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L’enracinement des concepts

Le multiculturalisme a été largement identifié comme une réalité émanant de l’univers anglo-américain et particulièrement états-unien. Ainsi, la sociologie américaine, plus que toute autre sociologie nationale, a été fortement traversée par la conscience de la part des sociologues que la diversité ethnoculturelle était un élément constitutif central de leur société. Nous n’avons qu’à rappeler, à cet effet, les travaux de W. G. Sumner, Folkways (1907) ou ceux de l’École de Chicago, notamment The Polish Peasant (1918) de F. Znaniecki, portant sur les communautés immigrantes, travaux pionniers d’une sociologie au départ typiquement américaine. À la différence d’une sociologie européenne où la question sociale sera longtemps considérée comme la clef pour appréhender la société globale, c’est l’ethnicité qui, dans la sociologie américaine, servira de porte d’entrée à une telle appréhension.

C’est aussi de l’univers anglo-saxon, du Canada, de l’Australie, de l’Angleterre et, bien évidemment, des États-Unis, qu’ont surgi, à partir des années 1960 des politiques voulant s’adapter à cette réalité multiculturelle, ce que Charles Taylor (1992) a nommé « la politique de la reconnaissance ». S’il est admis que toutes les sociétés sont issues d’un mélange ethnoculturel, pas toutes, du moins jusqu’à tout récemment, ont senti le besoin d’en faire un élément fondateur et organisateur de leur société. Ce sont, à des degrés divers, les sociétés blanches issues du colonialisme britannique qui ont senti particulièrement le besoin, au cours des quarante dernières années, de modifier un récit national jugé trop univoque à l’aune du multiculturalisme et de la diversité. C’est encore de ces sociétés, particulièrement de la société américaine, que surgit l’idée aujourd’hui que le multiculturalisme pourrait être dépassé par le cosmopolitisme (Hollinger, 1998)[1].

Cette annonce, provenant de l’Amérique — le dépassement du multiculturalisme par le cosmopolitisme —, n’est pas fortuite. Tout comme il n’était pas fortuit que le multiculturalisme émanât en premier d’une sociologie américaine. Le multiculturalisme et son dépassement par le cosmopolitisme correspondent en effet, c’est du moins l’hypothèse que nous voulons présenter ici, aux modalités historiques d’un « exceptionnalisme américain » (Lipset, 1997), exceptionnalisme qui ferait de l’Amérique états-unienne à la fois le lieu d’une expérience culturelle totalement singulière — par l’origine protestante de son peuplement notamment — et, en même temps, le lieu de réalisation d’une civilisation universelle. C’est un tel exceptionnalisme que confirmerait aujourd’hui la nature cosmopolite de la société américaine.

Cela ne surprendra pas. Comme le rappelait Domique Schnapper (1998), les sociologues — on dira les sciences humaines — travaillent, avec des outils universalisants, sur des situations concrètes historiquement contextualisées, largement inscrites dans des modalités nationales d’organisation sociétale. La propension à vouloir comprendre une réalité singulière à partir d’une règle universelle est pour ainsi dire inhérente à la démarche sociologique. Cette propension est d’autant plus grande lorsqu’elle vient des États-Unis. La puissance quasi impériale de leur milieu universitaire tend à donner une dimension planétaire à toute conceptualisation émanant de leur réalité. C’est du moins le danger qui nous guetterait selon Will Kymlicka (1998) dans l’utilisation des concepts qui nous préoccupent ici. La force d’attraction de l’univers intellectuel américain rend souvent imprudents les « étrangers » dans la traduction locale des concepts ainsi exportés. On voudrait comprendre l’aménagement de la diversité en Inde, en ex-URSS, en Europe de l’Est, comme de l’Ouest, à partir de concepts qui se sont forgés dans l’expérience singulière américaine. On voudrait comprendre le cosmopolitisme à l’aune de l’expérience des Founding Fathers américains. C’est un appel à éviter une telle imprudence conceptuelle que nous voudrions faire ici en contextualisant, dans l’expérience américaine, l’annonce du dépassement du multiculturalisme par le cosmopolitisme.

Le présent texte participe de ce que Pierre Rosanvallon a appelé « une histoire conceptuelle du politique » (Rosanvallon, 2003). Il s’agit d’essayer de comprendre comment les idées participent de la construction de la réalité sociale. Une telle approche se veut à égale distance d’une histoire des idées qui aura tendance à voir dans celles-ci des réalités qui trônent au-dessus de la réalité sociale, parfois même donnant forme à cette dernière, et d’une histoire sociale qui tend à faire des idées un simple appendice du social historique. L’histoire conceptuelle du politique prend les idées pour des réalités sociales en soi qui participent pleinement à l’exploration que la société fait sur elle-même. Nous essayons ici de comprendre comment le cosmopolitisme en tant qu’idée est une dynamique qui a participé à l’élaboration de la forme politique nationale américaine.

