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Introduction

Cet article s’intéresse aux stratégies d’action produites dans le cadre du travail social avec les communautés. Cette méthode d’intervention vise « à appuyer les individus et les groupes à résoudre des problèmes communs et à réaliser des changements sociaux au niveau de leur communauté, de leur organisation, de leur société et des institutions mondiales » (Brueggemann, 2006, p. 7 [notre traduction]). Quant à la stratégie d’action, elle désigne la façon envisagée par un groupe pour mettre en oeuvre une solution, afin de résoudre un problème auquel fait face une communauté. On peut également définir la stratégie comme étant un plan du déploiement des actions ainsi que leur coordination. Autrement dit, la stratégie représente la direction donnée à l’articulation des moyens envisagés pour atteindre des objectifs.

L’intervention et les stratégies dont il est question ici se rapportent à l’action collective revendicative, c’est-à-dire aux luttes sociales. Il s’agit d’une action non violente, fondée sur des valeurs d’équité, de démocratie et de solidarité que mène une organisation plus ou moins formalisée, afin de promouvoir les droits et les intérêts d’un groupe ou d’une catégorie sociale, en faisant pression sur les détenteurs du pouvoir. Ce type d’action vise l’amélioration du cadre de vie du groupe, une meilleure représentation de ses intérêts et un changement dans les règles, les normes et les orientations de la vie sociale (Farro, 2000, p. 172-173). Les luttes sociales constituent un apport indispensable au développement social et personnel, et représentent une des formes d’expression de la société civile.

Cet article rend compte d’une démarche de recherche qui vise à illustrer les rapports entre les stratégies d’intervention sociopolitique et des aspects théoriques de l’action collective et du changement social. Plus précisément, les objectifs poursuivis consistent à :

  • rendre compte des écrits en travail social sur les stratégies d’intervention collective et sociopolitique en particulier;

  • rappeler les théories sociologiques de l’action collective;

  • intégrer dans un cadre conceptuel les notions stratégiques et les principes de l’action collective, à partir d’une théorie du changement social qu’est la théorie de la structuration de Giddens;

  • identifier les stratégies déployées dans des luttes sociales et les catégoriser en fonction du cadre conceptuel retenu;

  • expliquer les dynamiques de contingence qui font en sorte que la stratégie réellement déployée diffère de la stratégie planifiée;

  • proposer des principes d’élaboration de stratégies utiles à l’intervention que pourraient mettre en oeuvre des intervenants stratèges.

La première partie de cet article fait état du travail de recension des écrits qui permettra de démontrer la pertinence de développer la compréhension théorique des stratégies d’intervention sociopolitique et, comme il se doit, de camper le cadre conceptuel. La deuxième partie décrit la méthodologie de la recherche basée sur des monographies portant sur des actions revendicatives. La troisième partie présente les résultats de la recherche. C’est ici que l’article rend compte des stratégies observées et décrit quelques aspects de l’indétermination dans le choix et la mise en oeuvre des stratégies. La conclusion retient les principes à retenir pour l’intervenant stratège.

Recension des écrits

La recension des écrits s’arrête d’abord aux principaux textes du travail social qui s’intéressent aux stratégies d’intervention et notamment celles de l’intervention sociopolitique. Puis, elle propose une synthèse des théories de l’action collective et leur intégration dans les modalités de changement social proposées par la théorie de la structuration. La revue des écrits se termine sur le problème de la contingence dans le choix des stratégies.

La question des stratégies d’intervention collective dans les écrits du travail social

D’emblée, il convient de définir formellement la notion de stratégie. « Une stratégie est un plan d’action à long terme destiné à résoudre un problème social », précise Hardina (2002, p. 226 [notre traduction]). L’articulation des moyens en vue d’atteindre des objectifs constitue le volet offensif d’une stratégie, ajoute-t-elle, tandis que le volet défensif regroupe les actions influencées par la perception des alliés et des opposants aux objectifs du groupe. Cette distinction entre les deux volets fait penser donc que la contingence dans le choix des stratégies s’explique notamment par l’action d’acteurs n’appartenant pas au groupe qui entreprend l’action.

Pour leur part, les tactiques sont des actions ponctuelles qui permettent de mettre en oeuvre la stratégie (Brueggemann, 2006, p. 441). De fait, la stratégie se distingue des tactiques, car elle se déploie sur le long terme et résulte d’un plan d’action envisagé en accord avec les orientations du groupe, les objectifs à atteindre et les obstacles à surmonter; les tactiques représentent les manières particulières d’opérationnaliser la stratégie (Home, 1991). Les tactiques sont des activités souvent conçues et réalisées en cours de route, en réaction à un événement imprévu.

Notre recension des écrits met en évidence deux conceptions des stratégies d’intervention collective : généraliste et particulariste. Nous considérons, comme Sharp (1973), que la notion de stratégie comporte trois niveaux : la grande stratégie (la conception généraliste telle qu’on la retrouve dans les modèles d’intervention collective, par exemple), la stratégie (ou stratégie particulière qui permet d’envisager un type d’actions) et la tactique.

