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Introduction[1]

Avec U. Beck, la sociologie du cosmopolitisme s’est installée sur les rayons avec un mot d’ordre, celui de rompre avec les sociologies classiques, voire des classiques, toutes enfermées qu’elles sont dans l’optique nationaliste à partir de laquelle elles développent leur conception de la société. Pour Beck, « au-delà de leurs différences, Émile Durkheim, Max Weber et même Karl Marx partagent une définition territoriale de la société moderne, un modèle de société centré sur l’État-nation, aujourd’hui remis en question par la mondialisation » (Beck, 2000 : 24 [traduction]). Dans Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Beck avance néanmoins que

[S]i l’on se demande quels penseurs se sont les premiers penchés sur cette cosmopolitisation intérieure des sociétés nationales, on rencontre notamment les noms d’Adam Smith, d’Alexis de Tocqueville, de John Dewey, mais aussi les auteurs classiques allemands : Kant, Goethe, Herder, Humbolt, Nietzsche, Marx, Simmel. Tous ont pensé la modernité comme le passage d’une situation dominée par des communautés relativement fermées sur elles-mêmes à une époque universelle (Goethe), celle des sociétés interdépendantes, cette transformation étant due essentiellement à l’extension du commerce et des principes républicains.

Beck, 2006 : 25

On note bien sûr dans cette liste l’absence de Weber et Durkheim et la seule occurrence d’une mention de ce dernier dans cet ouvrage de Beck se limite à l’associer de nouveau à l’axiomatique de la subordination d’une conception de la société à l’État national : « cette axiomatique se trouve par exemple à l’état pur dans les théories de la société d’Émile Durkheim et de Talcott Parsons, mais aussi chez John Rawls » (Beck, 2006 : 57). Le verdict est prononcé et l’invite qui en découle, soit d’oublier Durkheim pour le traitement du cosmopolitisme, nous apparaît plutôt injuste envers l’homme et son oeuvre. En effet, comme l’ont signalé, entre autres, B. S. Turner (2006), D. Chernilo (2007, 2008) ainsi que D. Inglis et R. Robertson (2008), le diagnostic de Beck procède d’une simplification excessive et ces auteurs montrent, au contraire, le potentiel que recèlent les oeuvres de Durkheim, Marx et Weber pour repenser l’universalisme inhérent au cosmopolitisme (Chernilo, 2007) ; que loin d’être subordonnée à l’État ou à la société nationale, l’étude de la société chez les classiques procède d’une étude du « social » comme un champ autonome de forces sociales [formes ou types d’interactions sociales, d’échange symbolique, d’institutionnalisation de ces formes] (Turner, 2006) ; ou encore, ils montrent que Durkheim, Marx et Weber ont été en mesure d’échapper à « une réification du statut de l’État-nation dans la modernité précisément parce qu’ils n’étaient pas obsédés à définir cette dernière à partir d’une perspective centrée sur l’État-nation » (Chernilo, 2008 : 27 [traduction]). Cependant, comme le rappellent Inglis et Robertson, s’il semble plus facile de soustraire Weber et Marx au verdict de Beck, qu’en est-il pour Durkheim que d’aucuns, à première vue, rattacheraient plus facilement au nationalisme méthodologique ? (Inglis, Robertson : 8). Leur thèse est que l’oeuvre durkheimienne est « contrebalancée par certaines préoccupations plus globales. Premièrement, on y retrouve des orientations pointant le développement d’une théorie politique cosmopolite […]. Deuxièmement, sur le plan plus concrètement sociologique, elle recèle des orientations développant l’esquisse d’une explication de la genèse et de la nature de la mondialisation sociale et culturelle » (Inglis, Robertson : 8 [traduction]). Ils suggèrent ainsi une distinction entre le cosmopolitisme de la sociologie et une sociologie du cosmopolitisme.

Dans un article sur Simmel et le cosmopolitisme, Gérôme Truc reprend cette distinction en comparant Durkheim et Simmel : « [l]e cosmopolitisme de la sociologie de Durkheim est notoire, même si elle ne saurait prendre le cosmopolitisme comme objet. À l’inverse, […] au-delà de sa portée cosmopolite, la sociologie simmelienne est la plus adéquate pour analyser empiriquement un cosmopolitisme concret et contemporain, prenant la forme d’une composition quotidienne des rapports à l’autre, le toujours étranger » (Truc, 2005 : 51). Il montre ainsi, à l’encontre de Beck, que « le cosmopolitisme constitue de plein droit un objet de la sociologie classique, qui ne requiert aucun dépassement d’aucune sorte des cadres théoriques offerts par un fondateur comme Simmel, mais bien plutôt une relecture sérieuse et attentive opérée de ce point de vue » (Truc, 2005 : 51). Cependant, à la suite de son analyse des thèmes simmeliens pertinents pour une sociologie du cosmopolitisme (différence et distance ; indifférence et tolérance ; dépassement et déplacement de la frontière ; individualité et universalité), Truc revient à Durkheim en signalant « que les réflexions de Simmel sur le développement de l’individualisme, et le cosmopolitisme qui peut en résulter, rejoignent en de nombreux points les réflexions d’Émile Durkheim » (Truc, 2005 : 71) et, il ajoute plus loin, « qu’une sociologie du cosmopolitisme gagnerait beaucoup à la relecture de Durkheim à partir de Simmel » (Truc, 2005 : 72).

Sans que l’on se réfère explicitement à Simmel[2], nous proposons ici une relecture de Durkheim visant à faire ressortir tant l’optique cosmopolite de sa sociologie que sa sociologie du cosmopolitisme, notamment dans sa sociologie politique et dans celle portant sur l’éducation. En effet, le cosmopolitisme de la sociologie durkheimienne est inséparable du fait même du cosmopolitisme comme fait social. C’est comme exigence d’universalité que le cosmopolitisme prend forme et comme toute idée morale, celle-ci se donne à voir et à comprendre comme un fait social.

Dans la conclusion des Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim écrit, après avoir rappelé comment l’universalisme religieux s’est développé au sein même du totémisme dans les sociétés australiennes : « [o]r il n’y a rien dans cette situation qui soit spécial aux sociétés australiennes. Il n’est pas de peuple, pas d’État qui ne soit engagé dans une autre société, plus ou moins illimitée, qui comprend tous les peuples, tous les États avec lesquels le premier est directement ou indirectement en rapports : il n’y a pas de vie nationale qui ne soit dominée par une vie collective de nature internationale. À mesure qu’on avance dans l’histoire, ces groupements internationaux prennent plus d’importance et d’étendue » (Durkheim, 2008 [1912] : 609). Pour Durkheim, la genèse même de cette tendance universaliste des sociétés modernes est évoquée par l’internationalisation des grands dieux dans les sociétés australiennes (Durkheim, 2008 [1912] : 409-424 ; 606-609), par un « cosmopolitisme religieux » (606) rassembleur et générateur d’unité, d’un tout solidaire : « C’est pour cette raison que les différents cultes particuliers à chaque clan se rejoignent et se complètent de manière à former un tout solidaire. Or c’est ce même sentiment de l’unité tribale qui s’exprime dans la conception d’un dieu suprême, commun à la tribu toute entière » (423-424). Au tournant des xixe et xxe siècles, ce sentiment d’unité maintenant sous-jacent à la tendance universaliste évoquée plus haut s’exprime sous la forme du culte de la personne, de l’individualisme moral. Cette exigence d’universalité, l’individualisme moral, a une histoire, une actualité et un projet que Durkheim rapporte au sein de la société française : « notre cosmopolitisme ». On débutera donc en consolidant l’affirmation du cosmopolitisme comme idée morale et trait de l’esprit français [1] ; on poursuivra en dégageant et explicitant le noyau dur du cosmopolitisme comme idée morale, soit l’individualisme moral, que Durkheim aborde principalement dans un texte écrit à l’occasion de l’affaire Dreyfus, « L’individualisme et les intellectuels »[2] ; nous suivrons en présentant les développements issus de la sociologie politique durkheimienne, notamment ceux où Durkheim s’emploie à surmonter une double antinomie : celle relative au développement concomitant des droits de l’individu et de l’État, celle entre le culte de la personne en général, la tendance cosmopolite, et la tendance nationaliste du patriotisme [3] ; enfin, en référence à L’éducation morale, on s’intéressera à la formation du citoyen cosmopolite [4].

