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Au Québec, les bâtiments religieux constituent une part si prépondérante de la production architecturale antérieure au xxe siècle que pour appuyer la restauration et le rayonnement de ces témoins de notre culture, le gouvernement du Québec a mis sur pied en 1995 la Fondation du patrimoine religieux. Depuis 2007, cet organisme porte le nom de Conseil du patrimoine religieux du Québec. L’histoire de l’architecture des couvents et des monastères construits par les communautés religieuses peut s’appuyer sur les archives des communautés qui, pour la plupart, ont soigneusement conservé les dessins et les textes à partir desquels les artisans et les entrepreneurs ont exécuté les travaux. En contrepartie, les recherches sur l’architecture des églises et des presbytères construits par les paroisses doivent composer avec des pratiques de conservation de documents moins bien normalisées. Ce constat sera illustré par la réalisation de l’église Saint-Patrice de Rivière-du-Loup.

Saint-Patrice est la plus ancienne paroisse catholique de Rivière-du-Loup. Érigée canoniquement le 16 juin 1833, la paroisse loge d’abord dans une chapelle construite une vingtaine d’années plus tôt, en bordure de la route anciennement connue sous le nom de « chemin du Roy ». Vers 1850, on choisit de déplacer la paroisse sur les hauteurs, à proximité de l’église anglicane Saint-Bartholomew [1], sur un terrain délimité dans les projets du seigneur Fraser, qui a tracé les premiers plans d’urbanisme de la ville. Situé sur une colline rocheuse, le terrain est suffisamment vaste pour permettre l’implantation d’un noyau paroissial, avec église, presbytère et couvent, dont la construction s’échelonnera sur plus d’un demi-siècle. En 2004, la valeur exceptionnelle de l’église Saint-Patrice a été reconnue dans l’inventaire dressé par la Fondation du patrimoine religieux du Québec [2], un inventaire qui désigne Charles Baillairgé comme architecte de l’ouvrage.

Ces quelques données constituaient l’essentiel de ce qui était diffusé sur l’église de Saint-Patrice lorsqu’en 2009 la paroisse, avec l’assistance financière du Conseil du patrimoine religieux, nous a confié la réalisation du « carnet de santé » de l’immeuble [3].

C’est à partir d’une quantité phénoménale de documents textuels et iconographiques recueillis dans le cadre de ce travail que nous présentons ici une reconstitution de l’histoire architecturale de l’église Saint-Patrice entre 1850 et 1906. Les documents qui ont éclairé notre évaluation technique de l’immeuble proviennent de plusieurs endroits : le Musée national des beaux-arts du Québec, le presbytère de la paroisse Saint-Patrice-de-la-Rivière-du-Loup, le Service du greffe et des archives de la Ville de Québec ainsi que deux centres d’archives de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) : le Centre d’archives de Québec et le Centre d’archives du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, à Rimouski [4].

L’essentiel des documents consultés sont des extraits de correspondance, des plans et des devis, des contrats de construction et des photographies. Après avoir réuni, identifié et daté les documents de diverses provenances et les avoir ordonnés de façon chronologique pour établir des liens de causalité entre eux, nous pouvons affirmer que quatre architectes, tous aussi célèbres les uns que les autres, se sont illustrés à Saint-Patrice : Charles-Philippe-Ferdinand Baillairgé (Québec, 1826 – Québec, 1906), Antoine-François-Xavier Berlinguet (Québec, 1830 – Trois-Rivières, 1916), Napoléon Bourassa (L’Acadie, 1827 – Lachenaie, 1916) et David Ouellet (La Malbaie, 1844 – Québec, 1915). L’analyse de l’ensemble des documents met en valeur la contribution de chacun de ces architectes à une oeuvre collective réalisée sur une période de plus de 50 ans.

Les premiers plans et devis

Si on en croit les nombreuses esquisses soumises en 1850 au conseil de fabrique, le parti définitif de l’immeuble, c’est-à-dire sa conception d’ensemble, a exigé plusieurs mises au point.