Lorsqu’il est question de la conception généraliste des stratégies d’action, on réfère d’abord aux modèles d’intervention collective parfois désignée « stratégies d’intervention » (Doucet et Favreau, 1991, p. 59; Long, Tice et Morrison, 2006, p. 127). On recense plusieurs classifications des modèles d’intervention collective qui, au passage, présentent davantage de convergences que de divergences. Parmi ces classifications, on retrouve la plus ancienne et sans doute la plus connue, celle de Rothman (1970) qui identifie les modèles de développement local, de planning social et d’action sociale, ce dernier correspondant au type d’intervention privilégié ici et que l’on peut désigner « intervention sociopolitique » (Comeau, 2007). Dans la même veine, Taylor et Roberts (1985) reprennent les trois modèles de Rothman et ajoutent le modèle de liaison communautaire et celui de développement de programme. Au Québec, à la même période, Doré (1985) distingue les stratégies d’intégration, d’appropriation, de pression et de politisation. Pour sa part, Checkoway (1995) identifie six stratégies : mobilisation de masse; action sociale; participation citoyenne; défense de droits; éducation populaire; développement de services locaux. Plus récemment, Weil et Gamble (2005 [notre traduction]) reconnaissent huit stratégies d’intervention : organisation du voisinage et de la communauté; organisation de communautés identitaires; développement social, économique et communautaire; planning social; développement de programmes et liaison communautaire; action sociale et politique; développement de coalitions; consolidation des mouvements sociaux. Au Québec, aux modèles de la classification de Rothman présentée précédemment, Bourque et collab. (2007) proposent d’ajouter le modèle sociocommunautaire, afin de considérer les interventions collectives visant l’organisation de l’entraide et le renforcement des réseaux sociaux dans les communautés.

Une autre version de la conception généraliste consiste à considérer la nature des rapports sociaux que le groupe cherche à établir avec les différents acteurs concernés par une situation. S’inspirant de Warren (1969), Netting, Kettner et McMurtry (2008) reconnaissent ainsi trois stratégies :

  • la collaboration : on mise sur la coopération entre les différents acteurs, dans la mesure où paraît exister un accord à la fois sur la reconnaissance du problème et sur les solutions à envisager;

  • la persuasion : on tente de convaincre certains acteurs en faveur d’un plan ou d’une direction particulière. De fait, les acteurs reconnaissent le problème, mais une partie d’entre eux sont en désaccord quant à la solution à envisager;

  • la contestation : l’action est marquée par la confrontation en tant que moyen pour apporter des changements. Dans ce cas-ci, le groupe et une partie des acteurs ne s’entendent ni sur la reconnaissance du problème, ni sur une solution. Faut-il rappeler que dans cette perspective, le conflit représente un mécanisme de changement social (Mendras, 1989)?[1]

De manière analogue, Lamoureux et collab. (2007) désignent les stratégies de type consensuel, de négociation et de type conflictuel. On retrouve encore là une conception généraliste qui ramène à trois genres de stratégies les relations qu’un groupe établit avec d’autres parties, et ce, de façon plus ou moins réactive. Il faut mentionner que les trois ordres de stratégies, comme les modèles d’intervention d’ailleurs, ne sont pas mutuellement exclusifs. Ainsi, Netting, Kettner et McMurtry (2008) reconnaissent la coexistence possible des stratégies de collaboration-persuasion et de contestation-persuasion. Par ailleurs, le groupe peut passer de la collaboration à la contestation de façon relativement rapide, mais le passage de la contestation à la collaboration s’avère beaucoup plus lent.

D’autres auteurs envisagent les stratégies d’intervention de manière particulariste. Ainsi, Brueggemann (2006, p. 436-439) identifie huit stratégies qu’il définit comme étant des plans généraux pour mettre fin à un système oppressif. Dans cette perspective, il s’agit de : la non-coopération avec l’oppression (refus de participer aux mécanismes oppressifs); la mise en évidence des oppresseurs (personnification du système de domination); la campagne d’information (réaction anticipée à la désinformation); l’exposition de la situation dans les médias; les recours juridiques; la résistance non violente de Mahatma Gandhi; le cyberactivisme; et la confrontation directe.

Le point de vue de Brueggemann (2006) renseigne sur trois choses. Premièrement, chaque grande stratégie comporte plusieurs stratégies et tactiques qui lui seraient propres. En cette matière, l’exercice de partager ce qui est commun et spécifique à chaque grande stratégie serait pertinent, mais il dépasse le cadre de cet article qui se limite à l’intervention sociopolitique. Deuxièmement, la distinction entre la grande stratégie et la stratégie, telle que proposée précédemment, permet de départager le plan tactique et de l’aborder avec méthode. A contrario, cette omission amène de la confusion en associant ce qui relève d’une approche ou d’une marche à suivre — la stratégie — et ce qui est de l’ordre des moyens — les tactiques. À titre d’exemple, Hardina (2002, p. 228-229) met sur le même pied education — même persuasion — et picketing et letter wrinting. On comprend que les premiers termes sont davantage de l’ordre des stratégies qui peuvent être concrétisées par différentes activités, alors que les seconds sont à proprement parler des activités. Ainsi est posée la question de la pertinence de distinguer un niveau intermédiaire entre la grande stratégie et les tactiques. Troisièmement, comme le fait Brueggemann (2006), la simple énumération des stratégies paraît insuffisante, dans la mesure où on vise leur catégorisation en fonction de considérations théoriques, en occurrence les modalités du changement social et les théories de l’action collective.

