Corps de l’article

Dans le contexte médical, le concept de guérison dérange, note le psychiatre et anthropologue Arthur Kleinman (1980). Ce concept est dérangeant parce qu’il expose les racines archaïques de la médecine et de la psychiatrie, enfouies sous l’édifice scientifique du système de santé moderne, et qu’il révèle les limites de la connaissance médicale sur la fonction la plus importante du système de santé. De plus, sa compréhension exige de faire appel à des notions qui se situent en marge des explications biologiques de la médecine.

Le concept de guérison se situe à un croisement entre l’anthropologie médicale et l’anthropologie religieuse. En effet, la médecine comme la religion s’adressent d’une manière ou d’une autre à la souffrance et au salut (Csordas, 2002; Good, 1994; Kleinman, 1997). Dans la mesure où les expériences de la maladie et du sacré soulèvent les mêmes questions liées à la fragilité et à la finitude de l’existence, on peut penser que la guérison inclut toujours une dimension religieuse, ou en tout cas spirituelle.

Si les guérisseurs de différentes traditions ont fait l’objet de nombreuses études en anthropologie, les valeurs et présupposés des médecins ont été très peu étudiés (McElroy, Jezewski, 2000). À l’exception de Robert Hahn (1995), rares sont les anthropologues qui se sont intéressés à la pratique médicale du point de vue des cliniciens. Pourtant, la pratique de la médecine se distingue à bien des égards de la biomédecine en tant que système de savoir (Amarasingham Rhodes, 1996).

Cet article a justement pour objectif d’intégrer les perceptions des cliniciens à une réflexion sur le concept de guérison. Plus précisément, il cherche à explorer la signification que les médecins donnent à leur pratique vue comme un acte de guérison. Les médecins se perçoivent-ils comme des guérisseurs? Mais d’abord, qu’est-ce que la guérison pour un médecin exerçant dans le contexte de la biomédecine de pointe? Qu’est-ce que cela suppose, « guérir » un patient? Voilà les questions qui seront abordées dans cet article, qui propose une exploration du concept de guérison auprès de cliniciens pratiquant dans un hôpital de haut niveau, soit le Centre hospitalier universitaire mère-enfant Sainte-Justine de Montréal.

Quelques concepts associés à la guérison dans la littérature anthropologique

Chez les Yolmo wa, un peuple autochtone du Népal, la guérison traditionnelle prend la forme d’un rituel et comporte de nombreux éléments symboliques : des esprits sont jetés au dehors, des dieux sont apaisés, le corps physique est purifié pour le rendre plus résistant et des amulettes sont fabriquées pour le protéger des sorcières et des spectres (Desjarlais, 1992). D’innombrables rites de guérison sont décrits dans la littérature anthropologique. Des rites qui ne sont pas l’apanage des sociétés préindustrielles, des autochtones ou des nouveaux groupes religieux. La médecine moderne comporte aussi sa part de pratiques ritualisées, qui faciliteraient et potentialiseraient les processus biologiques de guérison (Moerman, 1979; Hahn et Kleinman, 1983a).

Ces pratiques ritualisées apparaissent dans un contexte marqué par l’incertitude des résultats attendus. Le sociologue Talcott Parsons (1951) a, le premier, souligné la grande importance de l’élément d’incertitude dans la pratique médicale et le fait que les progrès de la science ne le font pas disparaître. Ce paradoxe n’est pas unique à la médecine, fait-il remarquer. Il est caractéristique du progrès de la connaissance scientifique : plus nos connaissances augmentent, dans n’importe quel domaine, plus on prend la mesure de notre ignorance. Mais selon Parsons, ce paradoxe prend un sens particulier en médecine en raison de l’énorme responsabilité portée par le médecin : de son travail peut dépendre la vie ou la mort de ses patients (Fox, 2000; Parsons, 1951).

S’appuyant sur des observations de Malinowski (1948), Parsons montre que la combinaison de l’élément d’incertitude et du fort investissement émotif du médecin dans le succès du diagnostic et du traitement conduit à des modes de pensée et d’action « magiques ». Suivant la logique de Malinowski, la magie ne s’oppose pas à la science, mais vise plutôt à contrôler les éléments de chance et de hasard qui échappent à la science. Elle sert à ritualiser l’optimisme humain, à conforter sa foi en la victoire de l’espoir sur la peur. Même si la tradition scientifique de la biomédecine prétend exclure toute magie de sa pratique, l’« optimisme ritualisé » de l’acte médical et le biais en faveur de l’intervention active, présent chez plusieurs cliniciens, particulièrement en Amérique du Nord, contiennent, selon Parsons, des éléments dont la fonction cachée est « magique ».

L’anthropologue Daniel E. Moerman décrit cet « optimisme ritualisé ». Selon lui, cet « activisme enthousiaste » agit au niveau symbolique et fait partie intégrante de l’effet thérapeutique. En effet, l’« activisme enthousiaste » du médecin mobiliserait la foi du patient et l’interaction entre ces deux forces, l’« activisme enthousiaste » du médecin et l’adhésion du patient, contribuerait fortement à l’effet placébo.

Comme le révèle la littérature anthropologique, la guérison s’inscrit toujours dans un contexte de croyances et de significations partagées entre le guérisseur et son patient. Selon Kleinman, le seul fait de procurer au patient des modèles explicatifs de la maladie et de la guérison personnellement et socialement significatifs pour lui contribue à réduire l’anxiété et les sentiments dépressifs générés par la maladie. Cette notion de modèles explicatifs est incontournable si on veut tenter de comprendre le phénomène de guérison.

D’autres notions apparaissent de façon récurrente dans la littérature sur la guérison : le thème du don, celui de la transformation, ainsi que celui du pouvoir.

Ainsi, la guérison est souvent décrite comme un don, dans le sens d’un talent particulier, d’origine céleste ou non (Hahn, 1995; Desjarlais, 1992), mais elle peut aussi être vue comme un don au sens de quelque chose qui est « donné » par le guérisseur (McGuire, 1988; Finkler, 1994; Csordas, 2002).

