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La fécondité comme l’engagement en faveur de la recherche en entrepreneuriat du professeur Hernandez sont bien connus. En à peine une décennie, il aura en effet publié, chez divers éditeurs, quatre ouvrages consacrés respectivement à l’entrepreneuriat, au processus entrepreneurial, à l’entrepreneur comme décideur (avec Luc Marco) et, enfin, à l’entrepreneur « approché » par les compétences. Parallèlement, il occupe une place éminente au sein de l’Académie de l’entrepreneuriat, laquelle s’est fixé le projet de promouvoir des recherches « praticables », utiles aux entrepreneurs comme aux étudiants et aux chercheurs. Comme il le fait dans l’introduction de ce nouvel ouvrage, il se plaît à rappeler qu’il fut lui-même entrepreneur, alors qu’actuellement en poste à l’Université de Reims, il dirige l’Institut de recherches en gestion.

Ses ouvrages révèlent la trace de cette quadruple compétence, d’entrepreneur, de pédagogue et de théoricien, mais aussi de cadre, ce dont l’ouvrage dont nous rendons compte porte la marque. Il est publié aux Éditions EMS, lesquelles s’attachent à diffuser des connaissances praticables, destinées autant à un public d’étudiants ou d’élèves que de candidats à la création d’entreprise, mais également de consultants et autres conseillers d’entreprise.

Michel Hernandez précise d’emblée que son ouvrage sera centré sur la question des compétences attendues de la part d’entrepreneurs, ou de personnes auxquelles on demande d’acquérir ou de développer des compétences dites « entrepreneuriales ». Il souligne le fait que cette notion de compétence ne serait, assez paradoxalement, guère exposée sui generis, en tant que telle, comme le révélerait une enquête consacrée à ce mot clé dans des revues nord-américaines. Ce faisant, il confirme bien cette difficulté puisque son ouvrage, classiquement divisé en deux parties, chacune ayant deux sous-parties, ne comprend le terme de compétence dans l’intitulé qu’à la page 112, et seulement pour un paragraphe traitant d’« un problème de compétence » du cadre-entrepreneur.

De fait, la teneur de l’ouvrage confirme le sentiment qu’il s’agit moins d’une approche « par », que « des » compétences elles-mêmes, au travers d’une lecture foisonnante, érudite de travaux de toutes natures. Conformément à son style habituel, l’auteur a recours à des théories et des modèles (des « paradigmes ») exposés par des auteurs généralement bien connus. Cette présentation des principales recherches sur une question précise, appuyée sur des tableaux et des schémas de synthèse, qu’il s’agisse de modèles classiques ou d’avancées récentes, constitue une manne pour le lecteur qui souhaite obtenir une information praticable, d’autant plus que certains d’entre eux ne sont pas facilement disponibles, qu’il s’agisse par exemple de communications ou de papiers de recherche, ou d’ouvrages nord-américains un peu anciens.

La démarche générale de l’ouvrage s’appuie sur l’assertion selon laquell l’acte d’entrepreneuriat se traduit, voire se définit par la création d’une organisation. Ce prédicat est formulé à la page163 (« pour nous, comme pour William Gartner […], le paradigme essentiel est celui de la création d’organisation »). Cependant, dans une note en bas de la même page, l’auteur précise que « ce choix paradigmatique ne fait pas l’unanimité. Aujourd’hui, le paradigme dominant est sans conteste possible celui de la détention d’opportunité […]. En France, Christian Bruyat […] et Alain Fayolle […] préfèrent, eux, celui de la création de valeur ». À l’appui de cette observation, on peut avancer que l’entrepreneuriat est en passe de se constituer en « matrice disciplinaire », au sens de Kuhn-Lakatos, dont l’« heuristique négative » (noyau dur) se construit autour de notions communément admises (common knowledge) par les chercheurs en entrepreneuriat. Une fois, donc, admis ce prédicat, le propos se décompose en deux parties, à savoir l’« émergence », puis le « comportement » organisationnels.

L’émergence de l’organisation, ainsi créée par l’entrepreneur, s’analyse en deux phases distinctes : d’abord, trouver l’idée et, ensuite, construire l’organisation. La détection de l’idée fait l’objet d’un courant de recherche centré sur l’opportunité, auquel Hernandez associe le nom de Venkataraman, ainsi que de diverses méthodes découlant des sciences cognitives, de sorte qu’elles n’apparaissent pas incompatibles avec le « paradigme de l’organisation ». La construction de l’organisation est largement abordée sous l’angle du projet, cher à Jean-Pierre Bréchet, lequel en fait un axe central (un paradigme ?) du processus entrepreneurial. Fort opportunément, l’auteur fournit ici des présentations empiriques qui constituent autant de cas. Concernant ces derniers, souvent très pertinents, le lecteur aurait aimé qu’ils soient présentés et traités de la même façon que dans la seconde partie.

L’étude du « comportement organisationnel » s’inscrit dans une perspective managériale. Comme il le rappelle en conclusion de son ouvrage (p. 205), l’auteur estime que « le seul contenu du cerveau du dirigeant ne suffit pas à rendre une organisation entrepreneuriale […] les meilleures entreprises sont celles où le choix des hommes passe avant la définition de la vision ». Cette prise de position est inscrite dans une posture constructiviste, dans laquelle l’acte entrepreneurial se concrétise sous la forme d’une organisation apprenante qu’il va falloir gérer ; par conséquent, dans la phase de démarrage, donc d’apprentissage, l’entrepreneur doit faire preuve avant tout de qualités de gestionnaire, donc se muer en cadre.

