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Inauguré en 1989 par Maurice Lemire, le vaste chantier de La vie littéraire au Québec n’a jamais eu pour but de constituer le canon de la littérature québécoise, mais plutôt de faire l’analyse des oeuvres, et surtout, d’aller au-delà vers les processus qui concourent à leur production, à leur réception, et aux discours qui portent sur elles, ainsi qu’à ceux qu’elles-mêmes portent (les projets d’écriture qui leur donnent naissance). L’équipe interdisciplinaire de chercheurs circonscrit donc tout ce qui se rapporte de près et de loin au fait littéraire : de la formation des écrivains, à leurs lieux d’exercice, à leurs métiers, des contraintes qui pèsent sur la lecture aux facteurs qui la facilitent, des genres d’écris à leur réception, jusqu’à l’institutionnalisation de la critique. Le tout retrace en détail les moments marquants, et les étapes, de l’autonomisation du champ littéraire.

Comme les précédents, ce tome-ci comprend un tableau qui synthétise le parcours des auteurs : pseudonymes utilisés, études, occupations, contributions, prix et distinctions ; un autre qui inscrit la chronologie des oeuvres dans la trame des événements culturels au Québec et au Canada, ainsi qu’en Amérique du Nord et en Europe ; une bibliographie détaillée de plus de 150 pages ; et trois index (des personnes, des oeuvres, et des périodiques), qui en font un ouvrage de référence vraiment complet, intelligent, et d’usage aisé pour quiconque (chercheur, étudiant, quidam) s’intéresse à l’univers intellectuel.

Groulx-le nationaliste, Dantin-l’individualiste et Lévesque-le marchand symbolisent les trois figures qu’évoque le sous-titre du tome VI. Le premier indique que l’orthodoxie nationaliste tient toujours le haut du pavé, même si des failles, ailleurs que dans le champ intellectuel, lézardent son édifice. Ainsi contre le roman du terroir, une littérature populaire – avec ses romans d’aventures et ses mélodrames (pensons à Aurore l’enfant martyre) – se développe et prospère ; les thèmes romanesques s’ouvrent aux réalités contemporaines urbaines, ou se tournent vers le domaine de l’intime ; des genres littéraires inédits – le conte philosophique, le pastiche satirique, l’entrevue fictive – indiquent enfin une liberté de pensée et de style plus radicale qu’auparavant. Une culture urbaine, sinon ouvrière du moins populaire, s’impose avec l’arrivée de la radio, laquelle échappe à la censure directe du clergé et fournit à la littérature de nouveaux débouchés.

À l’initiative d’Athanase David, secrétaire provincial, l’État québécois se fait agent culturel : il institutionnalise le patrimoine (archives, monuments historiques) et instaure les « prix David » couronnant les meilleures oeuvres littéraires et scientifiques, ce qui contribue à différencier les essais de sciences sociales – d’un Minville, d’un Montpetit – de la production littéraire, tout en assurant une consécration institutionnelle aux auteurs, désormais moins tournés vers Paris pour obtenir reconnaissance sociale. Louis Dantin, pseudonyme d’Eugène Seers, personnifie cette autonomisation de la littérature québécoise vis-à-vis de la reconnaissance française puisque, maître incontesté de la critique, il sanctionne les oeuvres des nouveaux écrivains. C’est en réalité le champ esthétique lui-même qui s’émancipe car même la querelle entre « exotiques » et « régionalistes » se déplace sur le terrain esthétique, subordonnant désormais les questions identitaires et idéologiques aux considérations d’usage de la langue, de style et de forme. La consolidation d’une presse régionale (notamment en Estrie, en Mauricie), de même que la diversification des publications (almanachs, journaux, magazines, revues) permettent aux auteurs, non de vivre de leur plume – privilège des seuls journalistes – mais d’échapper en partie aux contraintes idéologiques (lire nationalistes) qui dominent, surtout dans la métropole.

Les éditeurs, à l’exemple d’Albert Lévesque, jouent un rôle actif dans la consolidation du marché du livre nécessaire à l’autonomie du champ littéraire : ils prospectent les régions à la recherche de textes, participent à leur confection, en plus de les diffuser. Apparaissent des collections spécialisées dans la nouvelle, les nouveautés, les romans de l’intime, les romans canadiens, etc., et une Semaine du livre canadien devient dès 1921 un événement annuel couru.

Ainsi, peut-on dire, le masque traditionnel craque, bien qu’il tienne encore bon, mais l’on sent s’agiter par en-dessous la modernité de la culture de consommation et du divertissement qui se rit des diktats nationalistes des moralisateurs catholiques. À cet égard, la première illustration de La vie littéraire en donne le ton, une photo de 1925 représente la bénédiction de voitures dans le stationnement d’une église : institution qui demeure centrale dans la vie publique des années 1920, l’Église catholique est tout de même impuissante à ralentir la modernisation des modes de vie. Et c’est dans la littérature, plus qu’ailleurs, comme l’avait bien vu Fernand Dumont en 1978, que cette naissance du nouveau sous les dehors de l’ancien s’observe le plus manifestement.