Le rituel de guérison ou la magie du guérisseur effectue une transformation, que celle-ci soit d’ordre physiologique ou de l’ordre de la perception (Desjarlais, 1992; Finkler, 1994; Good, 1994; Csordas et Kleinman, 1996; Csordas, 2002). À l’intérieur du système biomédical, on a donné le nom d’effet placébo à la magie du guérisseur (Hahn et Kleinman, 1983a; Moerman, 2000). L’effet placébo, cette part de la guérison qui ne s’explique pas en termes biomédicaux, cette magie du guérisseur qui fonctionne vraiment, s’observe dans toutes les cultures (Brody, 1992; Moerman, 2000).

Partout, ce qu’on appelle la « guérison » permet de faire l’expérience d’un sentiment retrouvé d’intégrité physique et mentale, d’équilibre et de plénitude. Dans toutes les sociétés, les personnes souffrantes font appel à des guérisseurs pour obtenir cette guérison. Partout, cela confère un pouvoir important à celui ou à celle qui fait office de guérisseur (Fassin, 1996; Amarasingham Rhodes, 1996). Selon Brody (1992), le pouvoir du médecin n’est pas seulement médical — lié à ses connaissances — et charismatique — lié à son charisme personnel. Il est aussi social. Comme le chaman de Lévi-Strauss (1958; 1974), le médecin tire une partie de son pouvoir de guérison du fait que les autres sont convaincus de son pouvoir de guérir. Mais en même temps, le pouvoir de guérison est toujours limité. Parfois le guérisseur se trompe. Parfois il est impuissant. « There are limits to healing, and Meme often fails to heal, écrit Desjarlais (1992, p. 242) à propos d’un guérisseur traditionnel népalais, but given the protean nature of his task, he works magic. Ritual can transform experience. »

Une approche interprétative

Dans un article sur les troubles psychiques au Mali, Corin, Bibeau et Uchôa (1993) indiquent quelles sont pour eux les conditions d’une véritable anthropologie interprétative :

 […] une véritable anthropologie interprétative se doit de combiner une lecture ascétique impliquant rigueur et soumission aux faits culturels (à travers la proximité des faits et la familiarité avec la langue et la culture des autres) et une « violence » qui s’efforce en quelque sorte de « briser » le texte ou le fait culturel pour en faire surgir le sous-texte qui s’y dissimule tout en se révélant de biais dans les marges, dans les parties silencieuses ou réprimées, ou encore dans les jeux et déguisements de la culture. Car le sens à dévoiler n’est jamais réductible à ce qui apparaît à la surface des choses; pour l’atteindre, l’effort et la discipline de la méthode doivent être complétés par la recherche audacieuse des parties cachées et occultées de la culture.

p. 125-126

La recherche sur laquelle est basé cet article adopte cette perspective. Tout en se voulant très fidèle à la parole des médecins rencontrés, elle cherche à « briser » le discours médical pour révéler les aspects les plus secrets et mystérieux de la pratique thérapeutique.

La revue de la littérature anthropologique a fait ressortir différents thèmes qui reviennent de façon récurrente en rapport avec la guérison : les thèmes du don, de l’incertitude, du rituel, de la transformation, de la « magie » et finalement celui du pouvoir. Ces thèmes ont servi de base à l’élaboration d’une grille d’entrevue qui a permis d’explorer la notion de guérison. La recherche a été menée au Centre hospitalier universitaire mère-enfant Sainte-Justine de Montréal au printemps 2006, dans le cadre des travaux de l’Unité de pédiatrie interculturelle, un groupe de recherche dirigé par le Dr Fernando Alvarez et par les anthropologues Gilles Bibeau et Sylvie Fortin, professeurs à l’Université de Montréal. Le projet a été approuvé par le comité d’éthique de l’hôpital.

L’objectif était de rencontrer une dizaine de praticiens, hommes et femmes, de différents âges et de différentes spécialités, de manière à pouvoir enregistrer les perceptions de médecins ayant des expériences variées de la pratique médicale.

Six hommes et trois femmes ont accepté de répondre à nos questions. Dans ce mémoire, ils se nomment « l’orthopédiste », « la chirurgienne », « l’oncologue », « la gastro-entérologue », « le neurologue », « le psychiatre », « l’interniste», « l’interniste2 » et « la pédiatre ». Ces désignations, qui reflètent de manière générale la façon dont nos répondants se sont eux-mêmes présentés, servent à identifier leur champ de pratique et permettent de situer leur propos. Pour protéger leur anonymat, nous avons cependant changé le sexe de certains d’entre eux.

Au moment des entrevues, l’âge des répondants variait entre 38 et 64 ans. Tous comptaient au moins huit ans de pratique de la médecine et le médecin le plus âgé en comptait près de 40. Plusieurs avaient une spécialité en pédiatrie et une surspécialité dans un autre domaine. Nombreux étaient ceux qui poursuivaient des activités de recherche et tous faisaient de l’enseignement.

Compte tenu du petit nombre d’entrevues réalisées, cet échantillon ne prétend aucunement être représentatif du corps médical. En raison de la méthode de recrutement des sujets par « boule de neige », les cliniciens qui ont accepté de participer à cette recherche étaient susceptibles de partager un intérêt pour les questions soulevées par l’anthropologie. Ce biais de sélection est difficilement évitable dans ce type de recherche qualitative et exploratoire.

Même si leur niveau de connaissances anthropologiques était varié et généralement limité, les médecins interviewés sont des personnes cultivées qui ont une idée de ce qui peut intéresser une anthropologue. Tout en répondant sincèrement aux questions à partir de leur expérience propre et dans le vocabulaire qui est le leur, ils ne pouvaient probablement pas s’empêcher de réfléchir aux thématiques suggérées du point de vue de ce qu’ils se figuraient être l’intérêt de la chercheuse.

On peut penser que ce biais, entraîné par le désir de faire plaisir à l’anthropologue, ou du moins de réfléchir selon ses termes, a eu une influence sur certaines entrevues, s’ajoutant au biais de sélection des participants mentionné plus haut. Toutefois, certains répondants faisaient au contraire très attention de se démarquer de ce qui aurait pu être considéré comme une interprétation anthropologique de leurs propos. Loin de réfléchir dans les termes de l’anthropologue, ils cherchaient à signifier leur distance par rapport à son point de vue. De plus, comme le questionnaire n’avait pas été envoyé aux participants et qu’aucun d’entre eux ne connaissait à l’avance la teneur précise du projet de recherche, les médecins n’avaient pas eu la possibilité de réfléchir aux thèmes inclus dans le questionnaire.