De la cosmopolitique européenne au cosmopolitisme américain

Je m’empresse de préciser que les travaux portant sur le cosmopolitisme, comme ceux portant sur le multiculturalisme, ne sont pas exclusivement l’oeuvre de penseurs anglo-américains. Le cosmopolitisme est une question fortement discutée en Europe aujourd’hui, probablement plus qu’en Amérique d’ailleurs. Mais le contexte de discussion est fort différent. C’est une « cosmopolitique », la forme politique annonçant une sortie, voire un dépassement de la forme nationale — la « constellation postnationale » pour parler comme Habermas (1998) —, qui intéresse particulièrement les penseurs européens (Beck, 2006 ; Habermas, 1998 ; Held, 2005 ; Ferry, 2010).

En Europe, le « cosmopolitisme » — la dimension dorénavant mondialisée des relations sociales — est perçu comme oeuvrant vers la construction d’une véritable « cosmopolitique » — une forme politique postnationale. Une « dialectique positive des Lumières », dira Ulrich Beck, qui voit en celle-ci un véritable processus qui en achève l’oeuvre de rationalisation politique. En décontextualisant les lieux de la démocratie, en sortant la démocratie de l’orbite nationale où elle s’était logée depuis l’âge romantique, la cosmopolitique renouerait avec une certaine conception abstraite, pleinement universelle, des Lumières européennes et participerait ainsi à « achever le projet de la modernité[2] » (Habermas).

À l’exception de quelques intellectuels dont les travaux, tant par leur fondement que leur portée, sont plus européens qu’américains (Benhabib, 2006, par exemple), la réflexion sur le « cosmopolitisme » américain ne se pose généralement pas la question du dépassement de la forme politique nationale (américaine), autrement dit la question de la « cosmopolitique [3] ». Ou, comme on le verra, si elle la pose c’est pour aussitôt la rabattre sur la forme nationale. Insistons, à la grande différence de l’Europe, une telle question, qui remettrait en cause la forme politique de l’Amérique, ne se pose pas aux États-Unis. Le cosmopolitisme américain s’affirme au départ comme une réalité largement apolitique, ce qu’il n’est évidemment pas.

En philosophie, par exemple, le cosmopolitisme anglo-américain contemporain s’est principalement illustré par des considérations hautement spéculatives sur la justice universelle. On a affirmé dans une tradition rawlsienne — en continuité avec le débat libéraux/communautariens des années 1980-1990 — qu’aucun argument moral ne justifiait dans une société juste que la solidarité se limite aux frontières nationales[4]. Si de tels débats intéressent les militants de l’altermondialiste, ils n’ont pas d’échos pratiques dans la vie politique américaine.

C’est surtout sur la forme culturelle des sociétés postmodernes que la discussion sur le cosmopolitisme aux États-Unis a porté. Le cosmopolitisme y a été premièrement présenté comme une extension, un prolongement mondialisé du multiculturalisme (pas encore un au-delà). Il serait la réalité factuelle d’un monde traversé par les migrations. Ainsi, dans les « ethno-scapes » de Appadurai (2005), l’espace national ne définit, ni à l’interne ni à l’externe, de frontières aux identités culturelles. Les ethnies sont des sortes de plaques mouvantes transfrontalières agglutinées en diaspora dont l’acteur est principalement un individu effectuant lui-même une synthèse entre ses contextes locaux et l’espace monde. Le plaidoyer de Martha Nussbaum (1996) en faveur d’une éducation qui devait quitter le récit patriotique national, considéré trop homogène, pour s’ouvrir au cosmopolitisme, c’est-à-dire à l’humanité plurielle — plaidoyer qui suscita un large débat sur l’éducation et l’identité cosmopolite américaines[5]—, présentait le cosmopolitisme sous sa dimension d’universalité de la culture.

Un certain humanisme des Lumières se dégage de ces débats, notamment quant à l’ouverture à une humanité plurielle. Mais à la différence de la cosmopolitique européenne, et sa dialectique positive des Lumières — l’achèvement du projet moderne —, la discussion de ce côté-ci de l’Atlantique est plutôt susceptible de conduire à un rejet de la raison des modernes, du moins dans sa conception d’un même idéal d’émancipation (progrès) — la critique postmoderne de la modernité. Le cosmopolitisme culturel est ultimement un pluralisme qui plaide en faveur de l’existence à l’échelle mondiale de « multiples rationalités » (Casanova, 2001) et qui ne rêve pas, à l’encontre du cosmopolitique européen, d’achever, par une nouvelle forme politique, le projet de la raison des modernes.

