berger (1989) définissent le processus de référentialisation comme celui de l’élaboration du référent, c’est-à-dire une sorte « d’opérationnalisation » (même si ce terme est sans doute trop simplificateur[3]) du système de valeurs au sein d’un projet. Dans le cas de l’inspection, et même s’il existe quelques référentiels métiers[4], nous pouvons caractériser ce processus à la fois par son caractère implicite (il n’est jamais véritablement explicité ni rendu public) et par sa dimension individuelle. En effet, non seulement les enseignants évalués ne sont pas invités à contribuer à l’élaboration du référent (ligne hiérarchique oblige), mais le processus de négociation n’est pas non plus à l’oeuvre entre inspecteurs (principalement en raison du cloisonnement disciplinaire et de sa fonction fortement identitaire). En effet, les inspecteurs s’érigent plus ou moins explicitement en défenseur voire en promoteur de leur discipline de référence, ce qui passe nécessairement par des stratégies de « distinction » des autres disciplines, potentiellement concurrentes.

La notion de dévoilement est ici pleinement justifiée puisqu’il s’agira de mettre au jour un référent, totalement enfoui dans le tacite, mais qui sous-tend pourtant les pratiques d’inspection.

3. Méthodologie de la recherche

La méthodologie mobilisée est relativement originale pour l’étude des pratiques qui s’appuie sur des éléments empiriques produits le plus souvent par des questionnaires, plus rarement par entretien et quelquefois par des dispositifs d’observation (Marcel, Olry, Rothier-Bautzer, & Sonntag, 2002).

Dans ce cas, il s‘agit d‘une analyse d‘éléments dits secondaires, c‘est-à-dire produits à des fins autres que celles de la recherche. Les rapports d‘inspection sont des documents administratifs et notre dispositif les recueille en l‘état.

3.1 Présentation du corpus analysé

Le corpus de données est composé de 38 rapports d’inspection portant sur des enseignants exerçants dans trois disciplines différentes : sciences et technologies des agroéquipements (14 rapports), agronomie (15 rapports), physique-chimie (12 rapports). Ces données ont été obtenues à la suite d’un appel des chercheurs auprès de l’ensemble des inspecteurs pédagogiques de l’enseignement agricole, par le doyen de l’inspection de l’enseignement agricole français. Les rapports sont constitués de trois à quatre pages rédigées par un inspecteur. Ils ont été anonymés et ne comportent pas tous de date, mais portent sur des inspections menées pour la plupart autour de l’année 2009.

Les personnes inspectées exerçaient en France, dans des conditions d’emplois différentes : professeur-stagiaire (enseignant ayant passé un concours de la fonction publique et étant inspecté pour titularisation), agents contractuels en établissement public ou agents exerçant en établissement privé. Elles n’ont donc pas un statut stable de titulaire d’un poste ni d’un emploi. Les inspecteurs ne notent pas les enseignants, il s’agit pour eux essentiellement de donner un avis favorable ou défavorable au maintien dans un emploi d’enseignant.

3.2 Démarche d’analyse mobilisée pour le dévoilement des dimensions des pratiques

À partir des deux entrées présentées à la suite du cadre d’analyse des pratiques, la démarche a été inductive. Une analyse qualitative a permis de mettre au jour différentes dimensions convoquées dans les rapports et relevant des deux entrées (25 dimensions au total). Sur la base de cette grille de lecture, nous avons ensuite relevé les occurrences de convocation de ces dimensions au sein de notre corpus. Ces relevés figurent en annexe, au sein de deux tableaux (« Caractéristiques de l’enseignant » et « La situation d’enseignement ») qui distinguent les rapports, en fonction des deux critères indiqués (la valence et la discipline).

L’analyse, basée sur le nombre d’occurrences, comporte deux étapes :

  • la première regroupe les dimensions en fonction du nombre d’occurrences, ce qui permet de faire apparaître une hiérarchisation des différentes dimensions et de livrer une première caractérisation des pratiques d’enseignement que donnent à voir ces rapports ;

  • la seconde procède d’abord à un regroupement des 25 dimensions en cinq composantes des pratiques. Le classement des dimensions permet d’attribuer des rangs puis de calculer, pour chacune des cinq composantes, un rang moyen. Sur la base de ces moyennes, nous pourrons proposer une modélisation des pratiques d’enseignement, du point de vue des inspecteurs, qui précise le cadre général du modèle triadique.

3.3 Démarche d’analyse mobilisée pour le dévoilement du référent des pratiques

Afin de décrire le coeur du référent des pratiques, nous avons analysé les exigences minimales de l’inspection pédagogique dans son processus d’intégration de nouveaux enseignants dans un système d’enseignement. Il s’agit de décrire ce qui est le minimum exigé pour un enseignant en ce début de XXIième siècle en France, dans l’enseignement agricole, à partir des éléments évoqués pour argumenter un avis défavorable.

Ainsi, parmi les rapports d’inspection recueillis, nous procédons à l’analyse des 13 rapports qui émettent un avis défavorable. Ces avis défavorables sont déterminants pour les enseignants inspectés puisqu’ils participent amplement au processus de fin de leur emploi dans le système concerné. Les disciplines d’enseignement concernées par les 13 rapports se répartissent ainsi: six rapports d’agroéquipement, cinq en agronomie, deux en physique-chimie.

