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[S]erait-il musulman celui qui, au lieu d’être né aux confins du désert, aurait vu le jour dans les montagnes d’Écosse, et seriez-vous catholique si vous aviez fait vos premiers pas dans les plaines du fleuve Amour ?

C. Boussinot (1997b [1934])

Rien n’est plus stratégiquement pathétique que le refus d’une certaine gauche de reconnaître la légitimité de luttes nationales qui, du point de vue des valeurs mêmes défendues par cette gauche, sont, dans notre contexte, légitimes. Qui nierait que le combat des Palestiniens soit légitime ? C’est pourtant un combat national.

Normand Baillargeon (1999 : 31-32)

Selon John Clark (1978, 13), militant et théoricien anarchiste contemporain, l’anarchisme en tant qu’idéologie compte quatre éléments, soit (1) une critique de la société présente et de ses institutions autoritaires, (2) l’idéal d’une société non autoritaire et non coercitive, (3) une conception de la nature humaine qui permet d’espérer d’avancer vers cet idéal et, enfin, (4) une stratégie pour le changement. Selon les contextes et les situations, des anarchistes accorderont plus d’importance à l’un ou l’autre de ces éléments. Même si l’anarchisme est en principe cosmopolite et antinationnaliste, le sort d’une nation dominée peut interpeller des anarchistes, comme c’est le cas de la Palestine par Israël. Dans l’évaluation politique de ce qui est juste ou injuste, la critique des institutions autoritaires (l’État israélien et son armée) peut alors prendre le pas sur la critique des institutions autoritaires palestiniennes (par ex. l’Organisation de libération de la Palestine [OLP] ou le Hamas), car la domination d’Israël est plus violente et meurtrière que la domination exercée par les forces militaires et policières palestiniennes. On prendra alors le parti du plus faible (la Palestine) contre le plus fort (Israël). Ce sont là les deux premiers éléments identifiés par John Clark, soit la critique des institutions autoritaires et l’idée d’une société sans coercition, qui sont le moteur de cette sympathie et cette solidarité.

En Israël même, des anarchistes juifs s’opposent à l’érection du mur qui a débuté en 2002 et qui a pour objectif de séparer les populations palestiniennes des territoires occupés de la population israélienne. La discussion des pratiques du collectif Anarchists Against the Wall (AATW) sera ici l’occasion de réfléchir à cette tension qu’entretient l’anarchisme à l’égard du nationalisme. AATW a été fondé en 2003 et compte quelques dizaines de membres, des centaines de sympathisants et une capacité de mobiliser jusqu’à un millier de personnes (Jover, 2007 : 39 et 43). Le collectif a mené en territoires palestiniens des actions d’appui à des groupes palestiniens pratiquant la désobéissance civile, en particulier dans le village de Bil’in, mais aussi ailleurs, comme dans le village Beit Ommar[2].

Je me propose d’ouvrir la discussion par un retour rapide sur les diverses postures anarchistes face au nationalisme, puis sur le rapport spécifique entre le judaïsme européen et l’anarchisme, pour enfin analyser le sens des actions et du discours des activistes d’AATW. Ma connaissance de ce groupe et de son contexte d’engagement ce résume à quelques expériences personnelles : j’ai assisté à deux conférences présentées l’une par un membre du groupe[3], l’autre par un sympathisant[4], j’ai lu et analysé des textes produits par ce groupe ou des textes à leur sujet signés par un anarchiste israélien ou par des anarchistes québécoises ayant milité au sein de l’organisation palestinienne International Solidarity Movement (ISM), proche d’AATW. Le mémoire de Corisande Jover (2007) est riche d’enseignement, puisqu’elle a effectué de l’observation participante et réalisé des entrevues avec six membres d’AATW, trois de leurs alliés palestiniens et un sympathisant en France. Le mémoire de Charlotte Lion (2010) offre des réflexions intéressantes inspirées également d’entrevues, dont l’une avec un membre d’AATW, et plusieurs avec leurs alliés palestiniens[5].

Anarchisme et nationalisme

En termes de tendances au sujet du nationalisme, l’anarchisme est surtout dominé par une opposition forte et sans concession, identifiant le nationalisme au racisme, voire au fascisme. Pour Sébastien Faure, anarchiste actif au début du xxe siècle, le « patriotisme » est un « [p]roduit chimique qui pour 100 grammes donne à l’analyse : 40 grammes d’amour et 60 grammes de haine » (cité par Baillargeon, 1998 : 37). Le nationalisme est ainsi perçu comme une force à combattre, car il érige des murs et creuse des faussés entre les peuples, alors que les dominés devraient partout se sentir solidaires et combattre ensemble contre les dominants, quelles que soient leur origine nationale, leur langue et leur culture. Au fil du temps, les anarchistes ont souvent été persécutés pour leur posture antinationaliste (et antimilitariste), étant associés au camp unamerican aux États-Unis ou à l’« anti-France », et pouvant être espionnés, arrêtés, emprisonnés ou forcés à l’exil.

Aujourd’hui, les anarchistes sont nombreux à s’engager dans les mouvements de solidarité avec les immigrants et les réfugiés, dont les « illégaux » et les « sans-papiers », et dans les mouvements antiracistes et antifascistes. On les retrouve dans des groupes comme les Red Anarchist Skinheads (RASH) qui pratiquent la traque aux groupes néo-nazis, ou encore dans les mobilisations contre les frontières et les politiques d’immigration racistes, qu’organisent depuis des années en Europe et en Amérique du Nord les réseaux et collectifs No Border, Solidarité sans frontières et Personne n’est illégal (No One Is Illegal). Dans cette mouvance, d’autres murs, comme celui érigé à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, peuvent être la cible de mobilisations anarchistes (O.r.g.a.n.i.c. collective, 2006 ; Walia, 2006).