C’est d’ailleurs contre cette idée des multiples rationalités que se sont élevées, au sein même de l’Amérique, les principales critiques d’un tel universalisme culturel. Ces critiques furent premièrement des réactions conservatrices associées à ce que l’on a couramment appelé les « cultural wars », la guerre contre l’idéologie pluraliste américaine des années 1960 — le multiculturalisme et son prolongement, le cosmopolitisme — accusée de saper les bases unitaires de la culture nationale américaine. Pour ces conservateurs, ce serait moins une fracture sociale qu’une fracture culturelle qui diviserait — affaiblirait — l’Amérique. Autrement dit, la société américaine serait largement fracturée par une ligne opposant valeurs cosmopolites/valeurs nationales. Pour les conservateurs, et ils s’en plaignent, le cosmopolitisme minerait l’identité historique de la nation américaine.

L’intellectuel conservateur John Fonte (2007) a notamment déployé un vibrant plaidoyer contre le « progressisme transnational » ou « progressisme radical » [« total progressism »], ce progressisme des élites mondialisées — cosmopolites — qui serait devenu hégémonique depuis la radicalisation et la pluralisation du mouvement des droits civiques des années 1960. Un progressisme qui associe dorénavant le progrès exclusivement aux valeurs libérales de la reconnaissance universelle des différences, progressisme qui participe par ce fait, selon Samuel Huntington (2004)[6], à la désaffiliation de ces élites mondialisées d’avec une tradition culturelle proprement américaine. Le cosmopolitisme culturel serait ainsi à la fois élitiste et en déphasage avec les masses[7].

Ce ne sont toutefois pas uniquement les conservateurs qui ont mis de l’avant l’idée d’une spécificité nationale en butte à l’idéologie cosmopolite du progressisme transnational. Des penseurs que l’on peut associer à une mouvance libérale, et parfois même de gauche, dans le sens américain, ont participé à la critique du multiculturalisme, en insistant sur les valeurs cosmopolites, donc libérales-individualistes et universelles de l’expérience historique américaine, tout en les partageant. Ils sont les plus près du débat européen portant sur une cosmopolitique. Seulement leur horizon reste national. Pour eux, à la grande différence des conservateurs, le cosmopolitisme américain serait en lui-même une cosmopolitique. C’est cette affirmation que nous voulons éclairer dans le présent texte.

Ces cosmopolites républicains nous sont apparus particulièrement intéressants parce qu’ils éclairent d’une façon singulière le cheminement historique du pluralisme dans l’histoire de la forme nationale américaine — le cosmopolitisme comme au-delà du multiculturalisme — et, en même temps, peut-être à leur corps défendant, parce qu’ils confirment l’hypothèse que les concepts, mêmes ceux à prétention purement universelle, comme le cosmopolitisme, ont besoin d’un lieu, d’un contexte, d’une histoire, en l’occurrence ici d’une nation, pour se réaliser et se comprendre.

Le dépassement américain du multiculturalisme

Le cosmopolitisme comme dépassement du multiculturalisme américain. Je prendrai comme point de départ certains travaux récents qui formulent un tel dépassement, notamment l’ouvrage de David Hollinger, paru en 1995, Postethnic America. Dans cet ouvrage, le multiculturalisme est présenté comme un mouvement dépassé. Dépassé, pourrait-on dire, par son propre succès, par une sorte de déploiement de sa propre logique qui le conduisait ultimement, en se réalisant, à s’épuiser.

David Hollinger (1995) ou Michael Walzer (1990) font remonter la naissance du multiculturalisme américain au début du xxe siècle, à des travaux, notamment ceux de Horace Kallen qui, dans Culture and Democracy in the United States (1924), définira les États-Unis comme une nation pluraliste : une sorte de fédération ethno-culturelle, « a nation of nationalities » ou « a social union of social unions ». Avec les travaux de Kallen, le récit fondateur de l’Amérique aura tendance à quitter les rives de Plymouth où les pèlerins du Mayflower s’étaient premièrement établis — l’Amérique fusionnelle anglo-protestante — pour celles d’Ellis Island, l’île à portée de vue de New York à l’embouchure de l’Hudson qui accueillit les vagues successives d’immigration d’origine européenne — l’Amérique multiculturelle[8].

Par ce nouveau récit, non seulement l’Amérique états-unienne était-elle une terre d’immigration mais les groupes d’immigrants, constatait Kallen, conservaient après leur implantation dans leur nouvelle patrie les caractéristiques de leur culture d’origine[9]. Soit comme problème — la non-assimilation —, soit comme simple constat sociologique — la permanence de caractéristiques identitaires issues de l’émigration —, le pluralisme s’est donc imposé dans l’imaginaire américain longtemps avant la consécration du multiculturalisme dans les années 1960. On dira même, comme on le verra plus loin, qu’il faut encore remonter plus loin, que le pluralisme est une caractéristique inhérente au récit américain depuis sa formulation au début du xixe siècle. La diversité a toujours été, d’une manière ou d’une autre, comme problème ou comme célébration, constitutive du récit de la mise ensemble de la société américaine.