Il s’agira de mener une analyse de contenu orientée par la question de recherche. Seule la partie « appréciation globale » sera analysée, afin de saisir spécifiquement les éléments particulièrement mis en avant pour justifier un avis défavorable. Il sera alors possible de rester au plus près des mots utilisés par les inspecteurs du fait du nombre réduit d’éléments repérés. Deux listes seront établies. Une première liste sera constituée des éléments langagiers qui renvoient aux « reproches ». Ils seront identifiés à partir des marqueurs linguistiques de type « il est regrettable que Monsieur X n’ait pas », « les carences constatées sont», « vous n’arrivez pas à », « Monsieur X n’a pas su ». Une seconde présentera les éléments langagiers qui renvoient à des valorisations. Ils seront identifiés par l’analyse sémantique et des marqueurs comme « à aucun moment je ne remets en doute votre », « Madame X a … cependant », « Monsieur X a … toutefois ».

4. Un modèle sous-jacent des pratiques d’enseignement

Nous reprendrons les deux étapes de l’analyse à partir de la hiérarchisation des 25 dimensions, d’abord et des cinq composantes ensuite pour déboucher sur une modélisation des pratiques, telle que la donne à voir les rapports d’inspection. Rappelons que ces dimensions sont le produit d’une analyse inductive du corps des rapports d’inspection, mais remarquons qu’elles se rapprochent très nettement de celles mobilisées par Poggi, Wallian et Musard (2006) pour ce même type de matériau, mais élaboré dans un autre contexte (il s’agit de rapports d’inspection en éducation physique dans des collèges de l’Éducation nationale).

4.1 Les 25 dimensions des pratiques

Tableau 1

Les 25 dimensions des pratiques d’enseignement

Les 25 dimensions des pratiques d’enseignement

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Rappelons que dans ce tableau (tableau 1) les dimensions de pratiques sont regroupées en catégories établies en fonction de leurs occurrences d’apparition selon un empan régulier de cinq occurrences. La description des pratiques d’enseignement que donnent à voir les rapports se fera à partir de ces catégories.

Les pratiques d’enseignement se caractérisent d’abord (catégorie 1) par des dimensions pédagogiques relatives aux élèves et au matériel pédagogique. Elles sont marquées par leur fonction interactive (susciter la participation orale des élèves durant la séance) et par la mobilisation des ressources matérielles de l’environnement, le tableau en premier lieu, mais plus généralement les différentes ressources pédagogiques disponibles.

Dans la catégorie 2, la fonction interactive est étendue à la relation pédagogique, c’est-à-dire à toute l’épaisseur de la relation enseignant / élève allant bien au-delà de la conduite, plus technique, des échanges dans la classe. Le matériel qui est mentionné, les cahiers, est très différent du précédent, car il ne constitue pas directement une ressource pour l’enseignant mais plutôt un indicateur des activités des élèves.

Deux nouvelles dimensions sont toutefois convoquées. L’une concerne les choix relatifs à la séance, tant dans sa conception que dans sa conduite (démarche, méthode d’enseignement) avec une insistance sur la dimension temporelle de la conduite (gestion du temps, rythme). La seconde convoque le cadre institutionnel au travers de la prescription relative aux contenus d’enseignement (l’adéquation aux référentiels).

La catégorie 3 ne cible directement la séance qu’au travers du discours de l’enseignant et des consignes qu’il dispense. En cela, il fait écho à la participation orale des élèves apparue dans la catégorie 1.

La phase de préparation de la séance amorce la prise en compte de dimensions qui, contrairement aux précédentes, s’émancipent pour partie de l’actualisation des pratiques en situation. C’est le cas avec les deux autres items qui font appel à des caractéristiques des enseignants, en termes de compétences (la maîtrise des savoirs enseignés) ou de reconnaissance de cette compétence (les diplômes obtenus).

La catégorie 4 regroupe des dimensions qui, si l’on se réfère à leurs occurrences (de 10 à 14), contribuent de manière moins importante à la caractérisation des pratiques d’enseignement. C’est seulement à ce stade qu’apparaissent les contenus enseignés (choix, structuration, mise en jeu). Ils retrouvent trois dimensions relatives à la conduite de la séance : le recours aux synthèses, la prise en compte du sens des activités (au travers, par exemple, de l’annonce des objectifs de la séance ou de la contextualisation des contenus enseignés) et les activités des élèves. Les trois autres items ciblent l’enseignant : ses progrès ou son développement professionnel et ses attitudes, tant en classe face à ses élèves que durant l’entretien face à l’inspecteur.

Nous ne reprendrons pas les deux dernières catégories dont les occurrences sont faibles.

De cette description, nous retiendrons deux informations principales. D’une part, la situation d’enseignement est largement priorisée par rapport aux caractéristiques de l’enseignant et, d’autre part, cette situation est structurée autour d’un triptyque : les élèves, le matériel, la technique pédagogique.

