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Cartouche réalisé par Nicolas Guérard qui représente probablement un jésuite baptisant un Amérindien (en haut à gauche) et un récollet s’adonnant à la prédication (en haut à droite).

Guillaume Delisle, Carte du Canada ou de la Nouvelle France et des découvertes qui y ont été faites, Paris, chez l’auteur, 1703 (détail). BAnQ, collections patrimoniales (G 3400 1703 L57 CAR). Num.

Photo : François Bastien © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2012

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S’inscrivant dans une enquête plus large sur le rôle des savoirs géographiques en milieu colonial, le présent article vise à mieux documenter l’usage de la cartographie (et d’autres savoirs connexes) par les missionnaires au Canada au xviie siècle. Très souvent formés dans les meilleurs collèges d’Europe, où ils ont apprivoisé les sciences théoriques et expérimentales de leur époque, les missionnaires jésuites se font également explorateurs, ethnographes, astronomes et botanistes, sachant observer les astres et prendre les mesures nécessaires pour cartographier la terre des païens.

Les Relations des jésuites, dont Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) conserve une collection presque complète, forment le corpus principal de cette étude (ill. 1). Publiées de façon continue entre 1633 et 1673, ces lettres cherchaient à capter l’attention d’éventuels bienfaiteurs et faisaient les délices d’un pieux lectorat en mal d’exotisme. Elles sont aujourd’hui une source de renseignements sans équivalent pour documenter l’histoire des relations franco-amérindiennes, racontant dans le détail la vie tumultueuse et les voyages d’exploration des missionnaires.

1

Paul Le Jeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1633. Paris, Sébastien Cramoisy, 1634. BAnQ, collections patrimoniales (971.021 R382re 1634 BMRA).

Photo : Marie-Andrée Boivin © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2012

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Depuis longtemps, l’historiographie reconnaît l’importance de l’évangélisation dans la mise au jour du continent [1]. Dans une perspective tout autre, la lecture attentive des sources permettra d’aborder différemment le même sujet en repérant les pratiques cartographiques en usage dans un contexte de rencontres interculturelles. Les cartes géographiques ne sont pas seulement le reflet plat et bidimensionnel d’un territoire. Elles sont aussi des outils de communication, d’appropriation et de transformation ; elles servent à convaincre un interlocuteur, à propager une idée, un projet, un idéal. Plutôt que d’étudier uniquement le contenu des cartes (dont très peu nous sont parvenues), il s’agit plutôt d’examiner les contextes entourant l’acte de cartographier. Par divers exemples puisés à même les multiples lettres écrites en Amérique, cet article démontrera que les jésuites firent un usage relativement important de la cartographie, non seulement pour véhiculer et consigner un savoir mais aussi pour propager le catholicisme parmi les autochtones. L’interprétation donnée se réclame moins d’une histoire positiviste des découvertes que d’une histoire socioculturelle. Elle rejoint ainsi des préoccupations qui n’avaient pas retenu l’attention de l’historiographie canadienne, faisant des quelques pages qui suivent une contribution nouvelle à la recherche.

Les jésuites, les sciences et la géographie

Mais avant tout, un bref rappel du contexte s’impose [2]. Fondée en 1534 par Ignace de Loyola (et instituée par le pape en 1540), la Compagnie de Jésus est un ordre en pleine maturité lorsque les premiers missionnaires jésuites débarquent en Acadie, en 1611, puis à Québec, en 1625. Présent en Europe, en Chine, au Japon, au Moyen-Orient et en Amérique du Sud, l’ordre met pied un peu partout dans le monde pour prêcher la bonne parole auprès des infidèles. En conformité avec les décrets du concile de Trente, les jésuites se font les porte-étendards d’une contre-réforme particulièrement dynamique. Empreints d’une forte culture scientifique, ils s’intéressent non seulement au salut des âmes mais aussi à toutes les sphères de la vie. Établissant un enseignement de pointe dans les meilleurs collèges d’Europe, l’ordre façonne une partie de l’élite savante et religieuse du temps (dont témoignent notamment les figures de René Descartes, de l’abbé Jean Picard et de l’abbé Prévost). Il dispose également de chaires d’hydrographie dans plusieurs ports de France, où il est chargé d’enseigner la navigation, les mathématiques et l’astronomie [3]. Dans le domaine du savoir maritime, l’Hydrographie (1643) du père Fournier figure comme un ouvrage phare avec ses 922 pages sur l’histoire, sur la théorie et sur la pratique de la science hydrographique qu’on enseigne dans les écoles d’hydrographie.