L’entretien était semi-structuré : plusieurs questions étaient ouvertes, des questions imprévues se sont ajoutées et les médecins qui s’écartaient de la question posée étaient laissés libres de préciser les aspects qu’ils souhaitaient privilégier. Cela a permis de recueillir des informations sur les notions importantes que chaque clinicien associait de lui-même au thème de la guérison. Par contre, le fait de revenir à la grille d’entrevue et de poser des questions relativement précises sur des notions qui n’ont généralement pas leur place dans le discours médical a sans doute forcé les médecins à s’aventurer à l’extérieur des limites du discours convenu auquel on pourrait s’attendre de la part de membres de leur profession.

Le fait de confronter les cliniciens à des questions inhabituelles pour eux, plutôt que de s’en tenir à un questionnaire ouvert, constitue sans doute une entorse aux principes méthodologiques qui sous-tendent l’anthropologie contemporaine. Cette particularité méthodologique a toutefois permis d’éclairer sous un nouveau jour des aspects méconnus de la pratique médicale, ce qui permet à la fois de mieux en comprendre les particularités et de mieux la situer par rapport à d’autres pratiques de guérison.

Csordas et Kleinman affirment qu’il reste à élaborer une théorie de la guérison qui embrasserait les différentes modalités du processus thérapeutique à travers l’histoire et les cultures (1996). Idéalement, une telle théorie devrait, selon eux, reposer sur des études menées sur la guérison dans différents contextes culturels. Le but de cet article est d’offrir une contribution, aussi modeste soit-elle, à ce programme de recherche.

La guérison, un retour à la santé?

Pour nos répondants, la guérison est un concept auquel ils ne sont pas habitués de réfléchir, à la limite une notion étrangère à la médecine. D’emblée, les médecins définissent la guérison comme un retour à la santé. Mais cette première définition a tendance à se complexifier dès qu’on quitte la théorie pour aborder la pratique, en partie parce que la guérison en tant que retour à la santé est considérée comme une chose rare par nombre d’entre eux.

Par exemple, voici comment le neurologue présente les choses : « En théorie, la guérison, ce serait un rétablissement de l’état fonctionnel qui a été temporairement dérangé. Ça, c’est la théorie. En neurologie, malheureusement, on peut rarement rétablir un fonctionnement normal. » Dans de nombreux cas de maladies chroniques ou de lésions irréversibles, le médecin ne peut rien faire de plus que de tenter de contrôler les symptômes de l’enfant et de mobiliser les ressources disponibles autour de lui pour l’aider à fonctionner et à se développer le mieux possible. Ce type de prise en charge ne peut avoir pour objectif la guérison en tant que retour à la santé puisqu’il concerne un patient qu’on ne pourra jamais délivrer de son mal physique et qui possiblement n’a jamais connu la santé. Ainsi, certains des bébés qui naissent à l’unité de néonatalogie souffrent de multiples handicaps et deviennent des cas lourds qui nécessiteront un suivi médical spécialisé toute leur vie.

La recherche d’un équilibre

En dehors du système biomédical, la guérison est souvent perçue comme l’atteinte d’un équilibre, que cet équilibre soit conçu en termes physiologiques, psychologiques, sociaux ou même cosmiques (Desjarlais, 1992). Même si la plupart des médecins prennent soin d’exclure toute dimension cosmique ou spirituelle de leur définition, plusieurs voient la guérison comme un équilibre. Ainsi, la gastro-entérologue, faisant référence à la définition de l’Organisation mondiale de la santé, affirme que la santé est « un équilibre au niveau physique, psychique et social » et que la guérison est ce qui permet de retrouver cet équilibre.

Tous les répondants n’utilisent pas le mot « équilibre ». Plusieurs préfèrent parler de la capacité de l’enfant à fonctionner dans ses divers milieux de vie. D’ailleurs, plusieurs affirment que le but du traitement n’est pas la guérison — au sens d’un retour à la santé, impossible à obtenir, par exemple, dans les cas de maladies chroniques —, mais l’atteinte du meilleur état fonctionnel possible, à déterminer en fonction de chaque patient. Pour nos répondants, le meilleur état fonctionnel inclut évidemment la dimension physiologique — qu’il s’agisse de réduire le nombre de crises d’épilepsie, d’améliorer la capacité de marcher, de digérer ou de respirer —, mais aussi les dimensions psychologique et sociale — notamment le fonctionnement dans la famille et à l’école.

L’orthopédiste raconte qu’il croyait, au début de sa carrière, qu’il allait soigner des maladies. « Je me suis vite rendu compte que c’était la personne qu’il fallait traiter », confie-t-il. Cette conception holistique de la guérison étonne un peu dans le contexte biomédical. En effet, la littérature anthropologique a montré à quel point la démarche biomédicale est fondée sur une réification du corps du malade et de la maladie (Hahn et Kleinman, 1983b; Amarasingham Rhodes, 1996). Exclusivement axée sur le corps malade, la biomédecine s’avérerait incapable de prendre en compte les conditions sociales et culturelles de production de la souffrance et de la guérison.

L’alliance thérapeutique

Les médecins que nous avons interviewés étaient loin de vouloir prendre leurs distances par rapport à l’approche biomédicale, qui, au contraire, leur paraît garante de l’excellence des soins qu’ils prodiguent à leurs patients. Mais pour nos répondants, la revendication d’exercer une médecine « scientifique » n’exclut pas la possibilité d’une pratique centrée sur le rapport humain. La médecine, plusieurs l’affirment clairement, n’est pas seulement une science ou une technique : « Ça pourrait devenir très technique la médecine : tu entres tes symptômes dans une machine et elle te donne des pilules. Mais ce n’est pas aussi simple que ça », dit l’interniste1, en insistant sur ce qu’il appelle l’« alliance thérapeutique ».