4.2 Les cinq composantes des pratiques

Le recodage des 25 dimensions en cinq composantes plus générales est présenté dans le tableau suivant :

Tableau 2

Recodage des 25 dimensions en cinq composantes des pratiques d’enseignement

Recodage des 25 dimensions en cinq composantes des pratiques d’enseignement

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Nous pouvons calculer un rang [5] moyen pour chacune des cinq composantes :

Tableau 3

Classement des cinq composantes des pratiques d’enseignement en fonction de leur rang moyen

Classement des cinq composantes des pratiques d’enseignement en fonction de leur rang moyen

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Ces résultats alimenteront la modélisation proposée dans le paragraphe suivant.

4.3 Vers une modélisation des pratiques d’enseignement

Nous proposerons la schématisation suivante (figure1) qui prend en compte l’importance de chacune des composantes.

Figure 1

Première modélisation des pratiques d’enseignement

Première modélisation des pratiques d’enseignement

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Nous rappelons, dans le tableau suivant (tableau 4), à quelles dimensions renvoient ces composantes.

Tableau 4

Rappel de la caractérisation des cinq composantes des pratiques d’enseignement

Rappel de la caractérisation des cinq composantes des pratiques d’enseignement

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Nous avons pris soin de relier les composantes entre elles par des flèches pour insister sur le fait que, si elles avaient été dissociées pour les besoins de l’analyse, elles étaient interdépendantes et en interactions permanentes dans la pratique. Cette approche des pratiques sous forme de système est celle qui est défendue par le cadre théorique présenté précédemment (cf 2.2).

En revanche, nous avons distingué par des couleurs, au sein de la sphère « situation d’enseignement », la « gestion de la classe » des trois autres composantes (élèves, matériel, cadre). En effet, à condition de les penser comme interdépendantes, nous pourrions rapprocher la première plutôt de l’action et les secondes plutôt du contexte, ce qui nous permettrait de retrouver une forme d’opérationnalisation du modèle triadique initial que nous avions pourtant simplifié pour l’analyse, mais qui se trouverait précisé ainsi (figure 2).

Figure 2

Seconde modélisation des pratiques d’enseignement

Seconde modélisation des pratiques d’enseignement

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Nous relèvons deux apports intéressants de cette modélisation des pratiques d’enseignement à partir des rapports d’inspection. Tout d’abord, les trois sphères se voient prises en compte et même si, pour chacune d’entre elles, seulement certaines dimensions sont mobilisées, nous ne pouvons pas parler d’un modèle, ce qui serait réducteur ni atrophié. Nous pourrions même défendre une proximité certaine entre un modèle heuristique visant la connaissance des pratiques (celui prolongeant la proposition de Bandura, 2003) et un modèle praxéologique[6], au service de l’action des inspecteurs et plus précisément de l’évaluation des pratiques (celui dévoilé par l’analyse des rapports d’inspection).

Le second apport renvoie à la hiérarchisation mise au jour au sein de ce modèle qui suscite trois remarques :

  • Nous l’avons dit, en dépit de la diversité des caractéristiques convoquées dans les rapports, l’enseignant est doté d’un statut relativement « bas » dans ce modèle. La sphère de l’action en situation (que l’on pourrait qualifier de praxéologique) prime clairement sur celle du sujet agissant (que l’on pourrait qualifier d’ontologique).

  • Ce statut « bas » de l’enseignant est renforcé par la sphère praxéologique (de l’action en situation), au sein de laquelle le contexte (surtout social, avec les élèves, et matériel) prend le pas sur la « gestion de la classe » (qui renvoie plus directement aux choix et aux initiatives de l’enseignant). En fait, ce modèle des pratiques est très marqué par une forme scolaire [7] qui serait première (les élèves et la salle de classe avec le tableau et le matériel pédagogique) et que l’enseignant viendrait habiter, par sa gestion de la séance d’abord et sur la base de ses caractéristiques socioprofessionnelles ensuite.

  • Ce contexte, nous venons de le voir, est largement polarisé par le binôme élèves / salle de classe et nous pouvons remarquer que le cadre (pourtant très structurant de la forme scolaire) est beaucoup moins présent. Ce cadre correspond principalement, rappelons-le, aux savoirs enseignés (les contenus des séances) et à leur prescription institutionnelle (les référentiels).

  • Cette hiérarchie donne à voir un modèle des pratiques d’enseignement qui présente deux caractéristiques remarquables : d’une part, le pédagogique (élève, salle de classe, gestion de la séance) prend largement le pas sur le didactique (les contenus scolaires) et, d’autre part, au sein de ce pédagogique, la forme scolaire (le binôme élèves/salle de classe) est priorisée par rapport, à la fois, à l’action pédagogique (la gestion de la classe) et au pédagogue (l’enseignant). Ainsi, dans ce modèle, les pratiques d’enseignement sont structurées par leur dimension pédagogique mise au service de la préservation première de la forme scolaire.