1. « Notre cosmopolitisme » : un fait social

Dans la préface de la première édition de sa thèse De la division du travail social (DTS), et dès les premières lignes, Durkheim indique que « les faits de la vie morale » sont ce dont il entend traiter « selon la méthode des sciences positives » (Durkheim, 1986 [1893] : xxxvii) et, par là, qu’il devient possible de soutenir que la morale « se développe dans l’histoire et sous l’empire de causes historiques, qu’elle a une fonction dans notre vie temporelle » (Durkheim, 1986 [1893] : xxxviii). Ceci est bien connu mais ce qui l’est moins et qui mérite ici toute notre attention, c’est que l’exemple choisi par Durkheim pour illustrer cette historicité de la morale est précisément le cosmopolitisme :

Si les anciens Romains n’avaient pas la large conception que nous avons aujourd’hui de l’humanité, ce n’est pas par suite d’une erreur due à l’étroitesse de leur intelligence ; mais c’est que de pareilles idées étaient incompatibles avec la nature de la cité romaine. Notre cosmopolitisme ne pouvait pas plus y apparaître qu’une plante ne peut germer sur un sol incapable de la nourrir, et, d’ailleurs, il ne pouvait être pour elle qu’un principe de mort. Inversement, s’il a fait, depuis, son apparition, ce n’est pas à la suite de découvertes philosophiques ; ce n’est pas que nos esprits se soient ouverts à des vérités qu’ils méconnaissaient ; c’est que des changements se sont produits dans la structure des sociétés, qui ont rendu nécessaire ce changement dans les moeurs.

Durkheim, 1986 [1893] : xxxviii [notre italique]

Le cosmopolitisme renvoie donc, de prime abord, à cette « large conception de l’humanité », à une idée qui a pu apparaître et se développer au gré des changements sociaux et qui, pour Durkheim, se décline et se déploie cependant au présent dans le cadre d’une société donnée : « notre cosmopolitisme ». Il ne s’agit donc pas du cosmopolitisme des Anciens, ni de celui qui émane d’une doctrine comme celle de Kant, mais bien de celui qui s’explique par le social et qui, conséquemment, exprime ce social. À la fin de ses leçons dans L’Éducation morale, Durkheim précise ce qu’est ce cosmopolitisme et, malgré sa longueur, la citation suivante mérite d’être présentée in extenso :

Ce n’est pas dans cette fin de leçon qu’il est possible de déterminer les principaux traits de notre caractère national ; mais il en est tout au moins un sur lequel je voudrais insister ; car il me paraît devoir constituer le point central du tableau, celui autour duquel tous les autres viendraient naturellement se grouper. C’est la tendance universaliste, et par suite, cosmopolitique [notre italique] de toutes nos conceptions et de toutes nos productions […]. Je n’entends pas dire, au reste, en faisant ainsi du cosmopolitisme un trait de notre esprit français, que nous en ayons reçu, entre tous les peuples, le monopole et le privilège. Car notre cosmopolitisme [notre italique] a, lui-même, des caractères spéciaux, nationaux, pour ainsi dire, et laisse la place libre à d’autres. Ce qui le distingue, c’est son intellectualisme. C’est en idées, en quelque sorte, que nous sommes universalistes, plus qu’en actes. Nous pensons pour l’humanité, plus peut-être que nous n’agissons pour elle. Ce n’est pas sans raison, en effet, que l’on nous a souvent reproché notre chauvinisme. Par ce caractère contradictoire, qui n’a d’ailleurs rien d’inexplicable, en même temps que, dans nos conceptions morales, politiques, nous faisons abstraction de toute différence nationale, nous nous montrons souvent d’un amour-propre collectif ombrageux à l’excès, nous nous fermons volontiers aux idées étrangères et aux étrangers eux-mêmes, que nous ne laissons que difficilement pénétrer notre vie intérieure, et nous n’éprouvons que peu le besoin, au moins jusqu’à des temps récents, de nous mêler à la vie du dehors.

Durkheim, 1974 [1925] : 238-239

Ce développement est intéressant à plusieurs égards : d’une part, on y retrouve le caractère situé de ce cosmopolitisme, dans une société donnée à un moment donné ; d’autre part, se dégage du propos de Durkheim une pointe ironique, une réflexion critique sur ce cosmopolitisme. Le caractère situé du cosmopolitisme évoqué par Durkheim dès la préface de DTS est ici bien marqué par la reconnaissance de sa caractéristique spécifique, son intellectualisme, de même que par son caractère incomplet tout autant que par ses travers, la fermeture vis-à-vis de l’étranger. En effet, l’intellectualisme auquel réfère Durkheim permet non seulement de penser cette « large conception de l’humanité » mais aussi « pourquoi on a pu dire que nous pensions pour l’humanité. Quand nous cherchons à faire une constitution, nous entendons la construire, non pour notre usage propre et exclusif, […] nous voulons qu’elle serve à l’humanité toute entière. De là ces déclarations de droits valables pour tout le genre humain, que l’on nous a tant reprochés au nom d’une méthode soi-disant historique » (Durkheim, 1974 [1925] : 237). Par ailleurs, Durkheim ne craint pas de dégager la perception de chauvinisme associée à ce trait de caractère national et de dénoncer l’aspect contradictoire de cet universalisme par le peu d’ouverture aux « gens et choses de l’étranger » pourtant reconnue, cette ouverture, comme un trait majeur du cosmopolitisme.

La spécificité du cosmopolitisme français, « notre cosmopolitisme », est pleinement assumée puisque celui-ci correspond à cette société en particulier : « chaque nation conçoit à sa façon l’idéal humain, et, parmi ces idéaux, il n’en est pas qui jouisse d’une sorte de suprématie et d’excellence. Chacun correspond au tempérament propre de chaque société » (Durkheim, 1974 [1925] : 239). Chaque société contribue donc à sa manière au développement du cosmopolitisme et, en ce domaine, une division du travail s’annonce en ce que les États nationaux partagent une partie de la tâche qui consiste à soutenir ce cosmopolitisme à côté d’autres organes tels que les différentes « corporations », celles des savants, des industriels, des artistes. « À côté de ce cosmopolitisme intellectuel ou d’intellectuels, il peut donc y en avoir d’autres, qui complètent celui-là. Il peut y avoir, par exemple, un cosmopolitisme économique ; un autre, qui se traduit par une humeur moins personnelle, moins exclusive, plus accueillante pour les gens et les choses de l’étranger » (Durkheim, 1974 [1925] : 239).