En fait, l’idée du melting pot — formule popularisée par le dramaturge Israel Zangwill dans la même période, soit en 1908[10]—, du moins si on comprend le melting pot comme une formule assimilationniste et non cosmopolite (nous aurons à y revenir), serait déjà une réalité dépassée au moment même de sa formulation. Ce qui se dessinait dans l’Amérique des premières années du xxe siècle et qui se confirmera dans le multiculturalisme des années 1960 est la reconnaissance des États-Unis comme société pluraliste : un salad bowl selon l’expression largement utilisée, récipient dans lequel à la fin du processus il reste des morceaux des matériaux originaux déposés, c’est-à-dire ici des morceaux identitaires des communautés immigrantes ayant successivement peuplé l’Amérique. L’image du melting pot renvoyait au contraire à un processus de fusion par lequel les individualités — les morceaux originaux — sont finement broyées et régénérées en quelque chose de neuf (Lacorne, 1997 : 243 et ss.).

Sur le plan politico-identitaire, une telle conception multiculturelle de l’Amérique implique deux choses. Deux choses qui viendront à faire problème pour la cohésion identitaire de la société américaine.

Une première : la « nation » américaine n’aurait pas une identité culturelle qui lui est propre, elle n’est pas une communauté d’origine (elle n’est pas a « descent community », comme le dit Hollinger, 1998). En se nommant eux-mêmes « Américains », ce qui est le nom du continent, les Américains dissocièrent leur identité d’une origine typiquement nationale : ils seraient les habitants d’un territoire et non les héritiers d’une histoire nationale. « Américain » est certes un nom, « mais à la différence de Français ou Allemand ou Italien, ou Koréen, ou Japonais ou Cambodgien, il peut servir comme deuxième nom » (Walzer, 1991 : 611). Horace Kallen disait déjà que la structure politique américaine était « anonyme », on dirait aujourd’hui « neutre », neutre, tant envers une conception culturelle d’ensemble de la société, qu’envers les multiples groupes composant la macédoine identitaire. La nation américaine, à l’encontre des autres sociétés occidentales, n’aurait pas été le lieu où se serait réalisée l’intégration culturelle des citoyens.

Deuxième conséquence : si la nation ne fut pas le lieu de l’intégration culturelle, l’intégration à la société se réalisera ailleurs. Se concevoir comme « salad bowl », comme société pluraliste, impliquera dans le cas américain que l’identité ethnoculturelle des individus transitera par les groupes ethnoculturels issus de l’immigration, des sous-groupes de la société nationale — une « nation de nationalités ». D’où l’importance de l’ethnicité dans l’aménagement sociopolitique américain et dans les études, comme nous l’avons soulevé, tentant d’en rendre compte.

Mais attention, en raison de l’« anonymat » de l’État américain, identités culturelles multiples (ethnicité) et appartenance nationale (étatique) sont ainsi dissociées. Malgré son caractère éminemment pluraliste, l’identité en Amérique n’aurait donc jamais été politisée (étatisée) dans le sens qu’elle le fut au Québec, dans les Balkans et même dans l’expérience historique des nations européennes. La valorisation du multiculturalisme aux États-Unis n’a effectivement pas conduit à l’élaboration d’une politique officielle de multiculturalisme, du moins comme ce fut le cas au Canada[11].

La configuration que nous venons de décrire entre « anonymat », « neutralité » de l’État, et « pluralisme identitaire », serait particulièrement celle de l’Amérique multiculturelle, celle s’étant déployée à partir du début du xxe siècle, celle annoncée par Kallen et confirmée dans la célébration multiculturelle des années 1960. Cette configuration serait en crise aujourd’hui. « Le multiculturalisme n’est pas le mouvement du futur, mais une secousse ayant suivi le radicalisme du Black Power dans années 1960 », dit Michael Lind (1995 : 13), auteur de The Next American Nation. Le multiculturalisme n’aurait été ainsi qu’une parenthèse dans la longue marche de reconnaissance de la pluralité américaine. Parenthèse dangereuse d’ailleurs, car elle aurait induit à un certain danger de politisation identitaire. Plus globalement, Lind rappelle qu’un tel multiculturalisme a ébranlé la structure sociétale américaine en élargissant les disparités socioéconomiques sous le couvert de l’intégration de quelques leaders « ethniques » dans l’upper-class américaine.