5. Le référent de l’évaluation des pratiques

Le référent de l’évaluation est approché par les appréciations globales des rapports d’inspection qui émettent un avis défavorable. Ces appréciations sont le plus souvent composées d’une dizaine de lignes typographiées (deux appréciations sont retranscrites intégralement en annexe 3). Leur contenu fait parfois référence aux inspections précédentes, qui ont elles aussi toujours été défavorables dans notre sous-échantillon. Il est fait état de ce qui est reproché à l’enseignant inspecté. Quelques points positifs et conseils apparaissent aussi, mais rarement, notamment sur les rapports de premières inspections (il faut au moins deux inspections défavorables pour que l’enseignant soit remercié). Les conseils présents dans notre corpus sont réduits aux extraits suivants: « réfléchir à une réorientation vers de la formation adulte », « bénéficier des conseils et de l’appui d’un enseignant expérimenté », « porter ses efforts sur les contenus disciplinaires, l’élaboration de progressions pédagogiques pertinentes et une meilleure connaissance des référentiels », « participer à une formation ».

5.1 Ce qui est reproché aux enseignants, indicateur du coeur du référent

Voici la liste des éléments langagiers qui renvoient aux reproches. La plupart sont relatifs à la conception de l’enseignement : « choix des contenus disciplinaires », « respect du programme (le référentiel) en faisant un nombre suffisant de TP », « construction d’un enseignement structuré et porteur de sens », « rigueur, précision, adaptation des savoirs transmis », « articulation des activités avec les connaissances et compétences », « créativité et rigueur dans l’animation des séances », « attractivité des cours » ; certains des éléments relatifs à la conception de l’enseignement sont exprimés négativement: « pas de distinction entre l’essentiel et le superflu », « pas de mises en évidence des notions essentielles », « trop de documents sans intérêt », « discours pas suffisamment dans le champ professionnel (enseignement professionnel) », D’autres, très proches des premiers, mettent d’avantage l’accent sur la mise en oeuvre des séances, sur l’interaction professeur/élèves « difficultés relationnelles et pédagogiques », « maîtrise des techniques d’animation de la classe, animation de la classe, lenteur des séances », « conduite de la classe sereine et affirmée, autorité pédagogique ni autoritaire ni laxiste ». Des reproches plus généraux, toujours relatifs à l’enseignement, sont également relevés : « erreurs pédagogiques », « efficacité », « efficience ». Un reproche est relatif à la tenue des cahiers des élèves (« cahiers des élèves tenus pitoyablement ») et un à l’obligation institutionnelle relative à la « tenue du cahier de texte ». Enfin, un ensemble d’éléments ne renvoient pas directement à l’enseignement : « ne pas remettre sa pratique en cause », « ne pas souhaiter avoir une pédagogie performante » , « ne pas suivre les recommandations émises lors des inspections précédentes notamment en terme de formation », « ne pas prendre assez de temps pour raisonner, planifier et préparer son enseignement ». Il s’agit là d’éléments de l’ordre des intentions de l’enseignant et de son implication. En outre, il peut être reproché aux enseignants certains points spécifiques à la discipline enseignée : «vues sur l’amélioration de l’atelier pas à la hauteur d’un futur PLPA2[8]», « défauts d’enseignement inhérents à la sécurité, utilisation des machines pouvant se révéler dangereuses ». La préservation de la sécurité physique des élèves est importante pour la discipline de l’agroéquipement qui peut amener les élèves à utiliser des machines parfois dangereuses. Il s’agit d’un point central du référent, un point non négociable.

Hormis quelques points concernant les intentions des enseignants (remise en cause de la pratique, respect des recommandations, temps de travail, ...), la tonalité du coeur du référent est assurément d’ordre pédagogique et didactique. Ce n’est pas le processus d’enseignement-apprentissage qui constitue le coeur du référent, mais celui d’enseignement.

5.2 Ce qui est valorisé, indicateur de la périphérie du référent

Les appréciations globales des rapports comportent quelques points salués par les inspecteurs. Ces points permettent de mettre en évidence ce qui est valorisé par l’inspection, mais qui ne suffit pourtant pas à obtenir un avis favorable. En effet, sur les 13 rapports défavorables analysés, 7 contiennent un ou plusieurs points positifs. Il s’agit de (a) « bonne volonté », « volonté », « motivation », « investissement » (b) « aptitude intellectuelle » (c) « évolution dans les pratiques » (d) « bonne relation avec les élèves » (e) « investissement au niveau de l’atelier et aux projets de l’établissement » (f) « suivi d’une formation » (les agents contractuels n’ont pas tous bénéficié d’une formation à l’enseignement) (g) « contexte de travail difficile » (l’agent a dû faire face à un contexte difficile) (h) « réceptivité aux propositions lors de l’entretien inspectoral » (i) « séances présentées en conformité aux attentes de l’inspection ».

Un rapport précise que l’enseignant exerce dans un «contexte de travail difficile», sans plus de précision. Il s’agit-là également d’un élément « à la décharge de l’agent », qui ne permettra pourtant pas de contrebalancer l’avis défavorable.