Évidemment, l’expérience de chaque praticien module sa perception de la guérison. Les médecins en sont conscients. À peu près tous ont mentionné que leur vision serait différente s’ils appartenaient à une autre spécialité. Ainsi, dans les domaines où les signes de la guérison sont plus marqués, les médecins ont une perception de celle-ci qui colle davantage à la définition théorique proposée, soit un retour à un état de santé initial. Le patient arrive avec un problème médical — une infection, une jambe cassée, un cancer —, on le traite et, idéalement, il guérit. La guérison consiste à éradiquer le problème pour lequel un traitement est demandé.

Cette conception de la guérison, très centrée sur l’équilibre physiologique, est particulièrement frappante chez la chirurgienne et chez l’oncologue. « Les enfants sont guéris quand ils n’ont plus la maladie qu’ils avaient initialement », dit ce dernier. Mais l’idée que la guérison comporte aussi des composantes psychologique et sociale n’est jamais loin. Ainsi, le même oncologue affirme que les médecins et le personnel soignant ont un rôle à jouer pour aider l’enfant à sortir « grandi » de l’épreuve que constituent la maladie et son traitement. Maintenant que les taux de succès des traitements anticancéreux chez les enfants se sont beaucoup améliorés et que les progrès en ce domaine se font plus modestes, on commence, selon lui, à se préoccuper davantage de cet aspect de la prise en charge.

Comme le montre l’anthropologue Kaja Finkler (1994) dans sa comparaison entre les médecins du système biomédical et les guérisseurs spiritualistes, on considère à tort que les médecins occidentaux sont ceux qui écoutent le moins leurs patients et qui accordent le moins d’importance à la relation thérapeutique.

Spiritualist healers, unlike physicians, lack eye contact with their patients and ostensibly fail to recognize the individual standing before them. They sit in trance with expressionless faces, eyes closed, holding or stroking the patient, who briefly murmurs a description of the disorder. Being in the trance state precludes the healers displaying any kind of affect for their patients.

p. 185-186

Contrairement au guérisseur spiritualiste, le médecin du système biomédical, qui ne peut se fier à un esprit ou à une divinité pour le guider dans son travail de guérison, est très dépendant de la relation qu’il réussit à former avec son patient — et avec la famille de celui-ci dans le domaine pédiatrique. En effet, la collaboration du patient et des proches est souvent essentielle pour établir le diagnostic, ainsi que pour l’administration des traitements.

Une transformation et un passage

Le concept de transformation, suggéré par la littérature, permet d’éclairer les deux pôles entre lesquels oscille l’idée que les médecins se font de la guérison. D’un côté, la guérison est perçue comme l’éradication de la maladie. Elle vise à ramener l’enfant à son état « normal » ou à sa trajectoire de développement « normal ». Le traitement a pour but de retransformer le corps transformé par la maladie. De l’autre côté, la guérison est plutôt perçue comme un passage qui transforme la personne qui s’y engage, soit parce que le retour à un état de santé initial est impossible, soit parce que la personne a été transformée par l’expérience de la maladie et du traitement. « Il reste une séquelle, une marque, un stigmate. Il y a eu un passage », dit l’interniste.

Pour quelques répondants, l’idée de transformation évoque le changement des habitudes de vie souvent réclamé des patients. Ainsi, l’interniste3 rejette la notion de transformation au sens spirituel du terme — « transformation, pour moi, ça réfère un peu à “sortir le mal” [de la personne] ou le transposer ailleurs, c’est un peu spirituel comme approche et, en médecine, on n’est pas entraîné pour avoir cette approche-là » —, mais il croit que le médecin peut inciter le patient à transformer ses habitudes de vie et que c’est une chose qu’il devrait faire davantage.

Quelques spécialistes — y compris la chirurgienne — soulignent le pouvoir particulier qu’a le chirurgien de transformer littéralement le corps de ses patients. Ce pouvoir de transformation est associé à un pouvoir de guérison important. Mais il n’est pas l’apanage du chirurgien. Dans la mesure où leurs interventions visent un changement dans l’état physique ou mental de la personne, tous les médecins peuvent susciter des transformations. À titre d’exemple, le psychiatre note que « certains enfants sortent transformés de la thérapie, au point d’être physiquement transfigurés ».

Une pratique ritualisée

Si l’intervention psychiatrique a souvent été comparée à la guérison traditionnelle ou chamanique, cela est moins vrai de la consultation médicale. Pourtant, toute consultation comporte des aspects symboliques et rituels (Moerman, 1979; 2000; Brody, 1992; Csordas et Kleinman, 1996). Les médecins en conviennent d’ailleurs assez aisément. D’emblée, plusieurs cliniciens font allusion à des aspects de la pratique qui ont tendance à être ritualisés, que ce soit en rapport avec l’habit, le langage, le déroulement de l’entrevue ou les gestes qui sont posés.

Selon l’interniste, « le rituel de l’examen, celui de l’exploration, de la prise de sang… font encore un peu partie du processus de guérison. Le rituel de recevoir un traitement, d’avoir une prescription […] ça fait partie des attentes de beaucoup de patients. […] Il y a une espèce de séquençage attendu du patient. Et je pense que ça peut remplacer certains rituels du chaman. »

Pour certains médecins, les aspects rituels sont importants dans la mesure où ils peuvent contribuer à former l’alliance thérapeutique. Mais la plupart tiennent à marquer leur distance par rapport au sens chamanique, ésotérique ou religieux que peut revêtir la notion de rituel.

L’ambivalence des répondants à l’égard de la notion de rituel est illustrée par l’oncologue. Ce dernier affirme qu’il ne croit pas au pouvoir du rituel de guérir, mais qu’il a son propre « rituel de guérison » visant à souligner le fait que l’enfant est « guéri »; il prononce des mots, toujours les mêmes, une sorte de formule ou de phrase rituelle qui, dans son esprit, marque très clairement la réintégration de l’enfant dans le monde des bien portants : « À ce moment-ci, le risque que tu as de contracter un cancer n’est pas plus grand que le mien ou que celui de n’importe qui d’autre ». Il est le seul médecin à avoir mentionné ce type de rituel, mais cela ne signifie pas que les autres n’ont pas leurs propres formules toutes faites, leurs propres incantations pour consacrer la guérison ou enclencher son processus.

