Corps de l’article

L’insertion professionnelle des personnes appartenant à une minorité ethnique demeure problématique au Canada et dans plusieurs pays semblables, où l’égalité et l’équité sont pourtant considérées depuis longtemps comme des principes fondamentaux de la société. Signalons, d’entrée de jeu, que le terme d’insertion professionnelle est entendu ici dans son sens le plus large, c’est-à-dire le processus par lequel un individu appartenant à la population active accède à une position stable dans le marché de l’emploi et correspondant plus ou moins à ses attentes à plus ou moins long terme (Vernières, 1997). Les études récentes menées en Europe occidentale et aux États-Unis montrent que les membres de minorités ethniques issus de l’immigration ont des difficultés à trouver un emploi et à acquérir une stabilité professionnelle. C’est, par exemple, le cas des Polonais immigrés en Grande-Bretagne (White, 2010), des Maghrébins en France (Frickey et Primon, 2006) ou des Asiatiques (Lew, 2010) et des Latino-Américains (Flores et Southern, 2010) aux États-Unis. Même les pays scandinaves qui se distinguent par des politiques sociodémocrates faisant de la lutte contre les inégalités une priorité (Esping-Andersen, 1999 ; Saint-Arnaud et Bernard, 2003) n’échappent pas à la règle, comme le révèlent les études de Nielsenet al. (2003) au Danemark, Støren (2003) en Norvège, Rooth et Ekberg (2003) en Suède.

Heathet al. (2008) ont cependant montré que la situation varie d’un pays à l’autre, tout comme au sein d’un même pays, elle varie d’une minorité ethnique à l’autre. Bien que ce problème de discrimination touche, dans une large mesure, l’ensemble des minorités ethniques issues de l’immigration, Heathet al. (2008) notent qu’il est plus fréquent parmi les membres des communautés venant des pays du Sud, particulièrement d’Asie et d’Afrique. Plusieurs études montrent que ces derniers ont nettement plus de difficultés d’insertion en emploi et sont plus susceptibles d’avoir des emplois temporaires, à temps partiel et souvent mal rémunérés et sont plus exposés à la précarité professionnelle et à la pauvreté (Nielsenet al., 2003 ; Rooth et Eckberg, 2003 ; Støren, 2003 ; Frickey et Primon, 2006).

Au Canada, les études s’accordent sur l’existence d’une discrimination à l’endroit des minorités visibles en dépit des politiques mises en place pour favoriser l’équité sociale. Ces études révèlent notamment que les membres des minorités visibles perçoivent, en moyenne, des revenus d’emploi inférieurs à ceux de leurs concitoyens faisant partie de la majorité d’origine caucasienne, et occupent des emplois précaires et peu qualifiés (Pendakur et Pendakur, 1998 ; Reitz, Calzavara et Dasco, 1981 ; Reitz, 1982 ; Hou et Balakrishnan, 1996 ; Maxim, 1992 ; Agocs et Harich, 2001 ; Jackson, 2002).

Le présent article s’inscrit dans la même perspective que ces études, mais en mettant l’accent sur le lien entre l’emploi exercé et le niveau de qualification des diplômés d’université issus des minorités visibles. Le concept de lien entre l’emploi et le niveau de qualification renvoie ici à la relation entre les exigences de qualification du poste et le niveau de scolarité de l’individu au moment du recrutement. Nous montrons, à partir des données empiriques, que les membres des minorités visibles sont plus susceptibles d’exercer des emplois pour lesquels ils sont surqualifiés que les Canadiens issus de la majorité ethnique. Par ailleurs, nous comparons le Québec et l’Ontario, deux régions qui comptaient la plus importante population des minorités visibles à la fin des années 1990. Nous concluons que la théorie du capital humain soutenue par les économistes (Becker, 1993) ne suffit pas pour expliquer les inégalités sociales observées dans le marché de l’emploi. Dès lors, nous proposons de combiner plusieurs théories pour saisir les enjeux de cette question, par exemple la théorie du capital social, la théorie de signalement et la théorie de l’exclusion sociale.

Après avoir défini le concept de minorité visible au Canada et présenté quelques statistiques sur l’évolution du poids démographique des minorités visibles sur ce territoire (première section), nous donnerons un bref aperçu de la situation et des écrits sur la question (deuxième section). La troisième section décrira les données utilisées, les variables et le modèle d’analyse, alors que la quatrième sera consacrée à la présentation et l’interprétation des résultats. Enfin, dans la conclusion, nous reviendrons sur l’essentiel et proposerons les pistes de recherche.

Les minorités visibles au Canada : leur nombre et leur identité

Selon la Loi sur l’équité en matière d’emploi au Canada, le terme minorité visible désigne « les personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche » et renvoie principalement aux groupes suivants : Chinois, Sud-Asiatique, Noir, Arabe, Asiatique occidental, Philippin, Asiatique du Sud-Est, Latino-Américain, Japonais et Coréen (Statistique Canada, 2009).