L’insistance de Durkheim sur le caractère situé du cosmopolitisme n’est pas sans écho avec ce que Beck appelle le cosmopolitisme enraciné (rooted cosmopolitanism) : « Les formes de vie et les identités cosmopolites sont de nature éthique et culturelle tout en étant globales et locales. Elles symbolisent un globalisme éthique, ou ce que j’appelle, le cosmopolitisme enraciné » (Beck, 2002 : 36 [traduction]) ; cependant, Beck semble ignorer que la pensée de Durkheim en est exemplaire ainsi que nous le développerons plus loin quant à l’articulation entre cosmopolitisme et patriotisme. Par ailleurs, la prise en compte du caractère peu ouvert de ce cosmopolitisme intellectuel « aux idées étrangères et aux étrangers eux-mêmes » témoigne en quelque sorte d’un paradoxe dans la mesure où la prise en compte de l’altérité, de l’étranger, est un élément habituellement associé au cosmopolitisme mais qui, selon Durkheim, ferait défaut au cas français, ce qu’il semble bien regretter. Bien que le ton ne soit pas explicitement ironique, on peut comprendre que Durkheim exprime ainsi une certaine distance ironique vis-à-vis de sa propre société. En soulignant les travers et les déficits de « notre cosmopolitisme », Durkheim témoigne de cette réflexivité critique et de l’ironie que Brian S. Turner associe à la vertu cosmopolite contemporaine. Pour le dire avec Turner,

L’habileté requise pour respecter les autres exige une certaine distance face à sa propre culture, soit une distance ironique […]. En effet, la vertu cosmopolite requiert l’ironie socratique afin d’atteindre une certaine distance vis-à-vis de sa société. La principale composante de la vertu cosmopolite est l’ironie parce que la compréhension des autres cultures est accompagnée d’une distance intellectuelle de sa culture nationale ou locale.

Turner, 2002 : 55, 57 [traduction]

Pour Durkheim, le cosmopolitisme est donc enraciné dans des sociétés particulières et, comme fait social moral, il renvoie à un idéal moral qu’expriment les représentations collectives de ces sociétés, à la manière dont chaque société se représente et, pour Durkheim, rappelons-le, la société ne saurait se limiter qu’au « groupe d’individus qui la composent, [qu’à] l’habitat qu’ils occupent, […]. Mais la société est autre chose ; c’est avant tout un ensemble d’idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus ; et au premier rang de ces idées, se trouve l’idéal moral qui est sa principale raison d’être » (Durkheim, 2004a [1924] : 85). Cet idéal moral se décline donc au pluriel, selon les différentes sociétés : « Ce qui montre bien que la morale est l’oeuvre de la société, c’est qu’elle varie selon les sociétés. […] c’est que la morale de chaque peuple est directement en rapport avec la structure du peuple qui la pratique » (Durkheim, 1974 [1925] : 73-74). K. Keohane a bien dégagé cette portée du geste durkheimien en regard du cosmopolitisme différencié et pluriel :

Toute société a une morale, dit Durkheim, et cette moralité résulte d’un processus culturel particulier, et ici, de la tradition des Lumières à fonder la morale dans la raison et à l’institutionnaliser en droit formel. La reformulation sociologique et historique des sources de la morale de Durkheim nous éloigne de l’universalisme kantien comme fondement de la morale et de la solidarité cosmopolite, et comme celui-ci impose arbitrairement des principes moraux et des pratiques légales, les représentations collectives issues d’une (des) tradition(s) particulière(s), fonctionnent comme si elles étaient universelles. Autrement dit, cette reformulation nous amène dans une direction très différente et beaucoup plus exigeante : construire une nouvelle tradition politique du cosmopolitisme, non pas issue d’une source unique de la raison et de l’autorité morale, mais d’une grande diversité de traditions et qui s’inscrit dans le tissu social.

Keohane, 2008 : 270-271 [traduction]

Pour Durkheim, le cosmopolitisme exprime donc un idéal moral qui renvoie à un ensemble de représentations et de pratiques qui le mettent en oeuvre, « la tendance universaliste, et par suite, cosmopolitique de toutes nos conceptions et de toutes nos productions » (Durkheim 1974 [1925] : 237), davantage que comme une donne organisationnelle d’une société politique supranationale. Cependant, cette idée d’humanité n’est pas sans s’institutionnaliser, elle est étroitement associée à une déclaration de droits à portée universelle tout en étant la pièce maîtresse de la constitution du pays. Déjà se profile la thèse de Durkheim, soit que le cosmopolitisme ne peut se développer qu’à l’intérieur d’une société politique organisée et s’il insiste sur le fait du cosmopolitisme comme un trait important du caractère collectif de la société politique française, « c’est que c’est le côté par où notre conscience nationale se confond avec la conscience humaine, par où, en conséquence, patriotisme et cosmopolitisme se confondent » (Durkheim, 1974 [1925] : 238). Avant d’engager le développement sur ce thème, l’articulation du patriotisme et du cosmopolitisme comme alternative à leur exclusion réciproque, examinons dans quels termes Durkheim développe ce qui est le coeur de ce cosmopolitisme, de cet idéal moral qui l’exprime : l’individualisme moral.

2. L’individualisme moral ou la substance éthique du cosmopolitisme

On l’a vu, Durkheim caractérise le cosmopolitisme par « une large conception que nous avons aujourd’hui de l’humanité » et, dans la conclusion de DTS, il indique déjà en quoi consiste cette conception :

Aujourd’hui, par exemple, il y a dans toutes les consciences saines un très vif sentiment de respect pour la dignité humaine, auquel nous sommes tenus de conformer notre conduite tant dans nos relations avec nous-mêmes que dans nos rapports avec autrui, et c’est même là tout l’essentiel de la morale qu’on appelle individuelle. […] ce culte de la personne, de la dignité individuelle dont nous venons de parler, et qui, dès aujourd’hui, est l’unique centre de ralliement de tant d’esprits.

Durkheim, 1986 [1893] : 395, 396

Cette « large conception de l’humanité » a donc un versant pratique qu’à ce stade Durkheim ne développe pas encore comme il le fera plus tard. En 1906, dans sa conférence sur La détermination du fait moral (DFM), il rappelle cette thèse en soulignant que cette idée morale n’est pas inhérente à la personne ou dérivée de la raison naturelle, mais qu’elle est pleinement située et inscrite dans et par la société :

Mais, sous l’effet de causes que nous n’avons pas à rechercher ici, la personne humaine est devenue la chose à laquelle la conscience sociale des peuples européens s’est attachée plus qu’à toute autre [notre italique] ; du coup, elle a acquis une valeur incomparable. C’est la société qui l’a consacrée. Cette espèce d’auréole qui entoure l’homme et qui le protège contre les empiétements sacrilèges, l’homme ne la possède pas naturellement ; c’est la manière dont la société le pense, c’est la haute estime qu’elle en a présentement, projetée au dehors et objectivée. Ainsi, bien loin qu’entre l’individu et la société il y ait l’antagonisme qu’on a si souvent admis, en réalité, l’individualisme moral, le culte de l’individu humain est l’oeuvre de la société. C’est elle qui l’a institué. C’est elle qui a fait de l’homme un Dieu dont elle est devenue la servante.