À cette date, le jeune architecte Charles Baillairgé [5], qui a à peine 24 ans, propose, en soumettant ses dessins à la mine de plomb et à l’aquarelle sur carton, de construire l’église au-dessus d’un rez-de-chaussée qui pourrait, à ses dires, servir à différents usages (ill. 1). Il lui donne deux tours surmontées de deux clochers de part et d’autre de la façade et ferme le choeur par un chevet plat percé d’une grande verrière, derrière lequel s’appuie un appentis de plusieurs étages qui loge la sacristie.

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Charles Baillairgé, Rez-de-chaussée – Église de la Rivière-du-Loup, 30,5 x 53,5 cm, 1850. Archives du presbytère de la paroisse Saint-Patrice de Rivière-du-Loup.

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Dans ses projets antérieurs, Charles Baillairgé avait eu recours au style néoclassique, mais il semble que la commande qu’il reçoit en 1850 pour l’église Saint-Patrice lui impose le style néogothique déjà adopté en 1842 pour la minuscule église Saint-Bartholomew de Fraserville [6], en se référant au prestige des églises catholiques néogothiques Saint-Patrick et Notre-Dame de Montréal.

Comme le souligne Christina Cameron dans son ouvrage Charles Baillairgé – Architect & Engineer [7], en 1850 Baillairgé peut déjà, grâce à sa bibliothèque personnelle, se baser sur quelques ouvrages publiés par Augustus Charles Pugin et John Henry Parker sur les constructions d’inspiration gothique. Mais l’architecte doit nécessairement adapter ces modèles à la commande spécifique de la paroisse Saint-Patrice de Rivière-du-Loup et au terrain disponible. Les dessins de Baillairgé témoignent d’une maîtrise hésitante des espaces et des échelles : colonnes trop frêles, mollesse du décor, hauteur impossible des niveaux abritant la sacristie (ill. 2). Cependant, l’enthousiasme le mène jusqu’à livrer plusieurs détails pour la réalisation de la chaire, des bancs et des fonts baptismaux. Cela révèle à la fois le désarroi et l’audace de l’architecte, dont la formation est fondée sur le néoclassicisme, mais qui veut répondre à une commande importante sans maîtriser le langage propre au style néogothique qu’on lui impose.

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Charles Baillairgé, Coupe sur longueur – Église de la Rivière- du-Loup, 33 x 53,5 cm, 1850. Archives du presbytère de la paroisse Saint-Patrice de Rivière-du-Loup.

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La présence des deux tours et du chevet plat dans les dessins de Baillairgé trahit l’influence de l’église Notre-Dame de Montréal telle que l’avait conçue l’architecte new-yorkais O’Donnell en 1824. Notons toutefois, comme le souligne Franklin Toker dans son remarquable ouvrage L’église Notre-Dame de Montréal – Son architecture, son passé, que la verrière située dans le chevet plat de l’église Notre-Dame créait des éblouissements et des contrejours importuns qui nuisaient à la perception du retable et du célébrant par les fidèles [8].

Mais le conseil de fabrique n’a pas encore le projet qu’il lui faut sous la main. Ainsi, on trouve dans un même rouleau de plans conservés à la paroisse un projet daté de mai 1850 de l’architecte Thomas Fournier, formé également chez Thomas Baillairgé, portant la mention « Projet d’église soumis à la considération des MMs les syndics de la Rivière-du-Loup » et quelques autres dessins sans signature ni date qui montrent que d’autres architectes essaient de s’immiscer dans le dossier. On trouve également un plan de fondation, dont la graphie s’apparente nettement aux dessins signés par Charles Baillairgé, où l’on voit l’église avec une tour centrale et une abside presque en hémicycle. On peut supposer que Baillairgé travaille alors à ajuster son concept.

La construction de l’église et la réalisation du décor intérieur (1855-1883)

Après plusieurs années de discussions, tant sur la mise au point des plans que sur le choix précis de l’emplacement, le curé et les syndics soumettent le projet définitif de Charles Baillairgé à l’évêque de Québec [9]. Les travaux commencent donc enfin en 1855. D’après le procès-verbal d’une assemblée de la fabrique tenue en août 1870, l’entièreté de l’église est faite de pierres « ramassées dans les environs [10] ».