L’ouvrage monumental Nationalisme et culture, de Rudolf Rocker, reste sans conteste le travail le plus systématique proposé par un anarchiste au sujet du nationalisme. Écrit au début des années 1930, l’auteur y présente l’émergence du nationalisme comme un long processus qui prend racine à la fois dans la religion, les premiers États absolutistes de la Renaissance, la philosophie, dont celle de Jean-Jacques Rousseau et son contrat social, et la notion de la souveraineté qui passe du roi à la nation, la Révolution française qui divinise la République « une et indivisible » et l’entreprise militariste de Napoléon Bonaparte qui provoque l’émergence de nationalismes de résistance en Europe, dont en Allemagne. Contrairement au peuple (volk), une nation n’est pas un phénomène culturel naturel, mais bien un processus sociopolitique propre à l’histoire moderne occidentale créé de manière artificielle : « [l]a nation n’est pas la cause, mais le résultat de l’État. C’est l’État qui crée la nation, non la nation l’État » (cité par Breton, 2002 : 123). Rocker précise que les endoctrinements de l’idéologie religieuse et de l’idéologie nationale suivent la même logique : on devient italien ou québécois comme on devient juif ou catholique, et on en vient à croire qu’on appartient à la fois à une communauté raciale, une communauté d’intérêts (l’« intérêt national ») et une communauté morale de coutumes et de valeurs. Dans une perspective similaire, Michel Bakounine (2001 : 297) distingue la nation du nationalisme. La première serait, comme le peuple chez Rocker, une communauté dans la lignée de la famille et du clan, issue d’« une passion naturelle » brutale, « animale », qui relève de l’instinct de survie et de reproduction. Bakounine précise que « [l]a passion patriotique est évidemment une passion solidaire ». Le nationalisme, à l’inverse, est une idéologie réactionnaire qu’utilisent les élites pour manipuler les classes laborieuses.

Cela dit, Charles Boussinot, qui signe les textes sur le patriotisme dans L’Encyclopédie anarchiste qui paraît en France au début des années 1930, s’évertue à démonter cette conception romantique de la nation ou du peuple comme des produits de la nature. Si l’on pense que la patrie est la « terre où nous sommes nés », alors « notre patrie se limite à bien peu de chose : un village, une ville, quelques arpents de terrain. Elle ne peut pas être à la fois Paris et Marseille, les montagnes de la Haute-Savoie et la lande bretonne ». Si l’on pense que la patrie, « c’est la terre des ancêtres », alors « les ancêtres, qui est-ce ? Viennent-ils tout droit de Vercingétorix ou des Romains, des Francs, des Arabes, des Espagnols, des Autrichiens, etc. ? Étaient-ils catholiques, protestants, jansénistes, Jacques, chouans, révolutionnaires ? » Si la patrie, « c’est la terre où l’on parle la même langue », alors « cela ne tient pas. Il y a des Français qui ne parlent pas français (Alsaciens, Bretons, Provençaux, Basques, Corses, etc.). Les Suisses ont trois langues. Les Américains des États-Unis parlent anglais et ne portent pas toujours l’Angleterre en leur coeur ; de même les Irlandais » (Boussinot, 1997a [1934] : 12). Il rappelle enfin que le nationalisme est en partie un procédé politique, issu de la Révolution française, alors que les parlementaires se constituent en Assemblée nationale et prétendent identifier et défendre un intérêt national… en pleine guerre civile.

Même s’il voit dans le patriotisme un phénomène naturel d’attachement au sol et aux proches, Élisée Reclus constate que « le sentiment d’amour pour le pays où l’on est né se mue en sentiment de haine pour l’étranger » (cité par Baillargeon, 1998 : 33). C’est aussi ce que déplore Emma Goldman (1967 : 127), dans Patriotism : A Menace to Liberty, publié en 1917, soit en pleine guerre mondiale. Elle demande : « Qu’est-ce que le patriotisme ? Est-ce l’amour de son lieu de naissance, le lieu de nos souvenirs et de nos espoirs d’enfance, de nos rêves et de nos aspirations ? […] Si c’est ça le patriotisme, peu d’hommes américains d’aujourd’hui pourraient se dire patriotiques, puisque le terrain de jeu de leur enfance a été remplacé par une usine, une manufacture, une mine et le bruit assourdissant de la machinerie a remplacé la musique des oiseaux. » Pour Goldman (1967 : 129), l’arrogance, l’égoïsme et le militarisme sont des éléments constitutifs du patriotisme, une idéologie qui sert à manipuler le peuple, alors que « ce ne sont pas les riches qui contribuent au patriotisme. Ils sont cosmopolites, et se sentent chez eux partout. » Avoir un pays, pour elle, signifie vivre dans une certaine sécurité, mais la guerre a justifié aux États-Unis une violente répression des contestataires, dont les anarchistes qui sont emprisonnés et forcés à l’exil. « [J]e suis une femme sans pays », déclare finalement Goldman (2002 : 81).

Cela dit, Goldman déclare : « dans le sens le plus profond des valeurs spirituelles, je sens que “mon pays”, c’est les États-Unis. Pas, bien sûr, les États-Unis des membres du Ku Kluk Klan, des censeurs puritains officiels ou non, des réactionnaires de toutes sortes. » Pas les membres du Congrès ou les millionnaires vivant en haut des gratte-ciel.

Pas les États-Unis du petit provincialisme, du nationalisme étroit, du matérialisme vain et de l’exagération naïve. Il y a, heureusement, un autre États-Unis […]. Le pays de la Jeune Amérique de la vie et de la pensée, des arts et des lettres, l’Amérique de la nouvelle génération qui frappe à la porte, d’hommes et de femmes avec des idéaux, des aspirations pour des jours meilleurs, l’Amérique de la rébellion sociale et de la promesse spirituelle, des « indésirables » glorieux qui sont la cible de toutes les lois d’exil, d’expulsion, de déportation.

