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Pour l’éducation des enfants, […] l’exemple de Lycurgue nous fait bien voir que Numa ne se distingue en rien du premier législateur venu. Il abandonne l’éducation aux désirs ou aux besoins des pères […] Comme si les enfants ne devaient pas dès l’origine être dirigés vers un but unique et façonnés moralement en conséquence ! Comme s’ils étaient pareils aux passagers d’un navire qui se sont embarqués avec des besoins et des projets différents, et ne s’unissent dans l’intérêt général qu’en cas de danger, parce qu’ils craignent pour eux-mêmes, tandis que le reste du temps, chacun ne songe qu’à ses intérêts ! On ne peut pas en vouloir aux législateurs ordinaires, qui ont négligé ces points par ignorance ou par faiblesse […]

Les dispositions si belles et si justes [que Numa] avait prises ne durèrent pas un instant, car elles n’avaient pas pour les maintenir, le lien de l’éducation[1].

Il n’est pas, en effet, de discussion de droit qui puisse se résoudre autrement que par la définition, la qualification ou la conjecture. Mais ceux qui instruisent les jeunes gens ignorants ne jugeront pas inutile de recourir tout d’abord à une méthode un peu plus développée, et si la ligne suivie n’est pas très droite au début, elle sera cependant plus facile et plus dégagée.

Qu’ils apprennent donc, avant tout, qu’il y a quatre moyens à considérer en premier lieu, dans toutes les causes, quand on va plaider[2].

Aujourd’hui presque oublié, comme Plutarque (46-125) d’ailleurs, Quintilien (~30-~95) était connu d’à peu près tous les enseignants européens jusqu’au xxe siècle. Ces deux hommes, Quintilien, un Ibère jurisconsulte et maître de rhétorique, et Plutarque, un Grec philosophe et historien, sont probablement les deux plus grands ambassadeurs de la civilisation gréco-romaine auprès de l’Occident. Ce sont eux qui ont fourni la manière et la matière d’une bonne part de l’éducation humaniste et qui ont transformé les barbares germains, celtes et slaves en Européens. Et qu’ils aient tous deux autant insisté sur l’importance de la loi pour l’éducation et de l’éducation pour la loi nous rappelle que, aux sources de la tradition occidentale, le droit et l’enseignement étaient intrinsèquement liés : la loi menait à la connaissance et la connaissance menait à la loi[3].

Il est donc surprenant de voir à quel point, de nos jours, il n’y a plus de lien évident entre la justice[4] et l’école ou entre le droit et la pédagogie[5]. Si encore à l’époque de Cicéron l’apprentissage de la lecture se faisait avec la Loi des Douze Tables (le premier code de lois romain) et que Rabelais, plusieurs siècles plus tard, conseillait toujours d’apprendre par coeur « les beaux textes du droit civil », il ne nous viendrait pas à l’esprit, aujourd’hui, de faire apprendre la lecture aux enfants avec le Code civil du Québec[6], le texte de la Loi constitutionnelle de 1982[7] ou encore avec des classiques de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. Pourtant, le droit et la pédagogie sont unis par des liens très forts qui devraient intéresser les chercheurs dans les deux disciplines. Notre article a pour objet d’explorer ces liens et ainsi de définir un nouveau domaine de recherche, car, soyons clair et direct dès le départ, le domaine de recherche « droit et pédagogie » n’existe pas.

Par domaine de recherche, nous entendons l’étude d’un objet particulier. Il ne s’agit donc pas de présenter une nouvelle discipline, avec ses méthodes et outils particuliers, mais de proposer une nouvelle organisation du savoir déjà constitué dans plusieurs disciplines, en particulier, mais pas exclusivement, le droit et la pédagogie, pour en dégager de nouvelles connaissances et orienter la recherche sur de nouvelles pistes. Dans le cas qui nous intéresse, cet objet d’étude particulier, ce sont les liens qui unissent l’école et la justice, deux institutions publiques dont l’action a pour but d’éduquer, c’est-à-dire de transformer les comportements, attitudes ou croyances des individus[8].

Au Québec, quelques travaux ont abordé plus ou moins directement le sujet, et certaines études pourraient nous guider, mais il n’existe rien qui définirait un véritable domaine de recherche. Oui, il y a eu des recueils et des traités de « droit scolaire »[9], qui se sont surtout intéressés aux relations entre les écoles, les syndicats, les commissions scolaires, le gouvernement, mais sans véritable souci pour la pédagogie. Oui, quelques publications se sont intéressées à la loi et à l’école, comme les textes de Lucien Morin[10], Linda Lavoie[11], Denis Jeffrey[12] et peut-être plus encore de Violaine Lemay[13], qui peuvent être considérés comme des précurseurs. Cependant, le domaine de recherche « droit et pédagogie », tout comme le domaine « droit et littérature » et peut-être pour les mêmes raisons[14], n’existe pas au Québec (le domaine « droit et pédagogie » n’existe nulle part ailleurs non plus ; malgré une profusion de publications, particulièrement anglo-saxonnes, sur le « droit de l’éducation » et le « droit scolaire », rien ne ressemble à une organisation de recherches qui s’articuleraient autour des liens réciproques qu’entretiennent la justice et l’école[15]).

L’objet de notre article n’est pas d’expliquer cet état des choses (ce qui pourrait d’ailleurs faire l’objet d’un autre travail) ; nous voulons plutôt proposer une définition, ou, à tout le moins, une exploration, de ce que pourrait être le domaine « droit et pédagogie ». Nous présenterons ensuite, et cela constituera une importante partie de notre article, un résumé et une critique du seul ouvrage québécois à se réclamer ouvertement d’une approche à la fois juridique et pédagogique : Évaluation scolaire et justice sociale[16], de Violaine Lemay. Nous lui devons, en ce sens, beaucoup, car elle est la véritable pionnière du domaine dont nous tentons ici d’établir les contours.

Cependant, avant toute chose, il faut expliquer pourquoi nous avons choisi de parler de « droit et pédagogie » et non de « droit et éducation », même si cette dernière dénomination nous semblait intuitivement plus attirante. La raison est que nous ne nous intéressons pas à toute l’éducation, mais à une partie bien précise de l’éducation : l’éducation institutionnelle. Voilà pourquoi nous voulons étudier les mécanismes plus collectifs et conscients de l’éducation, c’est-à-dire l’éducation organisée par l’État, par opposition à l’éducation familiale ou à celle qui est plus diffuse du milieu (à travers les médias ou les amis, par exemple). En effet, même si la frontière entre le milieu et l’enseignement organisé n’est pas toujours très nette, comme c’est le cas dans la cour d’école, il n’en reste pas moins que l’école est le principal lieu, mais pas le seul, comme nous le verrons, d’un certain type d’éducation qui repose sur le travail d’employés ou de professionnels, chargés de transmettre un contenu culturel défini par les pouvoirs politiques.

C’est donc la pédagogie, comprise comme pratique et discours sur l’éducation organisée, qui nous intéresse, et non toute l’éducation. Et nous nous penchons sur les liens qu’entretiennent la pédagogie et le droit, compris comme discours juridique ou portant sur les phénomènes juridiques. Il s’agit là de définitions très larges, mais elles ont l’avantage de ne pas limiter indûment le domaine de recherche, alors que nous tentons encore d’en esquisser les grandes lignes.