Comme le démontre le père Dainville, cet enseignement scientifique est élaboré dans l’optique d’une préparation technique aux missions [4]. En fait, c’est surtout à cause des recommandations de François Xavier (1506-1552) que les jésuites raffermissent leurs connaissances des sciences et de la géographie. Le célèbre jésuite ne savait trop recommander les qualités d’observation pour dresser l’état des lieux et sonder le sentiment religieux des peuples rencontrés. Les missionnaires doivent non seulement savoir observer mais aussi pouvoir consigner par écrit leurs observations sur les moeurs et coutumes des autochtones. Alors qu’il prêche au Japon, François Xavier prend conscience de l’immense importance d’une formation scientifique : « Je désire que ces confrères ne soient pas ignorants de l’astronomie. Les Japonais désirent singulièrement s’instruire sur les phases alternatives du soleil et de la lune […]. On ne saurait imaginer combien l’explication de ces prodiges naturels a de puissance pour disposer en notre faveur les esprits de Japonais [5]. » La connaissance géographique pouvait aussi être très utile, comme l’avait démontré un autre maître à penser jésuite, Matteo Ricci (1552-1610), véritable modèle, premier Occidental à pénétrer dans la Cité interdite, à Pékin, et auteur d’une remarquable carte du monde chinoise [6]. Grands voyageurs, les jésuites ne pouvaient pas négliger une discipline qui permettait aux étudiants de mieux suivre l’action de leurs compagnons disséminés aux quatre coins de la planète [7].

Les jésuites qu’on envoie au Canada forment la première force missionnaire, jouant un rôle capital dans le développement de la colonie. Ce sera pour eux un véritable laboratoire pour l’élaboration d’un projet spirituel offrant au monde un exemple de compétence, de dévouement et d’imitation du Christ, et ce, dans des conditions plutôt austères.

Planifier la moisson des âmes

Quatre pères débarquent ainsi à Québec dès 1632, alors que la Nouvelle-France est rétrocédée à la France en vertu du traité de Saint-Germain-en-Laye. Pour eux comme pour les commerçants français, la découverte du continent se fait au gré des rencontres avec les autochtones. Ainsi, quelques jésuites explorateurs s’aventurent aux confins du monde connu, par exemple Marquette, qui « découvre » le Mississippi après avoir rencontré des Illinois à l’extrémité occidentale du lac Supérieur, ou bien les pères Druillettes et Dablon, qui s’avancent au nord, chez les Cris, après avoir rencontré un chef népissingue. La mécanique exploratoire, si on peut l’appeler ainsi, suit toujours à peu près le même modèle : après avoir rencontré des Amérindiens de peuples inconnus (souvent des prisonniers ou des commerçants), les missionnaires interrogent, dressent une cartographie sommaire des lieux d’après les renseignements obtenus, puis se rendent dans de nouvelles contrées, guidés par les Amérindiens, et ce, afin de pouvoir mieux décrire les nouveaux territoires et surtout les nouvelles populations à convertir. Un extrait de la Relation […] en la Nouvelle France, és années 1660 et 1661 rappelle l’intérêt des jésuites pour les connaissances scientifiques brutes (« savoir au vrai les longitudes et les latitudes de ce nouveau pays, desquelles dépend en partie le fondement qu’on a d’y trouver passage vers la Mer du Japon ») intrinsèquement liées aux connaissances utiles à l’évangélisation des Amérindiens (« voir sur les lieux les moyens de travailler efficacement à la conversion de ces peuples ») [8].

Plusieurs missionnaires avaient dans leur bagage les connaissances de base pour dresser une carte. Les pères Marquette, Bressani, Dablon, Druillettes, Allouez, Ragueneau, Le Jeune et Lalemant ont tous, à un moment ou à un autre, manié le crayon ou le charbon pour cartographier le territoire. Les descriptions textuelles et cartographiques issues de ces voyages permettent de prendre toute la mesure du travail apostolique à accomplir. Ces connaissances sont indispensables pour aider les têtes dirigeantes de la Compagnie, conditionnée à ne rien laisser au hasard, à mieux planifier l’action sur le terrain [9]. Dès 1626, le père Charles Lalemant envoie une carte à ses supérieurs pour les informer de la situation géographique de la Nouvelle-France [10]. Après avoir énuméré une longue liste d’échecs apostoliques, un autre rédacteur jésuite retrouve le courage dans « les nations nouvellement découvertes », localisées sur un « griffonnage » (c’est-à-dire un croquis cartographique) envoyé par un confrère. S’il plaît à Dieu, dit-il, « la moisson sera plus grande, & la Mission plus sainte que jamais [11] ». La carte, ici, est porteuse d’espoir.