Goldman, 2002 : 84-85

Cet attachement à des valeurs et des coutumes nationales qui seraient en phase avec l’anarchisme n’entraîne pas pour autant Goldman à prendre le parti de la France et de ses valeurs déclarées (« Liberté, égalité, fraternité ») lors de la Première Guerre mondiale. Elle s’oppose même publiquement à ce sujet à Pierre Kropotkine, qui prend le parti de la « civilisation » (la France et ses alliés) contre la « barbarie » (l’Empire germanique). Quant à Boussinot (1997a [1934] : 13), il ironise sur l’idée que la nation confère à ses membres une identité culturelle, « une sorte de communion d’idées, de sentiments, de goûts, de moeurs qui fait qu’on veut vivre ensemble ». Or quelle « [c]ommunion d’idées entre les catholiques et les protestants ? Mêmes sentiments, les cléricaux et les libres-penseurs ? Les nationalistes et les communistes ? […] Mêmes moeurs, paysans et citadins, religieuses et prostituées, capitalistes et ouvriers » ?

Cela dit, quelques anarchistes ont bien su prendre le parti d’un certain nationalisme, et nombre d’anarchistes sont émus et se sentent solidaires des mouvements de libération nationale et des « petites » nations dominées qui résistent à l’impérialisme ou à une « grande » nation, et cela bien avant les mouvements de décolonisation du xxe siècle[6]. Sylvain Boulouque (2003), qui a étudié les discours des journaux anarchistes en France au sujet des luttes de décolonisation, y a identifié trois perspectives : les individualistes et quelques syndicalistes se disent contre le colonialisme mais également contre la guerre anticoloniale qui vise la création d’un nouvel État, ce que ne sauraient approuver des anarchistes[7] ; les communistes libertaires considèrent le régime colonial comme la pire des abjections et se placent du côté de l’opprimé, idéalisant les luttes de libération tout en souhaitant que ce combat entraînera une révolution anticapitaliste et antiétatiste (ce qui justifie la mise sur pied de comités de soutien) ; enfin, une position mitoyenne valorise la lutte anticoloniale tout en critiquant ses objectifs étatistes, nationalistes et religieux, rappelant que l’anarchisme seul promet l’émancipation réelle.

Il est donc possible de réduire de manière un peu schématique à quatre tendances les positions anarchistes face au nationalisme :

  1. la nation est un mythe qui doit être rejeté au profit d’un projet universaliste d’émancipation des classes dominées ;

  2. la nation est un phénomène naturel, mais pas le nationalisme ;

  3. la nation est un produit de l’État ;

  4. il faut distinguer les « petites » nations en lutte légitime de résistance face aux « grandes » nations.

À cette dernière tendance s’articule le projet fédéraliste, que porte l’anarchisme, même si le terme « réseau » remplace aujourd’hui chez les anarchistes la notion de « fédération ». Au xixe siècle, les anarchistes prévoyaient qu’une révolution permettrait d’établir l’autogestion locale, mais que la coordination et la coopération à grande échelle seraient assurées par des fédérations de communes ou de syndicats. Le fédéralisme est un principe fort chez les anarchistes, puisqu’il permettrait de concilier l’abolition du pouvoir et la prise de décision concertée et solidaire (Enckell, 2002 ; au sujet du fédéralisme chez Proudhon, voir Karmis 2002). De même, au sujet des nations, Michel Bakounine prônait en 1867 « la fédération libre des individus dans les communes, des communes dans les provinces, des provinces dans les nations, enfin de celles-ci dans les États-Unis de l’Europe d’abord et, plus tard, du monde entier » (cité par Enckell, 2002 : 20), une idée reprise par Rocker dans un texte de 1946, où il dit espérer l’émergence d’une fédération européenne qu’il perçoit alors comme la condition première à la formation d’une fédération mondiale (Rocker, 1998 : 547-548). Il s’agit d’un fédéralisme du bas vers le haut, ou des peuples entre eux, et non d’une alliance entre États au profit des élites.

Anarchisme, judaïsme et sionisme

L’anarchisme est en principe anticlérical, et de fait souvent athéiste, ce qui dans le cas d’Israël et de la Palestine complexifie encore la situation. Certains anarchistes entretiennent même un certain antiséminitisme. Proudhon, par exemple, n’a pas hésité à exprimer son antiséminitisme de manière brutale, comme le révèle cette note trouvée dans ses carnets : « JUIF. Faire un article contre cette race, qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. […] Demander son expulsion de France, à l’exception des individus mariés avec des Françaises […]. Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. […] Par le fer ou par la fusion, ou par l’expulsion, il faut que le juif disparaisse… […] je le hais avec réflexion, et irrévocablement. La haine du juif, comme de l’Anglais, doit être un article de notre foi politique » (Proudhon, 2005 [1847] : 750-751). Dans l’esprit d’anarchistes d’aujourd’hui, les Juifs peuvent être confondus avec les bourgeois et les sionistes militaristes, amalgame qui entraîne à fricoter avec les révisionnistes et les négationnistes (Perrault, 1996 ; Coleman, 2008 : 210-236) au sujet de la Shoah.

Cela dit, c’est à l’occasion de migrations juives qui fuient la persécution en Europe de l’Est que l’anarchisme se déploie en Amérique à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle : ces exilés vont militer à Montréal, New York et en Amérique latine, fonder des syndicats et des journaux révolutionnaires (dont plusieurs en yiddish), mettre sur pied des centres culturels et des bibliothèques publiques, s’engager dans des syndicats qui se radicaliseront (Izrine, 1998 ; Houle-Courcelles, 2008). L’anarchisme et le judaïsme entretiennent aussi une « affinité » d’un point de vue philosophique et éthique, comme le constatent Michael Löwy (1998) et Freddy Gomez (2008). Des idées communes au sujet de l’apocalypse et du messianisme, entre autres, expliqueraient la présence de plusieurs personnes d’origine juive dans les rangs anarchistes, dont Emma Goldman et Gustav Landaeur, ainsi que la sympathie de plusieurs intellectuels d’origine juive pour l’anarchisme et les anarchistes, dont Martin Buber, Franz Kafka, Gershom Scholem (Bertolo, 2008 ; Löwy, 2004).