Mise en rapport des stratégies avec les théories de l’action collective et du changement social

Dans sa théorie de la structuration, Giddens (1997) explique comment les changements sociaux se produisent sous l’action combinée des phénomènes structurels (les systèmes sociaux et les institutions qui conditionnent les pratiques sociales et qui leur donnent une certaine régularité) et des phénomènes réflexifs (la compétence qu’ont les acteurs de comprendre le monde, d’interagir et de créer). L’influence de ces deux ordres de phénomènes opère selon trois modalités : symbolique, politique et économique. De cette manière, sur le plan symbolique ou des schèmes d’interprétation, il existe un système d’idées qui prévaut dans la société, mais qui change peu à peu, parce qu’émergent de nouvelles façons de voir le monde. Il en est de même sur le plan politique ou des normes : les lois et les règles existent et comportent même des sanctions, mais en même temps, l’action des partis politiques et de la société civile contribue à les modifier. Sur le plan économique ou des ressources, les manières héritées du passé de produire, de consommer et de répartir la richesse sont constamment adaptées à un contexte nouveau, voire réinventées.

À chacune des modalités de structuration de la société que sont les schèmes d’interprétation (l’idéologique), les normes (le politique) et les ressources (l’économique), nous pouvons associer une théorie de l’action collective. Buechler (2000) propose une synthèse éclairante des quatre théories de l’action collective [2] :

  • la théorie de la privation explique que la mobilisation naît de la perception d’un déficit ou d’un manque relatif à une situation antérieure, anticipée ou par référence à un autre groupe;

  • la théorie de la mobilisation des ressources comporte trois versions. D’après une première version, les bénéfices à soutirer de l’action importent pour les acteurs, pas seulement ceux qu’ils obtiendront au terme de l’engagement, mais également ceux obtenus pendant l’action (création de liens sociaux, apprentissages, réalisation de soi et reconnaissance de son apport au groupe). Puis, selon la deuxième version, le fait que l’organisation puisse réunir des ressources donne de la crédibilité à la cause et montre que celle-ci a des chances de succès. Pour la troisième version, ce sont les opportunités économiques et politiques également qui catalysent la mobilisation;

  • la théorie des cadres fournit l’argumentaire pour la mobilisation. Selon cette théorie, l’argumentation d’un groupe porteur d’une action collective comporte deux parties essentielles : le diagnostic (le problème, ses manifestations et ses causes) et le pronostic (solution et stratégies à mettre de l’avant pour la réaliser). L’adhésion des personnes au cadre proposé est une condition à la mobilisation et suppose un alignement des cadres portés par la population et par l’organisation. Celle-ci informe et éduque, et peut devoir modifier son propre cadre s’il s’avère peu crédible ou trop éloigné des idées reçues;

  • la théorie des mouvements sociaux veut que la société constitue le contexte et la toile de fond de l’action collective. Les forces considérables que sont les mouvements sociaux et qui prévalent dans une société remettent en cause non seulement l’exploitation sur les lieux de travail, mais également la discrimination, le sexisme, la marchandisation et l’instrumentalisation, entre autres choses, qui constituent autant de rapports oppressifs dans la vie quotidienne. C’est donc dire que cette théorie se distingue des précédentes par la prise en compte du niveau macro de l’action collective.

Le tableau suivant offre une synthèse condensée des principes qui fondent chacune de ces théories.

Schéma 1

Synthèse des principes privilégiés par les théories de l’action collective

Synthèse des principes privilégiés par les théories de l’action collective

Inspiré de Buechler, 2000.

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Notre synthèse théorique amène à associer à chaque modalité de structuration de la société au moins une théorie de l’action collective et un type de stratégie.

Schéma 2

Mise en rapport des stratégies avec les modalités du changement social et les théories de l’action collective

Mise en rapport des stratégies avec les modalités du changement social et les théories de l’action collective

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En ce qui concerne les schèmes d’interprétation, il existe en premier lieu une correspondance avec la théorie de la privation relative : ce n’est pas la défavorisation absolue qui motive à l’action, mais le sentiment de privation qui relève d’une perception. En second lieu, cette modalité de structuration touchant les représentations concerne la théorie des cadres puisque celle-ci insiste sur l’adhésion à une analyse du problème et à la pertinence d’une solution. Dans cette perspective, on retrouverait dans une action collective des stratégies interprétatives qui lui seraient favorables.

En tant que deuxième modalité de structuration, les normes réfèrent aux règles existant dans la société, également aux possibilités de promouvoir certains droits et obligations de même que de rendre caduques des sanctions associées aux anciennes normes. De cette manière, de nouvelles règles peuvent s’imposer comme le suggère la théorie des mouvements sociaux. On peut théoriquement considérer l’existence de stratégies institutionnelles qui visent particulièrement les normes (règles et coutumes) et qui soutiennent en quelque sorte l’action des acteurs.

La troisième modalité de structuration concerne les ressources que mobilisent les acteurs afin d’acquérir une capacité de créer et d’agir autrement (le pouvoir) et d’exercer une influence dans le champ concerné par la lutte. L’évocation de la théorie de la mobilisation des ressources s’avère ici utile pour comprendre un troisième type de stratégies d’intervention, les stratégies organisationnelles. En effet, la composante organisationnelle concerne les ressources financières et humaines, la coordination des activités et les moyens mis en oeuvre pour atteindre les objectifs de la lutte.

En somme, à chacune des dimensions de l’action collective et du changement correspond un type de stratégies de même nature. L’exercice empirique proposé ici consiste à identifier ces stratégies à partir de cas concrets. Mais avant de décrire la procédure suivie pour y arriver, il convient de s’arrêter à une question importante pour l’intervention, celui du choix des stratégies. Comme l’affirme la théorie de la structuration, il existe une part d’indétermination dans les conduites réflexives, y compris dans le choix d’une stratégie d’action de même que dans la prévision des conséquences et des effets que la mise en oeuvre de la stratégie entraînera ultimement.