L’école est devenue un instrument de l’État, comme l’a toujours été le système de justice. Et ils participent tous deux, au sens large, au gouvernement de la société, c’est-à-dire à « la capacité de certains groupes ou de certains individus (les gouvernants) de diriger la vie en société, d’orienter les comportements de l’ensemble des membres de cette société, de promulguer des règles qui s’appliquent à tous et de pouvoir les faire respecter[17] ». Dit plus laconiquement : la loi et l’école sont des outils politiques qui ont pour fonction d’organiser la vie en société, notamment en prévenant et en punissant les actes contraires à ses valeurs fondamentales ou simplement nuisibles à ses intérêts économiques[18]. Il semble donc indiqué, à tout le moins pour avoir une vision cohérente de l’action de l’État, d’étudier ensemble les deux institutions. Ce faisant, nous pourrions attirer l’attention sur l’une des fonctions du droit, l’édification des citoyens, malheureusement souvent étouffée par les raffinements du vocabulaire et des techniques juridiques. Nous pourrions aussi réaliser comment et jusqu’à quel point notre système d’éducation sert des fins de politique sociale, trop souvent occultées par un discours pédagogique orienté vers le développement psychologique de la personne.

Une définition du domaine de recherche « droit et pédagogie »

Puisque le domaine de recherche « droit et pédagogie » reste à inventer, il faudra le définir en le comparant à d’autres. Le domaine « droit et littérature » a retenu notre attention, car il s’agit d’un domaine de recherche, relativement nouveau, qui se trouve lui aussi à conjuguer des savoirs issus de deux disciplines pour les appliquer à un objet spécifique : les liens qui unissent le droit et la littérature. Voici comment François Ost, pionnier du domaine dans le monde francophone, en présentait les grandes approches :

Les études communément rangées sous l’appellation générale « droit et littérature » (aux États-Unis, Law and Literature) peuvent, en réalité, revêtir des formes assez diverses qu’il est possible de regrouper en trois courants distincts. À côté du droit de la littérature qui étudie la manière dont la loi et la jurisprudence traitent les phénomènes d’écriture littéraire, on distingue le droit comme littérature, qui aborde le discours juridique avec les méthodes de l’analyse littéraire […] et enfin le droit dans la littérature […] qui se penche sur la manière dont la littérature traite des questions de justice et de pouvoir sous-jacentes à l’ordre juridique[19].

Nous emprunterons ici ce découpage, qui met en relation, selon des modalités différentes, les deux objets que nous voulons étudier, pour définir trois grandes approches grâce auxquelles la recherche dans le domaine « droit et pédagogie » pourrait s’organiser : le droit de la pédagogie, le droit comme pédagogie et le droit dans la pédagogie.

1 Le droit de la pédagogie

Pour le juriste, les liens les plus évidents entre le droit et la pédagogie se trouvent dans les lois qui traitent de l’école ou qui s’appliquent à cette dernière. De la Loi sur l’instruction publique[20] aux conventions collectives des enseignants, en passant par la Loi sur la protection de la jeunesse[21], il y a toute une série de lois et de règlements qui encadrent l’action de l’école et des enseignants. On peut aborder le droit de la pédagogie selon deux prismes : celui des institutions, le droit de l’enseignement scolaire, et celui des enseignants, le droit du travail en contexte scolaire. Deux auteurs canadiens[22] proposaient de découper autrement la législation sur l’éducation, en distinguant entre les lois particulières au milieu, comme la Loi sur l’instruction publique[23], et les lois générales pouvant s’appliquer en contexte scolaire, comme le Code du travail[24] ou la Charte des droits et libertés de la personne[25]. Si ce découpage a l’avantage d’être théoriquement intéressant, car il ne laisse aucun vide, une loi étant particulière ou non, nous voulons pour l’instant coller davantage aux travaux existants.

Peu importe le découpage retenu, le droit de la pédagogie est généralement une description de l’état du droit. Toutefois, malgré cette perspective positiviste orientée vers la pratique, le droit de la pédagogie ne semble pas toucher les enseignants et paraît s’adresser davantage aux avocats qui travaillent dans le domaine ou aux étudiants des cycles supérieures : un bien petit public qui ne se renouvelle pas souvent. Peut-être que cela explique le peu d’ouvrages sur le sujet et leur âge[26]. Pour la plupart des enseignants, les règles qu’il est important de connaître se trouvent dans les conventions collectives et les programmes scolaires, et ils sont souvent intimidés, comme la plupart des non-juristes d’ailleurs, par les textes plus explicitement juridiques. Ainsi les quelques ouvrages de chercheurs québécois en droit de la pédagogie sont-ils ignorés et des enseignants et de leurs formateurs (en effet, il y a très peu d’expertise juridique dans les facultés d’éducation, contrairement à l’expertise psychologique).

1.1 Le droit de l’enseignement scolaire

Nous préférons le terme de « droit scolaire » à droit de l’éducation, parce qu’il est plus précis. Il comprendra l’ensemble des principes et règles juridiques qui gouverne la mission éducative de l’école, mais ne s’intéresse pas à l’éducation en général. L’école n’est pas qu’un lieu où l’on éduque ; c’est aussi le lieu par excellence où l’on enseigne, où l’on instruit, où l’on transmet une culture[27].

Le droit de l’enseignement scolaire est principalement le droit de l’école en tant qu’institution. Cette branche du droit porte sur les relations qu’entretient l’école avec les autres institutions, comme les ministères, le Greffe des tribunaux d’arbitrage du secteur de l’éducation, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse ou encore les associations professionnelles et syndicales. Pour cette raison, le droit de l’enseignement scolaire pourrait aussi être considéré comme une branche du droit administratif.

Bien que le droit de l’enseignement scolaire soit principalement consacré à la description de l’état du droit positif, la critique n’en est pas absente. Par exemple, dans l’ouvrage collectif dirigé par Andrée Lajoie et Michelle Gamache, Droit de l’enseignement supérieur[28], les auteurs cherchent à mettre en évidence toutes les sources de droit touchant à l’enseignement supérieur, des accords internationaux aux conventions collectives, en passant par la Constitution. Cette synthèse leur permet de mettre au jour plusieurs incohérences dans la gestion des universités, en particulier en ce qui concerne leur statut d’organisme privé[29].

1.2 Le droit du travail en milieu scolaire

In today’s schools, the teacher is required to act not only as a parent, but also as a police officer, social worker, and professional educator. It is no wonder that many teachers are confused and frustrated in their present circumstances and in particular with the conflicting signals sent to them by government officials, school administrators, and the courts[30].

C’est probablement dans le droit du travail en milieu scolaire que se retrouvent le plus de causes. Chaque année apporte son lot de litiges entre les enseignants et leurs employeurs. En plus des nombreuses décisions d’arbitre de griefs, il y a aussi une jurisprudence importante sur les antécédents judiciaires des employés qui travaillent en milieu scolaire (en particulier sur le lien entre les infractions commises et l’emploi[31]) et sur ce que Linda Lavoie, avocate spécialisée en droit du travail en milieu scolaire, désigne comme la norme de conduite que les enseignants doivent respecter pour rester dignes de leur emploi. Elle notait en effet que les cours canadiennes, en particulier lorsque des enseignants se voyaient accusés d’actes criminels, leur imposaient une norme de conduite plus exigeante qu’à n’importe quel autre corps de métier ou profession[32].