Alors que se développe l’idéologie sioniste vers 1900, plusieurs anarchistes prennent position à son sujet. Mina Graur (2008) identifie ici trois postures : le rejet, le gradualisme et l’intégration. Premièrement, le rejet du sionisme découle d’un rejet du nationalisme en général, auquel les anarchistes préfèrent « la création d’un univers unifié, sans nations » (Graur, 2008 : 110). Représentatif de la première posture, Gustav Landauer considère le nationalisme comme une idéologie développée par les élites pour mieux justifier leur domination, même si la nation lui apparaît un phénomène naturel, conséquence d’une histoire commune. Selon lui, le peuple juif constitue une nation, mais qui n’a pas d’État ni d’attache territoriale, ce qui représente un grand avantage politique : émancipé de fait de l’État-nation, le Juif pourrait d’autant mieux participer des mouvements universalistes de type socialiste et anarchiste.

Le gradualisme conçoit la lutte nationaliste contre une domination étrangère comme une étape nécessaire pour libérer un peuple qui saura ensuite lutter dans une perspective anarchiste et internationaliste. Ici, le sionisme peut être compris comme un mouvement légitime dans un premier temps, pour établir le cadre où pourra prendre forme un mouvement révolutionnaire anarchiste. Pour plusieurs anarchistes, le mouvement des kibboutzims offre l’exemple d’un nationalisme qui produit une organisation sociale, économique et politique cohérente avec les principes anarchistes. À noter que plusieurs anarchistes, dont des vétérans de la révolution espagnole de 1936-1939, vont migrer vers la Palestine pour participer aux kibboutzims, où se pratique une autogestion semblable à celle qui avait cours dans les territoires espagnols libérés (Boulouque, 2008 : 165-166). La perception de militants d’Anarchists Against the Wall est plus nuancée. Parce que le kibboutz fonctionne « sans autorité » et constitue une « société sans classes », un anarchiste explique : « [j]e pense que le kibboutz serait une société assez idéale, si ce n’est qu’il est raciste. Il n’y a pas d’Arabes dans un kibboutz. » De plus, les kibboutzims « sont situés stratégiquement » sur de « la terre volée » (Jover, 2007 : 58-59 ; ce que rappelle également Judith Butler, 2011). Déjà en 1936-1939, alors qu’éclatent des conflits en Palestine, des anarchistes français publiaient des textes dans le journal Le Libertaire pour dénoncer le sionisme comme une entreprise de domination et d’exploitation aux dépens du peuple palestinien (Boulouque, 2008 : 162-163).

L’intégration consiste à admettre que les Juifs doivent intégrer le nationalisme, et donc être sionistes en réaction à des expériences traumatisantes comme les pogroms, l’affaire Dreyfus ou la Shoah, qui vont pousser « de nombreux révolutionnaires juifs à remettre en question la validité de leurs orientations cosmopolites » (Graur, 2008 : 110). Dans ces cas, le sionisme est imposé au peuple juif par l’antisémitisme, qui est si violent que les Juifs doivent vouloir fonder un État-nation qui seul saura défendre leur nation face aux autres États et nations. C’est la position de Bernard Lazare, pour qui toutefois la nation juive était constituée par les pauvres, les prolétaires et les intellectuels révolutionnaires, et non par les bourgeois.

Après 1948, une fois l’État israélien fondé, les anarchistes s’y retrouvent dans les kibboutzims, mais aussi dans des villes comme Tel-Aviv, où paraissent des journaux souvent écrits en yiddish (La voix de l’ouvrier libre, La pensée libre) (Boulouque, 2008 : 163). Aujourd’hui, l’anarchisme s’y incarne surtout dans la mouvance postpunk et l’altermondialisme de la fin des années 1990, entretenant un intérêt particulier pour l’écologisme radical, la libération sexuelle et les droits des homosexuels, la solidarité entre la population bédouine et la Palestine, à tout le moins depuis 2000[8].

Anarchists against the wall (AATW)

L’État israélien et sa politique militariste contre le peuple palestinien s’attirent avec raison l’opprobre de bien des critiques en Occident, y compris de la plupart des anarchistes. Le groupe de musique punk Propagandi, qui s’identifie comme anarchiste, « antifasciste », « prohomosexuel », « proféministe » et « proanimaux », propose une chanson intitulée « Hallie Sallasse, Up Your Ass ! », dont certaines paroles sont sans concession au sujet du nationalisme, de la religion et d’Israël : « Fuck zionism/Fuck militarism/Fuck americanism/Fuck nationalism/Fuck religion ». Outre de tels propos irrévérencieux, Uri Gordon discute plus précisément des deux positions les plus communes en Occident au sujet d’Israël et de la cause palestinienne, soit l’appui à la création d’un État palestinien et l’appui à un mouvement révolutionnaire bi-national (palestinien et juif).

Uri Gordon identifie comme représentant de la première approche Wayne Price, proche de la Fédération des anarcho-communistes du Nord-Est (NEFAC) et l’auteur de The Abolition of the State (2007), qui a écrit que « les anarchistes et toutes les personnes décentes devraient être du côté des Palestiniens. Les critiques de leurs dirigeants ou de leurs méthodes de combat sont toutes d’ordre secondaire ; et aussi la reconnaissance du fait que les Juifs d’Israël sont également des personnes et ont certains droits collectifs. La première démarche, toujours, est de se tenir avec les opprimés. » Il ajoute qu’« il nous faut soutenir la résistance du peuple palestinien. Il a droit à l’autodétermination, c’est-à-dire de choisir ses meneurs, ses programmes et ses méthodes de lutte » (cité dans Gordon, 2008-2009 : 78-79). Judith Butler (2011) rappelle l’importance de savoir, en Occident, que le peuple palestinien est traversé de débats au sujet de la meilleure solution politique, et que même les partisans d’un État ne s’entendent pas quant à la forme idéale. Faut-il démocratiser l’État israélien pour qu’il accorde enfin les mêmes droits à toutes et tous, y compris les Palestiniennes et les Palestiniens, ou faut-il fonder un nouvel État qui pourra être totalement indépendant d’Israël, ou qui sera bi-national, ou fédéral ? Uri Gordon, pour sa part, déplore que les propos comme ceux de Wayne Price confondent l’État d’Israël et la nation juive israélienne, dont des membres luttent en solidarité avec les Palestiniennes et les Palestiniens contre l’État israélien.