À cette étape de l’exposition, certains lecteurs peuvent « tiquer » devant l’emploi du terme de « manager ». Depuis Chester Barnard, le « manager » se réfère à un type de dirigeant salarié, « gouverné » par les actionnaires, sous réserve que ceux-ci exercent leur droit de vote. Que l’on parle de la fonction d’entrepreneur ou de l’esprit d’entreprise, les tenants de la doxa managériale en déduisent plutôt la supplantation par le cadre. Aussi, l’intitulé du chapitre 3 (« Le manager entrepreneur ») peut sembler paradoxal. Certes, l’auteur nous rassure, en rappelant qu’entrepreneur et cadre sont deux métiers (p. 113) et des façons de penser (p. 117) différents, et qu’il existe des compétences entrepreneuriales qui seraient spécifiques (notamment en ce qui concerne la saisie des opportunités). Mais, d’un autre côté, il estime que ces types de compétence peuvent être développés au sein des organisations managériales, comme le montreraient les travaux de référence, largement convoqués, de Pinchot et de Carrier. Il reprend notamment une classification de Pinchot décrivant par le menu (sur trois pages) ce qui différencie et rapproche le « responsable traditionnel » (le cadre ?), l’« entrepreneur traditionnel » et l’« intrapreneur ». De surcroît, il reprend l’analyse de Carrier sur la créativité pour s’interroger sur les conditions favorables au développement de l’innovation, voire de la régénération, dans les organisations managériales (bureaucratiques).

Ce faisant, Hernandez semble donc faire sienne (p. 110) la conviction selon laquelle « il suffit aujourd’hui de lire les annonces de recrutement de cadres pour constater à quel point un “comportement entrepreneurial”, des “qualités d’entrepreneur”, etc., sont exigés même pour les emplois les plus bureaucratiques, où l’autonomie et l’initiative sont pourtant réduites à la portion congrue ». Il va dès lors plus loin, en s’interrogeant, depuis la base « intrapreneuriale », sur la façon dont l’individu peut développer de telles capacités au sein d’organisations managériales, hiérarchisées et bureaucratisées. En s’appuyant sur des exemples tirés d’entreprises de taille pour le moins imposante (B.P., Lucent, notamment), l’auteur décrit diverses voies possibles pour insuffler un esprit d’entreprise parmi les « acteurs du système » (selon Crozier et Friedberg, cités à la p. 203).

Le dernier chapitre est consacré à la question de la « revitalisation » de l’entreprise : comment faire bouger la grande entreprise, modifier les comportements individuels, sachant que les choix sont entre le « retournement », la « consolidation », le « redressement » et, enfin, la « revitalisation ». Le « schéma de revitalisation » est notamment présenté à partir d’un modèle inspiré de David Anderson, publié dans la RFG en 1986. Au total, le professeur Hernandez débouche sur ce qu’il appelle le processus « réentrepreneurial ». Chacun de ces scénarios est appuyé par la présentation du cas d’une grande entreprise.

En conclusion de ce court, mais dense, ouvrage, l’auteur prône un apprentissage de l’entrepreneuriat par l’action et, dans le même esprit, un « coaching entrepreneurial » destiné, selon un « célèbre psychologue américain » (Albert Bandura), à développer l’auto-efficacité des membres de l’organisation, tout en sachant que ceux-ci sont portés à développer des stratégies personnelles au sein des bureaucraties.

Sans remettre en cause l’intérêt de présenter clairement un ensemble de travaux, d’âge et de niveaux fort divers, autour d’un fil conducteur pertinent, il n’en reste pas moins que ce type d’ouvrage soulève un certain nombre d’interrogations quant à sa praticabilité.

La première source d’interrogation tient sans nul doute à la difficulté pour le lecteur non initié de faire une synthèse personnelle, d’autant plus que nombre de ces modèles et tableaux, ont été élaborés et diffusés dans un esprit pédagogique et / ou normatif, et mériteraient d’être nuancés et relativisés. En particulier, les démarches sont décomposées, analysées de façon linéaire, sans la rétroactivité propre aux processus d’apprentissage.

La deuxième interrogation tient à la définition même de l’entrepreneuriat adoptée en l’espèce – alors que le propos de Michel Hernandez est nettement plus clair dans ses ouvrages antérieurs, notamment dans celui rédigé avec Luc Marco. Sans doute aurait-il eu avantage à distinguer ce qui touche à l’acteur (l’entrepreneur) et à l’action (l’esprit d’entreprise). On peut dire sans grand risque que le terreau le plus favorable se trouve dans les petites organisations (marchandes ou non), dans lesquelles l’acteur est au plus près de l’action pour constituer un système singulier.

Quoi qu’il en soit, cet ouvrage s’avère utile et fécond, tant par sa contribution à la « traduction » des approches entrepreneuriales pour un public non initié que par les « réactions » qu’il peut susciter auprès d’un public plus averti.