Le caractère contingent du choix des stratégies

Dans le cadre de l’intervention sociopolitique et des luttes sociales qu’elle soutient, il ressort des écrits que les stratégies effectivement réalisées résultent des rapports entre trois acteurs : l’intervenant, le groupe et l’adversaire.

Du côté des intervenants, Hardina (2002, p. 232) rappelle que des études ont montré que les intervenants collectifs ou organisateurs communautaires disent souvent se référer aux modèles théoriques pour envisager les stratégies. Dans les faits, ce sont plutôt leurs valeurs et leur aisance personnelle avec telle ou telle stratégie qui les guident. Weil (2005) estime que ces praticiens limitent souvent leur répertoire de pratiques d’intervention au développement communautaire. C’est ainsi qu’ils s’en tiennent à un même registre de stratégies, bien que les situations d’intervention, elles, varient. Le dilemme de la loyauté à l’égard de leur employeur ou à l’égard du groupe accompagné peut les inciter à la prudence et les amener à considérer que la contestation n’est pas appropriée dans telle ou telle circonstance.

Le choix des stratégies d’actions résulte également des interactions entre l’intervenant et les personnes mobilisées dans l’action (Racine, 1997), d’où la notion de coproduction de l’intervention. C’est donc dire qu’intervention et action sont intimement liées, sans que l’on puisse les confondre. En effet, la position de l’intervenant est singulière dans un groupe : on lui reconnaît des compétences dans la fonction de conseil, parce qu’il connaît bien les rouages de l’information, de l’éducation, des communications, de la mobilisation et de la négociation (Netting, Kettner et McMurtry, 2008, p. 80). Il va sans dire que le groupe s’attend à ce que cette personne ait une capacité de proposition sur le plan des stratégies d’action, d’où notre préoccupation d’inspirer les intervenants pour qu’ils soient stratèges.

L’adversaire participe lui aussi à la production de stratégies. Dans une analyse du mouvement antinucléaire américain des années 1980 et dans une perspective constructiviste, Benford et Hunt (2001) montrent que les porte-parole de l’armée et du gouvernement américain étaient à pied d’oeuvre pour réduire la portée des arguments des pacifistes. À cette pratique de « contre-cadrage », les pacifistes mettent en pratique des tactiques de « recadrage » pour conforter la position de leurs arguments dans l’opinion publique.

En plus des éléments de contingence et des conséquences imprévisibles des actions humaines (Giddens, 1997), les rapports entre les acteurs expliquent en partie pourquoi la stratégie effectivement réalisée est rarement conforme à la stratégie planifiée, comme nous venons de l’illustrer. En s’inspirant des travaux de Mintzberg sur la stratégie dans les organisations, Gacoin (2006, p. 145-150) distingue trois types de stratégie pour l’action collective :

  • la stratégie intentionnelle est conçue au point de départ à partir de l’analyse sociale du problème et de la volonté du groupe porteur de l’action. Cette stratégie peut être amorcée, mais elle ne sera pas entièrement réalisée;

  • la stratégie émergente prend forme lorsque des éléments de contexte inconnus jusque-là, tel que la réaction de la base sociale, la volonté des alliés et l’action de l’adversaire, entre autres choses, donnent des indications plus ou moins importantes en faveur d’une autre stratégie;

  • la stratégie réalisée résulte de la synthèse de l’intentionnalité et de la contingence. C’est la stratégie qui est effectivement déployée et pratiquée.

C’est ainsi que l’on peut comprendre qu’une stratégie planifiée est adaptée aux circonstances. La recherche sur des cas de luttes sociales permettra d’exemplifier ces éléments de contingence.

En somme, cette recension des écrits soulève au moins deux besoins de connaissance auxquels s’intéressera la recherche dont la méthodologie sera présentée dans la prochaine partie : 1. l’identification des stratégies (particulières), leur illustration concrète à partir de luttes sociales et leur catégorisation selon leur nature — interprétative, institutionnelle et organisationnelle; 2. l’effet des contingences sur le déploiement des stratégies et tout particulièrement l’action de l’adversaire à l’action du groupe porteur de l’action collective.

Méthodologie de la recherche

La logique de la démarche de recherche est inductive dans la mesure où elle s’inscrit dans un processus de construction théorique (Chevrier, 2003). En effet, comme nous l’avons vu dans la problématique, la mise en rapport de la notion de stratégie développée par le travail social avec les théories sociologiques de l’action collective et du changement social demeure une oeuvre à accomplir. Par ailleurs, la recherche adopte une visée exploratoire, puisqu’elle veut faire ressortir certains aspects stratégiques de l’action collective revendicative qui sont peu documentés (Yegidis et Weinbach, 2009, p. 115-137).

La méthode privilégiée pour décrire les actions collectives revendicatives est l’étude de cas. Après sept ans de travaux, de 2004 à 2011, le corpus d’analyse comprend 27 monographies originales et substantielles réalisées par des étudiantes et des étudiants aux cycles supérieurs (voir en annexe la liste des monographies). Chaque responsable d’une étude de cas a consulté des documents, mené des entrevues à caractère directif et non directif, et réalisé occasionnellement de l’observation participante. Les auteurs ont recueilli leurs informations à partir d’une grille commune de cueillette des données (Comeau, 2005). Cette grille intègre les principaux concepts des théories sur l’action collective — que nous aurons l’occasion de présenter dans la dernière partie de l’article — et elle demande des informations sur l’action selon les étapes du cheminement de la lutte — émergence, développement, dénouement et évaluation.