Jusqu’au début des années 1980, le poids démographique des minorités visibles demeurait faible au Canada. Mais depuis, elles ont connu une forte croissance particulièrement grâce à l’immigration dont elles représentent aujourd’hui la proportion la plus importante. Elles proviennent pour la plupart des pays du Sud : l’Asie, en particulier la Chine, l’Afrique, les Caraïbes, l’Amérique latine et l’Océanie. Les personnes des minorités visibles diffèrent à plusieurs égards de la majorité ethnique d’origine européenne ou anglo-saxonne, notamment au plan culturel et physique. Leur proportion au sein de la population est passée de moins de 5 % en 1981 à 13,5 % en 2001 et à 16,2 % en 2006 (Statistique Canada, 2008). Selon le recensement de 2006, la population des minorités visibles était plus importante en Ontario où elle était de 2 745 900 habitants, soit 22,8 % de la population de la province, tandis qu’au Québec, elle était de 654 350, soit 8,8 % de la population. Dans les provinces de l’Ouest, elle était importante en Alberta (454 200, soit 14 % de la population) et en Colombie-Britannique (1 008 855, soit 24,8 %). Selon les estimations de Statistique Canada (2008) à partir du recensement de 2006, les minorités visibles pourraient représenter entre 19 % et 23 % de la population canadienne en 2017. Autrement dit, un Canadien sur cinq sera alors membre d’une minorité visible.

Sur le plan démographique, les membres des minorités visibles ne se distinguent pas seulement du reste de la population par les traits physiques et culturels tels que la religion, la langue et les moeurs, mais aussi par la pyramide des âges. En effet, selon le recensement de 2006, l’âge médian de la population des minorités visibles était de 33 ans, alors qu’il était de 39 ans pour l’ensemble de la population canadienne. Les données du recensement indiquaient aussi que la proportion des personnes composant le principal groupe d’âge actif (de 25 à 54 ans) était plus élevée au sein des minorités visibles (46,5 %) que dans l’ensemble de la population (44,0 %) (Statistique Canada, 2008).

Pourtant rien n’indique que cette proportion se reflète au sein de la population active. Comme nous allons le voir dans la section suivante, les membres des minorités visibles, en particulier ceux qui sont nés à l’étranger, sont plus susceptibles de connaître l’expérience du chômage et d’une mauvaise qualité d’insertion professionnelle que les Canadiens issus de la majorité blanche.

L’insertion professionnelle des minorités visibles au Canada : entre le discours et la réalité

Au cours des vingt dernières années, l’intégration socioéconomique des membres de minorités a été au centre des débats politiques et de la recherche. Nombre de travaux révèlent cependant que celle-ci a connu peu d’amélioration, appuyant ainsi l’hypothèse d’une discrimination ethnique persistante (Henry et Tator, 2009 ; Bourhiset al., 2007) et d’une exclusion sociale (Drolet et Mohamoud, 2010). Plusieurs études recensées par Lenoir-Achdjian et Morin (2008) s’accordent aussi sur le fait que les membres des minorités visibles ont des difficultés similaires d’insertion en emploi, qu’ils soient nés au Canada ou à l’étranger. À cet égard, le recensement de 2006 montre que le taux de chômage était de 8,6 % chez les membres des minorités visibles, alors qu’il était de 6,2 % chez les Canadiens faisant partie de la majorité blanche, soit une différence de 2,4 en points de pourcentage (Statistique Canada, 2006). Il était toutefois plus élevé chez les Canadiens d’origine arabe (12,1 %) et les Noirs (10,7 %). Même quand ils sont nés ou ont grandi au Canada, détiennent des diplômes canadiens, s’identifient comme Canadiens de naissance, l’accès à l’emploi s’avère difficile (Pendakur et Pendakur, 1998 ; Kunz, 2003 ; Bastien et Bélanger, 2010). De plus, ceux d’entre eux qui occupent un emploi perçoivent, en moyenne, des revenus d’emploi faibles, et exercent des emplois précaires et peu qualifiés (Reitz, Calzavara et Dasco, 1981 ; Reitz, 1982 ; Maxim, 1992 ; Pendakur et Pendakur, 1998 ; Hou et Balakrishnan, 1996 ; Gosine, 2000 ; Agocs et Harich, 2001 ; Jackson, 2002 ; Tran, 2004 ; Picot et Feng, 2009 ; Bastien et Bélanger, 2010).

Plusieurs explications ont été avancées pour saisir les raisons de ces inégalités. La première, à caractère économique, s’inscrit dans la théorie du capital humain et stipule que la plupart des membres des minorités visibles sont des immigrants dont la qualification et l’expérience professionnelle acquises à l’étranger ne sont pas toujours reconnues sur le marché de l’emploi canadien, car elles ne correspondent pas aux exigences des emplois disponibles (Ferrer et Riddell, 2004 ; Picot et Sweetman, 2005 ; Anisef, Sweet et Adamuti-Trache, 2008 ; Girard, Smith et Renaud, 2008 ; Weiner, 2008). Dès lors, à moins d’entreprendre un processus de requalification par une formation, ils doivent être prêts à travailler dans des conditions généralement offertes aux personnes non qualifiées, même quand ils sont expérimentés et spécialisés dans un domaine professionnel (Pichéet al., 2002). Toujours au sujet du capital humain, l’insertion professionnelle de plusieurs membres des minorités visibles immigrés pourrait s’expliquer aussi par les barrières linguistiques (Ferrer, Green et Riddel, 2004). Comme l’observent Chiswick et Miller (2003), la connaissance d’une langue constitue une forme de capital humain qui facilite l’accès à l’emploi. Ces auteurs notent ainsi qu’il existe une relation significative entre le revenu annuel des immigrants et le niveau de connaissance de l’une ou l’autre des deux langues officielles du Canada (le français et l’anglais). De façon générale, les immigrants qui entreprennent des études, obtiennent un diplôme canadien et ont une bonne connaissance de l’une des deux langues améliorent leurs chances d’accéder à un emploi et à des salaires relativement élevés (Bastien et Bélanger, 2010 ; Anisef, Sweet et Adamuti-Trache, 2008). Toutefois, comme l’observent ces auteurs, ces chances sont plus faibles pour les femmes et les membres des minorités visibles qui, par ailleurs, sont moins susceptibles d’accéder à des emplois qualifiés, socialement valorisés et bien rémunérés, même après l’obtention d’un diplôme universitaire.