Les Relations regorgent d’exemples de communication cartographique entre Blancs et Amérindiens. Si cette caractéristique mérite d’être soulignée, elle n’est pas étonnante. Les autochtones sont ceux qui connaissent le mieux le terrain. Ils ne se perdent que très rarement, rapporte avec stupéfaction le père Bressani : ils connaissent en tout temps et avec grande assurance les quatre points cardinaux. Le père Le Jeune raconte comment un guerrier montagnais, prenant spontanément un crayon en main, dépeignit le pays des ennemis iroquois où il allait guerroyer [12]. Alors qu’il missionne au lac Manicouagan, le père Nouvel interroge des Amérindiens venus du nord et demande le massinahigan des contrées nordiques, c’est-à-dire la description topographique avec les noms des peuples qui y habitent. On ressent la joie et la ferveur extrêmes du missionnaire comblé par cette description géographique (« O Dieu que voila d’ames à gagner à Jesus-Christ »), apprenant qu’aucun Européen n’est encore apparu sur cette côte [13]. Avant de partir à la découverte du Mississippi en 1672 et 1673, le père Marquette et Louis Jolliet interrogent les Amérindiens, tracent sur leur rapport une carte approximative de tout ce nouveau pays et y font marquer rivières, noms de peuples et lieux par lesquels ils doivent passer [14].

Si les Amérindiens sont les principaux pourvoyeurs de données, les jésuites s’alimentent aussi auprès des autres voyageurs français, les plus intrépides qui osent repousser les limites de la terra cognita. Ainsi, le père Le Jeune rapporte « que le sieur Nicolet, interprete en langue algonquine & huronne, pour messieurs de la Nouvelle France, [lui] a donné les noms de ces nations qu’il a visité luy mesme [15] ». Quelques années plus tard, l’un des pères fait mention « de deux François, qui ont penetré bien avant dans le païs », en l’occurrence Radisson et Des Groseillers, « temoins oculaires des choses que je vay dire, lesquelles pourront servir, pour dresser une carte generale de ces contrées [16] ». Bréhant de Galinée, un autre missionnaire non pas jésuite mais sulpicien, croise l’un des frères Jolliet au lac Ontario [17]. Celui-ci lui fait part de sa découverte du lac Érié et lui donne généreusement la carte la décrivant [18].

Les missionnaires, témoins oculaires du territoire

Les missionnaires, pour leur part, veulent connaître eux-mêmes ces pays où l’on pourra propager l’Évangile. Car s’il y a bel et bien communication cartographique, elle n’est pas toujours à l’entière satisfaction des Français, qui jugent parfois le message embrouillé. On peut très bien comprendre ces barrières, sachant comment il était difficile d’apprendre les langues autochtones, ce dont le père Le Jeune témoigne avec humilité [19]. Dans certains cas, les cartes sont des esquisses pour se guider et retrouver le chemin du retour [20]. Par crainte d’être abandonnés par Cavelier de La Salle, les sulpiciens désignent Galinée pour remplacer à la dernière minute un autre sulpicien qui n’a pas les mêmes compétences en mathématiques et en cartographie.

Les cartes produites durant les voyages d’exploration permettent de consigner un nouveau savoir géographique. Mais elles ne sont pas toujours faciles à dessiner, compte tenu de tous les désagréments qui peuvent frapper les cartographes. Les froids intenses empêchent d’écrire, car tous les liquides gèlent (à moins qu’on ne tienne la plume très près du feu), les rayons du soleil sont parfois insupportables, les difficultés de transport obligent à voyager léger. Les risques d’accident occasionnant des pertes matérielles sont eux aussi bien réels. Rentrant au pays après son expédition avec le père Marquette, Louis Jolliet fait naufrage au saut Saint-Louis, dernier des 42 rapides franchis. Deux hommes se noient, dont l’esclave obtenu des Illinois, tandis que Jolliet perd aussi le coffre qui contenait la carte et le récit détaillé du voyage.