C’est une logique de diversité qui a guidé le choix des luttes sociales à décrire. Nous voulions varier les territoires où elles se déroulaient, en couvrant des territoires restreints (local et régional) et plus vastes (espaces national et international). Nous voulions également diversifier les domaines concernés par les actions, entre autres, les droits sociaux, les politiques sociales, la condition des femmes, l’environnement, la santé et les infrastructures économiques.

Afin de permettre des analyses transversales, toutes les études de cas couvrent les rubriques de la grille. Plus précisément, ces rubriques concernent premièrement la présentation générale de la lutte à partir d’informations sur le milieu, de la chronologie des événements, des acteurs et intérêts en présence, et des enjeux de l’action. Deuxièmement, la partie sur l’émergence de la lutte s’intéresse à la construction des schèmes d’interprétation collectifs, à la constitution et au maintien de l’identité ainsi qu’aux courts-circuits des solidarités — ou influences contraires à la solidarité. Troisièmement, le développement de la lutte fait appel à des informations sur les opportunités et sur la conduite de la lutte. Quatrièmement, la grille se termine sur des considérations relatives au dénouement de l’action, à son évaluation et à son renouvellement.

Résultats de la recherche

Les résultats de la recherche sont présentés en deux volets : le repérage des stratégies et leur illustration empirique, d’une part, et les contingences qui influencent les choix stratégiques, d’autre part.

Stratégies répertoriées

La revue des monographies et l’analyse des aspects stratégiques à partir de certains critères permettent d’identifier plusieurs stratégies. Ces critères sont les suivants :

  • un niveau de conceptualisation intermédiaire, à l’instar des dénominations de Brueggemann (2006) qui sont, pour lui : campagne d’information, recours juridiques, confrontation directe, etc.;

  • une vérification systématique à savoir qu’il ne s’agit pas d’une grande stratégie, d’une part;

  • un contrôle à savoir qu’il ne s’agit pas d’une activité ou d’une tactique, d’autre part;

  • une désignation assurant une certaine exclusivité de contenu, afin d’éviter la synonymie des termes utilisés pour nommer les stratégies.

En ayant à l’esprit notre cadre conceptuel et après avoir revu les monographies, nous avons repéré des stratégies correspondant à ces critères et les avons catégorisées ainsi : interprétatives, institutionnelles et organisationnelles. Le schéma 3 complète en quelque sorte le schéma précédent en lui associant les stratégies identifiées au cours de l’analyse des études de cas.

Schéma 3

Mise en rapport des stratégies avec les modalités du changement social et les théories de l’action collective

Mise en rapport des stratégies avec les modalités du changement social et les théories de l’action collective

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De cette manière, nous avons identifié sur le plan interprétatif les stratégies d’information, d’éducation et de clarification-persuasion.

La stratégie d’information représente une des stratégies parmi les plus répandues dans les cas étudiés. On la définit comme étant le plan de diffusion d’un message simple à un vaste auditoire constitué de la base sociale à mobiliser, de l’opinion publique et des alliés potentiels. Les diverses facettes de l’usage des médias et des médias autonomes sont concernées ici. Par exemple, la monographie sur les luttes en faveur de la préservation des boisés urbains de Québec (Labonté, 2011 [les références bibliographiques des études de cas se trouvent en annexe]) montre que le débat retentit dans les médias et en particulier dans les journaux. En plus de passer leur message dans les médias de masse et les médias communautaires, les groupes développent leurs propres moyens de communication. Ils publient des dépliants, animent des blogues sur internet, organisent des randonnées intitulées Découvrons nos boisés urbains, tiennent des pique-niques « manifestifs » et créent un groupe Facebook qui rassemble plus de 700 personnes en quelques semaines.

En synergie ou non avec la précédente, la stratégie d’éducation représente une ligne directrice en faveur d’un changement en profondeur des attitudes et des aptitudes d’un groupe particulier. Dans ce cas-ci, le contenu transmis est plus complexe et concerne le savoir, le savoir-être et le savoir-faire. En cette matière, la lutte du Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté (Plamondon, 2006) apparaît exemplaire. Un nombre incalculable de conférences, sessions de formation et assemblées publiques ont été tenues partout au Québec de 1997 à 2002, année de l’adoption du projet de Loi 112 contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Plusieurs de ces activités se démarquent par leur originalité : Parlement de la rue, vaste consultation dans les différentes régions du Québec, sessions parlementaires populaires, consultations régionales, forum citoyen regroupant des centaines de personnes en situation de pauvreté, Agora « citoyen en face du parlement », et bien d’autres.

La stratégie de clarification-persuasion est un devis pour la promotion d’un point de vue, afin de convaincre un auditoire qui est en contexte d’autorité ou réfractaire au projet. Différents moyens peuvent être envisagés tels le lobbying, l’organisation de débats publics ou la production de documents. De 1988 à 2006, les groupes en faveur d’un régime québécois d’assurance parentale ont mis en oeuvre différentes stratégies, dont une de clarification-persuasion (Giroux, 2008). Sur ce plan, des membres de la coalition ont utilisé des moyens de lobbying auprès de divers ministres et députés. Au milieu des années 1990, à la suite des restrictions apportées à l’assurance-emploi par le gouvernement fédéral, le gouvernement du Parti Québécois et l’opposition libérale à l’Assemblée nationale du Québec reçoivent favorablement les propositions du Regroupement pour un régime québécois d’assurance parentale. L’unanimité de la députation provinciale fera pression sur Ottawa, afin que le gouvernement fédéral transfère une partie des cotisations payées par les Québécois au Régime d’assurance-chômage pour financer le nouveau régime. Les députés du Bloc québécois seront incités à mettre de la pression sur les libéraux fédéraux pour que le dossier chemine.