Il s’agit donc d’éléments qui ne sont pas au coeur du référent puisqu’ils ne suffisent pas à eux seuls à décider un inspecteur à donner un avis favorable ; ils sont importants puisqu’évoqués dans l’appréciation globale, mais ils n’ont pas d’effet compensatoire suffisant pour faire pencher le jugement inspectoral vers un avis favorable. Ils sont par conséquent à la périphérie du référent que nous contribuons à décrire.

Nous n’y trouvons aucun aspect d’ordre pédagogique, excepté un cas a-typique de notre échantillon qui répond aux « attentes de l’inspection » en ce qui concerne la « prestation » le jour de l’inspection mais ne donne pas suffisamment de gage de motivation « Monsieur X possède les capacités à avoir une pédagogie performance s’il le souhaite, mais le souhaite-t-il ? ». Concernant les élèves, nous ne relevons que la «bonne relation avec les élèves» qui concerne un enseignant. Une bonne relation ne suffit donc pas. La périphérie du référent ne comporte pas d’éléments de l’ordre de l’enseignement-même, confirmant le coeur de l’ordre de l’enseignement.

5.3 Définition du référent pour des enseignants en début de carrière

Nous avons vu que le coeur du référent est davantage de l’ordre du processus d’enseignement que de celui d’enseignement-apprentissage (à l’exception peut-être de la tenue des cahiers des élèves qui se rapproche de l’effet de l’action de l’enseignant sur l’activité des élèves), davantage de l’ordre des moyens mis en oeuvre que de celui des résultats (effets sur les élèves). La périphérie du référent quant à elle comporte une dominante d’activités qui ne sont pas directement en lien avec la classe, mais plutôt des activités « au dessus » de l’activité d’enseignement, des activités qui permettent l’activité d’enseignement comme le suivi d’une formation, la réceptivité aux recommandations de l’inspection, l’implication dans l’établissement. A l’instar de Falzon (1994), nous nommerons ces activités de « métafonctionnelles », c’est-à-dire des activités « non directement orientées vers la production immédiate, activités de construction de connaissances ou d’outils (outils matériels ou outils cognitifs), destinés à une éventuelle utilisation ultérieure, et visant à faciliter l’exécution de la tâche ou à améliorer la performance » (Ibid., p.3). En reprenant les éléments listés, nous parvenons à la synthèse suivante (figure 3).

Figure 3

Le référent des pratiques des enseignants en début de carrière issu de l’analyse de contenu de treize rapports d’inspection défavorables au maintien de l’agent dans un emploi d’enseignant

Le référent des pratiques des enseignants en début de carrière issu de l’analyse de contenu de treize rapports d’inspection défavorables au maintien de l’agent dans un emploi d’enseignant

-> Voir la liste des figures

Les trois éléments centraux (sécurité physique de l’élève, conception et mise en oeuvre d’enseignement) sont les éléments minimum explicitement exigés par l’institution. Les éléments périphériques sont institutionnellement plébiscités mais non exigés.

6 L’efficacité des pratiques d’enseignement en question

Il s’agit à présent de mobiliser les résultats de notre étude pour soumettre, comme nous l’avons annoncé, la notion d’efficacité à une série de questionnements. Pour ce faire, nous rapprocherons cette notion du référent de l’inspection, c’est-à-dire que nous considérerons que les pratiques d’enseignement efficaces sont les pratiques attendues (y compris de manière implicite) par l’inspecteur qui évalue l’enseignant.

6.1 L’angle mort du travail collectif

Les recherches sur l’efficacité se sont efforcées, sinon de prendre en charge l’ensemble des pratiques enseignantes, tout au moins de ne pas considérer les pratiques d’enseignement de manière isolée. C’est ainsi le cas avec le courant SER[9] (qui englobe les pratiques d’enseignement avec d’autres dimensions de l’établissement), mais c’est aussi le cas avec l’effet-maître qui est mis en relation avec l’effet-établissement.

Notons tout d’abord que les rapports d’inspection, pourtant chargés d’évaluer l’ensemble du travail enseignant, isolent une partie de ce travail, les pratiques d’enseignement, des autres volets. L’investissement dans l’établissement n’est mentionné qu’à six reprises sur l’ensemble des rapports tandis que toutes les autres formes de travail, qu’elles soient collaboratives, collectives (au sein des équipes pédagogiques) ou partenariales, ne sont même pas évoquées.

Ce point soulève deux remarques. Nous avons montré (Marcel, 2009) que les pratiques d’enseignement étaient interdépendantes des autres pratiques enseignantes et que le développement de ces dernières se traduisaient par une reconfiguration de l’ensemble du travail enseignant. Nous récusions une vision dissociative et hiérarchisée entre le travail d’enseignement et ce qui se trouvait relégué à n’être que le « reste » du travail. Dans le prolongement de ces travaux, nous pouvons convenir que cette modélisation des pratiques d’enseignement, coupée de toute la sphère du travail partagé, est, sinon atrophiée, tout au moins réductrice. Dès lors, cette focalisation exclusive réduit la portée de sa contribution à la question de l’efficacité.