Pour cartographier le territoire, les jésuites ont recours au plus fondamental des appareils : la boussole (ill. 2). Quelques extraits nous les montrent avec cet objet utile pour se guider dans une forêt parfois hostile. Lors d’une discussion avec quelques Amérindiens sur les « vérités naturelles », le père Le Jeune sort sur- le-champ un cadran (c’est-à-dire une boussole) de sa poche [21]. On devine que l’objet lui tient compagnie à longueur de journée. Ailleurs, le père Bressani s’étonne que les Hurons puissent se déplacer en forêt sans boussole [22], comme le fait d’ailleurs le père Frémin à propos des Inuits qui « traversent de grandes étendues de mers, sans boussole, & souvent sans la veüe du soleil, se fiant de leur conduite à leur imagination [23] ». De ces extraits et d’autres encore, on devine que l’outil est relativement commun.

À partir des relevés effectués à la boussole et de la durée d’un déplacement dans une direction, on peut estimer la distance parcourue. Il va sans dire que les résultats sont approximatifs, les estimations pouvant varier selon la difficulté du parcours, le nombre de portages ou la dénivellation du terrain. Ainsi, dans son « craion des nouveaux chemins pour aller à la mer du Nord », le père Druillettes indique la distance des lieux, « selon les journées que les Sauvages ont faites, [qu’il met] à quinze lieuës par jour, en descendant, à cause de la rapidité des eaux, & à sept ou huit lieuës en montant [24] ».

Pour mesurer la latitude, il suffisait d’observer la hauteur du soleil par rapport à l’horizon avec une arbalète (ou bâton de Jacob), instrument couramment utilisé par les navigateurs, qui consistait en un assemblage de deux morceaux de bois coulissants dont l’un était gradué. Aucun récit n’en fait mention de façon explicite (sauf celui du sulpicien Galinée), mais les évaluations de latitude sont courantes, ce qui laisse croire que quelques jésuites en faisaient un usage ponctuel à Québec et dans les principaux centres missionnaires.

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Illustration de plusieurs instruments de navigation. De haut en bas : rose des vents ; échelles ; astrolabe, à droite ; boussole (ou compas), à gauche.

Nicolas Sanson, L’Amérique en plusieurs cartes nouvelles et exactes, et en divers traictés de géographie et d’histoire […], Paris, chez l’auteur, 1662, entre les p. 152 et 153. BAnQ, collections patrimoniales (917 S229am 1662 BMRA).

Photo : François Bastien © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2012

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Plus difficile à établir, la mesure de la longitude se fondait surtout sur des estimations d’orientation et de distances parcourues, sur terre comme sur mer. Par ailleurs, les jésuites usèrent abondamment d’une technique annoncée dès l’Antiquité et devenue populaire au xviie siècle : l’observation des éclipses de lune et de soleil. Plus précisément, il s’agissait de déterminer l’heure à laquelle une éclipse se produisait en deux points différents à l’aide de pendules rectifiés selon le mouvement du soleil. Le décalage horaire entre les deux lieux fournissait la différence de longitude. D’un grand intérêt pour le géographe, cette technique n’est certes pas infaillible. Pour réussir, il faut qu’une éclipse puisse être observée sans nuages obstruant la vue, à deux endroits suffisamment distants. Par ailleurs, les astronomes européens parvenaient à prédire les éclipses et diffusaient leurs trouvailles dans des almanachs et des éphémérides qui accompagnaient les missionnaires. Ainsi, à Québec le 27 octobre 1633, le père Le Jeune observe une éclipse de lune à six heures du soir. L’almanach qu’il possède indique que cette éclipse doit apparaître en France à minuit. Le prêtre en conclut qu’il y a une différence de six heures entre les deux endroits, donc un écart d’environ 90 degrés. Outre Québec, les jésuites établissent la longitude au pays des Hurons, fort discrètement d’ailleurs puisque quelques Amérindiens avaient qualifié le pendule de « Démon qui tue [25] », ce qui n’était pas sans mettre en danger les pères qui en possédaient un… En 1642, on observe la même éclipse à Québec, à Trois-Rivières et à la mission de Saint-Joseph au pays des Hurons, ce qui témoigne d’une approche systématique de cet événement astronomique. Chez les Hurons, Jérôme Lalemant obtient une différence d’environ cinq heures avec la capitale française en consultant les prédictions du mathématicien Noël Duret dans ses éphémérides.