Afin d’aider les enseignants à connaître les droits et devoirs liés à leur profession, plusieurs systèmes scolaires ont fait paraître des guides juridiques pour l’enseignant. Un exemple relativement récent est un ouvrage ontarien, Teachers and the Law[33], qui, en analysant les différents rôles que doivent remplir les enseignants, fait un inventaire des lois pouvant toucher les enseignants, de la Charte des droits et libertés de la personne à la Loi sur les jeunes contrevenants[34], en passant par les lois sur l’instruction publique des différentes provinces.

2 Le droit comme pédagogie

Cette lisible leçon, ce recodage rituel [du châtiment], il faut les répéter aussi souvent que possible ; que les châtiments soient une école plutôt qu’une fête ; un livre toujours ouvert plutôt qu’une cérémonie. La durée qui rend le châtiment efficace pour le coupable est utile aussi pour les spectateurs […] Il faudrait que dans les lieux où [la peine] s’exécute les enfants puissent venir ; ils y feraient leurs classes civiques[35].

En tant que discours sur l’être humain, la loi rend explicite ce qui est attendu de lui, elle lui offre un modèle, une norme et parfois un idéal. Quand les juristes, en vertu de l’ancien Code civil du Bas Canada, discutaient des droits et obligations civils des justiciables, ils le faisaient avec en tête la référence du « bon père de famille[36] », qui servait d’étalon du jugement. Cette conception de l’être humain va parfois à l’encontre des conclusions des sciences, par exemple : pour la loi, la personne majeure est réputée être en mesure de faire des choix « libres et éclairés », alors que cela n’a rien d’évident pour la psychanalyse, qui postule qu’une bonne part de nos choix sont le résultat de l’activité inconsciente de l’esprit, non plus que pour la sociologie féministe ou marxiste, qui s’articulent pour une bonne part autour du concept d’aliénation, ou encore pour la neurologie, pour qui la conscience, et plus largement l’activité intellectuelle, est le résultat d’une série de réactions électrochimiques. Si le discours de la loi subit l’influence de la science, il n’est pas lui-même discours scientifique. Bien que le législateur puisse s’appuyer sur des connaissances scientifiques, les décisions qu’il prend en légiférant sont politiques : la loi cherche à arbitrer les intérêts des individus entre eux et avec les institutions et non à décrire une réalité ou un phénomène, comme c’est le cas pour le discours scientifique.

On peut distinguer deux approches dans l’étude du droit comme pédagogie : l’étude du droit en tant que discipline scolaire et la manière dont la justice éduque les justiciables, ce que nous appellerons la « pédagogie judiciaire ».

2.1 Le droit en tant que discipline scolaire

Nous l’avons souligné en introduction, le droit a longtemps été une discipline scolaire et le contenu juridique, particulièrement chez les Romains, avait une place de choix dans l’enseignement. Il n’est ainsi pas étonnant que la première université occidentale, l’Université de Bologne, ait été créée autour de la faculté de droit, romain d’abord puis canon, et que l’Université Laval, lors « de sa fondation, […] décide de modeler sa structure sur celle des universités britanniques [elles-mêmes ayant adopté la structure traditionnelle des universités occidentales]. Elle entend donc créer quatre facultés, soit les facultés de théologie, de droit, de médecine et des arts[37] ». Si l’étude du droit ne fait plus partie aujourd’hui du curriculum des écoles primaires et secondaires, ce domaine reste un des piliers de l’université et, comme une faculté de médecine, une faculté de droit ajoute du prestige à l’université qui la possède.

Au Québec, peu d’auteurs ont fait de l’épistémologie du droit, et les connaissances sur l’enseignement du droit sont très embryonnaires. Par exemple, il n’y a pas de véritable recherche sur la didactique du droit, c’est-à-dire d’étude sur la manière dont la matière est comprise et intégrée par les étudiants afin de permettre un enseignement plus efficace. Les mathématiques, les langues, les sciences ont toutes fait l’objet de recherches didactiques et celles-ci ont grandement influé sur la rédaction des programmes d’études et la création de matériel pédagogique. Rien de tel en droit[38]. Bien sûr, des professeurs de droit ont réfléchi aux problèmes que vivent tous les enseignants et plusieurs ont fait de véritables efforts pour améliorer leur enseignement et favoriser l’apprentissage des étudiants[39]. Toutefois, aucune étude scientifique ne s’est penchée sur cette question précise du rapport de l’étudiant en droit au savoir juridique.

Un ouvrage récent a cependant amené une première pierre à l’édifice d’une étude du droit comme discipline scolaire. Il s’agit de la monographie de Sylvio Normand sur l’histoire de la Faculté de droit de l’Université Laval[40]. Loin des clichés qui teintent souvent l’histoire des institutions, en particulier quand l’auteur en fait partie, Sylvio Normand s’est donné un mandat difficile en cherchant « à comprendre le rôle joué par une faculté de droit dans le façonnement des manières de penser et de faire des juristes[41] ». Il n’entreprend pas ainsi une célébration de la Faculté de droit de l’Université Laval, mais il s’en sert pour faire une étude de cas dans un travail d’histoire de la culture juridique.

Cet ouvrage permet de mieux comprendre la dynamique qui anime le milieu juridique, car quiconque s’intéresse à l’histoire d’une faculté de droit, doit aussi étudier les institutions avec lesquelles elle est en relation. Par exemple, au Québec, l’existence et le rôle d’une faculté de droit ont toujours fait l’objet d’un grand intérêt de la part du barreau, qui a longtemps vu celle-ci à la fois comme un partenaire mais aussi comme un concurrent. Le barreau aura toujours une grande influence sur le contenu et l’organisation des programmes. Dès le milieu du xixe siècle, ses interventions indiquent « une volonté de la part de l’ordre professionnel de marquer, de son emprise, les grandes orientations de l’enseignement du droit[42] ». Cela expliquera en partie l’orientation résolument tournée vers la pratique de l’enseignement du droit, ce qu’ont noté plusieurs études sur la recherche en droit au Canada et au Québec[43].

L’ouvrage de Sylvio Normand, qui ouvre plusieurs perspectives nouvelles pour l’étude de l’histoire du droit au Québec et pour l’étude du droit en tant que discipline scolaire, vient combler un vide. Comme le note lui-même l’auteur, une « carence supplémentaire qui rend difficile la rédaction de l’histoire d’une faculté de droit au Québec vient du peu d’attention portée jusqu’ici à l’histoire des professions juridiques[44] » et plus particulièrement à leur formation, pourrions-nous ajouter.

2.2 La pédagogie judiciaire

Notre droit criminel est également un système de valeurs. La peine qui exprime la réprobation de la société est uniquement le moyen par lequel ces valeurs sont communiquées. En résumé, en plus d’attacher des conséquences négatives aux comportements indésirables, les peines infligées par les tribunaux devraient également être infligées d’une manière propre à enseigner de manière positive la gamme fondamentale des valeurs communes que partagent l’ensemble des Canadiens et des Canadiennes et qui sont exprimées par le Code criminel[45].