La seconde remarque prolonge la précédente en insistant sur l’artificialité du découpage par enseignant. Dans l’enseignement secondaire, les élèves rencontrent autant d’enseignants que de disciplines d’enseignement. Dès lors, apparaissent les limites d’isoler les pratiques d’enseignement de l’un d’entre eux par rapport aux pratiques d’enseignement de l’ensemble puisqu’elles ne peuvent que contribuer simultanément à l’efficacité de l’enseignement. Là encore, rien n’est dit sur des liens avec les autres cours, pas plus sur le plan des modalités d’enseignement ou d’évaluation que des contenus enseignés. Bien sûr, cela tient au fait que la spécialité (et l’identité) de l’inspecteur est portée par la discipline mais nous avons là une limite majeure de la contribution de cette approche à la question de l’efficacité. L’efficacité des pratiques d’un enseignant peut-elle s’apprécier indépendamment des autres pratiques d’enseignement des membres de l’équipe pédagogique qui prennent en charge les mêmes élèves ?

6.2 Des apprentissages scolaires relégués au second plan

Par ailleurs, les approches de l’efficacité que mobilise la recherche en éducation sont toutes marquées par l’importance accordée aux résultats des élèves : des pratiques d’enseignement sont qualifiées d’efficaces si elles ont un « impact » positif sur ces résultats.

Or, dans le modèle des pratiques d’enseignement que donnent à voir les rapports d’inspection, les résultats scolaires sont très largement absents [10]. Ils n’apparaissent d’ailleurs pas, en premier niveau d’analyse, parmi les 25 dimensions.

De plus, cette absence est renforcée par celle du processus d’apprentissage des élèves qui n’est quasiment pas évoqué non plus. Même si les élèves sont pris en compte de manière privilégiée, ils ne le sont principalement, rappelons-le, qu’au travers de leur participation orale et de leurs activités durant la séance. Ces deux dimensions, qui renvoient à la figure de l’élève « actif » (dans le sens que confère à ce qualificatif la «méthode active» défendue, par exemple, par Marion, 1988), sont donc celles que privilégie un inspecteur qui évalue un enseignant. Dès lors, deux hypothèses peuvent-être envisagées. La première est que si un élève est « actif », alors il «apprend». Nous sommes dans la logique de l’indicateur observé qui permet d’inférer une manifestation de l’apprentissage, au moins du processus, si ce n’est des résultats. Même si cette hypothèse pourrait se défendre (au niveau théorique bon nombre des théories de l’apprentissage, notamment l’épistémologie constructiviste piagétienne, peuvent servir d’arguments dans ce sens), l’absence de mobilisation d’autres indicateurs relatifs à l’apprentissage (processus et résultats) reste quelque peu énigmatique.

La seconde hypothèse est que, pour un Inspecteur, l’efficacité des pratiques d’enseignement renvoie à une autre définition, une définition qui s’émancipe sinon du processus d’apprentissage (acceptons la première hypothèse) tout au moins des résultats scolaires. En fait, l’efficacité est ailleurs. Elle relèverait du maintien de ce que, dans le paragraphe suivant, nous développerons sous l’expression d’ordre scolaire.

6.3 Le maintien de l’ordre scolaire

Nous pourrions reformuler cette seconde hypothèse en posant que, pour l’inspecteur, l’efficacité des pratiques d’enseignement correspond en premier lieu au maintien de l’ordre scolaire. Pour préciser cette notion, reprenons le modèle des pratiques mis au jour (et présenté au paragraphe 4.3). Le plus prégnant est la forme scolaire, c’est-à-dire un élève actif au sein de l’espace structurant d’une salle de classe. L’enseignant est invité à donner vie à cette forme au travers de ses choix et des ses initiatives qui constituent la gestion de la séance. Mais donner vie, c’est respecter cette forme « instituée » sans la remettre en cause (toute velléité « instituante »[11] semble proscrite), c’est s’adapter pour maintenir et préserver cette forme scolaire. C’est exactement ce que nous appelons le maintien de l’ordre scolaire.

Cela éclaire différemment la position en retrait du cadre (les contenus enseignés et les référentiels). La sphère des savoirs est reléguée, nous l’avons dit, dans un second plan. Il n’est pas directement concerné ou, tout au moins, pas premier dans le maintien de cet ordre. En fait, elle constitue une sorte d’arrière-plan, plus ou moins tutélaire sans doute, qui ne se voit convoquée que quand, en tant que cadre, il est transgressé. Il en est un peu de même pour le sujet enseignant qui est relativement marginalisé dans ce modèle (l’évaluation porte sur ce qu’il « fait » beaucoup plus que sur ce qu’il « est »). En revanche, ses caractéristiques socio-professionnelles sont convoquées, en mobilisant une diversité importante comme argument (ce qu’il « est » vient justifier ce qu’il « fait ») pour être intégrées au sein de la mise en récit des pratiques d’enseignement que constitue le rapport d’inspection.

Nous pouvons d’ailleurs compléter cette notion de « maintien de l’ordre » en reprenant une étude relative au vécu de l’inspection par des enseignants débutants (Blanc & Marcel, 2009). Trois figures de l’inspection sont mises au jour : l’inspection-formation, l’inspection contrôle et l’inspection châtiment. Dans le premier cas, il s’agit d’aider l’enseignant-débutant à se rapprocher de la forme, dans le deuxième cas, de vérifier le respect de cette forme et, dans le troisième cas, de réprimer toute remise en cause de cette forme.