Il faut dire que l’intérêt pour les éclipses n’est pas que scientifique. Rapidement, les missionnaires se sont rendu compte de l’utilité des connaissances scientifiques à des fins apostoliques, détournement tout à fait justifié dans l’esprit missionnaire du xviie siècle, comme en témoigne le père Millet :

Depuis longtemps, j’avais parlé de cette éclipse à nos Onneïouts et, dès le commencement de la nouvelle lune, j’avais porté un défi aux anciens, et en particulier à certains jongleurs qui se mêlent de deviner, de dire dans combien de jours elle arriverait. Ils baissaient tous la tête et étaient obligés d’avouer leur ignorance. […] Les pauvres gens m’avouaient que cela les passait et ils me priaient de les aller avertir au temps de l’éclipse. Après cet aveu plusieurs fois réitéré de leur ignorance, le dimanche après la messe, je dis publiquement que l’éclipse serait la nuit suivante ; qu’ils se souvinssent de regarder, s’ils se réveillaient. Par bonheur, le ciel était fort serein et, dès que j’eus remarqué le commencement de l’éclipse, je m’en allai trouver l’orateur du pays et quelques autres des plus considérables qui se levèrent et qui, étant sortis promptement de leurs cabanes, virent l’éclipse déjà fort sensible. […] Tout étant arrivé comme je l’avais annoncé, ils ont été contraints d’avouer que nous savions mieux les choses qu’eux. De mon côté j’en ai tiré bien de l’avantage pour les instruire et pour les désabuser de leurs fables et de leurs superstitions. Ces choses sensibles sont beaucoup plus efficaces sur leur esprit grossier que tous les raisonnements qu’on leur pourrait apporter [26].

De cette longue citation, il faut retenir le mot « efficaces ». Outre les talents d’orateur et de rhétoricien (les Amérindiens disaient « avoir de l’esprit », une qualité qu’ils reconnaissaient chez leurs visiteurs), les missionnaires affectionnaient particulièrement l’efficacité des stratégies mises au point pour convaincre les Amérindiens d’adhérer à la foi catholique. À l’instar des observations faites par François Xavier et Matteo Ricci, les jésuites du Canada vont faire usage des « vérités naturelles » et des « choses sensibles » pour « tirer de l’avantage », notamment par rapport aux « jongleurs » ou aux chamans, qui sont leurs concurrents directs comme interprètes du sens de la vie et comme médiateurs entre les mondes terrestre et divin.

Le savoir cartographique mis en scène

S’ils mettent à profit leurs talents de devins par la prédiction des éclipses, les jésuites utilisent également le savoir cartographique aux mêmes fins, lui conférant une charge symbolique inhabituelle. Interpellé par son hôte qui lui pose toutes sortes de questions sur les « choses naturelles », Le Jeune est prié de dessiner la Terre sur le vif. Prenant l’écorce et le charbon qu’on lui présente, le jésuite dépeint l’Amérique et ses parties, ce qui rend son hôte plein d’admiration : « Mon bien aymé tu nous donne en vérité de l’admiration, car nous connoissons la plus part de ces terres & de ces peuples, & tu les a descrit comme ils sont. » Son savoir géographique permet à ce jésuite de se bâtir une crédibilité, pierre d’assise indispensable du processus de conversion des Amérindiens ; il est transmis sous forme cartographique, format universel bien compris de son interlocuteur, qui s’écrie : « Ceste robbe noire dit vray ! » Profitant de ce coup d’éclat, le père Le Jeune enchaîne : « Comme je suis veritable en parlant des choses de la terre, aussi tu dois te persuader que je ne voudrois pas mentir quand je te parle des choses du Ciel, & partant tu dois croire ce que je t’ay dit de l’autre vie [27]. »

Ces exemples et d’autres encore sont des bijoux de « disputes » par lesquels les missionnaires mettent en valeur non seulement les difficultés auxquelles ils se butent sur la terre des infidèles mais aussi leurs talents de rhétoriciens. Les dialogues qu’ils rapportent montrent à tout coup une conclusion favorable (« Ceste robbe noire dit vray ! », « Ils demeurent sans voix »), cherchant à rassurer le père provincial et les lecteurs en laissant entendre que l’oeuvre apostolique progresse…