La pédagogie judiciaire est probablement la branche la plus négligée du domaine de recherche compte tenu de son potentiel. En effet, tout le discours légal, mais en particulier le discours pénal, est une pédagogie qui propose un modèle du citoyen respectueux des lois, c’est-à-dire, pour reprendre notre définition, une éducation organisée, porteuse d’une intention politique qui non seulement propose une vision du monde et de l’être humain, mais qui peut aussi mener à des actions sur la personne afin de la transformer, elle ou son comportement[46]. Tout le système correctionnel est là pour en témoigner, ainsi que toutes les mesures dissuasives, comme les amendes, ou incitatives, comme les crédits d’impôt, ouvertement adoptées pour transformer les comportements des citoyens.

En effet, de nos jours, il est impossible de contourner l’effet pédagogique du système pénal. Toute discussion sur les fondements du droit de punir doit nécessairement y faire allusion, comme dans l’extrait suivant, du chercheur torontois Mohamad Al-Hakim, à propos de l’aggravation de sentence dans les cas de crimes haineux :

The enhanced punishment associated with hate crimes is an explicit statement made by liberal democratic states that such crimes will not be tolerated. The best way to make such a statement, and to embody the general public’s values and commitments, is to codify it in law. The enhancement for such crimes need not trouble us from the political and legal theoretical point of view since we are able to explain the consistency of punishing for undesirable character traits with liberal commitments[47].

Dans une perspective plus historique que légale, les recherches de Michel Foucault sur la création de la prison moderne sont probablement le meilleur exemple d’une étude de la portée pédagogique du droit. Dans son ouvrage Surveiller et punir[48], Foucault a dû rendre compte de l’ensemble des moyens pris par l’État pour contrôler les comportements des citoyens et discipliner la population. La prison, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, s’insère ainsi dans un mouvement social et politique beaucoup plus large, qu’il désigne comme la formation de « la société disciplinaire ». La discipline, par l’école, l’armée, l’hôpital, la manufacture et bien sûr la prison, a changé le fonctionnement et le type de contrôle du pouvoir :

La discipline « fabrique » des individus ; elle est la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice. Ce n’est pas un pouvoir triomphant qui à partir de son propre excès peut se fier à sa surpuissance ; c’est un pouvoir modeste, soupçonneux, qui fonctionne sur le mode d’une économie calculée, mais permanente. Humbles modalités, procédés mineurs, si on les compare aux rituels majestueux de la souveraineté ou aux grands appareils de l’État. Et ce sont eux justement qui vont peu à peu envahir ces formes majeures, modifier leurs mécanismes et imposer leurs procédures. L’appareil judiciaire n’échappera pas à cette invasion à peine secrète[49].

Ce que Foucault appelle l’« évidence contemporaine de la prison », comme moyen quasi exclusif de punition des crimes, est historiquement associé à l’omniprésence de la discipline et du contrôle dans nos sociétés. Si les questions portent parfois sur la sévérité des peines ou sur la libération conditionnelle, personne ne s’interroge plus sur la prison elle-même, chargée de « discipliner » les délinquants :

[L’]évidence de la prison se fonde aussi sur son rôle, supposé ou exigé, d’appareil à transformer les individus. Comment la prison ne serait-elle pas immédiatement acceptée puisqu’elle ne fait, en enfermant, en redressant, en rendant docile, que reproduire, quitte à les accentuer un peu, tous les mécanismes qu’on trouve dans le corps social ? La prison : une caserne un peu stricte, une école sans indulgence, un sombre atelier, mais, à la limite, rien de qualitativement différent[50].

Plus près de nous, dans un court article sur la vie en prison au Canada entre 1867 et 1900, W.A. Calder décrit les mêmes procédés, car, en plus du fait de punir, le système carcéral canadien, au cours du xixe siècle, s’est mis à vouloir corriger :

The goal of convict reformation was an additional, less influential factor shaping conditions of confinement. To further this goal, a number of rewards for good behaviour were introduces into the system after Confederation. These positive incentives to convict co-operation were prescribed by the Crofton system of penal discipline, a body of theory that was first embraced by central Canadian penal authorities in the 1860s […] Like other institutions, but perhaps to a greater degree, the penitentiary isolated its inhabitants from the outside world. The individual cells, cell blocks, and stone walls that were constructed to prevent escape also limited the flow of outside information and persons into the prison[51].

Se pencher davantage sur l’effet pédagogique du droit serait peut-être un des meilleurs moyens d’explorer ce qui, souvent, reste dans l’ombre de la recherche juridique : ce qui se passe avant la loi, les désirs de contrôle et d’ordre de l’État, et peut-être plus encore ce qui se produit après un jugement (en particulier, les effets des jugements sur le comportement des parties). Nous aurions alors une meilleure idée de l’efficacité de nos cours et, plus généralement, de notre système de justice. Si une partie du travail a déjà été entrepris du côté pénal par la criminologie[52], en particulier l’étude de la récidive et des règles de libération conditionnelle, il n’y a pas encore de traité de « pédagogie carcérale[53] » et tout le côté du droit civil est tout simplement vierge[54].

3 Le droit dans la pédagogie

L’activité de l’enseignant ne découle pas de jugements scientifiques au sens étroit du terme, mais se rapproche par plusieurs aspects des modalités du jugement juridique ; en d’autres mots, comme l’enseignant procède souvent par analogies et que les savoirs pédagogiques qu’il mobilise ont quelque chose à voir avec les savoirs juridiques, le pédagogue est davantage juge que savant[55].

Comment le droit s’intègre-t-il à l’action de l’école ? D’une part, l’école instaure toujours un système de contrôle des comportements qui impose des sanctions en cas d’infraction, reproduisant ainsi, dans une version simplifiée, le système de justice pénale. C’est ainsi qu’il est possible d’étudier la régulation des comportements à l’école dans une perspective juridique. D’autre part, l’école moderne s’est vu attribuer, par l’obligation scolaire et la valorisation des diplômes, un rôle politique de gestion des citoyens. L’école est ainsi un organisme public qui administre des droits, comme celui de pratiquer certains métiers ou d’exercer certaines professions, et son action peut être analysée sous cet angle.

3.1 La régulation des comportements à l’école

La question de la discipline à l’école pose en effet celle, fondamentale, du rapport à la loi : les enfants et les adolescents peuvent-ils, à l’école, expérimenter en grandeur réelle les obligations d’une loi commune pour pouvoir vivre ensemble ? Dès ses origines, l’idée d’une école pour tous contient non seulement l’exigence de l’instruction mais également celle de l’éducation au « vivre ensemble » qu’implique l’idéal républicain[56].