Le cahier de délibérations du conseil de fabrique ne comporte pas de mention de contrat de construction avec un entrepreneur indépendant. On peut donc supposer qu’au début du chantier, Charles Baillairgé agit comme entrepreneur général et livre un projet clés en main réalisé par des sous-traitants locaux, engagés à sa solde, une pratique courante à l’époque.

Le gros oeuvre est complété en 1856 et la messe de minuit est célébrée dans l’église la même année. Mais les travaux ne sont pas complétés pour autant puisque la paroisse continue de payer pour en faire réaliser de nouveaux.

C’est à cette époque qu’apparaissent des documents relatifs à un deuxième architecte dans l’histoire de l’église Saint-Patrice : François-Xavier Berlinguet [11].

Dans la première moitié de 1857, Berlinguet envoie une soumission au curé et aux syndics de la paroisse Saint-Patrice pour la poursuite des travaux :

Je propose et m’engage à faire tous les ouvrages en masonnerie necessaire pour compléter le portail, la tour, et les quatre contre-forts, tel que le plan déjà my en exécution […] ainsi que tous les ouvrages en bois nécessaire pour compléter l’extérie[u]r de l’Église jusqu’a la base du clocher, c’est à dire la corniche du renvoi d’aux [eaux], cel du portail et cel des contre-fort[s] [12].

Dans sa soumission, Berlinguet propose que les paiements, totalisant 1381 louis, soient faits en trois versements entre le 15 août 1857 et le 1er octobre 1859. Le montant demandé implique que la paroisse fournira la pierre, le sable, la chaux et le bois de charpente nécessaires. On imagine que pour cette partie de l’ouvrage, Berlinguet travaille encore selon les plans dessinés par Baillairgé.

Par la suite, les paiements effectués à Berlinguet portent sur la réalisation du décor. À cette époque, Berlinguet travaille aux décors d’églises de paroisses voisines, comme Saint-Pascal-de-Kamouraska. Il peut donc facilement se déplacer par chemin de fer, lequel rejoint Rivière-du-Loup depuis 1859.

Il existe dans les trésors sur papier de la paroisse un dessin à l’encre et au lavis, portant la mention « Planche V », qui ne comporte ni date ni signature et dont la graphie n’est aucunement semblable aux dessins de Charles Baillairgé (ill. 3). La graphie de cette planche, bien que plus soignée, est similaire à celle de la soumission de Berlinguet. Selon toute vraisemblance, ce dernier a dessiné le décor auquel il travaille. La coupe intérieure, intitulée « Section au bas de l’église », à droite, montre clairement qu’à ce moment la nef ne comporte pas de jubés latéraux.

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[François Xavier Berlinguet], Planche V, 39 x 51 cm, s. d. Archives du presbytère de la paroisse Saint-Patrice de Rivière-du-Loup.

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À la fin de cette période, le dessin d’une audacieuse flèche surmontant la tour centrale est annexé au marché de construction entre l’entrepreneur Breton et Frères et la paroisse (21 décembre 1869 et 13 septembre 1870, Jean-Baptiste Pouliot, NP [notary public]) (ill. 4). Le dessin sans signature mais vraisemblablement de Charles Baillairgé, conservé aux archives de la paroisse, trouve des compléments aux archives de la Ville de Québec, où l’on peut voir des dessins de détails pour le vitrail au-dessus de la porte principale et pour les jalousies du clocher [13].

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[Charles Baillairgé], Portai[l], 75 x 37,5 cm, 19 décembre 1869. Archives du presbytère de la paroisse Saint-Patrice de Rivière-du-Loup.

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Un cliché de l’immeuble réalisé avant 1883  montre que Breton et Frères ont sensiblement suivi le dessin de Charles Baillairgé, mais qu’un ressaut a été ajouté aux contreforts sous la flèche (ill. 5). Au premier coup d’oeil, on pourrait croire que le dessin déposé devant le notaire Pouliot et la photo du fonds Belle-Lavoie reflètent l’image de la façade et du clocher que l’on trouvera plus tard au xxe siècle (ill. 6), mais un examen attentif révèle un certain nombre de variantes : il n’y a pas de portes de part et d’autre de la tour et il n’y a pas de parvis avant 1883.