Plusieurs cliniciens mentionnent l’aspect protocolaire de la consultation médicale, le fait que certaines paroles soient échangées, certains gestes posés — quelques répondants ont mentionné l’importance de toucher le patient dans certains cas — et que les choses se déroulent selon un ordre convenu. Si la plupart des répondants semblent d’accord avec l’idée que ce « séquençage attendu » de la consultation peut avoir un effet rassurant sur les patients et, ainsi, selon certains, faire partie du processus thérapeutique, la notion de rituel évoque par ailleurs une rigidité dont les médecins pensent qu’il faut se méfier. Au lieu d’un rapport froid et protocolaire, les répondants préconisent une approche ouverte, adaptée à chaque type de patient et de famille et explicitement axée sur la communication.

« Annoncer une mauvaise nouvelle à quelqu’un en le tutoyant, ce n’est pas la même chose qu’en le vouvoyant…, dit l’interniste1. […] Et ça, ce sont des choses qui ne s’apprennent pas. Il faut que tu les vives pour comprendre que tu as un certain pouvoir en modulant ton approche. »

Comme on l’a déjà souligné, les médecins sont très soucieux de la relation interpersonnelle qu’ils établissent avec leurs patients. Les répondants ont tous insisté sur l’importance qu’ils accordent à bâtir ce que certains d’entre eux appellent l’« alliance thérapeutique ». De cette alliance dépendent en partie la collaboration du patient — et de sa famille —, la fidélité au traitement, le bon déroulement du processus thérapeutique et, jusqu’à un certain point, son issue, du moins pour certains médecins. Les observations de certains répondants portent à croire que les aspects ritualisés de la consultation contribuent à la formation de cette alliance, mais pour la majorité d’entre eux, celle-ci est surtout le résultat de la bonne communication entre le médecin et son patient.

Nommer le mal

En accord avec la théorie des modèles explicatifs de la souffrance et de la guérison (Kleinman, Eisenberg et Good, 1978), la plupart des médecins que nous avons interviewés croient que la construction du sens à donner aux symptômes fait partie intégrante du processus thérapeutique. Selon eux, c’est une explication crédible et raisonnable de ses symptômes qui rassure le patient et qui assure son adhésion au traitement. Surtout quand les chances de rétablissement sont élevées, la plupart des médecins sont d’avis que nommer la maladie fait partie du processus de guérison. Mais cela est vrai même quand un retour complet à la santé est impossible. « Même quand les nouvelles sont mauvaises, les parents préfèrent avoir un nom à mettre sur les symptômes de leur enfant », dit le neurologue.

Dans certains cas toutefois, il peut être dangereux pour le médecin de nommer le mal. Selon certains répondants, dont le neurologue et le psychiatre, nommer entraîne le danger de figer, dans l’esprit des parents ou du malade, une condition qui pourrait évoluer favorablement. C’est le cas avec le diagnostic d’autisme, par exemple. Dans le domaine psychiatrique, nommer peut causer un traumatisme aux parents ou à l’enfant à cause des représentations associées à la maladie mentale. Quand les difficultés du patient sont multiples, le diagnostic peut être réducteur et avoir pour résultat de masquer la complexité d’une situation. Comme dans ce cas où le psychiatre refuse de se prononcer sur un diagnostic de schizophrénie, cherchant à éviter que toute l’attention de la mère se concentre sur le diagnostic de maladie mentale, alors que les problèmes de l’adolescent se situent à plusieurs niveaux.

Incertitude médicale

Étape cruciale de la rencontre thérapeutique, nommer le mal peut aider à guérir ou être potentiellement dangereux. Mais il n’est pas toujours facile ni même possible d’identifier la source d’un problème de santé. Confirmant les observations de Parsons (1951) et de Fox (2000) sur l’incertitude médicale, presque tous les médecins interrogés ont insisté sur le degré important d’incertitude qui caractérise leur pratique et, plus particulièrement, la technique du diagnostic différentiel. Devant un ensemble de symptômes non spécifiques comme le mal de tête, le mal de ventre ou les douleurs aux membres, « 50 diagnostics sont possibles », note l’interniste1. Chaque fois que le médecin se prononce sur l’une ou l’autre de ces possibilités, il risque l’erreur. Comme le souligne Finkler (1994), les guérisseurs qui reçoivent l’aide d’une entité spirituelle pour émettre leurs diagnostics vivent en comparaison beaucoup moins d’incertitude.

Dans certains domaines, les tests diagnostiques permettent de travailler avec un plus grand degré de certitude. Mais le choix de la meilleure stratégie thérapeutique à adopter pour chaque patient reste une source d’incertitude. Et même quand le médecin est relativement certain du traitement indiqué, l’incertitude demeure. « Savoir qu’un patient a 50 % des chances de s’en sortir ne dit pas si ce patient-là, que l’on a devant soi, fera partie de ceux qui s’en sortiront ou qui mourront », mentionne l’oncologue.

Comme on l’a déjà mentionné, l’incertitude qui caractérise la pratique médicale a pour effet d’entraîner une forme de comportement « magique » : l’« optimisme ritualisé » du médecin, qui se traduit entre autres par son interventionnisme. Contrairement à la prescription d’Hippocrate — « surtout, ne pas nuire » —, le médecin subit une forte pression pour « faire quelque chose ». Bien sûr, la plupart rejettent l’idée de toute forme de magie dans leur pratique. Tous, également, s’opposent aux traitements prescrits par complaisance : nombreux sont ceux que nous avons interviewés qui dénoncent la prescription abusive d’antibiotiques. Mais ils se sentent fréquemment tenus d’adopter une stratégie thérapeutique malgré une grande incertitude sur le diagnostic. À cause de la nature probabiliste du diagnostic différentiel, il leur arrive relativement souvent de prescrire un traitement sans avoir la certitude de viser la bonne cible.

Plusieurs répondants insistent sur l’importance d’expliquer l’incertitude de la démarche thérapeutique adoptée au patient et à la famille, mais en même temps, certains affirment avec force que l’incertitude est un fardeau qui doit être porté par le médecin seul. L’honnêteté exigée aujourd’hui dans la relation entre le médecin et le patient est source de contradictions. En effet, l’injonction à la transparence indissociable de l’éthique médicale contemporaine doit s’accommoder d’une autre exigence liée à l’alliance thérapeutique, plus ancienne et plus profonde, celle qui consiste à inspirer confiance, à susciter l’espoir et à réconforter.