Un autre ordre de stratégies concerne le plan institutionnel, c’est-à-dire, les règles, les normes et les conventions ayant une certaine permanence et régulant les rapports sociaux ainsi que les instances qui font les lois (Dubet, 2006, p. 625-637). Nous avons observé deux stratégies en cette matière : la promotion des droits et la défense des droits.

La stratégie de promotion des droits désigne l’articulation d’une série d’actions visant à faire inscrire dans des règles, des lois et dans des coutumes des principes respectant l’intégrité de certaines personnes. Au Canada, la lutte pour le mariage entre conjoints de même sexe illustre bien cette stratégie (Perron, 2007). Des actions débutent dans les années 1970, mais ce n’est qu’à partir de septembre 2003 que la lutte devient plus organisée avec une coalition pancanadienne et des coalitions dans chaque province du pays. Malgré des ressources limitées, le groupe pouvait compter sur des leaders compétents et sur des stratégies de lutte bien orchestrées, axées surtout sur le lobbying auprès des décideurs. En juillet 2005, l’adoption de la loi C-38 permettait aux couples de même sexe de se marier civilement.

La promotion des droits économiques représente une stratégie de nature institutionnelle visant des changements économiques. L’action du Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté est entièrement consacrée à la mise en place de règles — une loi — pour assurer une meilleure redistribution de la richesse (Plamondon, 2006).

La stratégie de défense des droits concerne la programmation d’activités visant à faire respecter les règles et les lois s’appliquant dans un domaine. On retrouve une telle stratégie dans la lutte pour l’indemnisation des victimes du sang contaminé au Canada (Ouédraogo et Comeau, 2008). À l’origine de la lutte, les autorités sanitaires canadiennes avaient négligé d’utiliser, au début des années 1980, des produits sécuritaires pour les transfusions sanguines des hémophiles.

La lutte a connu plusieurs phases de 1987 à 2006, depuis la révélation des cas de victimes contaminées au VIH jusqu’au moment où les conservateurs nouvellement élus accordent aux victimes l’indemnité qu’ils réclamaient alors qu’ils étaient dans l’opposition à la Chambre des communes. Dans sa stratégie de défense des droits, la Société canadienne de l’hémophilie met en place une structure de mobilisation permettant le contact permanent avec la base sociale et l’appropriation par celle-ci de l’organisation. Par ailleurs, l’information destinée à mobiliser l’opinion publique en sa faveur met à contribution l’indignation que suscite la négligence et met de l’avant une revendication claire qui concerne l’indemnisation des victimes. Par ailleurs, la Société s’inspire de situations analogues ailleurs dans le monde et réussit à s’allier l’opposition parlementaire. Enfin, les conclusions accablantes du rapport de la Commission Krever (1997) à l’égard de la Croix-Rouge et des compagnies pharmaceutiques ainsi que l’opinion publique largement favorable aux victimes obligent le gouvernement canadien et les provinces à agir en faveur des personnes contaminées.

Des stratégies sont déployées dans les luttes en matière de ressources, autrement dit, sur le plan organisationnel. Nous avons identifié deux stratégies de cette nature dans les monographies : la mise sur pied d’une organisation et l’agrégation des ressources.

La stratégie de mise sur pied d’une organisation représente la coordination de l’ensemble des efforts en vue d’agréger des ressources dans une entité ou une coalition qui pourra soutenir d’autres stratégies afin d’atteindre les objectifs fixés. On retrouve deux cas de figure de cette stratégie, outre celui où une organisation existante entreprend l’action collective. Dans le premier cas, des organisations et des individus se regroupent dans une coalition qui existera le temps de la lutte. Cela est relativement fréquent : coalition Québec-vert-Kyoto (projet de centrale thermique du Suroît) (Giroux, 2007), Coalition en faveur d’une loi sur l’équité salariale (Artemova, 2008), SOS parc Orford (opposé à la privatisation partielle du parc du Mont-Orford) (Cloutier, 2009), Coalition nationale pour la défense de l’assurance-chômage au Québec (Artemova, 2011), Rabat-joie (contre le projet de port méthanier à Lévis) (Bellavance, 2011). Dans le deuxième cas, l’organisation créée aura une existence en soi et durera. C’est le cas de la Coalition Eau Secours! fondée à Montréal en mars 1997, quelques semaines après une soirée d’information-spectacle, Eau Secours!, organisée en vue d’un débat public sur l’eau. Il faut rappeler qu’en 1996, on assiste à une tentative de privatisation des services d’eau à la Ville de Montréal et que deviennent publics les enjeux de la propriété de l’eau, de son commerce et de sa qualité. La Coalition Eau Secours! survivra bien au-delà du dénouement de la lutte qu’a représentée en novembre 2002 l’adoption de la Politique nationale de l’eau. La Coalition Eau Secours! est devenue une organisation qui a pour mission la revendication et la promotion d’une gestion responsable de l’eau (eausecours.org).

La stratégie d’agrégation des ressources représente une articulation de moyens orientés vers la sollicitation de ressources de toutes sortes — monétaires, humaines et organisationnelles — et leur mise à contribution pour l’atteinte des objectifs. Cette stratégie prend plus ou moins d’importance dans les luttes sociales, car les organisations qui instituent une coalition mettent en commun leurs ressources. Cependant, cette stratégie peut prendre une plus grande importance, comme cela a été le cas dans la Marche mondiale des femmes de l’an 2000 (Simard, 2008). L’ampleur de l’événement et le caractère international des rencontres ont nécessité l’organisation de campagnes de vente de matériel promotionnel et de souscription financière auxquelles ont contribué, outre la population, des centrales syndicales, des agences gouvernementales et des ministères.