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[à gauche] Église Saint-Patrice de Rivière-du-Loup avant l’incendie de 1883, entre 1867 et 1883. Musée du Bas-Saint-Laurent, fonds Belle-Lavoie (BL0150). Photographe non identifié. Num.

Toute personne souhaitant reproduire cette photo doit obtenir au préalable l’autorisation du Musée du Bas-Saint-Laurent.

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[à droite] Église Saint-Patrice, Rivière-du-Loup, Québec, carte postale, Rivière-du-Loup, Librairie Thibault, après 1890. BAnQ, Centre d’archives de Québec, collection Magella Bureau (P547, S1, SS1, SSS1, D368, P180R). Num.

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Entre alors en scène un troisième architecte : Napoléon Bourassa [14](ill. 7). En 1880, la paroisse Saint-Patrice commande un nouveau décor intérieur à cet architecte de Montréal [15]. Cette décision est vraisemblablement motivée par la nécessité de recevoir un plus grand nombre de fidèles dans l’église et par la possibilité d’y parvenir grâce à l’ajout de jubés latéraux, comme l’indique le système de construction de la charpenterie de ces jubés, présenté sur la planche des vues en coupe-élévation transversale [16](ill. 8). Bourassa, fidèle au style néogothique de l’enveloppe, soumet un décor raffiné représenté par des dessins à la mine de plomb et au lavis. Deux des quatre originaux produits à cette occasion ont été retrouvés dans les archives de la paroisse.

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[à gauche] Napoléon Bourassa, carte mortuaire, 1916. BAnQ, Centre d’archives de l’Outaouais, fonds Rosario Gauthier (P68, S1, D35). Photographe non identifié. Num.

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[à droite] Napoléon Bourassa, Intérieur de l’église de la Rivière- du-Loup – Section transversale, vue du jubé, 54 x 33 cm, 1880. Archives du presbytère de la paroisse Saint-Patrice de Rivière-du-Loup.

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La présentation en teintes de blanc et d’or révèle la volumétrie puissante des bas-côtés qui supportent les tribunes latérales de la nef et l’articulation des colonnes par des colonnettes sur lesquelles s’appuient les arches transversales. Il manque aujourd’hui la coupe transversale de l’église pour le confirmer, mais la présence d’une immense statue nichée sur le mur du fond d’une travée permet de croire que Napoléon Bourassa prévoit dès cet instant l’installation dans son décor des imposantes statues qui planeront par la suite au-dessus de la nef.

La comparaison de la coupe-élévation intérieure produite par Bourassa avec les relevés intérieurs de l’immeuble produits en 2009 pour illustrer le carnet de santé de l’édifice confirme que le décor actuel est bien fidèle au projet de Bourassa, à l’exception de quelques modifications apportées à la projection du jubé arrière au début du xxe siècle.

C’est sur la base de ces plans que, le 18 novembre 1880, l’entrepreneur Joseph Gosselin, de Saint-Nicolas, signe un contrat avec les syndics de la paroisse et le curé François-Xavier-Ludger Blais devant le notaire Jean-Baptiste Pouliot pour la réalisation du nouveau décor de l’église, fait de lattes, de moulures, de consoles et de chapiteaux de bois. C’est une oeuvre colossale qui nécessite des milliers d’heures de travail de la part d’ouvriers et d’artisans spécialisés. Le travail est si considérable que l’entrepreneur s’établit à demeure à Rivière-du-Loup au cours des travaux.

L’équipe de Joseph Gosselin y travaille depuis plus de deux ans lorsque, le 24 février 1883, « sans qu’on en connaisse la cause, un incendie s’est déclaré à l’intérieur de la dite Église et l’a incendié ainsi que la sacristie y attenante [17] ».