De ce point de vue, on peut compléter la théorie classique du capital humain par celle de la segmentation de l’emploi (Doeringer et Piore, 1971 ; Reich, Gordon et Edward, 1973) selon laquelle le marché de l’emploi est divisé en deux secteurs : le secteur primaire et le secteur secondaire. Le premier est constitué par des emplois qualifiés, bien rémunérés et offrant des possibilités de promotion, alors que le second est composé d’emplois nécessitant peu de qualification, faiblement rémunérés et offrant peu de chances de promotion. Selon cette théorie, qui s’éloigne de la théorie du capital humain, la distribution des revenus relève moins des inégalités d’éducation que des types d’emplois occupés. Toutefois, si elle permet de comprendre les faibles inégalités de revenu entre les minorités visibles et la majorité ethnique, cette explication demeure limitée, car elle est muette quant aux facteurs qui expliquent pourquoi les membres des minorités visibles ont peu de chances d’accéder aux emplois du secteur primaire.

La troisième approche d’explication, qui est défendue par les sociologues, a trait au manque de capital social et culturel. Rappelons que le concept de capital social renvoie à l’appartenance à des réseaux (Bourdieu, 1986), aux relations sociales que l’individu peut mobiliser pour atteindre des buts (Coleman, 1990). Selon Lin (1999, 2001), l’accès à des réseaux dont les membres ont des statuts socioéconomiques élevés constitue une ressource capitalisable – que l’individu peut investir pour accéder à d’autres ressources (des services ou des biens matériels). Au sujet des minorités visibles au Canada, les travaux de Lamba (2003) et Li (2003) montrent que l’appartenance à un réseau social augmente les chances d’obtenir un emploi. Leurs analyses révèlent que, lorsqu’on tient compte du capital social, l’influence significative du capital humain sur l’accès à l’emploi disparaît, appuyant l’idée que l’éducation est peu payante si elle n’est pas accompagnée d'un capital social et culturel fort.

Toutefois, comme l’affirme Wilkinson (2003), cette explication s’avère réductionniste, car elle conduit à sous-estimer, voire à nier les performances économiques des minorités visibles en occultant les barrières structurelles entretenues dans le système social.

D’une manière similaire, les recherches ont associé le problème d’intégration économique des minorités visibles au manque de capital culturel. Les membres des minorités visibles auraient des difficultés à adopter les valeurs culturelles exigées pour exercer un emploi, étant donné que leur culture d’origine est différente de la culture canadienne. À ce sujet, certains employeurs se basent sur le style vestimentaire, l’accent particulier ou les attitudes de communication, etc., pour ne pas embaucher les candidats issus des minorités visibles (Drolet et Mohamoud, 2010 ; Mujawamariya, 2000). Ces arguments semblent aussi fondés dans la mesure où des études empiriques montrent que le degré de difficulté d’accès à l’emploi chez les membres des minorités visibles tend à varier selon qu’ils sont nés au Canada ou à l’extérieur. Ainsi, utilisant les données du recensement de 1996, Kunz (2003) constate que les jeunes Canadiens issus des minorités visibles et nés au Canada ou ceux qui sont arrivés avant l’adolescence accèdent plus facilement à un emploi et ont des revenus relativement supérieurs à ceux de leurs aînés arrivés à l’âge adulte.

Bien que ces arguments soient fondés, notamment pour certains des membres des minorités visibles immigrés, leur explication est d’une portée limitée. D’une part, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi même les Canadiens issus des minorités visibles qui sont nés au Canada ou qui y ont grandi et fait toutes leurs études sont plus exposés au chômage (Kunz, 2006) ou ont des revenus inférieurs (Pendakur et Pendakur, 1998) à ceux de leurs concitoyens de la majorité blanche. Selon Mujawamariya (2000), la perception des différences culturelles serait davantage fondée sur les stéréotypes que sur la réalité. Qu’ils soient nés au Canada ou à l’étranger, les membres des minorités visibles sont toujours perçus comme des étrangers, et ce, en dépit de la reconnaissance officielle du multiculturalisme, ce qui perpétue leur marginalisation. En effet, dans une étude portant sur un échantillon de stagiaires en enseignement dans les écoles franco-ontariennes issus des minorités visibles, ces derniers étaient taxés d’avoir un accent particulier, alors qu’ils étaient tous nés en milieu franco-ontarien, y avaient grandi et avaient exactement le même accent que les autres franco-ontariens. D’autre part, comme le montre Reitz (2001), dans une étude comparée sur le revenu moyen de cinq cohortes d’immigrants, même si le problème d’insertion professionnelle affecte tous les immigrants, ceux qui font partie des minorités visibles ont des revenus inférieurs. De plus, ils sont plus susceptibles d’exercer des emplois dans des professions requérant une faible scolarité (vendeur dans le commerce de détail, camionneur, caissier ou chauffeur de taxi) même quand ils détiennent des diplômes d’études postsecondaires (Galarneau et Morissette, 2008). S’il est vrai que les chances d’accès à l’emploi pour les immigrants augmentent avec le temps, le problème varie selon l’origine et frappe davantage ceux qui font partie des minorités visibles (Renaud, Piché et Godin, 2003).