Ce défi d’ouverture et de transparence imposé aux médecins est peu commun dans le répertoire de l’anthropologie médicale. Mais comme le médecin et philosophe Brody (1992), la plupart des cliniciens que nous avons interviewés affirment qu’il est possible d’assumer son pouvoir de guérison tout en révélant ses limites personnelles ainsi que les limites de la science médicale. Tout dépend, selon eux, de la force de l’alliance thérapeutique. Même dans l’incertitude, même en l’absence d’un diagnostic précis, la pédiatre pense qu’elle peut, en expliquant sa démarche, réussir à réconforter le patient et sa famille.

Un don, une vocation?

Selon nos répondants, ce ne sont pas tous les médecins qui prennent cette peine ou qui ont ce talent. D’ailleurs, plusieurs d’entre eux ont tenu à préciser qu’ils se considéraient comme de bons médecins en raison de cette capacité à établir une relation de confiance avec leurs patients. Est-ce un don? Une vocation? Dans l’esprit des médecins que nous avons rencontrés, l’idée de « donner la guérison » évoque tout de suite le « charlatanisme » des ramancheurs, faith healers ou autres guérisseurs chamaniques, dont la plupart tiennent à se distinguer. Plusieurs répondants insistent sur le fait que la guérison n’est pas un don, puisque ce n’est pas le médecin qui fait le travail de guérison, mais la nature ou le patient lui-même. Dans bien des cas, soutiennent-ils, le médecin ne fait qu’indiquer une voie à suivre : dire quoi manger ou ne pas manger, quel remède prendre et à quelle fréquence, ordonner de bouger ou au contraire de garder le lit.

Si la guérison n’est pas vue comme un don que le médecin fait au patient, la majorité des répondants croient que certains praticiens sont plus doués que d’autres pour la médecine. Ce n’est pas « un don magique qu’on a reçu du ciel » ou qu’on peut exercer en « imposant les mains » qui fait que l’on guérit davantage. Mais certains médecins semblent posséder un talent particulier pour les tâches centrales de la pratique médicale — poser le diagnostic et établir la relation de confiance qui garantit l’alliance thérapeutique — qui n’est pas sans lien avec ce que Brody (1992) appelle le « pouvoir charismatique » du médecin.

Le pouvoir de guérir, la magie de la guérison

La notion de pouvoir évoque clairement quelque chose pour la plupart des répondants. Pour certains, la notion de pouvoir évoque l’idée d’un « pouvoir de guérir ». Chez d’autres, elle est plutôt associée à la question de l’autorité du médecin sur le patient — et plus particulièrement à la notion de paternalisme. Même si l’attitude paternaliste du médecin est implicitement présentée comme « mauvaise » et contraire à l’approche ouverte et honnête préconisée aujourd’hui, certains répondants font écho à la thèse de Brody selon laquelle le médecin peut utiliser sa position de pouvoir à des fins thérapeutiques. Avec une certaine catégorie de patients, « un certain paternalisme aide à bâtir l’alliance thérapeutique », affirme l’interniste1.

Si plusieurs médecins cherchent à se dissocier d’un quelconque pouvoir thérapeutique « surnaturel », certains évoquent d’emblée le caractère mystérieux de la guérison. Ainsi, selon l’interniste2, le statut social du médecin est fondé non seulement sur l’importance accordée à la santé par la société ainsi que sur l’importance pour chaque personne de guérir, mais également sur un troisième élément : « le mystère qui entoure la guérison ».

Ces observations sur le caractère mystérieux de la médecine et de la guérison font écho à la thèse de Brody (1992) selon laquelle le mystère est essentiel au pouvoir de guérison. Toutefois, selon l’interniste2, ce mystère diminue. D’un côté, la diminution du mystère entourant la guérison est selon lui une chose positive puisqu’elle favorise l’autonomisation du patient, qui serait ainsi plus enclin à questionner le médecin, mais aussi à prendre sa santé en charge et à modifier ses mauvaises habitudes de vie, un souhait exprimé par de nombreux répondants. D’un autre côté, cela s’accompagne selon lui d’une augmentation de l’attraction exercée par « toutes les pratiques alternatives complètement farfelues », des pratiques attirantes parce qu’elles offrent la dose de mystère que les patients recherchent dans l’acte médical. Or, selon l’interniste2, cette quête de magie s’oppose à l’autonomisation désirée du patient.

Cette opposition que Brody déconstruit en montrant que le médecin peut à la fois favoriser l’autonomisation du patient et assumer son « pouvoir magique de guérison » est implicitement présente chez plusieurs médecins. Ainsi, plusieurs de nos répondants sont très sceptiques vis-à-vis de l’effet placébo, qu’ils associent automatiquement à une supercherie ou à une médecine de la facilité, refusant de considérer que l’efficacité du médicament inerte puisse être due à la force de l’alliance thérapeutique. Comme le soulignent Budd et Sharma (1994), les médecins sont mal à l’aise avec l’idée que la relation médicale puisse avoir un effet thérapeutique parce que cela contredit leur conception positiviste du corps et de la médecine.

Plusieurs répondants croient que la « magie du médecin » n’a pas d’effet physiologique comme tel, que l’effet placébo ne fait que moduler la perception de symptômes non spécifiques comme la douleur, les étourdissements ou la constipation. Selon l’oncologue, l’effet placébo n’existe pas dans le traitement du cancer. On le retrouve seulement dans la dimension du « soin » — tout ce qui vise à améliorer le bien-être du patient pendant le traitement ou en période de soins palliatifs —, qui inclut « un peu de magie au sens de la capacité de rapport avec les êtres humains, de la capacité de s’ouvrir au bon moment ». 