Cette liste des stratégies regroupées autour des dimensions interprétative, institutionnelle et organisationnelle des modalités du changement social, d’après la théorie de la structuration, ne prétend pas à l’exhaustivité. Un autre lecteur des monographies pourrait découvrir quelques stratégies supplémentaires, mais nous pensons en avoir identifié les principales. Par ailleurs, la reprise de ce type d’exercice pour une autre grande stratégie — la collaboration, par exemple — saurait permettre d’identifier et de valider empiriquement d’autres stratégies.

Contingences et les choix stratégiques

La réalisation des monographies a permis de relever deux éléments de contingences ayant une influence certaine sur les choix stratégiques dans les luttes sociales, à savoir l’espace et le temps. Rien d’étonnant lorsqu’on se réfère au sociologue Giddens (1997) pour qui il s’agit de deux dimensions fondamentales de l’activité sociale. Par ailleurs, en matière de contingence, les stratégies des opposants ont pu être constatées et nous les illustrerons.

L’espace de la lutte exerce une influence certaine sur les choix stratégiques, dans la mesure où des luttes occupent l’espace local, national ou transnational. On remarque ainsi que dans les actions se déroulant dans l’espace local (Cloutier, 2005; Doré, 2006; Cook, 2006; Savard, 2007; Ouédraogo, 2008; Labonté, 2011), la coalition est plutôt légère au sens où peu d’organisations s’y joignent et ses ressources sont embryonnaires en personnel et en financement. En outre, le leadership est souvent plus ou moins aguerri à l’action revendicative. De plus, on recourt davantage à des moyens d’information autonomes.

Lorsque l’action se tient dans l’espace national d’une province ou du Canada, les choses se présentent différemment (voir notamment Paré, 2004; Légère, 2005; Ouédraogo, 2006; Beauregard-Langelier, 2007; Giroux, 2008; Desmarquis, 2009). Entrent en scène des acteurs puissants tels que les gouvernements provinciaux, le gouvernement fédéral, des centrales syndicales et des entreprises multinationales. La coalition qui entreprend l’action est relativement vaste et le leadership est très expérimenté dans ce type d’initiative. Il est fréquent de retrouver une ou des personnes-ressources assumant une présence permanente et des alliés de renom ainsi que des personnalités bien connues qui appuient la lutte. Les médias jouent un rôle essentiel dans la dynamique de l’action.

Dans l’espace transnational, nous remarquons certaines particularités des actions collectives revendicatives (Simard, 2008; Chastenay, 2006; 2007; Dziên, 2006). Les enjeux sont complexes et parfois difficiles à communiquer. Dans la coalition, les sources de divergences s’avèrent plus nombreuses et plus complexes que dans les situations précédentes. Par exemple, lors de la Marche mondiale des femmes en l’an 2000, le contexte de l’action a conduit à des débats entre les femmes du Nord et celles du Sud sur l’excision, entre les catholiques et les agnostiques sur l’avortement, entre les Québécoises et les Canadiennes sur la souveraineté (Simard, 2008). Enfin, les résultats des actions ne sont pas toujours tangibles et faciles à apprécier.

Si au départ l’espace de la lutte est assez bien connu, la durée de l’action, elle, ne l’est pas. Plusieurs raisons expliquent pourquoi le temps que durera la lutte est inconnu. Le groupe et l’intervenant n’ont pas connaissance de toutes les opportunités et contraintes, d’où l’importance pour le groupe de s’informer le mieux possible. Puis, les conséquences des gestes posés sont en bonne partie imprévisibles, bien que l’anticipation des effets soit souhaitable. De plus, l’adversaire agit et surprend, comme nous le montrera son répertoire de stratégies.

Des luttes occupent un temps très court alors que d’autres durent longtemps. Pour ce qui est des longues luttes, on remarque que le groupe porteur de l’action peut faire une erreur stratégique en continuant de solliciter la mobilisation. C’est notamment le cas de la lutte contre l’incinérateur de Limoilou qui s’est déroulée en plusieurs phases et qui s’est étalée sur trente ans (Cook, 2006). Au cours de la première phase, de 1975 à 1986, la Communauté urbaine de Québec a concédé en partie la victoire en installant un système d’épuration pour contenir les échappements. Cependant, en continuant de réclamer la fermeture de l’incinérateur et en maintenant sa stratégie initiale, la force sociale s’est étiolée au cours des années et les activités générales du comité de citoyens ont considérablement ralenti. D’ailleurs, le danger d’épuisement des troupes est bien réel dans les luttes sociales et la décision d’accepter une offre même inférieure à la demande initiale est délicate. C’est ainsi que les étudiants du Québec ont accepté en 2005, après une grève de plusieurs semaines, d’accepter un compromis qui les amenait à atteindre la moitié de leur objectif, car la mobilisation s’essoufflait. Dans une autre situation plutôt avantageuse, des circonstances très favorables peuvent faire en sorte que la lutte ne dure que quelques mois. Ainsi, à la suite de l’adoption au Québec du nouveau Code civil de 1994, la lutte visant à soustraire les grands-parents de leur obligation légale de payer la pension alimentaire due par leur enfant adulte a duré moins d’un an (Paré, 2004). La pression de l’opinion publique et une coalition de personnes âgées particulièrement efficace ont poussé le gouvernement à apporter rapidement des changements au Code civil.