Hollinger pour sa part voit plutôt l’épuisement du multiculturalisme dans l’effritement des communautés ethnoculturelles. En effet, malgré la force du mouvement multiculturel américain, les communautés sur lesquelles s’appuyait le multiculturalisme — les éléments visibles de la salade — auraient tendance à disparaître. On serait aujourd’hui aux États-Unis face à cet apparent paradoxe. Plus que jamais l’identité ethnique est généralisée — autrefois, elle était réservée aux groupes ethnoculturels issus de l’immigration européenne en situation de domination (Italo-Américains, Irlandais-Américains) ; aujourd’hui, les individus issus des groupes WASP (White Anglo-Saxon Protestant), Noirs, Latinos, sont intégrés dans le panthéon ethnique et se représentent comme ayant une filiation ethnique. Mais, moins que jamais, les groupes ethnoculturels, les communautés censées être à la source de cette ethnicité, existent.

On serait en présence d’une ethnicité généralisée sans groupes ethniques. L’identité serait reléguée à une pure affaire d’individualisation identitaire. Chaque individu en cherchant dans sa filiation familiale bricolerait sa descendance et sa propre identité ethnique. Si Alex Haley l’auteur de Roots, ouvrage phare du mouvement identitaire multiculturel américain, roman qui raconte l’histoire de l’Amérique à travers l’origine des ancêtres esclaves de l’auteur, avait choisi sa filiation paternelle, il se serait défini comme Irlandais, précise Hollinger (1995 : 19 et ss.). D’autres iront chercher leurs ancêtres dans un passé encore plus lointain et tenteront de transmettre à leurs enfants une identité ethnique qu’ils n’ont jamais vécue et qui ne correspond à aucun groupe social en particulier. L’identité serait devenue une affaire de choix, d’affiliation personnelle, non d’appartenance communautaire. C’est ce qu’Herbert Gans (1979) avait appelé à fin des années 1970 une « ethnicité symbolique ». Une identité qui n’exige pas un engagement envers une communauté particulière mais un sentiment subjectif pouvant s’élaborer dans un pur rapport à soi. C’est ce que Hollinger nomme la post-ethnicité et c’est une telle identité que Lind propose comme forme d’intégration dans la prochaine république américaine (la quatrième).

Un cosmopolitisme national

L’Amérique post-ethnique ainsi décrite serait une forme de cosmopolitique. Hollinger l’affirme explicitement[12]. Il faut entendre ici par cosmopolitique l’idée d’une structure étatique purement post-ethnicisée, universaliste et procédurale, capable d’accueillir en son sein une pluralité identitaire sans que cette dernière ait aucune incidence politique. Il s’agit d’une nation purement civique, reposant sur une idéologie universaliste, qui s’oppose à toute forme de pluralisme collectif pouvant conduire à une reconnaissance politique, danger dont est habité le multiculturalisme.

Le multiculturalisme pourrait conduire à une cosmopolitique, mais en raison de sa propension à politiser l’identité, il n’est pas une véritable cosmopolitique. Même un cosmopolitisme enraciné (« rooted cosmopolitanism »), comme l’a suggéré notamment Appiah (1997 ; 2008), un cosmopolitisme qui aurait des ailes (valeurs universelles) et des racines (vécu local), n’a pas grâce à ses yeux, car susceptible d’ethniciser, tribaliser la politique. Pour Hollinger, le cosmopolitisme enraciné ne serait qu’une autre manière de nommer le multiculturalisme. Le cosmopolitisme planétaire à la Nussbaum est aussi critiqué pour son universalisme niveleur, c’est-à-dire sa propension à vouloir homogénéiser l’humanité, et sa méconnaissance du politique. À cet affrontement considéré stérile entre les partisans du pluralisme (les multiculturalistes ou le rooted cosmopolitanism) et les partisans de l’universalisme (le cosmopolitisme universel), Hollinger propose la nation civique universaliste (microcosme américain du cosmopolitisme).

En s’appuyant sur la pluralité de sujets individualisés, une telle cosmopolitique serait non seulement plus conforme à la réalité post-ethnique de l’Amérique d’aujourd’hui, mais aussi plus conforme à l’histoire même de la démocratie américaine qui aurait été essentiellement, à l’exception de la parenthèse multiculturelle, individualiste-libérale.

Mais le cas des États-Unis d’Amérique est d’un intérêt particulier car c’est un endroit unique dans l’histoire mondiale dans lequel on peut observer l’interaction d’une grande variété de communautés d’origine, et selon des modalités qui assurent un minimum d’espoir pour les cosmopolites [13].