L’école et la classe fonctionnent comme une société miniature, avec leur propre système de justice. Souvent désignée par l’euphémisme « gestion de classe », la discipline est une partie importante de l’activité de l’enseignant. Il initie de cette manière les élèves à la vie sociale telle qu’elle est vécue en dehors du milieu familial, c’est-à-dire comme un ensemble de règles dont l’existence ne dépend pas d’une relation personnelle mais bien d’une relation politique : « L’enseignant est dans la classe le représentant de la loi de l’institution. Cela signifie qu’il ne fait pas la loi, il l’applique. Il aime suffisamment la loi pour rappeler aux élèves que la loi existait avant lui et avant eux, et continuera d’exister après eux[57]. » C’est cette idée qui permet d’affirmer que « [l]a punition s’inscrit dans le lien politique qui lie l’élève à la règle. L’enseignant doit opérer [comme le juge] un décentrement psychologique pour mieux investir sa fonction politique d’autorité[58]. »

Ainsi, l’autorité de l’enseignant est aussi évidente, et en même temps aussi contestable, que l’autorité du juge. Aussi évidente dans une perspective traditionnelle, où l’enseignant est vu comme le dépositaire d’un héritage culturel que les élèves doivent respecter, et aussi contestable dans une perspective postmoderne individualiste, comme dans la pédagogie nouvelle, où l’enseignant est vu comme l’accompagnateur d’une personne autonome en train de se construire. Si le juge n’a pas vécu autant cette crise de l’autorité que l’enseignant, c’est que nos sociétés, malgré les chartes des droits et libertés, ont tout de même toujours reconnu le rôle politique primordial du juge : nous avons besoin d’arbitres pour définir les limites de notre liberté afin que la cohabitation soit possible. En laissant de côté la dimension politique de l’enseignement, en insistant sur la psychologie du développement et sur l’apprentissage des matières, la pédagogie contemporaine s’est enlevé les moyens de concevoir de manière formatrice les règles et les punitions en les remplaçant par des codes de vie et des conséquences :

Quand l’école vise des objectifs d’autonomie, d’autoconscience, d’autorégulation, d’auto-discipline, d’auto-développement, et se délie de la figure transcendante qu’est l’autorité morale et intellectuelle de l’enseignant, il y a risque de dérive dans un psychologisme malsain qui encourage le narcissisme. C’est le rôle de l’enseignant de transmettre des valeurs, des croyances, des savoirs, en somme, un héritage culturel que l’enfant ne maîtrise pas encore […] Il faut cesser de réduire la relation pédagogique à une relation affective et la réinvestir de l’épaisseur intellectuelle et politique qu’elle implique[59].

Si le droit et la pédagogie s’intéressent à la régulation des comportements, ils le font, sauf exception, en vase clos et sans partager, ou très peu et de manière informelle, leur expertise. Le gain pour la pédagogie d’une meilleure connaissance du droit, comme nous venons de le voir, pourrait être de réintégrer la part du politique dans l’action de l’enseignant. Les enseignants pourraient aussi s’inspirer de la démarche des juges quand ils ont à discipliner, car une perspective trop psychologique les paralyse davantage qu’elle ne leur donne d’outils. En effet, la régulation des comportements n’a de sens que lorsqu’elle s’inscrit dans un cadre social. La psychopédagogie, davantage préoccupée par l’individu, si elle peut éclairer sur les conséquences de la discipline sur un élève donné, ne permet pas nécessairement à l’enseignant de comprendre le rôle de la règle dans la vie commune ni d’initier les élèves au mode de régulation des comportements qui règne dans la société en général, c’est-à-dire le droit.

Pour les juristes, le gain qu’il pourrait y avoir à se pencher sur la discipline à l’école est peut-être moins évident, mais tout aussi important. En ayant une meilleure connaissance de la manière dont les justiciables sont amenés à intégrer les règles sociales, les juristes pourraient avoir une meilleure idée de la manière dont la loi est perçue et comprise, ce qui permettrait ainsi d’agir plus efficacement et d’éviter des décisions contre-productives. Car, comme nous l’avons vu plus haut, le droit est aussi une institution d’éducation. Si les juristes ont poursuivi un grand nombre de recherches afin de mieux comprendre le droit, leur matière, il n’est pas possible d’en dire autant en ce qui concerne la compréhension des justiciables, à qui le droit s’adresse. En effet, il y a encore très peu de recherches sur la réception du droit, et elles ne sont pas nécessairement faites dans une perspective pédagogique[60].

3.2 L’école à titre d’administratrice du droit

Quand l’école se voit attribuer [par l’État] la responsabilité d’être la seule ou la principale institution chargée de hiérarchiser les individus afin de les répartir dans la structure sociale, les effets des classements scolaires sont beaucoup plus lourds que dans les cas où d’autres systèmes de formation et de promotion interviennent dans le cours même de la vie professionnelle. Ainsi, les effets inégalitaires des sélections scolaires peuvent être atténués ou compensés par de nouvelles opportunités de formation[61].

Quand un gouvernement décide de mettre l’accent sur la scolarisation, quand sa politique d’embauche est déterminée par la formation scolaire, tout comme ses critères de reconnaissance des professions, quand l’école est obligatoire et qu’il n’y a pas d’autres institutions chargées de la socialisation des citoyens, comme un service civil ou militaire, une religion d’État ou des corporations de métiers recrutant des apprentis, il s’agit là d’une décision politique. Pourquoi les gouvernements occidentaux ont-ils fait ce choix ? Pourquoi le législateur québécois a-t-il décidé que seulement l’école, parmi les autres institutions, aurait « pour mission, dans le respect du principe de l’égalité des chances, d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves, tout en les rendant aptes à entreprendre et à réussir un parcours scolaire[62] » ? Ce n’est pas ici l’endroit pour répondre à ces questions, un article pourrait difficilement suffire à la tâche. Il s’agit pour l’instant simplement de noter que le rôle de l’école, aujourd’hui, est d’abord politique : c’est un outil de gestion de la population qui détermine des droits et des obligations spécifiques.

L’éducation, au sens large, peut être le fruit de l’initiative privée, comme la famille et, jusqu’à un certain point, certains établissements d’enseignement. Cependant, l’obligation scolaire et la reconnaissance officielle des diplômes (d’autant que c’est souvent le gouvernement lui-même qui délivre ces diplômes, comme c’est le cas au Québec pour les diplômes d’études secondaires et d’études collégiales) ne peuvent exister que par une décision politique. Cette dernière fait ainsi passer une partie de l’éducation, l’éducation scolaire, du domaine privé au domaine public et change la nature même de l’école. Elle en fait le lieu de l’adjudication de certains droits et obligations plutôt qu’un lieu simplement destiné à la transmission d’une culture et de valeurs qui reflètent celles des parents (qui ont le désir et les moyens de le permettre à leurs enfants) et qui n’aurait pas de lien formel avec le gouvernement[63]. L’ouvrage de Violaine Lemay que nous analyserons maintenant rend très bien compte des aspects politique et juridique de l’école contemporaine.

3.2.1 Évaluation scolaire et justice sociale[64]

L’ouvrage de Violaine Lemay Évaluation scolaire et justice sociale vient marquer un jalon important dans la constitution du domaine de recherche « droit et pédagogie » en présentant l’école comme administratrice du droit. C’est pourquoi nous y consacrerons le reste de notre article. Lemay est en effet la première, au Québec, à faire explicitement une véritable étude croisée du droit et de la pédagogie.