Il y a lieu plutôt de soutenir l’hypothèse que les difficultés d’insertion professionnelle des membres des minorités visibles sont associées à la désirabilité sociale, ce que les économistes expliquent par la théorie du filtre ou du signalement. Selon cette théorie proposée par Carnoy et Carter (1975), même si l’éducation constitue le principal critère pour recruter, sélectionner et embaucher des employés, les employeurs tiennent compte d’autres caractéristiques non économiques pour prendre une décision au moment de l’embauche, de l’attribution des fonctions et des salaires. La théorie du filtre désigne ces caractéristiques par les termes d’indices et de signalement. Le concept d’indices regroupe l’ensemble des caractéristiques sociales non économiques qui sont, à tort ou à raison, associées à la productivité : le sexe, l’origine sociale et ethnolinguistique, etc. Quant au terme signalement, il fait référence aux aspects de la personnalité modifiables qui sont également considérées par certains employeurs comme des prédicteurs de la productivité : l’expérience professionnelle, les valeurs culturelles, le prestige de l’école fréquentée, etc. (Barringer, Takeuchi et Xenos, 1990 ; Clifton, Williams et Clancy, 1991).

Comme le note Wrench (1996), rien n’interdit aux employeurs de faire une discrimination indirecte fondée sur l’origine ethnique des demandeurs d’emploi et de préférer les candidats qui leur ressemblent sur le plan physique ou culturel. Or, au moment du recrutement et de l’embauche, aucune loi n’interdit à l’employeur de tenir compte de ces éléments dans la décision.

Par ailleurs, comme le constatent Erickson (1996), Reitz (1982), Reitz, Calzavara et Dasco (1981), le marché de l’emploi est segmenté selon les réseaux ethniques et culturels. Reitz, Calzavara et Dasco (1981) et Reitz (1982) ont examiné les disparités de revenus et de qualifications pour l’emploi entre les groupes ethniques canadiens d’origine anglo-saxonne, juive, italienne, portugaise, allemande et ukrainienne dans la ville de Toronto. Non seulement les membres de ces groupes se distinguent par des différences de revenus et d’autres avantages liés à l’emploi, mais encore chaque groupe ethnique s’est, au fil du temps, spécialisé dans un secteur économique particulier. Si les immigrants d’origine anglo-saxonne et ukrainienne s’insèrent facilement dans les entreprises détenues par le groupe majoritaire anglo-saxon, il n’en est pas de même de certains groupes, pourtant d’origine européenne. Ainsi, les membres de la communauté juive sont davantage concentrés dans les secteurs des affaires juridiques et de la santé, alors que ceux des communautés portugaise et italienne sont plus concentrés dans le secteur de la construction. Cette segmentation professionnelle en fonction des groupes ethniques s’accompagne parfois de pratiques de protectionnisme et d’exclusion contre les membres des autres communautés. Certes, comme le notent Pendakur et Pendakur (1998), la discrimination ne se fait pas seulement à l’endroit des membres des minorités visibles, mais ces derniers sont souvent les plus vulnérables. De même, parmi les communautés des minorités visibles, les Asiatiques et les Noirs connaissent davantage des expériences de discrimination que les autres communautés.

Ces considérations permettent de conclure que les membres des minorités visibles font l’objet d’exclusion sociale à la fois devant et dans le marché du travail. Au même titre que le revenu et la stabilité de l’emploi, le lien entre le poste occupé et le niveau d’études constitue une dimension importante de l’insertion professionnelle. De plus, comme le note Trottier (2001), dans la mesure où la formation constitue aujourd’hui la principale ressource à faire valoir pour accéder à un emploi, le projet d’insertion professionnelle et le projet de formation doivent être traités simultanément. Dans cette perspective, le lien entre le niveau de formation et l’emploi occupé peut être considéré comme une dimension de l’insertion professionnelle d’autant plus que « la rentabilité [de l’investissement éducatif] sera plus ou moins grande en fonction de l’adéquation, au sens large, entre la formation et le poste de travail. Cette approche définit, en résumé, l’insertion professionnelle à partir de l’investissement dans la formation initiale. À ce titre, l’insertion professionnelle d’un individu s’effectue tant et aussi longtemps que l’emploi occupé ne permettra pas de rentabiliser l’investissement initial en éducation » (Trottier, 2001, p. 205). Autrement dit, la relation formation-emploi devient une variable lourde de l’insertion professionnelle, puisqu’elle est au centre du projet de formation et influence les autres aspects tels que le salaire et la position dans la hiérarchie des occupations (Laflamme, 1984). Or comme l’observe encore Trottier (2001), le cheminement et l’insertion professionnelle varient selon les caractéristiques de l’individu – en particulier le sexe, l’origine sociale, le niveau et le domaine de formation – auxquelles il faut ajouter l’origine ethnoculturelle. Bien que la présente étude s’intéresse principalement à l’influence de l’origine ethnique, l’analyse tiendra également compte d’autres facteurs qui influencent l’accès à l’emploi, à savoir le capital humain de l’individu (niveau de scolarité, domaine d’études et expérience professionnelle), ainsi que des caractéristiques sociodémographiques telles que le statut d’immigrant, l’âge et la langue maternelle.