On remarque que des groupes qui prennent le temps d’organiser leur stratégie ont des chances de victoire. La lutte pour une loi contre la pauvreté et l’exclusion sociale en témoigne (Plamondon, 2006). Le groupe s’est placé en situation de proposition et la campagne d’éducation populaire dans toutes les régions a jeté des bases profondes et robustes pour le mouvement. La lutte contre le prolongement de l’Autoroute du Vallon à Québec (Cloutier, 2005) s’est privée de temps et peut-être d’une victoire en retardant le lancement de sa stratégie. En effet, le projet de prolonger l’autoroute et d’empiéter sur un boisé avait été réitéré publiquement à la fin des années 1990. En attendant jusqu’en avril 2003 pour se constituer, la coalition contre le prolongement de l’autoroute et en faveur de la conservation du boisé avait permis aux résidents du secteur de cristalliser leur opinion en faveur du projet d’autoroute.

Les stratégies de l’adversaire représentent un autre élément de contingence qui fait que les stratégies réalisées par le groupe porteur de l’action sont différentes des stratégies envisagées. L’objectif de l’adversaire est de décourager le groupe, de lui faire perdre espoir et de l’épuiser. Le tableau suivant expose les stratégies des adversaires et leurs tactiques.

Les stratégies des opposants sont de trois types, pouvons-nous déduire de nos observations : primaire, argumentaire et juridique. La stratégie primaire fait appel à des tactiques de discrédit, de peur, de division et de fermeté; on pourrait ajouter les tactiques de marginalisation (ignorer le groupe), de cooptation ou de corruption (offrir un poste à un leader) que nous n’avons toutefois pas repérées dans les monographies. Pour sa part, la stratégie argumentaire s’appuie sur des tactiques de déni du problème (on minimise son importance), de contre-attribution (on attribue la responsabilité du problème à une autre cause que sa propre action) et de solution palliative (on avance d’autres solutions pour diluer l’importance du problème). La stratégie juridique est réalisée dans différentes initiatives à caractère judiciaire, telles la poursuite ou la demande d’injonction.

Tableau 1

Stratégies et tactiques des adversaires à un groupe porteur d’une action collective revendicative

Stratégies et tactiques des adversaires à un groupe porteur d’une action collective revendicative

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Le tableau précédent ne permet pas de généraliser sur les manières utilisées par les groupes pour modifier leur stratégie en fonction de celle des opposants. En revanche, chaque monographie expose en détail les réajustements stratégiques exécutés en cours de route et les nouvelles tactiques utilisées. Ainsi, après la déclaration du ministre de la Santé et des Services sociaux appuyant la fluoration de l’eau et minimisant ses risques, le groupe a intensifié sa stratégie d’information en multipliant les moyens de rejoindre le public pour lui communiquer la teneur des dangers de la fluoration de l’eau (Labonté, 2009).

Conclusion : l’intervenant stratège

Ces considérations empiriques et théoriques suggèrent un certain nombre de réflexions pour la pratique de l’intervention. L’introduction a évoqué l’intention de l’article de terminer sur des repères utiles à l’intervention sur le plan stratégique. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous nous arrêtons à des principes généraux et, dans un deuxième temps, à des principes plus particuliers à chaque type de stratégie.

Nous retenons des observations précédentes que l’intervenant stratège possède une capacité d’écoute et de dialogue, afin de s’assurer que le processus de définition des stratégies résulte bel et bien d’une coproduction avec le groupe. L’intervenant démontre également du talent pour l’anticipation et ne néglige pas l’étape de l’analyse. Il manifeste un esprit curieux et pénétrant pour bien saisir les éléments de contexte favorables ou non à l’action. Une autre de ses qualités réside dans sa connaissance des marches à suivre et des plans pour réaliser divers projets concrets, tels qu’une campagne d’information ou de financement. On lui reconnaît de l’imagination et de la créativité pour proposer des tactiques et des activités originales, qui sont en elles-mêmes des vecteurs de changements. Il est suffisamment réaliste pour ne pas croire que l’adversaire est inactif et naïf, et surtout, il ne le sous-estime pas. Il sait que le groupe devra probablement consacrer beaucoup d’énergie à la lutte, que celle-ci risque de durer et qu’avant que le mouvement ne s’essouffle, un dénouement devra être trouvé. Voilà pour les principes généraux.

De façon plus spécifique, sur le plan interprétatif, l’intervenant stratège prête attention aux situations de privation qui existent dans la communauté et surtout, à la perception qu’en ont les personnes concernées. Puisque le partage d’une analyse commune est au coeur de la mobilisation, l’intervenant stratège informe, éduque et manifeste de l’ouverture à devoir modifier le cadre interprétatif à la base de l’action, si ce cadre s’avère peu crédible ou trop éloigné des idées reçues. Il participe également aux efforts de recadrage pour répondre à certaines stratégies interprétatives de l’adversaire.

Sur le plan organisationnel, il favorise la création d’une cellule de coordination soucieuse du réajustement régulier de la stratégie initiale. Il se préoccupe d’envisager des actions ayant un coût le moins élevé en énergie et en ressources, et ce, autant sur le plan financier qu’humain, à savoir, l’effort demandé aux leaders, aux alliés et à la base sociale.

Enfin, sur le plan institutionnel, l’intervenant stratège se soucie de l’avancement des droits, même si l’action du groupe ne se concentre pas sur cette problématique sociale. Il convie le groupe à donner un sens à long terme à son action, à joindre les réseaux d’associations et à faire une place aux débats de société.