Dans son ouvrage, Lemay s’intéresse aux liens entre l’évaluation scolaire, telle qu’elle est décrite par les sciences de l’éducation et par les tribunaux, et le grand objectif officiel de l’école moderne : la démocratisation de la société et son corollaire, l’égalité des chances pour tous. Lemay remarque d’abord qu’il y a une controverse dans le milieu de l’éducation et que l’évaluation est conçue tantôt comme « une pratique étrangère à l’enseignement et néfaste pour ce dernier », tantôt comme « un outil inhérent etnécessaire à l’enseignement[65] ». Lemay présente alors les deux positions, soit la première, qu’elle nomme le « discours critique », et la seconde, l’« intuition pragmatique ». Dès le début de sa démonstration, elle place ainsi en opposition les deux discours sur l’évaluation scolaire pour ainsi « tester leur crédibilité respective en cherchant quelque invraisemblance et à entendre les témoins : les chercheurs[66] » avant de les comparer au discours juridique, plutôt pauvre sur ce sujet.

Dans la mesure où l’école joue un rôle très important dans l’administration des politiques de tri social, il semble d’ailleurs fort inquiétant que « le droit puisse se désintéresser complètement de l’évaluation scolaire, alors qu’au vu d’un nombre impressionnant de travaux et de recherches, celle-ci possède une indubitable dimension juridique[67] ». 

3.2.1.1 Le discours critique

Le discours critique de l’évaluation scolaire est largement issu de la recherche sur l’évaluation scolaire, la docimologie, et de la sociologie de l’éducation. Il défend d’abord l’idée que l’évaluation scolaire est un acte arbitraire basé sur un choix subjectif de normes. En effet, ce que les chercheurs ont d’abord voulu vérifier, au début du siècle dernier, c’est la fiabilité des évaluations, comme il est possible de le faire en soumettant la même copie à plusieurs évaluateurs (ou en mettant l’évaluateur dans des contextes différents). Il y a ainsi déjà longtemps que chacun sait, le consensus existe en sciences de l’éducation à ce sujet, qu’il existe « un certain espace discrétionnaire pour l’évaluant […] Pour le chercheur qui tient compte des résultats docimologiques, il ne fait pas de doute que la personnalité de l’évaluant, ses convictions de tout ordre, son affectivité, etc., jouent un rôle majeur dans la détermination de la note[68]. » Tout comme des chercheurs ont observé des variations importantes de la performance de l’évalué « selon [l’]humeur, le contexte, et une foule d’autres facteurs étrangers aux connaissances[69] ». Si l’on ajoute à cela que les notes sont attribuées en fonction du groupe auquel appartient l’évalué (en effet, peu importe la force d’un groupe, le nombre de bonnes et de mauvaises notes est le plus souvent similaire), cela mène à affirmer, selon les tenants du discours critique, que « les habitudes de notation les plus populaires et les plus reconnues des milieux enseignants deviennent subitement très contestables[70] » et ne peuvent pas aspirer à une quelconque objectivité.

S’il en est ainsi, cela veut dire que les chances de réussir, pour un évalué, varient. Et comme le dossier scolaire est le plus grand discriminant pour l’accès aux formations menant aux positions les plus enviables de la société, il s’en suit que « [l]es “droits” des étudiants aussi varient d’un évaluant à l’autre[71] ». Et, rappelle Lemay, c’est un choix politique, et non pédagogique, que de déléguer aux enseignants-évaluateurs le mandat de définir eux-mêmes les normes qu’ils utiliseront.

Il faudrait alors se demander, continue l’auteure, quels sont les critères qui sont effectivement utilisés par les évaluateurs pour faire la différence entre les bons et les mauvais étudiants. Elle fait ainsi entrer en scène tout un mouvement de la sociologie française qui s’est attaché à dénoncer l’évaluation scolaire qui fait de l’école le lieu de la reproduction sociale (favorisant les étudiants des milieux socioéconomiques favorisés) dans la foulée des travaux de spécialistes, notamment, Bourdieu, Passeron, Beaudelot :

Généralement, ces auteurs soulignent donc aussi une conception inadéquate de l’exercice d’évaluation par ceux qui s’y livrent. Une telle situation permettrait ultimement à l’école de faire – à travers l’inconscience de ses mandataires – des choix politiques condamnables au vu des valeurs les plus reconnues de nos sociétés. En d’autres termes, d’exercer l’autorité de tri social en contrevenant à nos chartes[72].

Devant ce constat, le discours critique hésite entre une critique modérée, demandant avant tout une meilleure formation des enseignants concernant l’évaluation, mais qui ne débouche que sur « une politique de gambling » (basée sur les théories de la prise de décision), et une critique forte, qui condamne carrément l’évaluation et demande que la fonction additionnelle de tri social soit retirée du mandat de l’enseignant : « Voilà, pour l’essentiel, le discours critique en sciences de l’éducation. Se fondant sur la recherche empirique, il s’oppose à la définition classique de l’évaluation et en propose une nouvelle : celle d’un choix subjectif de normes. Cette vision alternative possède un lourd potentiel de subversion, concernant les usages établis du pouvoir scolaire[73]. » En effet, le milieu scolaire préfère largement un autre discours, diamétralement opposé : celui que Violaine Lemay nomme l’« intuition pragmatique ».

3.2.1.2 Le discours de l’« intuition pragmatique »

Violaine Lemay emprunte à Jean-Marie de Ketele la qualification suivante[74] : « Grosso modo, [Ketele] utilise le terme “intuition” parce qu’à l’intérieur de ce paradigme l’évaluation est définie comme un acte intuitif, et le terme “pragmatique”, parce que sa justification repose sur l’utilité pratique des notes[75]. » C’est le discours classique sur l’évaluation scolaire, qui insiste sur trois idées : que l’évaluation est une mesure, qu’il s’agit d’un acte suffisamment objectif pour être valable et que, finalement, l’évaluation est une nécessité pédagogique.

En effet, dans ce paradigme, évaluer, c’est mesurer tantôt des connaissances, tantôt des compétences : « Ainsi, d’après ce discours, l’activité de l’évaluant peut se comparer à celle du médecin, habilité à reconnaître un état, à l’aide de divers tests et instruments d’analyse, et à établir un diagnostic. Elle n’est pas comparable, comme c’est le cas pour le discours critique, à celle du juge[76]. »

Et même s’il y a un espace de subjectivité dans l’évaluation, cela ne change pas sa nature, qui est objective : « Alors que le discours critique prétend que la part de subjectivité est trop grande pour éviter à l’évaluation l’accusation d’arbitraire, le discours de l’intuition pragmatique estime qu’elle est plutôt réduite[77]. » L’intuition pragmatique ne reconnaît qu’aux seuls enseignants la compétence d’évaluer et fait de l’évaluation une question de liberté académique et d’expertise professionnelle.

3.2.1.3 Le discours en droit

En droit aussi, il y a eu deux discours au sujet de l’évaluation. Cependant, la lutte entre les deux a été de courte durée, le temps d’un appel : « En effet, la Cour supérieure du Québec a opté pour le discours critique. Mais la Cour d’appel a préféré la version adverse », celle de l’intuition pragmatique, « qui “décrit” l’état du droit actuel[78] ».

Pour illustrer son propos, Lemay utilise la cause Boyer c. Barreau du Québec[79]. Elle présente d’abord le jugement de première instance et fait ensuite une longue parenthèse sur la distinction entre droit privé et droit public avant de présenter la décision de la Cour d’appel.