Méthodologie

Les données utilisées proviennent de l’Enquête nationale auprès des diplômés de l’an 2000 menée par Statistique Canada en 2002. Cette enquête s’adressait aux diplômés des établissements d’enseignement postsecondaire du Canada, ayant obtenu un grade, un certificat ou un diplôme au cours de l’année civile 2000. Les données ont été recueillies par téléphone en 2002, soit deux ans après l’obtention du diplôme. L’objectif général de l’enquête était de recueillir des informations sur le processus d’insertion professionnelle des diplômés, et plus particulièrement en ce qui concerne l’accès à l’emploi, les professions exercées, la relation entre l’emploi et les études, le type d’emploi exercé, le financement des études, etc.

Dans le cadre de cet article, les analyses porteront sur les diplômés ayant obtenu en 2000 au moins un diplôme de baccalauréat, résidant au Québec ou en Ontario et occupant un emploi au moment de l’enquête. Les détenteurs de certificats de premier cycle ont été exclus de l’analyse parce qu’ils étaient trop peu nombreux au sein des groupes de minorités visibles pour permettre des analyses statistiques. Afin de conserver les critères de représentativité de l’échantillon initial, Statistique Canada a établi une variable de pondération incluant les caractéristiques des sous-groupes au sein de la population. Après la pondération, le sous-échantillon retenu dans cette étude est respectivement de 20 668 sujets au Québec et 37 151 en Ontario. Le tableau 1 indique la répartition des répondants selon la province, le niveau d’études et l’origine ethnique.

Tableau 1

Nombre et pourcentage des répondants selon le niveau de scolarité et l’origine ethnique, Québec et Ontario

Nombre et pourcentage des répondants selon le niveau de scolarité et l’origine ethnique, Québec et Ontario

-> Voir la liste des tableaux

Mesure des variables

La variable dépendante « lien entre le niveau de qualification et l’emploi occupé » a été mesurée à l’aide des questions portant sur le niveau d’études du répondant et les exigences de qualification du poste. On a demandé aux répondants le plus haut niveau d’études atteint en juin 2000 et le niveau de qualification exigé au moment où ils postulaient pour l’emploi actuellement occupé. En comparant les deux, Statistique Canada a identifié les répondants qui occupaient des emplois inférieurs, équivalents ou supérieurs à leurs études. Compte tenu du faible nombre des répondants occupant des emplois supérieurs à leurs niveaux de scolarité, nous avons combiné les deux dernières catégories. La variable a été ainsi dichotomisée de la manière suivante : 1) les répondants occupant un poste équivalent ou supérieur au niveau d’études et 2) ceux qui occupent un poste inférieur au niveau d’études que l’on peut considérer comme surqualifiés.

La variable indépendante origine ethnique a été ramenée à quatre catégories : (1) Canadien « de race blanche » ou Caucasien, (2) Arabe, (3) Asiatique (Chinois, Indien, Vietnamien, etc.) et (4) Noir. Les autres groupes étant peu nombreux, nous les avons exclus de l’analyse.

L’exercice d’un emploi dans les sociétés du savoir faisant appel à des connaissances, des talents et des compétences acquis à l’école ou en milieu de travail que les économistes désignent sous le terme de capital humain (Becker, 1992), nous avons inclus dans le modèle d’analyse trois dimensions associées à ce concept : le niveau et le domaine d’études, ainsi que l’expérience professionnelle. Le niveau d’études est mesuré par le diplôme universitaire le plus élevé obtenu en juin 2000 et trois catégories ont été distinguées : (1) baccalauréat ou diplôme d’études universitaires post-baccalauréat inférieur à la maîtrise ; (2) maîtrise et (3) doctorat.

Le domaine d’études a été mesuré par le type de programme de formation du diplômé en utilisant la catégorisation établie par Statistique Canada : (1) sciences sociales et droit, (2) arts visuels et technologies de la communication ; (3) sciences humaines ; (4) éducation ; (5) commerce, gestion et administration des affaires ; (6) agriculture ; (7) génie, sciences et techniques appliquées ; (8) mathématiques et sciences physiques ; (9) sciences et techniques de la santé. Quant à l’expérience professionnelle, elle est mesurée grâce à l’information relative aux emplois occupés avant l’obtention du diplôme en 2000. On a demandé aux répondants s’ils avaient exercé un emploi à temps plein pendant six mois ou plus chez le même employeur avant l’obtention du diplôme.

Nous avons également tenu compte des caractéristiques sociodémographiques reconnues pour leur influence sur l’insertion professionnelle : le statut d’immigrant au Canada, la langue maternelle, le sexe, l’origine sociale et l’âge.

Enfin, nous avons inclus dans le modèle les caractéristiques sociodémographiques suivantes : le sexe, le statut d’immigrant, la langue maternelle, l’origine sociale et l’âge. Le statut au Canada est mesuré par le pays de naissance, en distinguant : 1) les Canadiens de naissance et 2) les immigrants (nés à l’étranger). Nous n’avons pu prendre compte de la durée de séjour au Canada pour les immigrants, car la base de données ne contient pas cette information.

La variable « langue maternelle » a été construite à partir de l’information sur la langue apprise et parlée à l’enfance. On a demandé aux répondants quelle était la langue apprise, parlée à l’enfance et encore comprise. Deux catégories ont été distinguées : 1) ceux pour qui la langue maternelle est le français ou l’anglais et 2) les allophones, c’est-à-dire ceux pour qui la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français. Il aurait fallu tenir compte du niveau de compétence linguistique en français ou en anglais, mais la majorité des répondants ont déclaré qu’ils maîtrisaient l’une ou l’autre des deux.