Les suites de l’incendie de 1883

Tout ce travail parti en fumée, sans compter toute la charpente du toit, les colonnes, les planchers : c’est la consternation. Le montant des assurances s’élève à 38 000 piastres [18].

On recherche un nouvel architecte pour venir prendre la mesure des dégâts et redessiner l’ouvrage de charpenterie, qui devra être repris à partir des fondations et des murs de maçonnerie laissés en place. Il faudra aussi que cet architecte soit en mesure de prendre en charge le devis descriptif et la surveillance des travaux de réalisation du décor antérieurement dessiné par Napoléon Bourassa. C’est à David Ouellet, un architecte de Québec, que l’on confie les plans et devis de reconstruction après l’incendie, de même que la surveillance des travaux [19](ill. 9).

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David Ouellet, octobre 1917. BAnQ, Centre d’archives du Saguenay– Lac-Saint-Jean, fonds Joseph-Eudore Le May (P90, P10046). Photo : Joseph-Eudore Le May.

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Quatre mois d’accusations et de réclamations mutuelles entre l’entrepreneur et la paroisse s’écoulent après l’incendie avant que ceux-ci ne conviennent d’une quittance réciproque devant le notaire Jean-Baptiste Pouliot, le 4 juin 1883, pour « éviter d’en venir à procès [20] ».

Cette quittance réciproque s’impose parce qu’après l’incendie, lors d’un appel d’offres, Joseph Gosselin a présenté la soumission la plus basse, sur la base des plans et devis de l’architecte David Ouellet pour l’enveloppe et ceux de l’architecte Napoléon Bourassa pour les intérieurs. Immédiatement après la signature de la quittance, le même jour, devant le même notaire, Joseph Gosselin signe avec le curé et les syndics de la paroisse une nouvelle entente « pour la construction d’une nouvelle sacristie et pour la reconstruction de l’église incendiée » totalisant « 48 600 piastres [21] » (ill. 10).

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[à gauche] Marché entre les syndics, le curé et les marguilliers de S[ain]t-Patrice-de-la-Riv[ière]-du-Loup et Joseph Gosselin, acte notarié no 3289, 4 juin 1883, p. 1. BAnQ, Centre d’archives du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, fonds Cour supérieure du district judiciaire de Kamouraska, greffes de Jean-Baptiste Pouliot (CN104, S52).

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Le marché indique la nature générale des travaux :

Attendu que les contribuables de ladite paroisse […] ont décidé l’érection d’une sacristie en briques et la reconstruction de leur église incendiée le vingt-quatre février dernier, et attendu que […] des plans d’église conformes sauf quelques légères modifications à ceux de l’église détruite, des plans de sacristie et des décors descriptifs ont été préparés par David Ouellet, architecte de Québec, et Napoléon Bourassa, architecte de Montréal [22].

Le marché renvoie également à 13 plans et à un devis descriptif qui lui sont rattachés. Le marché et le devis descriptif sont conservés au Centre d’archives du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine de BAnQ, à Rimouski, alors que 10 des 13 planches illustrant le projet de reconstruction de l’église et de construction de la sacristie sont conservées aux archives de la paroisse [23].

Huit des 10 planches sont celles de David Ouellet (ill. 11). Les dessins sur carton à l’encre, au lavis et à l’aquarelle sont d’une précision remarquable et illustrent le résultat des travaux à réaliser en plan, coupes et élévation, sans toutefois décrire l’état de l’immeuble avant le début des travaux. Il faut se référer au devis descriptif des travaux pour comprendre l’ampleur de la tâche qui attend Gosselin. Les deux autres planches sont celles dessinées en 1880 par Napoléon Bourassa pour le décor intérieur. Ces planches sont beaucoup moins techniques et beaucoup plus évocatrices que celles de David Ouellet et on y sent la main d’un architecte formé dans les écoles et les ateliers européens.

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[à droite] David Ouellet, Plan sans titre [façade de l’église de Saint-Patrice de Rivière-du-Loup], 85 x 38 cm, 15 mai 1883. Archives du presbytère de la paroisse Saint-Patrice de Rivière-du-Loup.