Le même père Le Jeune, voulant faire connaître les grands mystères de la religion catholique (Dieu, enfer, paradis, etc.), se fait répliquer que cela est bon pour son pays et non pour celui de ses interlocuteurs. À cet argument, il riposte en sortant de ses bagages un petit globe terrestre rapporté d’Europe, expliquant à l’aide de ce support pédagogique « qu’il n’y a qu’un seul monde » et donc une seule vérité. Missionnant sur la côte du Labrador, le père Nouvel s’affaire à convertir une bande d’Ouchestiguetch en deux journées, tout le temps dont il dispose avant qu’ils ne repartent chez eux. Pour les initier aux mystères de la religion, il brandit une grande carte censée expliquer le jugement universel [28]. S’il ne donne pas de détails sur l’objet même, on comprend que l’image du monde est accompagnée d’une iconographie du paradis et de l’enfer propre à susciter l’adhésion d’une part, le rejet et le dégoût de l’autre. Dans un souci pédagogique, on utilise l’objet matériel pour soutenir un enseignement catéchistique bien éloigné de la conception amérindienne du monde. Dans la même veine, le père Nouvel cible un chef qui lui paraît affectionner la prière et lui fait présent de deux images, l’une de la Vierge Marie et de son fils, l’autre de Jésus, sauveur du monde, tenant un globe dans l’une de ses mains. La même symbolique – sphéricité de la Terre, vérité unique, christianisme dominant le monde et sauvant de l’enfer tous les convertis – est reprise dans une autre image prisée des Amérindiens, oeuvre de « Polsnam [29] », représentant le Christ enfant et la Vierge Marie qui tient dans ses mains un sceptre et un globe terrestre [30]. Comme d’autres auparavant l’ont fait remarquer, les jésuites font grand usage d’images dans leurs stratégies de conversion [31]. Néanmoins, il est difficile de savoir exactement pour quelles raisons ces images à caractère géographique interpellaient plus particulièrement les Amérindiens. On peut néanmoins émettre l’hypothèse que l’inscription dans l’espace de concepts religieux abscons facilitait un semblant d’intégration.

Cette symbolique géographique pouvait être utilisée de diverses manières, selon les contextes et l’inventivité des prédicateurs. En témoigne le père Millet qui, dans des mises en scène théâtrales accompagnées de chants ininterrompus, suspendait dans sa cabane divers objets auxquels il conférait une charge symbolique explicite : des colliers de porcelaine (ou wampums), des images du roi, du Dauphin et de Jésus, la Bible, un miroir, une étoffe rouge et une carte géographique censée montrer que Dieu avait tout créé. Ce décor baroque, sorte d’autel païen, devait servir à capter l’attention des Iroquois et à marquer leur imaginaire, comme l’ont rappelé plusieurs historiens [32]. Faisant appel à la raison, globes et cartes géographiques sont ainsi des vecteurs qui permettent de communiquer un message chrétien. Ils sont aussi de puissants objets symboliques intégrés à l’arsenal de guerre missionnaire.

3

Le feuillet ouest de cette carte est un fac-similé du début du xxe siècle.

Carte ouest : Novae Franciae accurata delineatio, 1657.

Source : Bibliothèque et Archives Canada/e008222454.

Carte est : Novae Franciae accurata delineatio, 1657.

Source : Bibliothèque et Archives Canada/e008222453.

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L’héritage cartographique

Durant tout le xviie siècle, les jésuites n’ont publié que quatre cartes relatives à la Nouvelle-France. Aucune d’elles n’est signée, mais il est possible d’en déterminer les auteurs par la lecture et la comparaison des sources textuelles. La première, intitulée Novae Franciae Accurata Delineatio et attribuée au père Bressani [33], est certainement la plus splendide de toutes, destinée à un public lettré européen qui connaissait le latin (ill. 3). Dans un style ostentatoire incomparable incarnant l’art jésuite et baroque, le cartographe décrit la situation géographique du Canada et met l’accent sur la Huronie, où les jésuites ont oeuvré pendant plusieurs années avant son anéantissement par les Iroquois. Bressani se laisse aller à un débordement d’images pieuses et réalistes intégrées au contenu cartographique. Particulièrement saisissante, la scène du martyre des pères Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant témoigne des immenses difficultés auxquelles faisaient face les jésuites en Amérique. Ici, la carte se veut un objet édifiant, servant à déclencher un sentiment d’émulation, à susciter des rêves glorieux chez les barbares du Canada. Lui-même mutilé, Bressani retourne en Italie après la destruction de la Huronie pour y poursuivre son enseignement et son apostolat. Cette carte lui aurait alors été certainement utile pour convertir les masses paysannes, mais pour une raison inconnue (un cas de censure ?), elle semble ne jamais avoir été diffusée [34].