Hollinger, 2002 : 238, notre traduction

Dans une même mouvance, Francis Fukuyama (2007) rappelait récemment comment l’Amérique états-unienne n’était pas entrée dans le bal contemporain de la politique identitaire, à la différence notamment des sociétés européennes[14]. Le patriotisme américain, insiste-t-il, aurait toujours été civique, libéral, alors qu’en Europe, l’identité nationale — le fait d’arrimer une tradition culturelle aux procédures de la démocratie libérale — est restée vivante. Lorsqu’on a voulu en Europe dépasser le nationalisme identitaire par le postnationalisme et la postmodernité notamment — le projet européen des élites cosmopolites —, l’association traditionnelle entre identité et politique est demeurée. Fukuyama donne l’exemple à cet effet de la question de l’immigration musulmane qui serait politisée en Europe, alors qu’aux États-Unis elle demeurerait une affaire d’identité personnelle. Cette non-politisation dans l’Amérique états-unienne renverrait à l’association étroite qui s’est historiquement établie entre les valeurs universelles du libéralisme d’une part et le patriotisme national d’autre part. Ces deux réalités, l’universalisme et le nationalisme, auraient fusionné dans l’expérience américaine, en Europe (comme au Québec d’ailleurs) leur mal-arrimage aurait entretenu une politique identitaire.

Enfin, toujours un constat de même nature chez Michael Lind (1996) qui oppose « multiculturalisme » et « universalisme démocratique ». L’« universalisme démocratique » étant pour lui la proposition d’avenir, celle de la « prochaine révolution américaine », celle de la « quatrième république », celle qui doit se substituer à la troisième, la république actuelle : l’Amérique multiculturelle. Toutefois Lind ne nomme pas directement une telle configuration cosmopolitique mais bien « nationalisme libéral ». C’est cette dernière idée qui nous intéresse ici : cosmopolitisme et identité nationale seraient historiquement entrelacés aux États-Unis. C’est cette fusion de l’universalisme et du nationalisme qui arriverait ainsi à maturité dans la proposition contemporaine d’une cosmopolitique américaine.

En fait, la description d’une post-ethnicité américaine propulsant l’Amérique états-unienne au-delà du multiculturalisme, vers une cosmopolitique, s’avère finalement terriblement américaine, nationaliste, dira-t-on. L’universel aurait un peuple élu. En effet, l’idée d’une Amérique cosmopolite, la première nation universelle du monde, sans référence ethno-nationale, et l’idée d’une culture nationale exceptionnelle (l’exceptionnalisme américain — Lipset 1997), qui prit sa source dans la révolution protestante et l’implantation des premiers immigrants en terre d’Amérique, ne formeraient qu’une seule et même réalité.

L’idée que l’Amérique états-unienne est un microcosme d’une cosmopolitique est fort ancienne, aussi vieille du moins que l’invention de l’Amérique. Déjà, au moment de la Révolution américaine, l’immigrant d’origine française St-John de Crèvecoeur annonçait que l’Amérique construisait « un nouvel homme » à partir de « l’étrange mélange du sang » issu de la diversité de son peuplement. Au même moment, le pamphlétaire anglo-américain Thomas Paine dira que « l’Europe [comprendre ici l’Europe dans la diversité de ses peuples, de ses langues et de ses origines], non l’Angleterre, est le pays père (parent country) de l’Amérique ». Les littéraires du début du xixe siècle iront encore plus loin. Le grand poète national Thomas Emerson écrira en 1846 que « l’Amérique est l’asile de toutes les nations », tandis que le romancier Herman Melville affirmera que « l’Amérique n’est pas tant une nation qu’un monde ». Dans son roman Mobby Dick, c’est un échantillonnage de l’humanité entière que le capitaine Achab fera monter sur le Pequod, ce bateau qui symbolise l’Amérique démocratique et qui dans son affrontement avec la nature sauvage générera l’homme nouveau[15].

De telles affirmations visent à démontrer que l’originalité de l’Amérique est d’être un microcosme du monde moderne, une société neuve ne s’appuyant pas, comme les vieilles sociétés européennes, sur l’ancienne idée de descendance ou de filiation nationale. Son processus d’intégration culturelle serait plutôt celui de l’avenir (« ascent community », pour paraphraser Hollinger), une société en continuel processus d’auto-construction par affiliations volontaires d’individualités devenues libres par l’expérience de l’immigration (ou celle de la frontière). À la fin du xixe siècle, l’historien Frederic Jackson Turner (1893), dans une conférence célèbre devenue un classique sur l’idée de la frontière américaine, « The Significance of the Frontier in American History », rappelle comment la « frontière », c’est-à-dire l’expérience d’expansion continue de l’Amérique fut au coeur de l’histoire américaine (la frontière comme espace géographique en expansion continuelle, mais aussi la frontière comme expérience sociopolitique de renouvellement d’un homme démocratique nouveau). Il résumera ce processus de cosmopolitisation de l’Amérique de la façon suivante : « Dans le creuset de la Frontière, les immigrants étaient américanisés et fusionnés dans un mélange racial. »