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Mais revenons au marché et au devis descriptif. Le marché, comme ceux d’aujourd’hui, précise, en plus du montant de l’entente, les dates de livraison des différentes parties de l’ouvrage. L’oeuvre devra être achevée le 1er janvier 1886 et il y aura des amendes de cinq piastres par jour pour chaque jour de retard sur l’échéancier.

Le marché décrit également ce qui est aujourd’hui inclus dans les conditions générales des contrats de construction : la manière de tenir le chantier et d’organiser l’emplacement pendant les travaux. Sans surprise, plusieurs articles portent sur la sécurité incendie. Le marché précise également qu’« une copie des plans généraux sera remise à l’entrepreneur et que les plans de travail [d’exécution] seront fournis à l’entrepreneur au fur et à mesure que ce dernier en réclamera pour l’exécution des travaux [24] ».

Quant au devis technique de l’architecte, rattaché au marché de construction, il comporte 112 pages. Les 79 premières, intitulées « Cédule A », informent l’entrepreneur sur la nature des travaux illustrés par les dessins de Ouellet alors que les 32 pages suivantes, intitulées « Cédule B », précisent les travaux dessinés sur les anciens plans réalisés en 1880 par Bourassa (ill. 12). Longues et méticuleuses, les deux parties du devis font comprendre l’ampleur des dégâts à corriger et les modifications à apporter au projet initial.

La première partie du devis (« Cédule A ») est divisée sensiblement selon les rubriques encore utilisées aujourd’hui : déblais, maçonnerie, charpenterie, menuiserie, couverture, peinture et vitrerie.

Le devis de maçonnerie renseigne sur le piètre état de la maçonnerie de l’église. Il stipule que l’entrepreneur doit enlever les pierres calcinées [25] et reprendre le revêtement de pierre à l’intérieur du sous-sol ainsi que le revêtement de brique à l’intérieur de la nef. Il devra reprendre les lancis des portes du portail ainsi que tous les encadrements des ouvertures en nouvelles pierres de taille ; il devra finalement nettoyer tous les parements noircis par la fumée à l’extérieur de manière à faire disparaître la suie ou d’autres taches [26].

Au-delà des corrections à apporter à la suite de l’incendie, le maçon devra pratiquer de nouvelles ouvertures pour les nouvelles portes latérales à la base de la tour du clocher. Ce détail informe que l’initiative d’ouvrir des portes sur les trois faces de la tour est attribuable à David Ouellet et non pas à Charles Baillairgé dans son projet initial [27]. Le devis indique aussi qu’il faudra remonter le bas des fenêtres à la hauteur requise pour faire les petites portes (voir les portes latérales de part et d’autre de la tour sur l’illustration 11 et comparer avec l’illustration 4). Par ailleurs, le devis précise de ne pas suivre le dessin no 1 pour la tour du clocher (ill. 11), mais de conserver en surhaussant ce qu’il y a en place. En effet, les oculus triangulaire et quadrilobé, indiqués par Ouellet sur la façade sous le clocher, ne seront jamais réalisés.

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Cédule B – Devis descriptif des ouvrages de menuiserie, crépis, sculpture, peinture &c. […], documents annexés à l’acte notarié no 3289, 4 juin 1883. BAnQ, Centre d’archives du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, fonds Cour supérieure du district judiciaire de Kamouraska, greffes de notaires, Jean-Baptiste Pouliot (CN104, S52).

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La section sur la charpenterie signale que tous les ouvrages en bois devront être refaits. Ouellet y décrit avec précision les essences, les dimensions et les modes de liaison de toutes les pièces de la charpente du plancher de la nef, du comble, des galeries latérales, de la tribune de l’orgue, de la sacristie et des chemins couverts, de la tour principale, du clocher et du petit clocher [28]. Pour la sacristie, le devis donne une description détaillée non seulement de la charpenterie mais aussi des travaux de menuiserie et d’ébénisterie qui seront réalisés [29]. Enfin, une dernière section précise que la couverture, tant de l’église que du presbytère et des chemins couverts, sera en tôle galvanisée posée à baguette, comme c’est le cas sur les plans [30].