Quelques années plus tard, l’historien jésuite François Du Creux publie une histoire du Canada dans laquelle figure une carte décrivant le réseau hydrographique entre le fleuve Saint-Laurent et la baie d’Hudson (ill. 4). Cette esquisse cartographique n’a pas l’aspect fini de la carte de Bressani, se rapprochant des croquis produits sur le terrain après des enquêtes auprès des Amérindiens et des coureurs des bois. Adaptation du « griffonnage » envoyé par le père Druillettes, elle présente un vaste territoire vierge de toute présence chrétienne, ce qui devait susciter des espoirs de conversions nombreuses, comme l’avaient constaté les pères Druillettes et Dablon en se rendant jusqu’à la ligne de partage des eaux. Outre l’intérêt strictement apostolique, on perçoit rapidement l’intérêt commercial et géostratégique de ces régions nordiques qui constituent non seulement un véritable réservoir de pelleteries mais aussi une entrée probable vers le Pacifique.

4

Tabula Novae Franciae, anno 1660, dans François Du Creux, Historiae Canadensis seu Novae-Franciae, Paris, Sébastien Cramoisy et Sébastien Mabre-Cramoisy, 1664. BAnQ, collections patrimoniales (RES/AD/157). Num.

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Publiée dans la Relation de 1664 et 1665, une troisième représentation souligne l’importance géostratégique de la rivière Richelieu, principale voie de communication entre l’Iroquoisie et la vallée du Saint-Laurent (ill. 5). On y voit, à grande échelle, les trois forts alors construits pour protéger la colonie des incursions iroquoises. Selon l’auteur de la Relation, un quatrième fort est même projeté plus avant en pays iroquois, endroit d’où les Français pourraient « faire des sorties continuelles sur les ennemis, s’ils ne se rendent à la raison ». Cette chaîne de fortifications est l’oeuvre des hommes du régiment Carignan-Salières envoyé au Canada en 1665 pour envahir l’Iroquoisie. Pendant plusieurs années, les jésuites avaient réclamé haut et fort une intervention du roi pour dompter l’Iroquois, comme jadis les Romains avaient dompté les peuples barbares. Les flatteries des rédacteurs jésuites sont sans équivoque : « Jamais la Nouvelle France ne cessera de bénir nostre grand Monarque, d’avoir entrepris de luy rendre la vie, & de la tirer des feux des Iroquois [35]. » Dans leur optique, présences française, chrétienne et jésuite ne font qu’un pour assurer la survie de la colonie et réussir à bâtir un « grand empire chrestien » en Amérique. Si l’une des composantes cède, tout s’écroule, d’où les appels incessants faits au roi.

5

[en haut] Plans des forts faicts par le Regiment Carignan Salieres sur la riviere de Richelieu dicte autrement des Iroquois, en la Nouvelle France, dans François Le Mercier, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France, és années 1664 & 1665, Paris, Sébastien Cramoisy et Sébastien Mabre-Cramoisy, 1666. BAnQ, collections patrimoniales (971.021 R382re 1666 BMRA). Num.

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Cette alliance nécessaire des pouvoirs religieux et temporel se manifeste également dans une autre carte du lac Supérieur publiée en 1672, puis en 1673 (ill. 6). Cette carte, l’une des mieux réussies de tout le xviie siècle, décrit les missions jésuites établies au confluent des lacs Supérieur, Michigan et Huron. La région est désormais appelée « pays des Outaouais », en référence au groupe algonquin qui est devenu le principal partenaire commercial des Français depuis la destruction de la Huronie. Sans doute l’oeuvre des pères jésuites Dablon et Allouez, qui ont fréquenté ces régions pendant plusieurs années, la carte indique les deux principaux postes français : Michillimackinac et Sainte-Marie-du-Sault. Tous deux sont placés stratégiquement au coeur des Grands Lacs, de plus en plus fréquentés par les marchands du Canada qui trafiquent dans les parages. La carte situe aussi la mission Saint-François-Xavier dans la baie des Puants (Green Bay), principal avant-poste de l’expansion française avant la découverte du Mississippi par Jolliet et Marquette. Le rédacteur jésuite prend soin de préciser que cette carte permet

non seulement [de] distinguer les lieux, où la foy est publiée par l’établissement des missions ; mais aussi parce que le roy, en ayant pris tout fraischement possession, […] ; il a mis tous ces peuples sous la protection de la croix, avant que de les prendre sous la sienne, & n’a pas voulu y arborer ses armes, qu’apres y avoir planté celles de Jesus-Christ […]. Par un coup d’oeil qu’on peut jetter sur la topographie des lacs, & des terres, sur lesquelles sont établis la pluspart des peuples de ces quartiers, on aura plus de lumiere sur toutes ces missions, que par de longs discours qu’on en pourroit faire [36].