Mais, en même temps que l’Amérique était considérée comme exceptionnelle, la première société universaliste — cosmopolitique — du monde, l’Amérique se concevait aussi comme issue d’une expérience historique particulière, singulière, dépositaire d’une identité ethnique et/ou nationale tout à fait originale[16]. L’Amérique porteuse d’une originalité identitaire (nationale) est souvent exaltée par les promoteurs mêmes de l’Amérique engrangeuse de l’homme cosmopolite. Eric Kaufmann (2001) a qualifié cette double conscience de « nativist cosmopolitans », ce que l’on pourrait effectivement traduire par « nationalisme cosmopolitique » ou encore par « cosmopolitisme identitaire ».

Il est possible de retrouver dès le début du xixe siècle une première grande formulation de cette « double conscience » identitaire américaine — le cosmopolitisme identitaire — chez l’historien George Bancroft, le premier grand historien national américain (Kaufmann, 2001 ; Howard, 2004 ; 124 et ss.). Pour Bancroft, en effet, l’origine protestante (identitaire) de la fondation américaine combinée avec l’effet du territoire — le travail de fusion (cosmopolitisation) propre à la « frontière » du Nouveau Monde, dont il serait le premier théoricien — faisait de l’Amérique une sorte de terre promise où se réalisait de façon séculaire la promesse divine d’une société dans laquelle la pluralité humaine pouvait vivre en toute égalité. C’est cette combinaison d’ailleurs — entre le processus engendré par le principe d’égalité dans la société démocratique, où chaque génération croyait refaire le monde et, les valeurs protestantes et libérales, largement issues de la tradition anglaise — qui avait fortement impressionné le jeune Alexis de Tocqueville au début des années 1830.

Dans la singularité du protestantisme américain, l’homme cosmopolite avait trouvé sa terre d’élection. Jusqu’à la victoire du multiculturalisme dans les années 1960, l’affirmation d’une Amérique creuset de toutes les différences — cosmopolite —, mais profondément anglo-protestante, était courante tant dans l’historiographie, la littérature, que dans le discours politique (Jacobson, 2006 ; Lacorne, 1997 ; Marientras, 1988).

C’est à un tel nationalisme cosmopolitique, à la suite de la parenthèse multiculture, que le républicanisme libéral contemporain nous convie. Michael Lind dans The Next American Nation (1995) propose à l’Amérique états-unienne d’entrer dans une quatrième république, une « Trans-America », réalisant ultimement le rêve de l’égalité civique et de la fusion identitaire. Il perçoit cette proposition en continuité avec les trois républiques précédentes, décrites comme une sorte de progression naturelle, qui conduit ultimement à l’ouverture de l’identité américaine au cosmopolitisme. La première république —, jusqu’à la guerre civile — s’appuyait sur une fusion anglo-protestante ; la seconde république — de la guerre civile aux années 1960 — adoptera une identité euro-américaine, ouvrant l’identité nationale aux catholiques et aux juifs notamment — ce sera celle du melting pot —, la troisième sera celle du multiculturalisme, accueillante d’une diversité quasi universelle mais fractionnant la nation. La quatrième, à venir — Trans-America —, apparaît finalement à la fois comme un retour à la promesse première de l’Amérique, celle de la fusion des différences de l’humanité entière et de la création d’un véritable homme américain nouveau, né du mélange de toutes les ethnies et de toutes les races. Dans cette Trans-America, la différence est résolument reléguée à des projets individuels (post-ethnicité).

De l’exceptionnalité américaine au projet européen

Ce que nous voulions démontrer par ce rapide survol de l’histoire identitaire américaine lue par les républicains libéraux, c’est comment le cosmopolitisme américain est quelque chose d’intimement lié à l’identité américaine. Par son histoire et son récit national particulier, l’Amérique états-unienne s’est représentée comme une société dont l’identité était la réalisation de l’universel. Certains iront aujourd’hui jusqu’à dire que l’Amérique ne s’est jamais constituée comme nation, sa genèse serait plutôt celle de la préfiguration d’un mode inédit de gouvernance que Hard et Negri nommeront « empire » (2000)[17] et que d’autres appelleront « postmoderne » (Freitag, 1994)[18], une sorte de cosmopolitisme avant la lettre inscrit dans les modalités historiques du développement singulier des États-Unis. Peu importe l’appellation, l’Amérique n’est pas le prototype de l’État-nation moderne mais quelque chose d’exceptionnel dans la modernité. L’on dira plutôt que l’Amérique états-unienne fut la première société nationale qui se prétendait postnationale, cosmopolite dans son principe. Sa particularité fut de se prétendre sans particularité … universelle.