Qu’est-ce que cette « magie au sens de la capacité de rapport avec les êtres humains »? Certains médecins se montrent plus sensibles que d’autres aux aspects symboliques de la guérison, probablement pour des raisons liées à leur parcours personnel et à leur pratique. Ainsi, le psychiatre établit un lien direct entre le pouvoir du médecin, la relation thérapeutique, l’effet placébo et la guérison. D’autres affirment qu’il y a de la « magie » et du « sacré » dans la guérison. Mais qu’ils croient ou non à l’effet placébo, qu’ils croient ou non à la « magie » du médecin, tous les répondants croient à l’« alliance thérapeutique », ne serait-ce que parce qu’elle garantit l’adhésion au traitement. D’ailleurs, même si plusieurs médecins se montrent sceptiques à l’endroit de l’effet placébo, la plupart se disent d’accord avec la définition de Moerman (1979) selon laquelle l’effet placébo résulte de l’interaction entre l’interventionnisme enthousiaste du médecin et la confiance du patient en ce dernier.

À l’instar de Didier Fassin (1996), la plupart des médecins lient leur pouvoir au monopole qu’ils détiennent sur leur savoir. Mais certains perçoivent également l’aspect social de ce pouvoir, au sens où, comme l’a décrit Lévi-Strauss (1958; 1974), le guérisseur tire une partie de son pouvoir de guérison du fait que les autres membres de la société sont convaincus de son pouvoir de guérir. C’est à cela que l’interniste2 fait allusion quand il établit un lien entre le statut social du médecin et le mystère qui entoure la guérison. C’est aussi cela qu’illustre la gastro-entérologue quand elle dit que le patient qui entre à l’hôpital, cette grande institution aux allures de temple ou de cathédrale, se sent déjà pris en charge et que sa confiance dans le pouvoir de guérison du médecin ne peut que l’aider à guérir.

Fortement médiatisées, les prouesses de la médecine moderne renforcent l’impression que le tout-puissant médecin peut vaincre tous les maux, souligne l’interniste1. Mais le pouvoir du médecin a ses limites. Plusieurs des spécialistes interviewés soignent régulièrement des enfants ayant subi de lourds traumatismes ou souffrant de maladies qui ne guériront jamais. Pour le neurologue, cela signifie passer une bonne partie de son temps à donner des explications sur les limites de la médecine, et donc à décevoir cruellement les patients et leurs familles.

Si les écoles de médecine excellent à convaincre les aspirants médecins de leur pouvoir de guérir, comme l’affirme Moerman (1979), la pratique de la médecine dans un hôpital comme Sainte-Justine, où l’on est appelé à traiter les cas les plus lourds du Québec, a tendance à inculquer aux médecins, du moins à plusieurs de ceux que nous avons rencontrés, une certaine modestie par rapport à leur pouvoir de guérison. « Je pense qu’il faut être humble quant à notre pouvoir thérapeutique, dit le psychiatre. On dispose de certains outils, de certaines compétences, mais on n’a pas de baguette magique. »

Conclusion

Le médecin est-il un guérisseur? La majorité des répondants ne se perçoivent pas comme des guérisseurs, d’abord parce que le mot « guérisseur » évoque des pratiques magiques qu’ils opposent à leur approche scientifique. Cette volonté de la plupart des médecins de se distancier de toute pratique magique est conséquente avec le paradigme biomédical, mais également avec leur conception de l’autonomie du patient, qui oppose responsabilisation et pensée magique.

Comme dans le cas des groupes de guérison étudiés par la sociologue McGuire (1988), cette façon de mettre l’accent sur la responsabilité individuelle par rapport à la santé et au bien-être peut être vue comme le renforcement d’une forme d’autodiscipline des corps s’intégrant parfaitement à une politique visant à contrôler l’augmentation des coûts de santé. Mais cette importance accordée à la responsabilité individuelle peut aussi être perçue comme une volonté de renforcer l’autonomisation des patients. C’est ainsi que les médecins la voient.

Selon Csordas et Kleinman (1996), il faut toujours analyser la guérison comme un processus de transformation des perceptions en tenant compte du lien qui existe entre pouvoir de guérison et pouvoir politique, de façon à pouvoir distinguer la guérison comme forme de renforcement de l’oppression, la guérison comme tentative de colmater la misère et la pauvreté et la guérison comme véritable forme d’autonomisation des patients. Les médecins que nous avons rencontrés ne se perçoivent évidemment pas comme des agents de renforcement de l’oppression. Mais il est clair que leur action ne parvient pas toujours à renforcer l’autonomisation des patients et que leur rôle consiste souvent à colmater la misère et la souffrance. Comme dit l’oncologue, le médecin veut aussi « lutter contre l’injustice qu’il y a d’avoir un cancer quand on est un enfant ».

Le discours sur l’autonomisation du patient et la façon dont certains répondants tendent à diminuer l’importance de leur rôle et à se décrire comme des accompagnateurs ou des techniciens ne les empêchent pas d’exprimer l’angoisse liée à leur fonction et, en particulier, à l’obligation de se prononcer, dans un contexte souvent incertain, sur des questions qui ne sont jamais triviales et qui peuvent avoir une incidence sur la vie ou la mort d’une autre personne. C’est aussi par défaut, à cause d’une impuissance à guérir, que certains répondants refusent l’étiquette de « guérisseur ». Contrairement au guérisseur spiritualiste décrit par Finkler (1994), le médecin de Sainte-Justine n’est pas toujours convaincu de la puissance de ses techniques.

On a beaucoup reproché à la biomédecine de s’intéresser seulement à la maladie, en ignorant la personne et sa souffrance (Hahn et Kleinman, 1983b). Les médecins de tous les âges que nous avons rencontrés dans le cadre de cette recherche offrent une autre image de leur profession. Il est probable que ces médecins, qui nous ont été recommandés et qui ont accepté de nous rencontrer, comptent parmi les praticiens les plus intéressés par la dimension humaine de leur pratique — et pour certains d’entre eux, par sa dimension symbolique. Le fait d’exercer la médecine dans un contexte pédiatrique n’est probablement pas étranger non plus au degré de compassion qu’ils semblent démontrer dans leurs relations avec leurs patients. Il n’en demeure pas moins que l’idéal d’un médecin respectueux de l’autonomie du patient, usant avec modestie de son pouvoir et s’adressant à la personne dans toutes ses dimensions, ressort clairement des entrevues que nous avons menées auprès d’eux.