Durkheim, 1996a [1924] : 84 [3]

Comme le suggère A. Giddens (Giddens, 1971 : 213), cette thèse soulève trois questions. Quel est donc l’individu qui devient ainsi objet de ce nouvel idéal ? Pourquoi un culte ? De quel ensemble de représentations dérive-t-il ? Mieux qu’ailleurs dans son oeuvre, les réponses se trouvent dans le texte que Durkheim a écrit dans le contexte de l’affaire Dreyfus, « L’individualisme et les intellectuels », non pas, comme il le souligne lui-même, pour aborder les « arguments de circonstance » de cette affaire, mais pour débattre d’une question de principe qui, pour lui, consiste à défendre l’individualisme moral contre les assimilations à « l’utilitarisme étroit et [à] l’égoïsme utilitaire de Spencer et des économistes » (Durkheim, 1970a : 262) ou, encore, à un anti-patriotisme et à l’anarchie comme l’avait laissé entendre F. Brunetière dans un article fustigeant les intellectuels qui se sont portés à la défense de Dreyfus[4]. Laissons Durkheim répondre aux trois questions soulevées par Giddens :

Cette personne humaine, dont la définition est comme la pierre de touche d’après laquelle le bien se doit distinguer du mal, est considérée comme sacrée, au sens rituel du mot pour ainsi dire. Elle a quelque chose de cette majesté transcendante que les Églises de tous les temps prêtent à leurs Dieux ; on la conçoit comme investie de cette propriété mystérieuse qui fait le vide autour des choses saintes, qui les soustrait aux contacts vulgaires et les retire de la circulation commune. Et c’est précisément de là que vient le respect dont elle est l’objet. Quiconque attente à une vie d’homme, à la liberté d’un homme, à l’honneur d’un homme, nous inspire un sentiment d’horreur, de tout point analogue à celui qu’éprouve le croyant qui voit profaner son idole. Une telle morale n’est donc pas simplement une discipline hygiénique ou une sage économie de l’existence ; c’est une religion dont l’homme est, à la fois, le fidèle et le Dieu. […] En définitive, l’individualisme ainsi entendu, c’est la glorification, non du moi, mais de l’individu en général. Il a pour ressort, non l’égoïsme, mais la sympathie pour tout ce qui est homme, une pitié plus large pour toutes les douleurs, pour toutes les misères humaines, un plus ardent besoin de les combattre et de les adoucir, une plus grande soif de justice.

Durkheim, 1970a : 264-265 ; 268

Entre la conclusion de DTS où ce culte de la personne est en quelque sorte énoncé sans que Durkheim en tire toutes les conséquences et la conférence sur la DFM où l’individualisme moral est pleinement assumé comme « oeuvre de société », c’est dans ce texte de 1898, L’individualisme et les intellectuels, que l’on retrouve en quelque sorte le plaidoyer de Durkheim en faveur de l’individualisme moral. Comme le rappelle Marcel Fournier à partir des lettres écrites par Durkheim à M. Mauss et C. Bouglé au sujet de ce texte, l’intention de Durkheim est de montrer que « l’individualisme, quoi qu’on en fasse, est notre seule fin collective ; que loin de nous disperser, il est le seul centre possible de ralliement […]. Mais à condition, […] de s’entendre sur les mots : l’individualisme dont il est question n’est pas l’égoïsme, mais la pitié et la sympathie de l’homme pour l’homme » (Fournier, 2007 : 376). Si l’individualisme moral de Durkheim renvoie ainsi à l’idée kantienne de l’humanité en chacun et à l’expansion universelle des libertés individuelles comme la principale caractéristique morale de la société moderne et de son cosmopolitisme (Chernilo, 2007 : 28-29 ; 2008 : 36-38), il importe de rappeler avec Filloux que « [l]’individualisme éthique ou moral ne saurait, non seulement s’inscrire dans une conception du primat épistémologique de l’homme, mais doit encore éviter les pièges d’un primat éthique qui signifierait que, dans l’individu lui-même, il est quelque essence qui en fasse une fin de la vie morale […]. L’individualisme moral ne peut être qu’un individualisme, non pas analytique, mais synthétique, qui fonde les droits de la personne, non pas sur la personne, mais sur l’interaction de l’individu et du groupe qui est constitutive de la personne sociale » (Filloux, 1977 : 149).

À la lecture de L’individualisme et les intellectuels, on comprend que, pour Durkheim, l’individualisme moral est « une chose dont la définition relève seulement d’une prise en compte d’une donnée de la conscience publique » (Filloux, 1977 : 140), une idée morale qui n’est pas qu’une vue de l’esprit : « il est passé dans les faits, il a pénétré nos institutions et nos moeurs, il est mêlé à toute notre vie, et si, vraiment, il fallait nous en défaire, c’est toute notre organisation morale qu’il faudrait refondre du même coup » (Durkheim, 1970a : 265). L’individualisme moral renvoie donc à un ensemble de pratiques et de représentations sociales qui expriment concrètement un engagement envers le respect des droits et de la dignité des individus, de même qu’un engagement altruiste, voire compassionnel pour « toute personne ». Cet ensemble de représentations et de pratiques constitutives de l’individualisme moral s’enracine et se développe pour Durkheim au sein de la tradition républicaine française. Cet individualisme moral « a été professé, depuis un siècle, par la très grande généralité des penseurs : c’est celui de Kant et de Rousseau, celui des spiritualistes, celui que la Déclaration des droits de l’homme a tenté, plus ou moins heureusement, de traduire en formules, celui qu’on enseigne couramment dans nos écoles et qui est devenu la base de notre catéchisme moral » (Durkheim, 1970a : 263). En référant ainsi à Kant et Rousseau, Durkheim accentue le fait que les droits et devoirs associés à cet individualisme sont au diapason du bien commun, qu’il ne sont pas asociaux ou exclusivement de l’ordre du privé. En effet, comme nous le soulignerons davantage dans l’autre section, ces pratiques et représentations cimentent la société politique. Mais, disons-le maintenant, le cosmopolitisme évoqué par Durkheim renvoie à l’attachement profond aux droits de la personne et, dans le contexte de l’affaire Dreyfus, un certain patriotisme — celui des anti-dreyfusards — commandait une aversion envers ceux, et plus particulièrement les intellectuels, qui, comme Durkheim, faisaient de la défense des droits d’un individu le coeur même de leur patriotisme. Répondant donc aux attaques de Brunetière qui voyait ainsi dans les défenseurs des droits de l’individu des antisociaux, voire des antipatriotes, Durkheim répondit :

La religion de l’individu ne peut donc se laisser bafouer sans résistance, sous peine de ruiner son crédit ; et comme elle est le seul lien qui nous rattache les uns aux autres, une telle faiblesse ne peut pas aller sans un commencement de dissolution sociale. Ainsi l’individualiste, qui défend les droits de l’individu, défend du même coup les intérêts vitaux de la société […]. Et s’il est un pays entre tous les autres où la cause individualiste soit vraiment nationale, c’est le nôtre ; car il n’en est pas qui ait aussi étroitement solidarisé son sort avec le sort de ces idées.

Durkheim, 1970a : 274

Si Durkheim inscrit fortement son propos dans la trame de l’histoire intellectuelle, sociale et politique française et fait de l’individualisme moral « le seul système de croyances qui puisse assurer l’unité morale du pays » (Durkheim, 1970a : 270), cet individualisme moral est aussi en pleine expansion :

On s’achemine ainsi peu à peu vers un état, qui est presque atteint dès maintenant, et où les membres d’un même groupe social n’auront plus rien de commun entre eux que leur qualité d’homme, que les attributs constitutifs de la personne humaine en général. Cette idée de la personne humaine, nuancée différemment suivant la diversité des tempéraments nationaux, est donc la seule qui se maintienne, immuable et impersonnelle, par-dessus le flot changeant des opinions particulières ; et les sentiments qu’elle éveille sont les seuls qui se retrouvent à peu près dans tous les coeurs.

Durkheim, 1970a : 271-272

L’individualisme moral se décline alors comme un universalisme moral, une exigence d’universalité par laquelle Durkheim caractérise le cosmopolitisme et dont Mark S. Cladis ne manque également pas de rappeler l’actualité :

En épousant la cause publique des dreyfusards, Durkheim parlait le langage des droits humains, de la dignité humaine et des aspirations morales collectives […]. Quoi qu’il en soit, Durkheim a pris cette logique d’un niveau national et l’a amenée vers un niveau global. Dans une perspective internationale, étant donné le haut niveau de diversité humaine, les pratiques et les croyances communes sont minimes, sauf pour le chevauchement des engagements face aux éthiques globales des droits humains.