En cela l’Amérique états-unienne est une exception. Non pas la combinaison entre la défense d’un particularisme et une visée universelle. Une telle combinaison est le propre de toutes les sociétés modernes qui ont dû se donner, à travers le récit national, un véhicule particulier porteur de l’universel des modernes. Car les valeurs universelles de la modernité, qui ont l’humanité cosmopolite comme horizon, telles qu’elles s’énoncent dans les chartes des droits de l’homme, se résument finalement à l’égalité abstraite et formelle entre les humains. Elles reposent effectivement sur un individu désincarné. Une telle abstraction a besoin pour se réaliser d’une réalité substantielle que les cultures nationales ont historiquement fournie à la modernité (Gauchet, 2005). D’une certaine manière, toutes les nations modernes sont un « cosmopolitisme enraciné » (Thériault, 2011). Le débat sur le cosmopolitisme américain ne fait à cet effet que confirmer que les principes de l’universalité citoyenne des modernes ont toujours eu besoin d’un lieu pour se réaliser.

L’Amérique n’est donc pas originale dans la combinaison d’une tradition nationale avec celle d’un égalitarisme abstrait. Elle est plutôt originale par la radicalité de la fusion de cette double réalité, par la presque éradication de la tension entre ses prétentions universalistes-cosmopolitistes et ses prétentions particularisantes-nationalistes. Elle est originale par le fait qu’elle affirme que sa tradition nationale est l’égalité des modernes, par le fait que son nationalisme s’exprime directement dans les mots du cosmopolitisme. Dans les sociétés modernes, la France est probablement la société qui s’est rapprochée le plus de cette (con)fusion entre histoire nationale et progrès universel. La marche de l’histoire de France était celle de la réalisation du progrès universel rappellera-t-on souvent dans la foulée des historiens nationaux du xixe siècle, notamment Michelet. Nous disons bien, s’est rapprochée, car aujourd’hui, à la différence des États-Unis, le cosmopolitisme français se vit à l’échelle européenne, la France historique étant renvoyée à un banal particularisme national.

Et c’est d’ailleurs, pour revenir à notre point de départ, par cette exceptionnalité-particularité de l’Amérique états-unienne que les concepts qui émanent de cette expérience ne peuvent, sans modifications, se transposer ailleurs sur la planète. Pour ne parler que de l’Europe, l’expérience historique des communautés minoritaires nationales (catalane, basque, écossaise), comme celles des collectivités issues d’une immigration plus récente qui coexistent et s’intègrent à des nations, qui ont une représentation longue de leur histoire, ne peuvent aisément se confondre à l’expérience des minorités américaines. Le cosmopolitisme comme le multiculturalisme ont une histoire qui ne s’appréhende pas simplement à travers les catégories de l’universalisme abstrait, comme le voudrait notamment Habermas. C’est pourquoi ces processus, si l’on veut bien comprendre leurs enjeux, doivent être réinscrits dans les récits ou les parcours, pour ne pas dire les concepts, nationaux — ce qui se fait de moins en moins.

Cela va aussi à un niveau européen plus global, celui du rapport de l’ethnicité aux parcours nationaux. Parlant de l’Europe comme projet de réalisation d’un espace cosmopolitique, le sociologue allemand Ulrich Beck (2003 : 96) disait : « L’Europe doit faire sien le « rêve américain » dont le principe est : tu peux devenir un autre, tu n’es pas déterminé par ton origine, ton statut social, la couleur de ta peau, ta nation, ta religion, ton sexe ! » Il y a ici, il nous semble, le type de confusion conceptuelle à laquelle ce texte veut faire référence.

Ulrich Beck ne transporte pas, en exportant la représentation du cosmopolitisme américain en Europe, les oripeaux nationaux dont elle était vêtue outre-Atlantique. Il fait du cosmopolitisme, et par conséquent du projet européen, une coquille vide. Sous le couvert d’un souhait de voir une Europe plus américaine, il propose à l’Europe de se dénationaliser, de cesser de concevoir un lien identitaire entre l’espace politique et la communauté des citoyens, alors que tout au contraire, l’affirmation américaine du cosmopolitisme a été une manière proprement américaine d’affirmer sa singularité identitaire, de se doter d’un lien identitaire dans une société sans histoire longue. Le cosmopolitisme américain est nationaliste et sert encore aujourd’hui à affirmer l’Amérique comme puissance politique singulière, alors que le cosmopolitisme européen « rêvé » par Beck est une sortie de la nation et participe à définir l’Europe par son impuissance politique.

Les concepts ne s’exportent pas aussi facilement que les marchandises.