Uri Gordon discute ensuite des propos de Ryan Chiang McCarthy, un membre de la NEFAC qui propose pour sa part aux mouvements ouvriers palestinien et israélien de s’unir pour déclencher une révolution et fonder l’anarchie dans la région. Uri Gordon reproche à une telle attitude d’entretenir un discours ouvriériste sans prise sur la réalité, alors que les organisations des travailleurs et des travailleuses sont déstructurées ou inexistantes du côté palestinien, sans compter que les gens en Palestine s’identifient souvent plutôt comme chômeurs et sans emploi, que comme salariés ou prolétaires.

Considérant après tout que les élites politiques israéliennes et palestiniennes, ainsi que le peuple palestinien, s’intéressent bien peu à l’opinion que les anarchistes peuvent exprimer au sujet de la création d’un État palestinien souverain, Uri Gordon présente ensuite quatre attitudes selon lui plus raisonnables et non mutuellement exclusives d’un point de vue anarchiste, face au conflit israélo-palestinien :

  1. reconnaître ouvertement qu’il y a une contradiction entre l’anarchisme et la cause palestinienne en raison de son nationalisme et sa tendance à l’étatisme, tout en admettant que les anarchistes doivent privilégier leur principe de solidarité internationaliste au détriment de leur principe antiétatiste ;

  2. plutôt que de débattre à savoir si la cause palestinienne doit mener ou non à la création d’un État palestinien, admettre que les Palestiniennes et Palestiniens vivent déjà sous l’autorité de l’État d’Israël (ce que mentionne également Jouver, 2007 : 60) ;

  3. admettre qu’une fois dotée d’un État souverain, la société palestinienne pourrait se restructurer selon des rapports de force droite/gauche et s’ouvrir à de nouveaux champs de lutte, comme l’anarchisme, mais aussi le féminisme, l’écologisme, et pacifisme[9] ;

  4. ne plus penser en termes d’État.

Le cas d’AATW indique qu’il est possible pour des anarchistes d’agir « ici et maintenant » en solidarité réelle avec des Palestiniennes et Palestiniens qui luttent contre l’oppression israélienne en marge des institutions hiérarchisées, soit les partis politiques et les organisations non gouvernementales institutionnelles. Ainsi, AATW s’est formée en 2003, l’année suivant le début de la construction du mur, à la suite d’une expérience de solidarité au village de Mas’ha, alors qu’un Palestinien, Hanni Amaer, ait invité des internationaux à camper sur son terrain. Des centaines ont répondu à l’appel, dont des Juifs israéliens, qui occupent le terrain et manifestent jusqu’à leur éviction, marquée par une cinquantaine d’arrestations. Le collectif militant hésitait au début quant au nom du groupe, jonglant avec diverses appellations, comme « Anarchistes contre la barrière » et « Juifs contre les ghettos », avant qu’« Anarchistes contre le mur » s’impose à la suite d’un communiqué diffusé en décembre 2003, signé de ce nom (Jover, 2007 : 24-26).

Le projet de fortification entre Israël et les territoires occupés, qui ne suivra pas parfaitement cette ligne de démarcation, était en discussion chez les travaillistes depuis des années. L’objectif déclaré est d’empêcher les « terroristes » de pénétrer le territoire israélien. Dans les faits, ce qui est nommé « clôture de sécurité[10] » pour les uns et « mur d’annexion[11] » pour les autres est parfois un mur de 8 m de haut, ou une bande d’environ 20 m de large qui compte un complexe de clôtures métalliques avec senseurs, un fossé, une bande de sable (pour recueillir les traces de pieds) et une route au milieu pour les patrouilles. Cette structure a eu pour effet l’appropriation par Israël de nouvelles terres palestiniennes, le ralentissement de la mobilité d’une partie de la population palestinienne, une restriction à l’accès aux terres agricoles, à l’eau, à des écoles et des cliniques médicales (Hass, 2007). En 2004, des mobilisations de résistance contre la construction du mur s’organisent dans plusieurs villages (Bidu, Salem, Beit Awwa, Zububa) et subissent une forte répression. Les activistes d’AATW pratiquent d’autres actions, comme replanter des arbres et participer à la cueillette d’olives et d’abricots sur des terres palestiniennes, occuper des écoles menacées de destruction, reconstruire des maisons démolies, démanteler des blocages de route, couper des sections métalliques de la clôture, tenir des vigiles, y compris en Israël, où sont aussi lancées des actions de graffiti et d’affichage sauvage, et des mises en scène, comme le déroulement de barbelés dans les rues de Tel-Aviv accompagné de pancartes expliquant qu’en territoires occupés, de telles entraves sont chose habituelle (Jover, 2007 : 75-76). Depuis 2005, AATW est engagé activement dans les mobilisations du village de Bil’in, qui devient l’incarnation de la résistance palestinienne face à l’emmurement.