Cladis, 2005 : 395, 401 [traduction]

En demandant d’endosser un universalisme moral comme une morale ou une éthique située dans une société donnée à un temps donné, n’y a-t-il pas une contraction ? Cette société particulière doit-elle s’effacer au profit d’une société globale ? Examinons dans la section suivante comment Durkheim entend résoudre cette antinomie.

3. Le cosmopolitisme au sein de la patrie

Pour Durkheim, l’individualisme moral est un trait du cosmopolitisme dans la mesure où il est le sentiment moral qui nourrit l’idée d’une commune humanité. Cependant, comme le rappelle É. Dubreucq, « c’est sur un projet politique que s’appuie l’aspiration à une citoyenneté mondiale et non sur une croyance morale ou religieuse : le cosmopolitisme ne se comprend que dans la perspective d’une histoire nécessairement complexe, et non comme le fruit d’un amour mystique de l’humanité » (Dubreucq, 2004 : 82). En effet, cette idée morale n’a pu se développer qu’à l’intérieur d’une société organisée, une société politique particulière dont l’État est « l’organe spécial chargé d’élaborer certaines représentations qui valent pour la collectivité » (Durkheim, 1969 [1950] : 87). Et contrairement aux thèses qui limitent l’État à « la tâche spéciale de veiller au maintien des droits individuels » considérés comme « congénitaux », soit « donnés avec l’individu » (Durkheim, 1969 [1950] : 93), bref à administrer une « justice toute négative » et ainsi « se réduire de plus en plus à empêcher les empiétements illégitimes des individus les uns sur les autres » (Durkheim, 1969 [1950] : 89), ce que d’aucuns nomment l’État gendarme, Durkheim réaffirme avec force les conclusions de DTS, soit que l’individu est le produit de la société, que les droits de l’individu sont « l’oeuvre même de l’État » (Durkheim, 1969 [1950] : 93). Ainsi, les droits de l’individu et les droits et compétences de l’État ne sont pas dans une « insoluble antinomie » : « l’histoire autorise, effectivement, à admettre ce rapport de causes aux effets entre la marche de l’individualisme moral et la marche de l’État, c’est ce qui ressort à l’évidence des faits » (Durkheim, 1969 [1950] : 93). Faisant le détour par l’histoire de Rome et d’Athènes pour montrer que la première avait développé un « caractère respectable de la personne » mais qui « est peu de chose à côté de celui qui s’est développé au sein des sociétés chrétiennes » (Durkheim, 1969 [1950] : 94), Durkheim fait des remarques sur les rapports entre le développement intellectuel et l’individualisme qui ne sont pas sans nous rappeler les développements de Weber sur le procès parallèle de la rationalisation et de l’individuation (Weber, 2003 [1904-1905])[5]. En effet, si l’individualisme et l’intellectualisme s’accompagnent souvent, leur articulation est contingente. Bien que de grandes religions aient pu développer un haut degré de rationalité ou d’intellectualisation, voire de sciences (hindouisme, bouddhisme, confucianisme), elles n’ont pas enfanté l’individualisme (Weber, 1996). Ce dernier n’est possible que dans les sociétés de la division du travail social et de l’avènement de l’individualisme. Pour Durkheim, l’intellectualisme, ou l’esprit rationnel, n’est qu’un aspect de l’individualisme, l’autre aspect en est la composante morale. Les idées nouvelles sur le plan moral, comme celle d’une « conception large de l’humanité », exigent cependant cette avancée du rationalisme.

Or, le rationalisme n’est qu’un des aspects de l’individualisme : c’en est l’aspect intellectuel. Il n’y a pas là deux états d’esprit différents, mais l’un n’est que l’envers de l’autre, et réciproquement. Quand on sent le besoin de libérer la pensée individuelle, c’est que, d’une manière générale, on sent le besoin de libérer l’individu. La servitude intellectuelle n’est qu’une des servitudes que combat l’individualisme. Or, tout développement de l’individualisme a pour effet d’ouvrir la conscience morale à des idées nouvelles et de la rendre plus exigeante. Car, comme chacun des progrès qu’il fait a pour conséquence une conception plus haute, un sens plus délicat de ce qu’est la dignité de l’homme, il ne peut se développer sans nous faire apparaître comme contraires à la dignité humaine, c’est-à-dire comme injustes, des relations sociales dont naguère nous ne sentions nullement l’injustice.

Durkheim, 1974 [1925] : 10

Encore proche de Weber pour qui l’étude des doctrines religieuses portait sur leurs effets pratiques, Durkheim mentionne que si on « [s’]empêche de mesurer le degré d’individualisme d’un pays d’après le développement qu’y ont atteint les facultés de réflexion, c’est que l’individualisme n’est pas une théorie : il est de l’ordre de la pratique, non de l’ordre de la spéculation » (Durkheim, 1969 [1950]) : 95). Il doit donc, cet individualisme, s’inscrire dans les pratiques, les moeurs, les « organes sociaux », et il « faut que la société soit arrangée de manière à rendre possible et durable cette constitution [morale]. Autrement elle reste à l’état diffus et doctrinaire » (Durkheim, 1969 [1950]) : 95). Réaliste, Durkheim évoque à ce propos le cas de l’individualisme français dont il dit qu’« [i]l a été exprimé théoriquement dans la Déclaration des Droits de l’Homme quoique d’une manière outrée ; il est loin cependant d’être profondément enraciné dans le pays » (Durkheim, 1969 [1950] : 95).

Si le rôle de l’État, avec le contrepoids des groupes secondaires, est ainsi d’assurer la plus grande individuation par l’octroi de droits dont l’extension et les domaines d’application ne font que progresser (droits civils, politiques, sociaux, moraux), Durkheim rappelle que ces droits ne font pas des individus « des sortes d’absolus qui se suffisent presque complètement à eux-mêmes, des égoïstes qui ne connaissent que leur intérêt propre. […] Ce n’est pas tel ou tel individu que l’État cherche à développer, c’est l’individu in genere qui ne se confond avec aucun de nous […] » (Durkheim, 1969 [1950] : 104). Durkheim évoque dans la suite ce culte de la personne que nous avons abordé plus haut et il rappelle qu’il revient à l’État « d’organiser le culte, d’y présider, d’en assurer le fonctionnement régulier et le développement » (Durkheim, 1969 [1950] : 104).

Cependant, l’État n’a pas que cette visée cosmopolite, soit de favoriser l’idéal humain, la fraternité humaine, bref cet amour de l’humanité qui culmine dans le culte de la personne. Il a encore un autre devoir qu’oblige, entre autres, la concurrence internationale, le fait « que les États, mêmes civilisés, vivent encore en partie dans leurs rapports mutuels sur le pied de guerre » : soit le devoir de « maintenir intact l’être collectif qu’ils forment », bref de développer « une discipline morale différente de celle du culte de l’homme. […] Elle a pour but la collectivité nationale et non l’individu » (Durkheim, 1969 [1950] : 104-105). Pour Durkheim, la concomitance de ces deux devoirs qui vont en des sens divergents, soit d’une part, le sentiment d’attachement à l’idéal national et à l’État qui l’incarne (un sentiment enraciné dans les formes antiques du culte de l’État au-dessus duquel, rappelle Durkheim, « [i]ls ne concevaient rien au-dessus de l’État, de la grandeur et de la gloire de l’État » (Durkheim, 1969 [1950] : 106), et d’autre part, le sentiment d’attachement à l’idéal humain (le phénomène associé au développement des sociétés modernes), correspond à « un des plus graves conflits moraux qui troublent notre époque, je veux dire le conflit qui s’est produit entre des ordres de sentiments élevés […], entre le patriotisme et le cosmopolitisme (Durkheim, 1969 [1950] : 106).