L’origine sociale a été mesurée par le niveau de scolarité du parent le plus scolarisé et trois catégories ont été distinguées : 1) sans aucun diplôme (une partie des études secondaires ou moins), 2) diplôme d’études secondaires ou postsecondaires non universitaires et 3) diplôme universitaire. Nous aurions dû tenir compte du revenu et de l’occupation des parents, mais l’information n’était pas disponible dans la base de données utilisée. Enfin, l’âge a été ramené à trois catégories : 1) moins de 25 ans, 2) 25 à 35 ans et 3) 36 à 55 ans.

Modèle d’analyse statistique

Compte tenu des caractéristiques de la variable dépendante étudiée – variable dichotomique – et de l’objectif de l’étude, l’analyse de régression logistique est, selon nous, le modèle le mieux indiqué pour le traitement statistique des données (Allison, 2003 ; Menard, 2002). Les données disponibles permettent d’établir et d’expliquer la probabilité d’occuper un emploi soit inférieur, soit équivalent au niveau de scolarité. La modélisation par la fonction de logit permet de comparer cette probabilité à celle d’occuper un emploi équivalent au niveau de scolarité. L’équation de régression peut s’écrire de la manière suivante :

  • π1(y=1) représente de la probabilité d'exercer un emploi inférieur au niveau de scolarité sous l'influence des variables indépendantes X1, X2, …Xk, par exemple, l'origine ethnique, le niveau et le domaine d'études.tc.

  • π0(y=0) la probabilité d'exercer un emploi équivalent au niveau d'études en présence des mêmes facteurs X1, X2, …Xk,

  • α représente l'ordonnée à l'origine, tandis que β1, β2, … et βk représentent les coefficients de régression associés aux variables indépendantes X1, X2, …Xk.

Pour faciliter l'interprétation des résultats, je présenterai les rapports des cotes (RC) ou odds ratio (OR). Ceux-ci sont établis à partir de la transformation des équations précédente (1) en fonctions exponentielles (2) comme suit :

Rappelons que lorsque la valeur eß du RC est égale à 1 ou proche de 1, cela signifie que l’influence de la variable indépendante à laquelle elle est associée est nulle ou faible. Par contre, un RC dont la valeur est supérieure à 1 signifie que l’influence de la variable indépendante est positive, alors qu’un RC inférieur à 1 signifie que cette influence est plutôt négative. Dans le cas présent, un RC inférieur à 1 révèle que la variable indépendante contribue à diminuer la probabilité pour un diplômé d’exercer un emploi pour lequel il est surqualifié, alors qu’un RC supérieur à 1 signifie que la variable à laquelle il est associé contribue à accroître cette probabilité.

Résultats

Après leurs études, nombre de diplômés des universités exercent des emplois dont les exigences de qualifications sont inférieures à leur niveau de scolarité. Comme l’indique la figure 1, la situation est assez comparable entre le Québec et l’Ontario. La proportion de ceux qui sont dans cette situation de surqualification y est respectivement de 38 % et 32 %. Les résultats de l’analyse indiquent cependant des variations significatives selon l’origine ethnique : les membres des minorités visibles sont plus susceptibles d’être en situation de surqualification, comparativement à la majorité d’origine caucasienne. Au Québec, la proportion de ceux qui sont en situation de surqualification est de 63 % chez les Noirs et de 40 % chez les Asiatiques, alors qu’elle est de 37 % chez les personnes d’origine caucasienne. La situation est similaire en Ontario où la proportion des répondants en situation de surqualification est de 65 % chez les Noirs, de 43 % chez les Arabes, alors qu’elle est de 32 % pour les personnes d’origine caucasienne. Toutefois, il faut noter quelques différences entre les deux provinces. Non seulement la probabilité d’exercer un emploi inférieur au niveau de scolarité est plus élevée au Québec qu’en Ontario – sauf pour les Arabes – mais encore la situation de chaque groupe ethnique varie entre les deux provinces. D’une manière générale les Noirs et les Arabes résidant en Ontario ont une plus grande probabilité d’être en situation de surqualification que ceux du Québec. La situation est inversée pour les Asiatiques dont la probabilité d’occuper un emploi équivalent au niveau d’études est relativement plus élevée (25 %). Cela pourrait s’expliquer entre autres par l’importance numérique de ces groupes dans chacune des provinces. Le fait que les Asiatiques sont numériquement nombreux en Ontario augmenterait une certaine diversification des réseaux sociaux et des activités d’entrepreneuriat des communautés.

Figure 1

Pourcentage des répondants occupant un emploi dont les exigences sont inférieures au niveau de scolarité selon l’origine ethnique

Pourcentage des répondants occupant un emploi dont les exigences sont inférieures au niveau de scolarité selon l’origine ethnique

-> Voir la liste des figures

Afin de comparer les écarts entre les deux provinces, une analyse de régression logistique été effectuée (tableau 2). Dans le modèle 1, seule la variable « origine ethnique » a été incluse. Les RC indiquent que les différences observées entre les différents groupes ethniques sont significatives. Au Québec, les membres des minorités visibles, particulièrement les Noirs, sont beaucoup plus susceptibles d’occuper un poste pour lequel ils sont surqualifiés. La situation est quelque peu semblable en Ontario, sauf pour les Asiatiques. Dans les deux provinces, les Noirs sont presque quatre fois plus susceptibles d’exercer un emploi inférieur à leur niveau d’études que leurs homologues d’origine caucasienne.