AATW n’a pas de membership formel : les gens viennent et vont, et beaucoup de nouveaux arrivent régulièrement et ne restent pas très longtemps. En introduction de son texte de présentation, sur son site Internet, AATW se décrit comme « un collectif d’activistes luttant contre toute forme de ségrégation, d’apartheid, d’incarcération sociale et politique dénaturant spécialement les valeurs démocratiques, respectant les droits des minorités et d’autodétermination des peuples[12] ». Les membres d’AATW sont en majorité âgés de moins de 30 ans (Jover, 2007 : 13), issus de la classe moyenne éduquée et d’un milieu familial de gauche. Plusieurs parlent anglais et ont voyagé, étudié ou milité en Europe et aux États-Unis (Lion, 2010 : 19 ; Jover, 2007 : 30-31), et ont déjà été engagés dans les réseaux militants pour les droits des animaux, pour les droits des personnes queer, bi et homosexuelles (voir Butler, 2011), pour l’appui aux jeunes qui refusent de faire leur service militaire ou les soldats qui refusent d’obéir aux ordres (Jover, 2007 : 41-42). Questionnés sur l’identité anarchiste, plusieurs « hésitent à se réclamer d’une idéologie anarchiste », même s’il y a un intérêt palpable pour la littérature anarchiste et si les principes anarchistes s’incarnent dans le mode d’organisation et d’action du groupe. La militante Sarah se désignera, par exemple, comme une militante anarchiste « en devenir » (Jover, 2007 : 27).

Il s’agit d’un groupe qui rejette la politique partisane, le lobbying et la représentation politique, au profit de l’action directe, sans réserver beaucoup de place à la réflexion et à la discussion. « Les hommes font de la politique comme ils baisent », dira une femme du collectif à ce sujet, constatant que ses camarades se lancent dans une série d’actions rapides, sans développer de projets à long terme. Cette militante préfère finalement aller dans les villages palestiniens la semaine, hors des heures d’actions directes, pour tisser des relations locales et lancer des projets à long terme[13].

Si elle est sans commune mesure avec celle qui frappe la résistance palestinienne, les quelques dizaines d’anarchistes juifs qui se mobilisent autour d’AATW subissent une violente répression de la part des policiers et des soldats, et même des passants qui leur lancent des oeufs ou des pompiers de Tel-Aviv qui attaquent au jet d’eau leur vigile pacifique (Gordon, 2009 : 10). Les activistes d’AATW peuvent cela dit mener des actions impraticables pour les Palestiniennes et Palestiniens, comme bloquer l’entrée de la base aérienne de Sde Dov, au nord de Tel-Aviv. Il y aura tout de même 21 activistes arrêtés (Ilani, 2009). L’un des fondateurs du groupe, Yonatan Pollak, a été interpellé en des dizaines d’occasions, blessé au moins une fois gravement par une grenade de gaz lacrymogène reçue sur le crâne (hémorragie cérébrale et points de suture). Il a été condamné en décembre 2010 à 3 mois de prison pour une manifestation d’une trentaine de cyclistes à Tel-Aviv, dénonçant l’attaque israélienne contre la bande de Gaza, en 2008 (Hartman, 2010). Cette répression juridique oblige le groupe à consacrer du temps et de l’énergie pour collecter des fonds destinés à payer les frais d’avocats (Anarchists Against the Wall, 2011a). Ainsi, plusieurs membres d’AATW et des sympathisants abandonnent la cause, cassés par le stress post-traumatique ou une dépression à la suite de la répression qui s’exprime par des tirs de balles de caoutchouc, du gaz lacrymogène, des perquisitions, des arrestations et des procès, alors que des activistes internationaux sont expulsés ou tués (Gordon, 2008).

Bilan provisoire

La pratique d’AATW est organique, car engagée dans un rapport direct et personnel avec des Palestiniennes et des Palestiniens, ce qui permet à ces anarchistes juifs d’Israël d’incarner dans l’action leurs principes, sans s’épuiser à discourir sur la légitimité — ou non — d’un futur État palestinien, ou l’importance — ou non — de fonder un mouvement de masse ouvrier et révolutionnaire réunissant le prolétariat palestinien et israélien. Cela dit, et quelle que soit leur position face au nationalisme et à l’État-nation, les anarchistes d’AATW sont souvent forcés de réagir et de se mobiliser en réaction à « leur » État-nation. Bref, l’engagement de ces anarchistes prend sens dans un contexte national particulier[14]. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est le mur érigé par les autorités israéliennes qui offrira l’opportunité politique pour justifier et dynamiser des rencontres et des mobilisations solidaires entre anarchistes juifs israéliens et des Palestiniennes et Palestiniens en processus de résistance.

Selon Uri Gordon, les anarchistes israéliens d’AATW distinguent trois objectifs politiques, selon le court, moyen et long terme. À court terme, il s’agit de ralentir ou d’empêcher la construction de sections du mur, par l’action directe. Les anarchistes doivent admettre n’avoir pas obtenu de succès à ce sujet, car les modifications du tracé du mur et le ralentissement de la construction de certains segments sont dus à des démarches juridiques, plutôt qu’à l’action directe.

L’objectif à long terme de détruire le mur, ou même d’abolir l’État et le capitalisme, n’a évidemment pas été atteint…

À moyen terme, toutefois, la mobilisation et les actions directes ont permis de créer et de consolider un réseau de solidarité entre ces anarchistes et des Palestiniennes et Palestiniens. Ces alliances auraient même eu, selon Uri Gordon, l’effet de réduire de façon relative la violence de la répression contre les Palestiniennes et les Palestiniens, en raison de la retenue certaine de quelques militaires israéliens face à des concitoyens juifs et des « internationaux ». AATW n’est pas seul à oeuvrer à la constitution et la consolidation de réseaux d’alliance transnationale. Ta’ayush est un partenariat juif et arabe qui pratique l’aide aux moissons et à la cueillette d’olives. International Solidarity Movement est une organisation de volontaires qui agissent auprès des Palestiniennes et Palestiniens à titre d’observateurs et de boucliers humains. On y trouve plusieurs anarchistes, dont environ 25 % d’origine juive.