Si nous acceptons la thèse que l’efficacité des pratiques d’enseignement soit, pour les inspecteurs, définie (et évaluée) d’abord au travers de leur contribution au maintien de l’ordre scolaire, nous pouvons prolonger un peu la réflexion. D’une part, de par leur position dans le système, il est assez cohérent que l’action des inspecteurs soit prioritairement au service de la préservation de l’institution et donc, privilégie la forme scolaire dans leur message à destination des agents chargés de la « perpétuer ». D’autre part, cela interroge la marge d’autonomie de l’enseignant. Les politiques de professionnalisation (Tardif, 2007) ont installé un enseignant mieux qualifié, mais surtout bénéficiant d’un champ d’initiatives et de responsabilités accru, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Le projet institutionnel, déployé par les inspecteurs, en faisant du maintien de l’ordre scolaire le coeur de l’évaluation des pratiques d’enseignement, apparaît quelque peu dissonant. Il est également dissonant avec le discours très prégnant dans l’enseignement agricole français faisant de l’innovation et de l’expérimentation pédagogiques une image de marque du système. Dès lors, il serait intéressant de s’interroger sur la source de cette dissonance :

  • Soit qu’elle est impulsée par les inspecteurs et cela peut renvoyer à différentes stratégies professionnelles susceptibles d’aller des modalités d’exercice de l’autorité au souci de se rassurer face à une définition assez floue de leur fonction, en passant par des stratégies de positionnement identitaire,

  • Soit qu’elle n’est que relayée par l’inspection, ce qui localiserait la dissonance au plus haut niveau de l’institution. Nous assisterions alors à une sorte de schizophrénie entre un discours promouvant une professionnalisation de l’enseignant et des modalités d’évaluation qui tendraient à rabattre le rôle des enseignants sur celui d’agents de maintien de l’ordre scolaire.

Bien sûr, en lien avec ces deux hypothèses, il convient de ne pas occulter la contribution non négligeable du dispositif même de la visite d’inspection, sa forme (observation d’une séance d’enseignement suivie d’un court entretien), sa durée (moins de deux heures) et sa fréquence (de plusieurs années dans le meilleur des cas).

6.4 La place de l’autonomie didactique et les conditions d’une efficacité durable

La taille de l’enseignement agricole français (300 000 apprenants environ) et la spécificité de ses filières de formation ne permet pas toujours aux enseignants de disposer de manuels, d’ouvrages qui pourraient guider leur transposition didactique. De ce fait, leur autonomie en la matière est grande, et mise en avant, comme le point nécessaire et presque suffisant de l’efficacité, lorsqu’il est assorti d’un respect des prescriptions fortes (programmes d’enseignement notamment). La conception et la mise en oeuvre d’un enseignement sont au coeur, pas les valeurs portées par les enseignants. Les activités métafonctionnelles viennent comme conditions facilitatrices mais non suffisantes, elles sont des points d’appui observés, relevés par les inspecteurs, et donc faisant partie de ce qu’ils s’autorisent à « inspecter », sans en être les éléments centraux. Il peut s’agir de facteurs participant au développement de la carrière, et donc d’une évaluation de l’efficacité appréhendée dans un empan temporel bien différent de celui qui constitue la base de l’observation, à savoir le travail en classe. Outre une efficacité à court terme, le référent qui sert de base à l’évaluation de l’efficacité par l’institution retient des éléments d’efficacité à plus long terme. Le dévoilement des dimensions des pratiques et du référent des pratiques laisse envisager une place, si minime semble-t-elle, aux conditions pour une efficacité durable : on retiendra les activités métafonctionnelles. La part faible laissée à ces indicateurs d’évolutivité des pratiques, au sujet ontologique, fait écho aux conceptions de l’entrée dans le métier enseignant : tout se passe comme si le métier d’enseignant était un métier pour lequel « on est ou pas fait » et ce n’est pas le critère de résultat qui en atteste ni celui de possibilité de régulation de son activité mais celui des moyens mis en oeuvre (le maintien de l’ordre scolaire). Le métier enseignant est encore souvent perçu comme un métier qui, bien qu’il puisse s’apprendre, n’est pas accessible à tous. L’actualité est riche en France à ce propos. À titre d’illustration, nous reprenons les propos du ministre de l’éducation nationale Luc Chatel parus dans une dépêche (AEF, 2012), répondant à la cour des comptes qui propose d’organiser les concours de recrutement d’enseignant avant ou au début de leur cursus de formation universitaire (master d’enseignement) : « Nous ne pouvons retenir cette proposition, à l’opposé d’un des principes de la réforme [de la formation initiale et des concours des enseignants] qui est de recruter des enseignants non seulement sur la base de connaissances académiques de haut niveau, mais des enseignants qui auront aussi démontré, avant de passer le concours (et en premier lieu à eux-mêmes), leur capacité à enseigner, ce que ne permet pas le recrutement en fin de 3ème année de licence ou en début de master ». « Ce serait par ailleurs et d’une certaine façon revenir à un principe d’organisation qui prévalait avec les IUFM [Institut Universitaire de Formation des Maîtres] : les reçus aux concours n’avaient jamais été en mesure de démontrer préalablement leur aptitude à faire la classe ou exercer des responsabilités éducatives. » Avec l’hypothèse d’un prédéterminisme à enseigner, il est cohérent de ne pas trouver d’indicateur des possibilités de développement professionnel dans le coeur du référent. On admet donc qu’un enseignant, même s’il a fait la preuve d’une évolution de ses pratiques, soit rejeté d’un système. Mais c’est aussi la confiance que peut accorder un inspecteur dans les moyens d’accompagnement professionnel des enseignants qui est questionné là.