De ces résultats, on peut avancer l’hypothèse que la critique adressée à la biomédecine par les sciences sociales depuis les quarante dernières années a eu un certain écho. En tout cas, elle se reflétait partiellement dans le discours de nos répondants, d’ailleurs très critiques envers ce qu’ils présentaient comme une tendance répandue au sein de la profession à une médecine expéditive, déshumanisée et dominée par la technique.

Les études sur l’univers de travail des médecins et leurs conceptions de la pratique médicale, comme celles proposées par Fox (2000) et Hahn (1995), restent peu nombreuses en anthropologie médicale. Elles fournissent pourtant un contrepoint intéressant à la connaissance étendue que nous avons du point de vue des patients. Par ailleurs, elles révèlent que la pratique de la biomédecine diffère passablement des descriptions de la biomédecine comme système de connaissance et, dans une perspective critique, elles sont à même de découvrir les germes d’une remise en question du système biomédical émanant de la base, c’est-à-dire des praticiens eux-mêmes (Amarasingham Rhodes, 1996).

Selon Csordas et Kleinman (1996), peu de progrès ont été accomplis dans l’élaboration d’une théorie du processus thérapeutique qui permettrait d’inclure tout le répertoire des pratiques de guérison, du chamanisme sud-américain à la chirurgie biomédicale. Pour combler cette lacune de l’anthropologie médicale, il faut selon eux entreprendre davantage d’études empiriques de différents types de guérison, comme celles menées par Finkler (1994) et Csordas (2002). La présente étude sur les médecins de Sainte-Justine et la guérison a cherché à apporter une modeste contribution à ce programme de recherche.

Certains aspects du sujet mériteraient d’être mieux fouillés. Ainsi, la question de la formation et de l’initiation n’a pas été directement abordée dans les entrevues. Selon le psychiatre, certains médecins auraient vécu des expériences qui les destineraient plus particulièrement à la médecine. Cela serait encore plus vrai en psychiatrie. Les médecins, à l’instar des guérisseurs d’autres traditions, sont des initiés qui ont subi une longue formation pour être admis dans la confrérie médicale. Cela leur confère un statut important qui s’accompagne d’un pouvoir certain. Mais comment cette formation prépare-t-elle les médecins à jouer leur rôle de guérisseur, et ce, au-delà des techniques de la médecine?

Selon le Dr Patrick Vinay, ancien doyen de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, on ne peut pas enseigner la médecine sans parler de guérison et l’on ne peut pas parler de guérison sans se tourner vers une approche beaucoup plus globale que celle qui a cours en ce moment dans les facultés de médecine. Pour développer cette approche, il faut parler aux étudiants de l’importance de la capacité d’écoute et de la compassion. « Si l’on ne développe pas une compassion basée sur sa propre vulnérabilité, on n’occupe que la moitié du champ de la médecine », affirme le Dr Vinay (Bourdon, 2004).

Plusieurs répondants déplorent le manque d’humanisme et d’écoute de nombreux collègues. Évidemment, la qualité intuitive qui fait le bon médecin, la capacité à communiquer, rassurer et convaincre sont des choses difficiles à enseigner. Mais d’après certains de nos répondants, les aspirants médecins auraient intérêt à s’interroger davantage sur la nature et le sens de la guérison pendant leur formation médicale. Il serait pertinent dans une recherche future de consulter les manuels médicaux sur le thème de la guérison et aussi de questionner les médecins sur leur formation à cet égard.

Malgré l’accent mis sur l’« alliance thérapeutique », considérée comme fondamentale par la plupart des médecins, l’approche réductionniste de l’enseignement médical semble engendrer un refus de considérer que la relation thérapeutique puisse avoir, en tant que relation portée par des corps, des effets physiologiques, placébos ou nocébos. On peut se demander si le programme de formation en médecine prévient suffisamment les futurs médecins du pouvoir qui, selon les anthropologues en tout cas, accompagne la fonction à laquelle ils se préparent. Nos répondants auraient peut-être moins de raison de déplorer le manque d’humanisme d’une grande partie de leurs collègues si à la faculté de médecine on insistait davantage sur les études qui montrent à quel point l’attitude du médecin peut avoir une influence sur les symptômes du patient (Thomas, 1987; Hahn, 1995; Moerman, 2000).

La taille restreinte de l’échantillon sur lequel a porté cette recherche et la méthode utilisée — celle des entretiens semi-dirigés — comportent des limites évidentes. D’une part, une recherche de plus grande envergure permettrait de raffiner l’analyse des perceptions des médecins. D’autre part, de nombreuses pistes de réflexion sur les liens entre guérison et « alliance thérapeutique » gagneraient à être explorées dans le cadre d’une étude comportant un volet axé sur l’observation de consultations médicales. Ainsi, certains médecins ont évoqué l’importance du toucher : « Toucher un patient, c’est déjà un pas vers la guérison »; « Parfois, le médecin sent qu’il doit toucher le patient ». Observer sur le terrain les interactions, les gestes posés ainsi que tout le « cérémonial » de la consultation permettrait de mieux documenter certains aspects de la rencontre, et plus particulièrement la dimension rituelle de l’« alliance thérapeutique ».

Le but de cette recherche était de voir à quel point la réalité des autres, celle des guérisseurs, traditionnels ou religieux, peut avoir une résonance dans notre monde à nous, biomédical, technologique, technocratique et légaliste. Le médecin est-il un guérisseur? Sans doute, au sens où la question n’en est pas une. Au sens où celui qui fait acte de guérir est, par définition, un guérisseur. La plupart du temps, à cause de la connotation magique du mot et parce qu’il estime que sa fonction ne se résume pas à « guérir » — dans le sens d’« éradiquer la maladie » —, le médecin ne se voit pas comme un guérisseur. Mais il effectue beaucoup de choses qui sont propres aux guérisseurs. Selon nos répondants, il a pour tâches principales d’identifier la source du mal, de suggérer un traitement — parfois de l’appliquer — et d’accompagner le patient dans le parcours destiné à le ramener au meilleur état de santé possible, en assumant une partie de son angoisse. Malgré ce qu’en pensent plusieurs d’entre eux, cela se rapproche beaucoup du rôle des guérisseurs.