Comme nous l’avons mentionné précédemment, la deuxième partie du devis intitulée « Cédule B » réfère aux quatre planches dessinées par Napoléon Bourassa (dont deux ont été retrouvées dans les archives du presbytère de la paroisse) et traite de l’intérieur de l’église. Le document précise par exemple toutes les essences de bois qui doivent entrer dans la composition du décor : merisier, frêne, noyer noir, etc. Plus loin, on écrit que la partie avant du choeur doit imiter le marbre et être traitée avec des panneaux et des moulures et que cette technique de faux-finis doit s’appliquer à de multiples détails d’ébénisterie [31]. Finalement, le devis montre que le blanc est la couleur utilisée dès l’origine pour le décor intérieur de l’église.

En résumé, l’examen du marché de construction signé devant le notaire Pouliot (comprenant les plans et devis techniques), combiné à l’analyse comparée des photographies et des dessins antérieurs à 1883, nous amène à faire plusieurs déductions. L’incendie de 1883 n’a laissé en place que les fondations et les murs de maçonnerie de l’église. La tour et la flèche du clocher ont été reprises en suivant sensiblement le dessin de 1869 de Charles Baillairgé. Il n’est rien resté du décor intérieur initial de l’église mis au point et réalisé par Berlinguet puisque l’incendie a contraint à refaire tous les planchers, toute la charpente et tout le revêtement intérieur des murs extérieurs de l’église. Le travail de charpenterie et le détail des encadrements de pierre (lancis) des portes et fenêtres ont été dessinés par David Ouellet. Le décor intérieur de l’église a été refait en reprenant intégralement les dessins de 1880 signés par Napoléon Bourassa. Enfin, l’intérieur et l’extérieur de la sacristie d’origine ont entièrement disparu alors que la sacristie actuelle est l’oeuvre de David Ouellet.

Les dernières étapes de ce grand oeuvre

Après la reconstruction de l’enveloppe de l’église et la reprise du décor, il faut maintenant compléter ce grand oeuvre.

En 1889, malgré les efforts de David Ouellet pour le tenir à l’écart, Napoléon Bourassa reprend du service et dessine un maître-autel magistral dont il élabore les esquisses à l’encre et au lavis [32]. Ces esquisses sont conservées au Musée national des beaux-arts du Québec [33]. Par la suite, il trace sur toile cirée un exceptionnel dessin d’exécution à l’encre et aux crayons de couleur encore conservé aux archives de la paroisse [34]. L’autel, qui comporte 20 statues en ronde bosse et 14 bas-reliefs, a été réalisé en Normandie par les frères Jacquier et installé par David Ouellet en 1891 [35]. Quatre ans plus tard, Napoléon Bourassa dessine le buffet de l’orgue de la maison Casavant (25 jeux et deux claviers).

Sur la recommandation de David Ouellet, la paroisse commande au sculpteur Louis Jobin 12 sculptures monumentales en bois, chacune de plus de six mètres de haut, qui sont installées entre 1890 et 1905. Jobin représente 12 des pères de l’Église, chacun installé dans une niche déjà pratiquée dans le décor de Napoléon Bourassa. Depuis, les oeuvres de Jobin planent au-dessus de l’assemblée des fidèles qui occupent la nef.

En 1897, l’éclairage au gaz est remplacé par l’éclairage électrique. En 1902, les stations du chemin de croix du peintre Charles Huot sont mises en place. En 1915, l’église requiert de nouveaux ajustements et le projet est confié au bureau des architectes Ouellet et Lévesque. David Ouellet et son fils adoptif, Pierre Lévesque, dessinent des plans pour un nouvel escalier menant à la chaire (ill. 13), de nouvelles portes intérieures et extérieures pour le portail ainsi que l’agrandissement du jubé de l’orgue.

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David Ouellet et Pierre Lévesque, Église Saint-Patrice de Fraserville – Nouvel escalier de chaire, 33 x 38 cm, 15 février 1915. BAnQ, Centre d’archives de Québec, fonds Gérard Venne (P57, D196/3/60 [27008], P3).