Conclusion

Notre recherche interroge la notion d’efficacité, au niveau « individuel », c’est-à-dire à partir de l’entrée par les rapports d’inspection et les pratiques d’enseignement, ce qui n’épuise évidemment pas l’ensemble des dimensions possibles de l’efficacité du système éducatif. Les inspections qui visent les établissements, et non pas un enseignant, en témoignent : l’enseignant y est un composant d’un système, son efficacité ne peut guère être lue au niveau individuel. Nous retrouvons également cette préoccupation avec une large partie des travaux de recherche « sur » et « pour » l’efficacité.

Afin de contribuer à dépasser les limites de cette approche individuelle, nous terminerons cet article en proposant sinon des perspectives tout au moins des prolongements possibles.

Le premier porte sur l’efficacité de l’inspection en tant que contributrice, du moins potentiellement, à l’amélioration des pratiques d’enseignement. En effet, nous pouvons remarquer que les rapports d’inspection, y compris parfois lorsqu’ils sont défavorables, comportent une part de conseils, de suggestions qui laisse penser que les inspecteurs pensent pouvoir augmenter l’efficacité des enseignants par ces comptes-rendus écrits. Des recherches (De Wolf Inge & Janssens Frans, 2007) montrent que l’effet bénéfique des inspections n’est pas toujours au rendez-vous, il peut être contre productif et comporte des effets d’affichage. Une question reste en suspens : si la visite d’inspection est un jeu d’affichage, une vitrine, s’il s’agit de montrer la meilleure face d’un enseignement, « d’enseigner pour l’inspection », quel critère d’efficacité sous-tendent les activités des enseignants eux-mêmes ? Qu’est-ce qu’être un bon enseignant pour les enseignants ? On imagine là l’ampleur de la variabilité des réponses possibles tant le métier d’enseignant fait l’objet de prescription multiples ; le référent est discuté, mis en débat, renvoyant à ce qui n’apparaît guère dans les rapports d’inspection : la mise en tension des valeurs associées aux métiers d’enseignant.

Le deuxième prolongement potentiel concerne le dispositif d’inspection lui-même et les outils qu’il mobilise tant en termes de limites de ces outils que d’effets non voulus. Par rapport aux limites, nous pouvons interroger le fait que le processus d’enseignement-apprentissage soit si peu présent dans les évaluations individuelles des enseignants. Probablement parce qu’il est difficile à appréhender, comme le montre les revues de questions sur l’effet maître (Cusset, 2011). Pourquoi les moyens (maintenir l’ordre scolaire) sont-ils tant mis en avant vis-à-vis des résultats (apprendre) ? Il s’agit probablement là d’une adaptation des outils d’évaluation de l’industrie à celui des services. Du Terte (2005) entrevoit de nouveaux outils de gestion avec des « outils d’évaluation qui articulent résultats et processus ». En matière d’enseignement, ces outils ne sont pas nouveaux, ils pourraient inspirer les sciences de la gestion qui, à trop vouloir rechercher l’efficacité, pousse les individus à tricher et/ou souffrir de leur travail (Desjours, 2003). Cette souffrance au travail des enseignants pose, comme dans la plupart des métiers mais peut-être de manière plus vive encore du fait de l’impact sur des élèves, le problème de la contre-productivité des dispositifs d’évaluation individuelle de l’efficacité. Elle correspond aux effets non-voulus que nous évoquions.

Le troisième prolongement renvoie à tout ce qui, dans l’inspection, « dépasse » le simple contenu des rapports. Ainsi, bien qu’absentes des rapports analysés, il est fort probable que les inspecteurs prennent des informations auprès des élèves comme autant d’indicateurs de l’activité des enseignants et de leur efficacité : quels sont ces indices ? Ils pourraient compléter le travail entrepris ici. Par ailleurs, la variabilité des rapports d’inspection mériterait des recherches mettant en avant la variabilité des référents en fonction des inspecteurs et des disciplines enseignées par les professeurs. La recherche présentée dans ce papier n’a pas pris en compte la variabilité inter-inspecteurs et inter-discipline. Il nous semble que la piste de recherche permettrait de mettre à jour des métiers différents d’enseignants, et permettrait de nourrir le débat en décrivant les « efficacité s» plutôt que l’efficacité des pratiques qui court le risque de nier la diversité des pratiques et des métiers d’enseignants.