Dans cette cause, un étudiant ayant un très bon dossier scolaire, Boyer, poursuivait le Barreau, car celui-ci l’avait fait échouer à un des cinq examens requis pour l’obtention du titre d’avocat, sans autre justification qu’une note. En conséquence, le juge de première instance s’exprime ainsi :

À la veille d’accéder à une profession qu’il a choisie, un […] homme très compétent en droit [Boyer] se voit forcé de reprendre un examen avant d’entreprendre son stage. Il perd un emploi et des revenus mais surtout, il perd confiance dans une institution [le Barreau] qui, pour le public, représente le premier pas vers l’accès à la justice, cette vertu permettant d’attribuer à chacun sa juste part de biens et d’honneurs[80].

Ainsi, le juge de première instance ne retient pas les arguments du Barreau, qui insiste sur l’autonomie complète dont doivent jouir les établissements d’enseignement en matière d’évaluation, et donne raison à Boyer devant le manque d’objectivité et « le caractère arbitraire des normes [d’évaluation] et leur application [qui] causent à l’étudiant une injustice grave[81] ». Les conséquences de ce jugement n’échappent pas au juge qui se met lui-même en garde contre l’intervention judiciaire dans le domaine de l’éducation, mais cela ne l’empêche pas de conclure que l’arbitraire est inacceptable quand il provient d’un organisme public :

Il faut comprendre que ce jugement – bien qu’il ne le fasse pas explicitement – proteste en fait contre une vieille tendance judiciaire : celle de refuser de rendre justice, de refuser d’examiner le bien-fondé de la plainte d’un citoyen si le conflit touche, de quelque manière que ce soit, à l’évaluation. Dans le milieu juridique, c’est ce qu’on appelle communément la « réserve – ou la retenue – judiciaire en matière académique »[82].

Afin de bien comprendre cette « réserve », Lemay estime nécessaire de rappeler la distinction entre autorité publique et autorité privée, car notre « droit constitutionnel interdit à toute personne chargée d’une autorité publique de l’exercer de manière arbitraire[83] ». En effet, lieu commun du droit, cette distinction a pour objet de définir le régime juridique s’appliquant à telle ou telle situation :

Si on considère la tâche de l’évaluant comme une activité purement pédagogique, donc purement professionnelle et « privée »… tout va bien dans le meilleur des mondes : les établissements d’enseignement peuvent continuer à exercer l’autorité de tri social exactement comme elles le font actuellement. Par contre, si on estime que la tâche de l’évaluant a les traits d’une autorité de type public… rien ne va plus[84].

Pour définir le type d’autorité qu’exercent les établissements d’enseignement, l’auteure s’appuie sur l’ouvrage d’Andrée Lajoie et Michelle Gamache[85], sur le droit universitaire, qui considère la mission de l’université comme publique, car celle-ci possède des pouvoirs réglementaires qu’une corporation privée n’a pas, elle délivre des diplômes qui ont des effets juridiques que des parties privées ne peuvent accorder. La distribution de privilèges, parmi les plus importants de notre société, ne peut être assimilée à une question de « régie interne » :

Bref, selon Lajoie et Gamache, la politique de réserve judiciaire aurait pour effet de créer un système de justice parallèle à celui de l’État et étanche. C’est dire qu’on laisserait le pouvoir universitaire arbitrer lui-même tout conflit lié à sa propre gestion du tri social. Le pouvoir universitaire serait ainsi libre de s’écarter des règles procédurales et des principes de justice qui s’imposeraient à lui sinon. Et, pour expliquer cette situation, la communauté juridique présumerait que la gestion des conflits en matière de tri social appelle une justice spécifique, différente de celle de l’État. Elle présumerait qu’un juge est inapte à juger de l’équité d’une épreuve de tri social en milieu universitaire[86].

Après cette parenthèse sur le droit public et le droit privé, Lemay revient à l’affaire Boyer et analyse la décision de la Cour d’appel. Si la Cour supérieure avait donné raison à Boyer, la Cour d’appel, quant à elle, ne retient pas l’argumentaire critique du juge de première instance et déclare plutôt que la « forme de l’examen et le recours à plusieurs équipes de correcteurs entraînent inévitablement une certaine subjectivité dans l’évaluation mais les normes de correction n’en deviennent pas arbitraires du seul fait qu’il peut y avoir, à l’occasion, des interprétations différentes selon les personnes qui sont appelées à les appliquer[87] ».

Et la Cour d’appel d’invoquer au soutien de sa décision un article d’Yves Ouellette paru en 1970[88], qui assimile l’évaluation à un acte purement pédagogique, donc professionnel et privé, et qui fait l’apologie de la retenue judiciaire dans le domaine :

Ce genre de recours [en révision d’une évaluation], généralement présenté, selon l’expression même d’un juge anglais, par des apprentis juristes (« budding lawyers »), s’accompagne souvent d’une réclamation en dommages-intérêts et d’une requête en mandamus destinée à obliger l’université à accorder le grade [comme dans le cas de Boyer], bien que cette matière soit de nature strictement interne et relève clairement de la seule juridiction [de l’instance universitaire][89].

3.2.1.4 La comparaison des deux discours

Lemay dénonce alors ce qu’elle considère comme une utilisation détournée de l’évaluation. En effet, le rôle actuellement donné au dossier scolaire est nouveau historiquement et dérive de l’intention de démocratiser la société en permettant à chacun d’avoir accès à des privilèges en fonction de son mérite. Seulement voilà le problème, l’évaluation scolaire n’a pas permis semble-t-il, plus de mobilité sociale et sert plutôt aux classes favorisées (l’auteure cite à ce sujet deux auteurs français : J.-L. Derouet et R. Ballion), outre qu’elle place l’élève dans une situation de dominé qui dénature l’enseignement : « Cet état de contrainte ouvre l’école, ni plus ni moins, à une logique d’incarcération. Ce qui compte n’est plus seulement d’apprendre mais de demeurer là pour toute la durée du temps prescrit, en se soumettant avec docilité aux travaux forcés et aux épreuves imposées[90]. » L’élève qui refuse cette contrainte avant la fin de sa scolarité obligatoire est ainsi lourdement désavantagé et voit ses possibilités professionnelles se réduire comme peau de chagrin.

Cela amène l’auteure à remettre en question un des présupposés de l’intuition pragmatique, c’est-à-dire la bonté de l’école : « si l’école est ce paradis d’amour pédagogique bienveillant que dépeint le discours de l’intuition pragmatique, pourquoi a-t-on besoin de recourir à la menace [de l’échec] et à la peur [pour l’avenir professionnel] pour y garder ceux qui s’y trouvent[91] ? »

3.2.1.5 Les sphères de justice

Pour démontrer un des problèmes fondamentaux du discours de l’intuition pragmatique, Lemay recourt aux travaux de Walzer sur les sphères de justice[92]. Selon ce dernier, les règles de justice distributive changent en fonction de la nature du bien à distribuer. Il y a quatre règles de distribution différentes, soit la règle de l’égalité (comme pour le vote), la règle de la différenciation (comme pour les impôts), la règle du hasard (comme la charge de juré) et la règle du besoin (comme pour les soins médicaux) : « Si nous interchangeons ces règles sans tenir compte de la nature du bien distribué, nous sombrons inévitablement dans l’injustice : les organes à greffer sont distribués selon la capacité de payer, les impôts selon la règle de l’égalité, etc.[93]. »

L’observation de l’enseignement permet de se rendre compte qu’il existe un problème puisqu’il y a deux distributions en même temps :

Un établissement d’enseignement doit s’occuper à la fois de la distribution des ressources d’aide à l’apprentissage et de la distribution des droits d’accès aux positions sociales privilégiées par l’intermédiaire des notes rationnées […] la justice dans l’accès à l’éducation appelle la règle de la différenciation, tandis que la justice dans la gestion des privilèges sociaux appelle la règle de l’égalité. C’est pourquoi la sélection scolaire est invariablement source de tension théorique… et boîte de Pandore pour la justice scolaire : elle impose le cumul de deux distributions incompatibles[94].