Ces alliances entre anarchistes juifs israéliens et des Palestiniennes et Palestiniens attirent l’attention du public, produisent certaines transformations des perceptions, et favorisent la prise de conscience au sein de la société israélienne que le mur sert à contrôler des territoires et des populations, plutôt qu’à la protection[15]. Certes, AATW n’évite pas dans les médias israéliens les critiques et le mépris que s’attirent en général les anarchistes du mouvement altermondialiste. On prétend, par exemple, que les agitateurs altermondialistes ou les activistes d’AATW n’ont pas réellement de cause politique et ne sont que des fauteurs de trouble, et qu’il s’agit en majorité d’étrangers qui viennent de loin et s’engagent dans une cause qui ne les concerne pas[16]. Un article paru dans le Jerusalem Post affirme ainsi que « [l]es manifestants n’ont pas de but véritable. Ils prétendre être des Anarchists Against the Wall ou des militants pacifistes, mais les événements à Bil’in ne sont pas pacifiques et il n’y a pas d’espoirs réels que le rituel hebdomadaire aura un effet véritable sur la barrière. […] Les manifestants-touristes visitent la Terre sainte. C’est le lieu pour se faire blesser pour les manifestants étrangers. […] ils voulaient être blessés. » L’auteur de ce texte prétend que « Jonathan Pollak, dirigeant [sic] d’Anarchists Against the Wall » a à son actif « plus de 300 manifestations ». Il conclut que si « tout cela est une manière de vivre, la manifestation n’est pas un moyen mais une fin en soi », « ce n’est pas une manifestation pacifiste, mais une posture puérile », et ces jeunes vont grandir et « n’auront plus “militant” comme profession déclarée. Les gens ne travaillent pas contre leur propre intérêt. Si leur travail est la paix, ils vivent pour la guerre parce que sans elle leur emploi permanent disparaîtrait » (Franztman, 2009). Le groupe AATW est également mentionné dans des articles dont le titre évoque des violences contre les policiers israéliens (Dudkevitch et Gutman, 2004).

En d’autres occasions, AATW reçoit une couverture sympathique dans les médias en Israël et ailleurs dans le monde, et il s’est même vu décerner, conjointement avec le Comité populaire de Bil’in, la médaille Carl von Ossietzy. Cet honneur est attribué annuellement par la Ligue internationale des droits humains de Berlin, à la mémoire de cet Allemand prix Nobel de la paix en 1935 pour son opposition au nazisme et au réarmement de l’Allemagne, et qui est mort en détention en 1938 (DPA, 2008).

Dans tous les cas, des membres d’AATW relativisent l’importance de leur visibilité médiatique : « Ce ne doit pas être confondu avec une réussite. Ce n’est pas la même chose. Même s’il y a beaucoup de personnes qui savent ce que nous faisons, et pensent que c’est bien… […] [C]e n’est pas mal, mais nous devons prendre garde à ne pas penser que nous avons obtenu quelque chose parce que les gens savent ce que nous faisons. Cela ne signifie pas tant que ça » (Jover, 2007 : 100). Dans le même esprit, un autre militant témoigne : « Je crois que les choses que nous faisons à Tel-Aviv sont principalement […] un moyen d’attirer l’attention, mais elles ne vont pas changer la situation », car c’est ce qui se passe sur le terrain, en Palestine même, qui a un impact premier sur le conflit (Jover, 2007 : 70).

Le succès se constate donc sur le terrain, par la constitution et la consolidation de réseaux, et Uri Gordon mentionne qu’il convient de distinguer les expériences d’AATW des nombreuses initiatives binationales, comme des équipes sportives, des activités artistiques ou des colonies de vacances binationales. Ces projets de « normalisation », pour reprendre le terme qui les désigne en Palestine (Lion, 2010 : 21), sont bien sympathiques mais passent sous silence le conflit et nient l’inégalité de pouvoir et de privilèges entre citoyens israéliens juifs et Palestiniennes et Palestiniens, laissant penser qu’il s’agit seulement de se parler et de se connaître pour que la paix advienne. AATW a fait le choix de s’allier à des Palestiniennes et Palestiniens en conflit. Ce « bi-nationalisme » s’exprime donc dans une lutte commune, plutôt que dans une simple coexistence sportive ou artistique. Dans cette situation, les Juifs israéliens ne font pas semblant d’être égaux aux Palestiniens, comme peuvent le faire des sportifs ou des artistes. Les anarchistes choisissent d’être auxiliaires des Palestiniennes et Palestiniens, c’est-à-dire de suivre leur direction politique.

Cette posture est en apparence contradictoire avec l’anarchisme, qui prône l’égalité dans l’autogestion. Mais c’est précisément parce que AATW considère que les citoyens israéliens juifs, même anarchistes, sont nécessairement privilégiés face aux Palestiniennes et Palestiniens qu’il importe de se doter d’une structure politique qui permette de rééquilibrer quelque peu des rapports au départ inégalitaires. L’initiative dans les territoires vient donc toujours des populations palestiniennes, plus spécifiquement des Comités populaires contre le mur. Au départ, la présence d’anarchistes pouvait paraître problématique, en raison de leurs nombreux tatouages, de leurs piercings, de leurs vêtements dépareillés et souvent usés (la mode postpunk), mais aussi parce que plusieurs ne mangent aucun produit animal, ce qui complique la préparation des repas communs. Et puis, ne consomment-ils pas de l’alcool, de la drogue, sans parler de leurs pratiques sexuelles étranges ? Au sujet de ces polémiques, un représentant des Comités populaires contre le mur dira qu’il aura fallu plusieurs réunions dans les villages palestiniens pour calmer les esprits. C’est surtout la participation active des anarchistes aux mobilisations, leur volonté de se mettre en danger et la répression subie qui leur conféreront finalement de la légitimité aux yeux de leurs alliés : « nous les avons vus être frappés par les coups de matraque, se faire tirer dessus, beaucoup d’entre eux étaient blessés et arrêtés. Au début, les soldats israéliens les traitaient vraiment mal, davantage que les Palestiniens dans les deux premiers mois. Quand nous avons vu cela, les Palestiniens ont été rassurés […]. Nous avons fait la différence entre les soldats et les volontaires qui venaient nous soutenir » (Jover, 2007 : 68).

