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La citoyenneté industrielle a été un concept porteur, après la Seconde Guerre mondiale, dans le domaine tant des relations industrielles et de la sociologie des relations professionnelles que du droit du travail. Depuis les bouleversements suscités par la mondialisation, il faut revoir ce concept qui n’est plus adapté aux modifications actuelles du monde du travail. Cette réflexion sur la citoyenneté au travail a été amorcée au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT).

Michel Coutu, coordonnateur du Groupe d’études sur le droit du travail du CRIMT et professeur titulaire à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, ainsi que Gregor Murray, directeur du CRIMT, également professeur titulaire à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, ont dirigé cet ouvrage collectif auquel ont contribué des experts d’horizons disciplinaires et géographiques variés. Cet ouvrage est le premier à paraître dans la collection « Travail et emploi à l’ère de la mondialisation ».

Les seize chapitres de l’ouvrage revisitent la signification contemporaine de la citoyenneté au travail. Selon des perspectives diversifiées, chaque auteur contribue à faire un état des lieux des droits du travail et de la démocratie dans les milieux de travail. Cet ouvrage s’adresse aux spécialistes des relations de travail, désireux de comprendre les bouleversements qui sont survenus dans les rapports de travail et l’inévitable remise en cause des modèles traditionnels qui structuraient ces derniers. Coutu et Murray diront ceci :

L’expression d’un large spectre d’identités individuelles et collectives sur le plan socioprofessionnel, l’introduction de nouveaux modèles organisationnels de production de biens et services et la mondialisation croissante des relations économiques et sociales ouvrent ainsi un vaste espace de recherche visant à redéfinir adéquatement la citoyenneté au travail dans le contexte de la mondialisation[1].

Chacun des auteurs s’attaque donc à ce champ de recherche, afin d’en décortiquer la problématique et de mettre en relief des pistes de solution qui redéfiniraient de manière plus appropriée la citoyenneté au travail.

L’ouvrage comprend une préface et une présentation des textes par les deux codirecteurs. La première partie pose la question de la désuétude du concept de citoyenneté industrielle. Elle comprend cinq textes, dont celui de Harry W. Arthurs qui avait, dans un article célèbre paru en 1967, affirmé que le Canada était prêt à relever le défi de la citoyenneté industrielle. Pour Arthurs, les changements technologiques, la mondialisation, la crise de l’État-providence et même la constitutionnalisation de certains droits individuels ont contribué au déclin de ce concept.

Ensuite, Ron McCallum réfléchit à une voie alternative concernant les relations de travail en Australie, où le travail atypique prend des proportions inquiétantes. Il sépare d’abord le concept en deux finalités, soit l’atteinte d’un idéal et un instrument de connaissance des relations industrielles. Il oppose ensuite la citoyenneté sociale à la citoyenneté globale. Enfin, il encourage de nouveaux mécanismes de consultation qui tiendraient compte des travailleurs atypiques.

Martine Le Friant et Antoine Jeammaud abordent la question dans la perspective du droit français. Bien que les lois Auroux aient reconnu des droits de citoyenneté aux travailleurs, ils considèrent que cela ne fait pas de la France une démocratie industrielle. Selon eux, l’idée de citoyenneté de l’entreprise est un « détournement de langage ».

Les deux textes qui complètent la première partie s’intéressent à la relation entre la citoyenneté au travail et la crise de l’État social. Matthieu de Nanteuil-Miribel décrit, dans une perspective philosophique, les perceptions de la citoyenneté et du travail chez les Grecs de l’Antiquité. Il rappelle que la citoyenneté est une exigence, avant d’être un état de fait. Il s’inspire de la pensée de Heidegger, Arendt, Habermas, Taylor et Honneth et invite à repenser la régulation des échanges économiques et le maintien de l’État social. Pour sa part, Michel Coutu se demande s’il y a un lien entre la crise de l’État social, qui touche négativement la citoyenneté au travail, et l’avènement d’une plus grande reconnaissance des droits individuels reconnus dans les chartes, dans le contexte des relations de travail. Selon lui, il n’y a pas un lien de cause à effet. La « nouvelle légalité » peut, selon le cas, servir l’État social ou favoriser un plus grand individualisme.

La deuxième partie décortique certaines particularités de la citoyenneté au travail. Ces analyses permettent de mieux circonscrire ce qui contribue à transformer ce concept. Christian Thuderoz traite de la citoyenneté de l’entreprise. Il pose d’emblée l’impossibilité d’une réelle citoyenneté, compte tenu du rapport de subordination. Il met en lumière l’« éthicisation » de l’activité de production en rapport avec l’individualisation de la société.