Les résultats montrent que, même lorsqu’on tient compte des différentes dimensions du capital humain et des variables sociodémographiques (modèle 2), le lien entre l’appartenance à une minorité visible et l’occupation d’un emploi inférieur au niveau d’études diminue, mais demeure significatif, particulièrement au Québec, où il se maintient pour tous les groupes de minorités visibles. Des trois groupes de minorités visibles, les Noirs sont davantage susceptibles de connaître la situation de surqualification, que ce soit en Ontario ou au Québec. Toutefois, c’est au Québec que cette probabilité est plus élevée. Chez les Arabes, elle est relativement égale entre ceux qui résident dans l’une ou l’autre province. La situation des Asiatiques est plutôt contrastée. En Ontario, ils ont plus de chances d’occuper un emploi équivalent à leur niveau de scolarité que leurs homologues blancs, alors que c’est l’inverse au Québec.

À l’influence de l’origine ethnique, il faut ajouter celle du pays de naissance, dont l’effet se fait sentir en Ontario, où le fait d’être né à l’étranger diminue les chances d’accéder à un emploi équivalent au niveau de scolarité. Les résultats révèlent que le fait d’être allophone n’a pas d’effet significatif, probablement parce que cette variable est fortement corrélée au fait d’être né à l’étranger.

Peu importe l’origine ethnique et le pays de naissance, le capital humain de l’individu demeure un facteur déterminant pour accéder à un emploi équivalent au niveau d’études, mais son effet varie aussi selon la région de résidence. En effet, la probabilité d’être surqualifié par rapport à l’emploi occupé est plus élevée chez les titulaires d’une maîtrise ou d’un doctorat que chez les détenteurs d’un baccalauréat. Ces résultats convergent avec ceux de Frenette (2004) dans son étude sur l’influence du programme d’études sur la surqualification des diplômés de cohortes de 1984, 1986 et 1990. Par ailleurs, les résultats montrent que la situation des répondants résidant dans les deux provinces est plus ou moins semblable. Comme l’avait noté Frenette (2004), ce sont les diplômés de maîtrise qui sont les plus surqualifiés pour les emplois occupés. En outre, les chances de trouver un emploi équivalent au niveau de scolarité varient selon le domaine de qualification. Au Québec comme en Ontario, les diplômés des sciences de l’éducation et de l’agriculture sont moins susceptibles d’exercer un emploi inférieur au niveau de scolarité que ceux des sciences de gestion, commerce et administration des affaires (catégorie de référence). À l’inverse, les diplômés des arts visuels et technologies de la communication sont plus susceptibles d’exercer un emploi pour lequel ils sont surqualifiés, et ce, dans les deux provinces.

On observe cependant quelques différences entre les deux provinces selon le domaine d’études des diplômés, et qui pourraient s’expliquer par des différences du secteur économique. Au Québec, les diplômés des mathématiques et des sciences physiques, du génie et des sciences sont moins susceptibles d’exercer des emplois pour lesquels ils sont surqualifiés.

En ce qui concerne l’expérience professionnelle, les diplômés ayant travaillé à temps plein pendant six mois ou plus chez un même employeur sont plus susceptibles de travailler à des emplois inférieurs à leur niveau de scolarité, mais c’est seulement au Québec que la relation est significative. Cela pourrait confirmer l’hypothèse selon laquelle certains adultes mènent parallèlement les études et le travail et continuent à exercer l'emploi occupé avant la fin des études, du moins pour la période qui suit l’obtention du diplôme.

Enfin, en ce qui a trait aux caractéristiques sociodémographiques, les résultats indiquent qu’il existe une association significative entre l’origine sociale et l’âge. Au Québec comme en Ontario, les répondants dont au moins un parent détient un diplôme d’université sont moins susceptibles de travailler à un emploi inférieur à leur niveau d’études. Cela pourrait s’expliquer par le fait que ces parents occupent possiblement des postes d’emploi de statut socioéconomique moyen ou supérieur (cadres ou professionnels) et appartiennent à des réseaux sociaux influents sur le marché de l’emploi. Par contre, avoir des parents diplômés du secondaire seulement, appartenant possiblement à la classe moyenne, augmente la probabilité de travailler à un emploi inférieur au niveau d’études, alors que cela n’a pas d’effet en Ontario. L’influence de l’âge s’avère significative et est similaire à celle de l’expérience professionnelle. Les répondants de la tranche d’âge de 36 ans ou plus sont davantage susceptibles de connaître l’expérience de surqualification, probablement parce que la plupart d’entre eux mènent les études en même temps que le travail et continuent à occuper le même poste après les études. Nous n’avons pas observé de différences selon le sexe : les hommes et les femmes ont les chances relativement égales d’occuper un emploi équivalent au niveau de scolarité.

Tableau 2

Probabilité d’occuper un emploi inférieur aux exigences de qualification – Rapports des cotes de régression logistique

Probabilité d’occuper un emploi inférieur aux exigences de qualification – Rapports des cotes de régression logistique
*

p < 0,05

**

p < 0,01

***

p < 0,001

-> Voir la liste des tableaux

Le présent article avait pour objectif d’examiner dans quelle mesure, au Québec et en Ontario, l’appartenance à une minorité visible influence le lien entre le niveau de scolarité et l’emploi occupé. Les résultats montrent que les diplômés d’université issus des minorités visibles occupant un emploi, les Noirs en particulier, sont plus susceptibles de connaître l’expérience de surqualification. Les résultats ont montré toutefois que ce phénomène est plus probable chez les membres des minorités visibles résidant au Québec que ceux de l’Ontario.