En effet, malgré l’avancée inéluctable d’un idéal humain de plus en plus universel (le cosmopolitisme), le patriotisme, entendu comme « l’ensemble des idées et des sentiments qui attachent l’individu à un État déterminé » (Durkheim, 1969 [1950] : 108), ne peut disparaître, car disparaîtrait dans le même temps le cadre social nécessaire à la vie morale, car rappelle Durkheim, « l’homme n’est qu’un être moral que parce qu’il vit au sein de sociétés constituées » (Durkheim, 1969 [1950] : 107). On voit venir la solution de Durkheim. Le cosmopolitisme comme idée et sentiment moral ne peut être soutenu et entretenu comme toute autre idée et sentiment moral que par une autorité, bref que par et dans une société pleinement constituée et « les États sont aujourd’hui les plus hautes sociétés organisées qui existent » (Durkheim, 1969 [1950] : 108).

En effet, à plusieurs endroits (1974 [1925] : 64-65 ; 1986 [1893] : 265-266, 401-402 ; 1969 [1950] : 108), Durkheim évoque la possibilité de « l’humanité elle-même organisée en société. […] une telle idée, si elle n’est pas tout à fait irréalisable, doit être rejetée dans un avenir tellement indéterminé, qu’il n’y a vraiment pas lieu de la faire entrer en ligne de compte » (Durkheim, 1969 [1950] : 108). Même une confédération des États européens, dont Durkheim évoque déjà la possibilité dans DTS dans les termes « d’une société européenne qui a, dès à présent, quelque sentiment d’elle-même et un commencement d’organisation » (1986 [1893] : 402), bien qu’elle nous rapprocherait du but « ne sera pas l’humanité » (Durkheim, 1969 [1950] : 108). La résolution de l’antinomie réside donc en ce « que l’idéal national se confonde avec l’idéal humain […]. Que chaque État se donne pour tâche essentielle, non de s’accroître, d’étendre ses frontières, mais d’aménager au mieux son autonomie, d’appeler à une vie morale de plus en plus haute le plus grand nombre de ses membres, et toute contradiction disparaît entre la morale nationale et la morale humaine » (Durkheim, 1969 [1950] : 109) ; ou, pour le dire autrement, « que le patriotisme tende à devenir une petite partie du cosmopolitisme » (Durkheim, 1969 [1950] : 109). Pour le dire avec Filloux, « [il] s’agit en somme de passer d’un internationalisme en extension, qui regrouperait des patries, à un internationalisme en compréhension, qui coïnciderait, dans le cadre de chaque patrie existante, avec un patriotisme ouvert, travaillant à réaliser au sein de chacune d’elles un idéal universel » (Filloux, 1987 [1970] : 60). Pour Durkheim, rappelons-le, « [c]e patriotisme n’exclut pas, il s’en faut, tout orgueil national […]. Mais les sociétés peuvent mettre leur amour-propre, non à être les plus grandes ou les plus aisées, mais à être les plus justes, les mieux organisées, à avoir la meilleure constitution morale » (Durkheim, 1969 [1950] : 109).

Dans L’éducation morale, dans un des chapitres consacrés à l’attachement aux groupes (famille, patrie, humanité), Durkheim reprend le coeur de son argumentaire en faveur du patriotisme comme « petite patrie du cosmopolitisme », mais il insiste sur le fait que chaque État puisse conserver sa personnalité, que cela se fasse « conformément à son tempérament propre, à son humeur, à son passé historique » (Durkheim, 1974 [1925] : 66). Pour autant que la patrie « soit conçue, non comme une personnalité avidement égoïste, uniquement préoccupée de s’étendre et de s’agrandir au détriment des personnalités semblables, mais comme un des multiples organes dont le concours est nécessaire à la réalisation progressive de l’idée d’humanité » (Durkheim, 1974 [1925] : 67), l’école a notamment comme but de susciter l’attachement à la patrie ainsi entendue, « à la connaître et à l’aimer ».

La patrie, telle que la réclame la conscience moderne, ce n’est pas l’État jaloux et égoïste, qui ne connaît d’autres règles que son intérêt propre, qui se considère comme affranchi de toute discipline morale ; mais, ce qui en fait la valeur morale, c’est qu’elle est l’approximation la plus haute possible de cette société humaine, actuellement irréalisée et peut-être irréalisable, mais qui constitue la limite idéale dont nous tendons à nous rapprocher indéfiniment. Car, qu’on se garde de voir, dans cette conception de la patrie, je ne sais quelle rêverie d’utopiste. Il est aisé de voir, dans l’histoire, qu’elle devient de plus en plus une réalité.

Durkheim, 1974 [1925] : 68-69

En logeant le cosmopolitisme en son sein, le patriotisme ne conduit donc pas une société particulière, une nation, au reniement de soi (Chernillo, 2008). Au contraire, elle le fait en assumant « son tempérament, son humeur et son passé historique » et ce, dans une perspective d’ouverture et de décentrement. Inglis et Roberston signalent que la pensée sociale contemporaine est en phase avec cette « glocalization » développée par Durkheim (Inglis et Robertson, 2008 : 12-13) et ils signalent nommément celle de Jürgen Habermas. Ce dernier incarne, entre autres, une position que l’on peut en effet rapprocher de celle de Durkheim, celle qui soutient que l’État de droit démocratique repose sur une culture politique dont la reconnaissance des droits fondamentaux constitue le socle auquel doit s’arrimer toute intégration. Ce point de vue affirme dans le même temps que ce patriotisme constitutionnel n’est pas déconnecté de la communauté historique et des valeurs dans lesquelles il s’enracine, bref de la communauté morale dont il émane. Rien n’est plus éloigné de la pensée d’Habermas que de réduire l’intégration politique à un consentement à des principes juridiques non incorporés dans une communauté, fût-elle nationale. « À l’encontre d’un malentendu très répandu, patriotisme de la Constitution signifie que les citoyens ne s’approprient pas les principes de la Constitution uniquement dans leur contenu abstrait, mais aussi à travers le contexte historique de leur passé national spécifique » (Habermas, 2004 : 11-12). Ajoutons, pour marquer cette affinité de pensée entre Durkheim et Habermas, que ce dernier, à l’instar du premier, fait de l’universalisme moral la pierre de touche du cosmopolitisme contemporain tout en y associant historiquement l’idée d’État national issu de la Révolution française :

[l’universalisme moral] signifie que nous relativisons notre forme d’existence en fonction des prétentions légitimes exprimées par d’autres formes de vie ; que nous accordons des droits égaux aux étrangers et aux autres, avec toutes les idiosyncrasies qui sont les leurs et tout ce qui nous les rend obscurs à nos yeux ; que nous ne nous obstinons pas à vouloir généraliser notre identité ; que nous n’en excluons pas justement ce qui s’en écarte ; que les domaines de tolérance doivent devenir infiniment plus grands qu’ils ne le sont aujourd’hui — voilà ce que signifie l’universalisme moral. L’idée d’État national qui a résulté de la Révolution française avait au départ un sens absolument cosmopolitique.

Habermas, 2005 : 21

Pour Durkheim, la patrie, en tant qu’État national, celle en qui converge une communauté de culture et d’histoire, soit une communauté morale, et une communauté légale (organisation politico-légale), demeure « la société organisée la plus haute qui existe » (Durkheim, 1970b : 294) et c’est en son sein que l’esprit du cosmopolitisme prend corps. Malgré l’importance que Durkheim accorde à un processus historique de fusion des petites patries au sein de plus grandes, cette société internationale demeure dans les faits inorganique. Discutant, à la fin de l’année 1907, avec Théodore Ruyssen, spécialiste du droit international, Durkheim rappelle ceci :

[c]e que nous montre l’histoire c’est que toujours, par une véritable force des choses, les petites patries sont venues se fondre au sein de patries plus grandes et celles-ci au sein d’autres plus grandes encore. Pourquoi ce mouvement historique, qui se poursuit dans le même sens depuis des siècles, viendrait-il tout à coup s’arrêter devant nos patries actuelles ? Qu’ont-elles de particulièrement intangible qui l’empêche d’aller plus loin ?