Sylvie Morel critique l’analyse économique néoclassique, en l’opposant au courant institutionnaliste de Commons. Cette auteure fait un parallèle entre le discours de Commons, qui est en rupture avec l’idéologie économique dominante, et l’analyse de genre, qui est en rupture avec la théorie classique des sciences sociales. La suite de son article se fonde sur une critique féministe de la notion de citoyenneté. Elle propose l’approche pluraliste qui appréhende la citoyenneté en fonction d’une division sexuée du travail. Pour sa part, Christian Brunelle, explique comment le droit à la dignité est passé de valeur interprétative à une norme intégrée au droit positif. Cette évolution est conforme à la pensée de Kant qui affirmait que l’être humain ne doit jamais être traité comme un moyen, mais toujours comme une fin en soi. Brunelle souligne le potentiel de ce droit pour garantir la citoyenneté au travail, malgré les contours flous du concept de dignité.

De son côté, Alain Vinet met en évidence des facteurs qui mènent à l’épuisement professionnel. Il explicite ainsi une conséquence désastreuse de la course effrénée à la concurrence, qui justifie les actions des gestionnaires qui cherchent toujours à mettre davantage la pression sur leurs travailleurs. Il déplore ces pratiques en rappelant que nos connaissances nous permettraient de gérer les ressources humaines de façon mieux appropriée. Arnulfo Arteaga Garcia analyse quatre secteurs de l’économie mexicaine. Il fait état des modifications du secteur manufacturier, du secteur informel, des travailleurs migrants aux États-Unis et du secteur des nouvelles technologies. Il croit qu’une meilleure articulation des revendications des travailleurs du Sud et du Nord, par l’entremise de ce qu’il appelle la « citoyenneté globale », offrirait une solution aux travailleurs mexicains devant les dérives de la mondialisation.

L’évolution du concept de citoyenneté au travail est l’objet de réflexion de la troisième et dernière partie de cet ouvrage. Arthurs réitère le déclin du concept, mais tout en soutenant que les entreprises ont intérêt à offrir des conditions de travail qui créent de la stabilité sur le plan social et politique. Les mouvements sociaux leur rappellent d’ailleurs cette exigence. Françoise Carré, pour sa part, pose son regard sur la prolifération des emplois atypiques et sur les structures de protection qui ne répondent pas aux besoins des travailleurs qui occupent ces emplois. Elle favorise le concept du travail décent et suggère que la citoyenneté au travail passe par des politiques publiques qui actualisent ce concept.

Stéphanie Bernstein pose la question du sujet et du lieu de la citoyenneté au travail. Pour elle, ce concept doit maintenant être universaliste et reposer sur les droits fondamentaux reconnus par le droit international. Elle propose ce virage à la suite du constat que notre perspective classique, de la citoyenneté industrielle, est fondée sur un modèle traditionnel de l’emploi qui crée de l’exclusion. Judy Fudge considère aussi que ce concept n’est plus adapté, car il était lié complètement à l’État social interventionniste. Elle propose dès lors deux possibilités : une qui réduirait la citoyenneté industrielle davantage, la citoyenneté marchande, ou encore l’autre, la citoyenneté au travail, qui engloberait toutes les formes du travail.

Michel Coutu et Gregor Murray concluent l’ouvrage en faisant une synthèse des perspectives. Ils dressent le bilan des facteurs qui ont affaibli l’effectivité de ce concept ; cependant, ils rappellent que ce dernier est toujours un outil d’analyse précieux pour décortiquer les rapports de travail et qu’il demeure un idéal, afin que la force de travail ne soit pas considérée comme une marchandise mais comme une oeuvre créatrice portée par des citoyens au travail.

Cet ouvrage permet de saisir l’évolution du concept de citoyenneté au travail sous de multiples facettes. L’approche multidisciplinaire enrichit la perspective et crée des liens donnant de la texture et de l’envergure aux propos. La multiplicité des points de vue (sociologique, juridique, politique, philosophique, historique) permet de mieux appréhender la complexité du problème et de mettre en commun les connaissances propres à ces disciplines.

Le juriste perdra parfois ses repères habituels dans cet univers foisonnant et complexe, tandis que certaines subtilités du discours pourront lui échapper. Cependant, sa compréhension du phénomène sera plus riche de sens que s’il l’abordait en fonction des seuls paradigmes de sa discipline. Tous ces experts portent un regard croisé sur un même objet de recherche et nourrissent mutuellement leur compréhension du phénomène. Lemay et Prud’homme rappellent que les chercheurs qui s’engagent dans cette voie sont « d’un type nouveau capable d’unir au lieu de séparer, de conjoindre enfin ce que le xxe siècle a tant enseigné en disjonction : le savant et le politique, la quête d’objectivité et la normativité, la science et l’incontournable jugement de valeur épistémologique[2] ».

Nous partageons ce point de vue. De tels ouvrages contribuent à mettre en avant des pistes de solution qui s’ancrent davantage dans le réel. Le décloisonnement du savoir sur le thème de la citoyenneté au travail permet de tenir compte d’une multitude de facteurs qui, à travers le prisme d’une seule discipline, pourraient demeurer dans l’obscurité.