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Depuis, de nombreux travaux ont eu lieu dans l’église Saint-Patrice pour en assurer la conservation, notamment l’installation de gicleurs en 1952.

***

La réponse à notre interrogation initiale sur la contribution des différents architectes à l’église Saint-Patrice d’aujourd’hui est somme toute assez claire : Charles Baillairgé est l’auteur des fondations et du volume extérieur de l’édifice ainsi que du dessin de la tour du clocher. François-Xavier Berlinguet a réalisé la maçonnerie de la tour du clocher dessiné par Baillairgé. Le décor qu’il avait vraisemblablement dessiné et réalisé au cours des années 1860 a disparu au profit du nouveau décor conçu par Napoléon Bourassa en 1880.

Le décor initialement dessiné par Bourassa et incendié en 1883 a été entièrement repris lors des travaux de reconstruction faits sous la direction de David Ouellet, si bien que le décor actuel reflète assez fidèlement les plans initiaux qui, par ailleurs, ont été complétés par le dessin du maître-autel.

David Ouellet, pour sa part, a contribué à la reprise de toute la charpente des toits et des encadrements ainsi que des ouvertures en pierre de taille, de même qu’à la conception de la nouvelle sacristie. On lui doit également l’installation des sculptures de Louis Jobin, sans oublier les modifications du début du xxe siècle aux entrées, au jubé arrière et à la chaire.

Le travail que nous avions entrepris afin de comprendre l’évolution architecturale de l’église Saint-Patrice de Rivière-du-Loup a mis en lumière suffisamment de séquences d’intervention au xixe et au xxe siècle pour nous permettre de produire le carnet de santé qui nous était demandé. Toutefois, pour compléter l’histoire architecturale de cette église, il reste encore plusieurs pistes à explorer, notamment le contrat de construction pour le clocher de 1869 [36], le fonds d’archives de Napoléon Bourassa à l’Université d’Ottawa et les éventuels fonds de François-Xavier Berlinguet. Nous espérons que notre recherche sur l’église Saint-Patrice sera poursuivie par d’autres chercheurs qui, comme nous, sont convaincus de l’intérêt exceptionnel de cet édifice.

Par ailleurs, les constats que nous avons faits pour l’église Saint-Patrice confirment une fois de plus que la prise de connaissance des plans et devis successifs, qui ont présidé à la naissance et à l’évolution d’un bâtiment, est essentielle pour comprendre la nature d’un édifice qui doit faire l’objet d’une intervention de restauration ou de transformation.

Cette illustration des faits nous amène à souligner la dispersion des archives qui concernent la production architecturale au Québec. En effet, il n’existe aucun registre central des plans et devis faits par les architectes alors que d’autres documents, par exemple ceux produits par les arpenteurs, les notaires et les juristes, sont répertoriés et accessibles aux chercheurs.

Pour ce qui est des contrats de construction, une précision s’impose. Tant et aussi longtemps que les contrats étaient signés devant notaire, il restait, dans les greffes, des marchés de construction, des devis et des renvois aux plans pour éclairer l’histoire de l’architecture. Mais depuis plusieurs décennies, la majorité des contrats de construction ne sont plus signés devant un notaire ou un avocat. Il faut alors s’en remettre aux archives des propriétaires pour retracer les plans et les devis.

Il subsiste probablement, dans plusieurs paroisses du Québec, des quantités de documents décrivant les églises, les sacristies et les presbytères dont la qualité graphique et, plus encore, la valeur documentaire présentent un intérêt indéniable. Souhaitons que tous ces documents soient répertoriés et numérisés le plus rapidement possible et qu’un registre centralisé soit créé pour y donner accès.

Mais qui devrait prendre en charge la conservation des dessins originaux, des aquarelles, des encres et des lavis conservés dans les paroisses : le Conseil du patrimoine religieux du Québec, les musées régionaux, les universités ou les collectionneurs ? Le débat sur cette question revêt un caractère d’urgence.