Durkheim, 1970b : 297

Pour Durkheim, la condition de possibilité de l’achèvement de ce processus repose sur un pacifisme renouvelé dont il doute de son effectuation mais non de sa pertinence comme but à poursuivre :

Je me demande si le vrai pacifisme ne consiste pas à faire tout ce qui est en nous pour que ce mouvement se continue, mais pacifiquement, et non plus par la violence et la guerre suivant la loi dominante du passé. Sans doute, c’est un idéal bien difficilement réalisable à la lettre ; il est vain d’espérer que la guerre ne jouera aucun rôle dans ces transformations ; mais chercher par avance à faire en sorte que moindre soit sa part ne laisse pas d’être un but digne d’être poursuivi.

Durkheim, 1970b : 297

Cependant, avec l’étude du texte que Durkheim publie en 1915, L’Allemagne au dessus de tout. La mentalité allemande et la guerre, on peut conclure avec Frédéric Ramel que Durkheim « rend explicite le milieu international qui influe sur le comportement des États mais ne conclut pas à l’existence d’une société internationale organisée. À la fin de sa vie, Durkheim considère la patrie, au sens d’identité morale nationale, comme la seule et unique unité de base à partir de laquelle la paix internationale peut émerger » (Ramel, 2004 : 511). Cependant, cette critique ne relègue pas l’argument du cosmopolitisme à l’arrière-plan, au contraire. C’est parce que le « comportement belliqueux de l’Allemagne est nourri par un nationalisme étroit et chauvin qu’il est l’antithèse même du cosmopolitisme et qu’il est moralement répréhensible précisément parce qu’il va à l’encontre de ce dernier, même si les règles de celui-ci demeurent rudimentaires » (Inglis et Robertson, 2008 : 12 [traduction]). Si c’est au sein de la patrie, d’une société particulière, que se forme le cosmopolitisme, celle-ci a donc la tâche de former le citoyen cosmopolite.

4. Former le citoyen cosmopolite

C’est dans la deuxième partie de L’éducation morale que Durkheim s’emploie à dégager les moyens par lesquels l’école peut « constituer chez l’enfant les éléments de la moralité » dont les deux premiers sont l’esprit de discipline et l’attachement aux groupes, le troisième étant l’autonomie de la volonté. Il sera ici question de l’attachement aux groupes, notamment de l’attachement à la société politique entendue comme patrie ouverte à réaliser l’idéal d’humanité. Pour Durkheim l’importance de l’école pour la socialisation est fondamentale d’autant qu’il ne manque pas de souligner un autre travers du tempérament national français : « la faiblesse de l’esprit d’association. Nous avons un penchant marqué pour un individualisme farouche, qui nous fait apparaître comme intolérables les obligations qu’entraîne toute vie commune […] » (Durkheim, 1974 [1925] : 198). Si l’école est l’institution par excellence de la socialisation, de l’apprentissage pratique de la vie en groupe et en société, elle est aussi le lieu des enseignements et, parmi ceux-ci, Durkheim insiste en particulier sur l’enseignement des sciences, des arts et de l’histoire. Pour lutter contre le « rationalisme simpliste », une tournure d’esprit qui détourne du complexe au profit de ce qui est simple, Durkheim promeut l’enseignement des sciences de la nature physique, non pas pour « lui [à l’enfant] donner les résultats en bloc » mais pour « lui donner le sentiment de la manière dont procèdent les sciences de la nature […] le labeur qu’elles coûtent [….] faire sentir la nécessité de l’expérience, de l’observation, c’est-à-dire la nécessité pour nous de sortir de nous-mêmes (notre italique) pour nous mettre à l’école des choses si nous voulons les connaître et les comprendre » (Durkheim, 1974 [1925] : 222). Bref, pour Durkheim, si on veut que l’enfant puisse accéder à des notions complexes telles que le tout est plus que la somme de ses parties, que la société n’est pas réductible à la vision simpliste de l’addition des individus, il lui faut de bonnes habitudes intellectuelles telles celles déployées par les sciences de la nature. Par l’enseignement d’une culture esthétique (art et littérature), Durkheim poursuit cette visée de décentrement mais, ici, sur un registre qui prédispose aux attitudes morales : « L’art nous console, parce qu’il nous détourne de nous-mêmes. Cet oubli de soi va même chez l’artiste, jusqu’à de véritables états d’extase. […] Or ce processus mental de l’artiste, ou simplement de l’homme qui éprouve un plaisir esthétique, est, dans son mécanisme intérieur, de tous points identique à celui d’où résultent les grands actes de sacrifice et de dévouement » (Durkheim, 1974 [1925] : 228). Enfin, pour susciter in concreto l’attachement à la société, il faut, en plus des « sciences de la nature physique [qui] constituent, pour la morale, une propédeutique d’une incontestable utilité » (Durkheim, 1974 [1925] : 234), connaître cette société en elle-même : « il faut qu’il sente en elle quelque chose de réel, de vivant, de puissant [… et] rien ne peut mieux donner cette impression que l’enseignement de l’histoire, s’il est bien compris » (Durkheim, 1974 [1925] : 234). Ici Durkheim évoque l’importance de centrer l’enseignement de l’histoire sur « l’action de ces forces collectives et anonymes qui mènent les peuples parce qu’elles sont l’oeuvre des peuples, parce qu’elles émanent, non de tel ou tel individu, mais de la société dans son ensemble » (Durkheim, 1974 [1925] : 234). Faire voir la nature réelle du développement historique qui est loin de se résumer à une suite de générations spontanées qui relient l’ancien et le nouveau. Évoquant les idées de la Révolution française, Durkheim écrit : « [p]our faire aimer les idées qui ont trouvé leur formule à la fin du siècle dernier, il n’est pas nécessaire de les présenter comme une sorte d’improvisation presque inintelligible. Ne prennent-elles pas au contraire plus d’autorité, si l’on montre qu’elles étaient, en réalité, le produit naturel de tout le développement antérieur ? » (Durkheim, 1974 [1925] : 235). Ainsi, la voie est-elle pavée pour mettre en contact avec la société qui est, « avant tout, un ensemble d’idées et de sentiments, de certaines manières de voir et de sentir, une physionomie intellectuelle et morale qui est distinctive du groupe tout entier. La société est, avant tout, une conscience : c’est la conscience de la collectivité » (Durkheim, 1974 [1925] : 236). Par l’enseignement de l’histoire, il faut donc mettre l’enfant en contact avec cet « esprit collectif », non pas « faire un cours sur l’esprit français : il faut simplement savoir en quoi il consiste, et diriger l’enseignement de manière à ce que cet esprit ressorte de la trame des faits » (Durkheim, 1974 [1925] : 237). C’est à ce moment que Durkheim écrit les lignes sur le cosmopolitisme que nous avons citées dans la première section de ce texte : « [c]e n’est pas dans cette fin de leçon qu’il est possible de déterminer les principaux traits de notre caractère national ; mais il en est tout au moins un sur lequel je voudrais insister ; car il me paraît devoir constituer le point central du tableau, celui autour duquel tous les autres viendraient naturellement se grouper. C’est la tendance universaliste et, par suite, cosmopolitique [notre italique] de toutes nos conceptions et de toutes nos productions » (Durkheim, 1974 [1925] : 238).

