Corps de l’article

Selon Yuho Chang, sept romans fondateurs de la littérature québécoise traduisent d’une certaine façon la réalité de la famille québécoise du 20e siècle : « La littérature met en scène des individus, mais elle est aussi un microcosme où une société se représente par la plume de ses écrivains ». Quatre parties divisent cette étude : la famille au début du 20e siècle, lors de la Deuxième Guerre mondiale, à l’époque de la Révolution tranquille et durant les années 1980.

Chang choisit pour le début du 20e siècle, l’histoire de la famille Moisan dans les Trente arpents de Ringuet (premier roman qui a une profondeur sociologique et qui marque la maturité de la littérature québécoise) pour présenter l’époque où les valeurs traditionnelles s’effondrent au profit d’une société devenue industrielle. Ce dénouement familial « un peu tragique » ne manque pas de souligner au passage la vie de l’agriculteur révolue par le progrès social. Durant la même période, c’est l’histoire de la famille Beauchemin dans Le Survenant et Marie-Didace de Germaine Guèvremont, qui dresse, cette fois-ci d’une manière « plutôt nostalgique », le tableau d’une époque révolue avec plusieurs éléments de la vie rurale faisant défaut au roman précédent.

Pour le début de la Deuxième Guerre mondiale, c’est l’histoire de la famille ouvrière dans Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, qui recrée la misère du quartier Saint-Henri de Montréal touché par le chômage de la crise économique des années 1930. Selon Chang, la vie des personnages reflète l’environnement urbain montréalais, pollué autant par le bruit et l’air qu’on y respire que par les conditions de vie ouvrières dont, « les coudes serrés », ils réussissent à traverser ces durs moments. Comme plusieurs familles québécoises de cette époque, les Lacasse ne font pas exception, ils sont sauvés de la misère, mais restent désunis et dispersés par « le salut de la guerre ! », écrit Chang en citant l’auteure. Et à la même période dans le quartier Saint-Sauveur de Québec – « un village dans la ville »c’est le roman Les Plouffe de Roger Hamelin qui montre la famille paroissiale québécoise en voie d’extinction. Une famille « parmi tant d’autres », unie, fière, solidaire devant la pauvreté, changeante selon l’humeur tendre, parfois violente, des adultes qui la composent. L’histoire des Plouffe présente la famille québécoise constituée par un « beau mariage » assurant la sécurité sociale, la prospérité et le bonheur personnel. Et selon Chang, c’est cette « petite vie tranquille » qui annonce les nouvelles réalités familiales de l’après-guerre.

À l’époque de la Révolution tranquille, c’est l’histoire des Plamondon dans le roman Le Cabochon d’André Major qui fait « avec véhémence la critique sociale, remet en question l’ordre établi, les valeurs démodées et l’institution familiale » (p. 51), notamment par le récit de la révolte du fils cadet, Antoine, « un cabochon qui n’en fait qu’à sa tête ! ». Selon Chang, le récit des idées de justice, d’indépendance et de liberté de ce jeune homme né après la guerre, confrontées à l’autorité parentale traditionnelle trop sévère, représente celles de toute une génération. La situation financière de cette famille ouvrière montréalaise vivant dans un « quartier à la charnière du centre-ville commercial et de la banlieue industrielle » et dont le père pourvoyeur est au chômage n’aide en rien. La situation réclame des sacrifices (problème d’argent pour les parents et pension à payer pour les enfants) difficiles à faire, ce qui soulève des tensions et des conflits entre eux. Pour Chang, les enfants Plamondon ne sont pas ceux des Plouffe ou des Lacasse : « ils tiennent tête à l’autorité parentale, ils osent répliquer et justifier leur conduite » (p. 157) et cette attitude est représentative des chambardements culturels du moment.

Quelques années plus tard durant la Révolution tranquille, cette fois-ci « au sens large », c’est l’histoire de la famille éclatée de Maryse dans le roman de Francine Noël qui raconte la vie d’une étudiante universitaire et de son entourage en plein questionnement sur la sexualité, le mariage et la famille. La tourmente de Maryse, autant dans sa vie étudiante que dans ses aventures amoureuses, remue, exclut et assimile en même temps l’héritage de la culture canadienne-française et de la sous-culture prolétaire à celui de la culture anglo-saxonne et de la sous-culture bourgeoise. « Maryse est le produit de ces cultures mélangées » (p. 189). Pour Chang, en rejetant la xénophobie séculaire, la jeune génération québécoise ne s’inscrit plus uniquement dans la culture française, elle s’ouvre au monde et « se mue en une identité culturelle propre à la société québécoise moderne » (p. 192).

Chang conclut son analyse avec le roman de Myriam première, la suite de Maryse. L’histoire se passe au début des années 1980 avec le récit de vie de plusieurs générations, raconté par Maryse, « grâce à une technique de superposition », utilisée par la romancière. Retenant seulement le contenu traitant de la famille, l’analyse dégage quatre caractéristiques propres à la société postindustrielle : le niveau d’instruction, le travail dans le secteur tertiaire, le statut de classe moyenne et la vie d’abondance. Tous absents des romans précédents, ces éléments permettent de suivre « la tendance générale de l’évolution des mentalités et des comportements de la vie familiale ». Les personnages principaux sont des professionnels de classe moyenne. Instruits, politisés et « militants actifs pour le changement social des décennies précédentes, ils deviennent bénéficiaires et défenseurs des acquis de la Révolution tranquille » (p. 225). L’histoire montre l’image de Québécois fiers qui « vont de l’avant », qui peuvent maintenant choisir selon leur goût et, avec leur « bon salaire », consommer à leur guise. Pour Chang, les valeurs et les normes de comportement sous le signe de la révolte des années 1960 sont dorénavant banalisées. Le Québec des années 1980 est plus tolérant, permissif avec une plus grande liberté individuelle et, côté famille, chacun est libre de choisir la forme de vie de couple qui lui convient : « C’est l’amour qui est le facteur décisif dans l’organisation ou la réorganisation de la vie de couple » (p. 226). Devenue le centre d’affection et de la consommation, la famille en tant qu’institution sociale s’assouplit en prenant des formes variées, mais elle continue d’être l’agent de socialisation des enfants avec des rapports parents-enfants sous le couvercle de la permissivité plutôt que de l’autorité. Chang termine en soulignant que l’abondance de la société postindustrielle ne fait pas disparaître l’inégalité et l’injustice sociales, car la présence de la pauvreté, la violence, la prostitution… sont mises au premier plan au cours des années 1980.

Choisir sept histoires romancées pour cerner l’évolution de la famille et de l’identité culturelle québécoise est un pari audacieux puisque la représentation de l’image d’un peuple et la récapitulation de la vie du passé peuvent également se dégager à partir d’autres titres d’une même époque, et ainsi mettre en scène des scénarios modifiant l’interprétation. À cet égard, Chang fait valoir que le choix du roman est moins central que la considération de son contenu comme moyen de transmettre une information poussant le lecteur à s'identifier aux rôles et expériences des personnages fictifs. « Donc, la lecture pourrait orienter ou modifier la vision et le comportement du lecteur » (p. 21).

Sur le plan scientifique, Chang ne conteste pas la dose de subjectivité de son analyse et même s’il s’engage à la maintenir dans les limites acceptables. Enfin, la présente étude a le mérite de présenter un raccourci original des transformations de la famille québécoise à partir de la plume de ses écrivains et, nul doute, elle peut très bien servir à faire connaître la société québécoise aussi bien aux Québécois eux-mêmes qu’aux Néo-Québécois de toutes origines.