La situation de surqualification chez les membres des minorités visibles pourrait s’expliquer par le manque de capital social et culturel. Comme le notent Bourhiset al. (2007) au Québec, le recrutement des cadres et des professionnels se fait par les procédés de bouche à oreille au sein des réseaux sociaux de la majorité d’origine canadienne-française. Les auteurs font particulièrement mention d’une très faible représentativité des minorités dans la fonction publique et dans l’administration municipale, qui sont pourtant censées appliquer la règle de l’équité sociale en matière d’emploi. Qui plus est, même lorsque les offres d’emploi sont publiquement affichées, les employeurs privilégieraient les candidats envoyés par les membres du réseau de l’entreprise (Renaud, Piché et Godin, 2003). De telles pratiques rendent l’information inaccessible et écartent les membres des minorités ethniques, en particulier les membres des minorités visibles.

Or, comme nous l’avons souligné dans la recension des écrits, il existe une forte corrélation entre les réseaux ethniques ou culturels et les réseaux économiques. En outre, comme la plupart des communautés des minorités visibles ne disposent pas encore de réseau économique à eux, ou du moins pas aussi étendu que celui des autres communautés, l’accès à l’emploi demeure plus difficile pour leurs membres. À défaut de pouvoir accéder aux réseaux économiques et professionnels pour obtenir un emploi, les candidats avertis issus des minorités visibles adoptent la stratégie du « surinvestissement » pour accumuler davantage de capital humain (Renaud, Piché et Godin, 2003) afin de compenser les désavantages dus au déficit en capital social.

L’une des faiblesses de la théorie du capital social est qu’elle ne dit rien des raisons profondes du manque de capital social chez les membres des minorités visibles et des difficultés qu’ils ont à se faire accepter par les réseaux sociaux de la majorité (Wilkinson, 2003). Selon cet auteur, les inégalités sociales et les injustices à l’endroit des minorités visibles, y compris à l’école et sur le marché du travail, sont plutôt enracinées dans les valeurs de la société et la vie de tous les jours. Il existe au Canada des formes de discrimination ethnique communément acceptées que Henry et Tator (2009) désignent par le terme de racisme démocratique pour décrire à la fois la tension et la conciliation, dans les sociétés capitalistes modernes, les sentiments racistes cachés et la promotion des valeurs du libéralisme démocratique. La recension des écrits dans l’étude de Bourhiset al. (2007) évoque entre autres les comportements discriminatoires de « linguicisme », d’intolérance religieuse, d’ethno-nationalisme et de racisme à l’endroit des minorités ethniques, particulièrement en milieu de travail. Ainsi, rien n’empêche un employeur de refuser un candidat parce qu’il juge qu’il a un accent particulier qui l’empêcherait de communiquer facilement, même quand ceci n’est pas forcément vrai (Drolet et Mouhamoud, 2010). Il serait donc illusoire de penser que la seule existence des lois promulguées par les gouvernements suffirait à éliminer ces discrimination, sans changements dans les structures de la société : « De vrais progrès, c’est-à-dire des progrès qui permettraient l’élimination complète de la discrimination et du racisme, exigeraient que des changements radicaux soient apportés aux structures sociales, culturelles, économiques et politiques de notre société » (Wilkinson, 2003, p. 120). Pour saisir et résoudre le problème de la discrimination ethnique, il faudrait, selon cet auteur, au-delà des politiques pertinentes, des recherches sociologiques combinant plusieurs théories et considérant la multitude des caractéristiques et des influences qui structurent le contexte social dans lequel la majorité et les minorités vivent. Seule l’approche « intersectionnelle » combinant à la fois les théories économiques (par exemple, les théories du capital humain, du signalement ou de la segmentation de l’emploi) et les théories sociologiques (les théories du capital social et culturel, la théorie de l’exclusion sociale, etc.) permettrait de rendre compte de la discrimination dont font l’objet les minorités visibles, car elle tiendrait à la fois compte de l’influence de la structure du marché de l’emploi et des rapports sociaux. C’est ce que nous avons tenté de faire à partir des données disponibles. Malheureusement, ce genre de recherche est complexe et difficile à organiser, comme le précise encore Wilkinson (2003).

Au plan politique, les recherches pourraient examiner dans quelle mesure les politiques d’équité en matière d’emploi en faveur des membres des minorités visibles pourraient être améliorées et rendues efficaces, en mettant l’accent sur le développement des mesures de préinsertion professionnelle. En effet, s’il vaut mieux prévenir que guérir, il faudrait mettre au point des politiques qui permettraient aux membres des minorités visibles d’entrer en contact avec le marché de l’emploi avant la fin des études, grâce aux activités de stage ou d’emplois pour étudiants, et ainsi de se créer ou d’avoir accès à un réseau social. Par ailleurs, le présent article a considéré les minorités visibles d’une seule cohorte. Or, la situation des minorités visibles dans le marché de l’emploi semble varier selon les conjonctures économiques, certaines étant plus favorables que d’autres. En dépit de cette limite, notre études a conduit à des résultats intéressants à partir desquels de nouvelles perspectives d’analyse seraient envisageables pour approfondir la question traitée. Il faudrait aussi examiner, à partir des données de plusieurs cohortes, si le problème de la discrimination ethnique dans le marché de l’emploi s’atténue au fil des conjonctures socioéconomiques ou si, au contraire, elle se maintient, voire s’accentue.