L’éducation morale de Durkheim culmine donc sur le cosmopolitisme, comme trait principal du caractère national français, et comme nous l’avons déjà souligné, toute idée morale a sa source et sa fin dans une société particulière dont elle émane et qu’elle exprime via ses représentations collectives. Ainsi, loin de reposer sur le fait de la raison universelle (Kant), cette idée morale émerge d’un processus social qui laisse poindre de manière différenciée selon les sociétés le potentiel cosmopolite de chacune d’elles et les formes particulières de sa transmission et de sa diffusion dans la société via l’école, principal et fondamental vecteur de socialisation. Le plaidoyer de Durkheim pour l’enseignement des sciences de la nature physique, des arts et de l’histoire a une visée qui est de favoriser l’attachement au groupe, à la société politique entendue de manière non restrictive, bref à former le citoyen universel en favorisant l’ouverture et le décentrement. En effet,

[L]’enseignement des sciences, selon Durkheim, servait de façon élargie le but pédagogique et cognitif de cultiver une qualité de l’esprit apte à saisir, à apprécier et à s’engager dans la complexité. L’art pouvait cultiver une aptitude à transcender les limites subjectives du perspectivisme et de l’égocentrisme en développant les capacités pour le verstehen, soit une habilité herméneutique et empathique qui permet d’entrer dans le monde, de le comprendre, le voir et l’interpréter selon d’autres points de vue. Et l’enseignement de l’histoire, selon Durkheim, se pose en contrepoids aux tendances à la perte de l’historicité et à l’amnésie collective en tant que conséquences de la division du travail et de l’individualisme en révélant la continuité avec le passé, l’héritage, le legs et la tradition, bases nécessaires à la vie collective et à l’attachement à l’intérieur d’une solidarité organique plus large.

Keohane, 2008 : 277-278 [traduction][6]

Ce qui est donc visé par chacun de ces enseignements est de contribuer à forger intellectuellement (enseignement des sciences) et moralement (enseignement des arts) cette capacité de décentrement, cette ouverture que Durkheim associe à un trait de caractère national : un intellectualisme universaliste, cosmopolite. Pour le dire avec Mark S. Cladis,

Durkheim indiquait que les futurs citoyens de la démocratie ont besoin de connaître les styles de croyances et pratiques autres que ceux de leur famille ou de leur groupe local. Il soulignait le besoin de familiariser les étudiants à l’inconnu afin qu’ils puissent apprécier l’altérité et reconnaître l’étranger comme un simple être humain […]. Les établissements d’enseignement doivent développer chez les élèves la capacité d’évaluer les pratiques contemporaines à la lumière de pratiques alternatives issues des cultures étrangères ou d’autrefois, de s’intéresser aux nouveaux développements de la société contemporaine et de hausser les idéaux de longue date qui nécessitent une plus grande actualisation dans les pratiques sociales.

Cladis, 2005 : 393, 394 [traduction]

Conclusion

Le cosmopolitisme chez Durkheim n’est pas qu’une « pensée aux implications et à la portée cosmopolitiques » (Truc, 51), soit le cosmopolitisme de sa sociologie, il est aussi un objet. C’est en tant qu’idée morale, qu’idéal moral, que Durkheim aborde le cosmopolitisme et, pour Durkheim, tout idéal moral est un fait social, il trouve sa source et sa fin dans la société.

La sociologie se place donc d’emblée dans l’idéal ; elle n’y parvient pas lentement, au terme de ses recherches ; elle en part. L’idéal est son domaine propre. Seulement (et c’est par là qu’on pourrait la qualifier de positive si, accolé à un nom de science, cet adjectif ne faisait pléonasme), elle ne traite que l’idéal que pour en faire la science. Non pas qu’elle entreprenne de le construire ; tout au contraire, elle le prend comme une donnée, comme un objet d’étude, et elle essaie de l’analyser et de l’expliquer.

Durkheim, 1996c : 141

C’est ce que nous avons fait ressortir en insistant sur le cosmopolitisme comme idée morale et, à ce titre, comme un fait social. Cette idée d’une « large conception de l’humanité », du respect de la dignité de toute personne et d’un élan compassionnel pour tout ce qui subit de l’injustice, ce qui prend la forme du culte de la personne, ne tombe pas du ciel ; elle provient des transformations des sociétés qui, pour ainsi dire, fabriquent l’individu dont le rapport aux autres passe désormais par la division du travail social. C’est elle qui est source de solidarité et la conscience collective qui jouait ce rôle dans les sociétés traditionnelles ne se rapporte plus maintenant qu’au respect de la personne, de toute personne. Durkheim montre comment cet individualisme moral est le fait même de la montée en puissance des sociétés politiques modernes et, en l’occurrence, pour la France, au point où « le devoir fondamental de l’État [qui] est d’appeler progressivement l’individu à l’existence morale. Je dis que c’est son devoir fondamental car la morale civique ne peut avoir d’autre pôle que les causes morales. Parce que le culte de la personne humaine paraît devoir être le seul qui soit appelé à survivre » (Durkheim, 1969 [1950] : 104). On l’a vu, Durkheim ne manque pas de reconnaître que le maintien de la collectivité nationale est aussi légitime et la résolution de l’antinomie entre les deux sentiments, « ceux qui attachent à l’idéal national, à l’État qui incarne cet idéal, et ceux qui attachent à l’idéal humain, à l’homme en général, en un mot, entre le patriotisme et le cosmopolitisme » (Durkheim, 1969 [1950] : 107), passe par leur articulation plutôt que par leur exclusion réciproque. « [Q]uand l’idéal du groupe n’est qu’une forme particulière de l’idéal humain, quand le type du citoyen se confond en grande partie avec le type générique de l’homme, c’est à l’homme en tant qu’homme que nous nous trouvons attachés » (Durkheim, 1974 [1925] : 70), voilà le citoyen cosmopolite.

Mais celui-ci, avons-nous vu, il incombe à la société de le former, ce que Durkheim développe dans L’éducation morale. Évoquant ce « patriotisme spiritualisé », celui qui loge le cosmopolitisme, Durkheim y associe le fait que « des idées nouvelles de justice et de solidarité sont en train de s’élaborer qui, tôt ou tard, se susciteront des institutions appropriées » (Durkheim, 1974 [1925] : 86). C’est pourquoi l’éducation morale, loin de n’être rivée que sur le premier élément de la moralité, l’esprit de discipline (auquel on associe trop souvent Durkheim), doit « travailler à dégager ces idées encore confuses et inconscientes d’elles-mêmes, les faire aimer des enfants, sans provoquer chez eux de sentiments de colère contre les idées ou les pratiques que le passé nous a léguées, et qui ont été la condition de celles qui se forment sous nos yeux » (Durkheim, 1974 [1925] : 87). Ni faire table rase du passé, ni le glorifier, bref, le considérer avec respect et critique. Avec l’enseignement des sciences de la nature, des arts et de l’histoire, Durkheim y voit des tremplins pour développer l’ouverture et le décentrement, deux vertus du cosmopolitisme. En somme, notre article a dégagé que, pour Durkheim, le cosmopolitisme est une idée morale qui a une histoire intellectuelle et sociale ainsi qu’un enracinement dans la tradition française républicaine ; nous avons également dégagé que cette idée morale avait aussi une actualité dans le cadre des débats suscités par l’affaire Dreyfus et ceux qui opposaient les protagonistes des tendances collectivistes (internationalisme de classe) et ceux du patriotisme étroit (expansion militaire et mercantile), actualité qui a permis à Durkheim de consolider ses développements sur l’articulation du cosmopolitisme au patriotisme ; enfin, nous avons dégagé que cette idée morale sous-tend chez Durkheim la tâche éducative, la formation du citoyen cosmopolite.