Uri Gordon (2007-2008 : 85) explique que ce type d’alliance a une grande signification politique : « le fait que des Israéliens mènent des actions directes avec des Palestiniens est en soi un très fort message public. La majorité du public imagine certainement les anarchistes israéliens comme des jeunes naïfs et dupes dans le meilleur des cas, comme des traîtres dans le pire. Cette dernière réaction vient de ce que la lutte conjointe palestino-israélienne transgresse les tabous fondamentaux mis en place par le militarisme sioniste. » Le transnationalisme et le cosmopolitisme s’expriment et s’expérimentent donc au niveau interindividuel à l’occasion de rencontres organiques : « Mas’ha fut ma première occasion de rencontrer des Palestiniens et leurs familles comme des êtres humains », admet ainsi un membre de AATW (Jover, 2007 : 54). Un autre anarchiste témoigne : « La chose la plus efficace à faire face au mode de vie d’apartheid que nous connaissons, c’est de créer une collaboration. S’ils veulent nous séparer, le plus efficace est peut-être simplement d’être ensemble, de créer une communauté qui reliera des Israéliens et des Palestiniens. À cet égard, les Anarchistes contre le Mur ont engagé un véritable changement. De nombreuses communautés en Palestine nous perçoivent comme des partenaires […]. C’est l’un de nos succès, créer une communauté » (Jover, 2007 : 34). Entre comités palestiniens, les membres d’AATW sont décrits « comme des personnes de confiance », témoigne un répondant palestinien, et les contacts s’échangent pour élargir le réseau d’alliance et de coopération (Jover, 2007 : 23).

Enfin, le collectif ATTW respecte la « diversité des tactiques », c’est-à-dire qu’il ne condamne pas l’utilisation de la violence par les Palestiniens, mais choisit pour sa part de s’associer à des Palestiniennes et des Palestiniens non violents, parce que la non-violence palestinienne vient « subvertir » l’image des Arabes « terroristes[17] ». Cela dit, les anarchistes ne s’offusquent pas, par exemple, que des Palestiniens lancent des pierres vers des soldats, dans des rassemblements auxquels ils participent : « Ce n’est pas du ressort des Israéliens de donner des leçons aux Palestiniens sur la façon de mener leur lutte » (Jover, 2007 : 64).

Conclusion

Les pratiques d’AATW sont révélatrices de la façon dont des anarchistes résolvent la problématique des rapports entre leurs idéaux anarchistes et leur conception de l’État-nation par une pratique d’engagement dans des situations politiques concrètes et dans l’action directe. AATW incarne cette « pensée anarchique » présentée par l’anarcha-féministe Gail Stenstand (1988), soit une pensée sauvage, antisystémique, transgressive des règles et des méthodes, qui reste sensible à la multiplicité des voix, et qui se développe par l’entrée en relation avec des individus compris comme pluriels, équivoques, hétérogènes. N’est-ce pas ce que font les membres d’AATW ?

Certes, les membres d’AATW sont aussi engagés dans des actions aux côtés de Palestiniennes et Palestiniens qui participent à des organisations politiques et religieuses hiérarchiques et autoritaires, porteuses d’un projet étatiste et patriarcal, en rupture avec l’anarchisme. Mais les membres d’AATW trouvent en certaines occasions des espaces et des moments où la résistance palestinienne s’organise en marge des institutions hiérarchiques.

Il n’est d’ailleurs pas rare que dans la lutte contre la domination, les communautés en viennent à incarner et exprimer certains des principes de l’anarchisme. Comme Marianne Enckell (2002 : 24) le constate, « [l]orsqu’une population s’organise pour résister, pour surmonter une crise, ce sont des formes fédéralistes qui apparaissent spontanément. Les assemblées de quartier en Argentine, les organisations villageoises au Chiapas ont réinventé des modes de fonctionnement libertaires : décisions prises par l’ensemble de la communauté, mandats impératifs, délégués révocables, démocratie interne. » Judith Butler (2011) rappelle pour sa part que du côté palestinien, de nombreuses actions et mobilisations collectives, souvent informelles, expriment des principes anarchistes : liberté et égalité dans le processus de prise de décision, autonomie et autogestion, confrontation des hiérarchies et de la domination. À voir, par exemple, les mobilisations palestiniennes, plutôt informelles, autour des points de contrôle de l’armée israélienne. Il conviendrait aussi de porter attention à l’évolution du collectif Gaza Youth Breaks Out (GYBO), qui se présente comme un regroupement de jeunes Palestiniens qui se dit en rupture à l’égard des institutions et des organisations religieuses et politiques officielles. Le manifeste au ton rebelle a été repris et diffusé par plusieurs groupes de gauche et d’extrême gauche en Europe, et les jeunes y déclarent en avoir « marre de cette vie de merde où nous sommes emprisonnés par Israël, brutalisés par le Hamas et complètement ignorés par la communauté internationale. Il y a une révolution qui bouillonne en nous, une énorme indignation qui finira par nous démolir si nous ne trouvons pas le moyen de canaliser cette immense énergie pour remettre en cause le statu quo et nous donner un peu d’espoir » (Gaza Youth Breaks Out, 2010).

Paradoxalement, le mur construit par l’État israélien, qui rappelle le ghetto ou la prison, est devenu l’occasion d’une rencontre, d’une transgression des frontières nationales. Déjà dans les années 1930, l’anarchiste Charles Boussinot se demandait « qu’est-ce qu’une frontière ? une ligne de poteaux ne limite rien. Le Rhin unit les peuples plutôt qu’il ne les sépare. De même tout autre fleuve. De même la mer. » Ici, c’est le mur qui sert d’excuse à des anarchistes d’Israël pour militer avec des Palestiniennes et des Palestiniens contre ce mur, et du coup transcender le fossé du nationalisme.