6

[en bas] [Claude Allouez et Claude Dablon], Lac Superieur et autres lieux où sont les missions des Pères de la Compagnie de Jésus comprises sous le nom d’Outaouacs, dans Claude Dablon, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable aux missions des pères de la Compagnie de Jésus en la Nouvelle France, les années 1671 et 1672, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1673. BAnQ, collections patrimoniales (RES AF 50 1673). Num.

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Par cette carte d’une grande précision, où les deux pères « n’ont rien voulu mettre que ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux », ils démontrent à leurs lecteurs (et commanditaires) qu’ils connaissent bien les endroits fréquentés par leurs ouailles, qu’ils maîtrisent le territoire. On peut en deviner toute l’utilité dans l’optique d’une planification géostratégique de la guerre contre l’idolâtrie. Affirmant haut et fort la présence jésuite dans ces contrées lointaines, les religieux souhaitent en quelque sorte y établir leur chasse gardée, une nouvelle Huronie transformée en pays des Outaouais, clé de voûte pressentie de l’empire français et chrétien en Amérique, axe central par où doivent passer explorateurs, commerçants et Amérindiens. Si le représentant du roi (Daumont de Saint-Lusson) a officiellement pris possession des lieux, les jésuites prennent bien soin de rappeler la prépondérance des armes du Christ sur celles du roi.

D’ailleurs, ces armes du roi apposées dans le coin supérieur gauche attestent que Sa Majesté est le véritable destinataire de cette carte et du message qu’elle veut livrer. En la publiant, les jésuites veulent également démontrer qu’ils ont la caution du roi dans leurs actions. Véhiculant un savoir géographique neuf, la carte est un objet de rhétorique qui permet aux jésuites d’acquérir du prestige auprès d’éventuels bienfaiteurs et surtout auprès du roi, étape cruciale à une époque post-tridentine où les ordres religieux se font une concurrence musclée [37].

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Arme de séduction envers les autochtones, envers le roi et envers les lecteurs ; voilà probablement ce qui unifie tous les aspects du savoir géographique traités dans cet article. Pour les missionnaires jésuites, il s’agissait entre autres de bâtir une solide crédibilité, permettant de gagner la confiance des interlocuteurs. Si l’efficacité des stratégies jésuites demeure difficile, voire impossible à évaluer, cela importe peu, au demeurant. Il convient plutôt de sortir du cadre établi par les jésuites et par leurs contestataires pour mieux cerner les savoirs créés, transmis et reçus de part et d’autre, pour mieux circonscrire les stratégies mises en oeuvre et les finalités visées. Comment les Amérindiens ont-ils vraiment reçu la géographie et la conception du monde transmises par les jésuites ? Voilà une question complémentaire qui mérite aussi d’être examinée, malgré la difficulté d’interprétation des sources européocentristes.

Les missionnaires jésuites ont cartographié l’Amérique à une époque charnière où il n’y avait pas encore de cartographes professionnels dans la colonie et où le savoir géographique n’était pas encore institutionnalisé. Dans les années 1680, la colonie a vu l’État prendre en charge la production du savoir cartographique [38], ce qui n’a pas pour autant mis un terme aux activités cartographiques des jésuites, au contraire [39]. La disparition des Relations après 1673 a signifié un appauvrissement des sources disponibles, mais non pas une cessation des pratiques. On peut supposer, en effet, que ces activités se sont intensifiées, étant donné le rôle crucial des missionnaires qui ont tâché de maintenir les Amérindiens dans leur attachement à la foi catholique tout en conservant leur allégeance à la Couronne française [40]. C’est donc en toute logique que leur savoir-faire a été mis à contribution par l’État pour cartographier les marges d’un empire de plus en plus convoité par un ennemi qui resserrait son étau sur la Nouvelle-France.