Cette « double distribution » que doit faire l’école se traduit par deux objectifs contradictoires : « Bref, en matière pédagogique, l’optimum à atteindre réside dans la production maximale d’apprentissages réussis […] en matière de tri social, l’objectif à atteindre réside au contraire dans une production stable d’échecs scolaires[95]. » Et, ajoute Lemay, il est impossible d’atteindre ces deux objectifs en même temps, il faut faire un choix. Selon elle, malgré le discours de la « réussite pour tous », c’est tout de même l’« objectif de tri social [qui] prédomine sur l’objectif d’apprentissage maximal[96] ».

L’auteure se demande alors pourquoi le monde de l’éducation continue de se référer au discours de l’intuition pragmatique. Elle a ainsi recours à la philosophie et à la psychologie sociale pour expliquer que les enseignants sont presque poussés à une pensée « schizophrène », car ce qui leur est demandé de faire va, au fond, à l’encontre de leurs principes. Il leur faut donc une façon de concevoir leur rôle qui leur permet d’agir sans culpabilité :

Le tri social, antidémocratique parce qu’inégalitaire, est d’une grande dureté pour les plus démunis. Il est pratiqué froidement, sans le moindre remords, par une population enseignante pourtant réputée pour son amour et sa générosité… Le discours de l’intuition pragmatique continue de présenter ces pratiques de tri social, dont l’empirisme dévoile chaque jour davantage les effets cruels, comme de purs fruits de l’Amour pédagogique et de louables intentions démocratisantes. C’est la scission entre la pensée et la pratique[97].

Il s’agit donc pour Lemay d’un aveuglement collectif, du milieu de l’éducation, du sens commun et du milieu juridique, induit par la peur devant les conséquences de changer de perspective.

3.2.1.6 L’apologie du l’intuition pragmatique

Lemay se consacre ensuite à l’analyse du discours de l’intuition pragmatique comme apologie et des effets qu’il entraîne, autant pour le droit que pour la pédagogie. Ainsi, le discours dominant sur l’évaluation induirait une « cécité fonctionnelle » et une « réduction abusive de la complexité » de l’enseignement-évaluation qui empêchent autant le juriste que l’enseignant de percevoir le problème fondamental de l’arbitraire dans l’exercice de la fonction de tri social : « Parce qu’il est convaincu que l’évaluation est “pédagogiquement nécessaire”, l’enseignant-évaluant évacue sa propre responsabilité devant les désastres émotionnels antipédagogiques qu’engendre l’exercice de son autorité de tri[98]. »

Cette cécité du praticien, qui devient réduction de la réalité dans la sphère juridique, est nécessaire pour éviter de remettre en question le statu quo et de changer l’état du droit sur la question. L’apologie de la sélection scolaire doit ainsi s’attacher à faire en sorte que « 1. L’évaluation […] [échappe] à la définition d’“épreuve de justice” ; 2. L’autorité de l’évaluant […] [échappe] à la définition d’“autorité publique”[99] ».

L’« apologiste » devra ainsi « pédagogiser le tri social » et faire de l’évaluation une partie intégrante, naturelle, de la pédagogie. L’évaluation « prend le visage d’une autorité purement privée qui n’est pas concernée par les interdictions constitutionnelles : du côté de la pure pédagogie[100] ». Et c’est cette image déformée et réductrice de l’évaluation que le droit a depuis longtemps retenue.

À la fin de l’ouvrage, Lemay propose trois scénarios, trois choix possibles, pour l’avenir de l’évaluation et de la sélection scolaires. Le premier choix, le sien, serait « le déplacement de la fonction de tri social vers une autre institution que l’école », ce qui aurait l’avantage de mettre fin à la « transgression des sphères de justice » et d’« [o]pter résolument pour la science et la démocratie[101] ». Le deuxième choix serait celui du « statu quo lucide » : aucun changement ne serait apporté aux pratiques, mais plus personne ne prétendrait que le tri social à l’école est démocratique et qu’il se fait pour le bien des enfants ; autrement dit, il faudrait « assumer complètement une telle prise de position politique sans se bercer simultanément de l’illusion d’être libéral[102] ». Enfin, il y aurait le troisième choix, le statu quo « rose bonbon », celui où il serait possible de s’en remettre à l’apologie pour définir l’éducation, et ce, « au mépris des conclusions scientifiques[103] ».

Ce que craint Lemay, en conclusion, c’est que le droit, s’il ne prend pas acte de ce qui se fait dans les sciences humaines, ne puisse pas servir d’outil à la justice sociale :

L’exemple de l’évaluation scolaire est patent : il montre à quel point le droit peut profiter d’un dialogue avec les autres disciplines ; il indique clairement comment on peut neutraliser une règle de droit, même constitutionnelle, à partir d’un seul préjugé de sens commun et de quelques raisonnements. Il nous éclaire aussi sur un autre problème majeur : celui de la marge de manoeuvre qu’une société reconnaît aux tribunaux. Cet exemple montre qu’une société qui leur refuse la possibilité de rendre une décision s’écartant radicalement du sens commun peut carrément leur imposer de subordonner une règle de droit fondamentale aux préjugés et tyrannies qu’abrite le sens commun[104].

3.2.2 La critique de l’ouvrage Évaluation scolaire et justice sociale

Plus de dix ans après la publication de l’ouvrage de Lemay, il semble étonnant que les thèses qu’elle défend très efficacement et avec beaucoup de conviction n’aient pas eu plus d’impact. Peut-être que cela pourrait s’expliquer en partie parce qu’au moment de sa publication, en 2000, l’ensemble du monde scolaire était davantage préoccupé par la « réforme », qui allait entrer en vigueur après quatre ans d’un intense débat sur l’éducation (commencé en 1996 par les États généraux sur l’éducation, organisés par le gouvernement Bouchard).

Il y a cependant certaines lacunes, quatre principales, qu’il faut souligner et qui sont en même temps autant de pistes pour des recherches à venir, d’où l’intérêt d’en faire état. Cela est peut-être dû à l’approche d’inspiration juridique de Lemay qui met deux discours dans un processus contradictoire. Ainsi, devant un juge, définir le problème de manière irréprochable et fort éclairante, faire une critique convaincante de la jurisprudence et du discours dominant, en plus de la présentation de quelques bons arguments en faveur de sa thèse, serait suffisant pour l’emporter selon la balance des probabilités. Toutefois, quand il s’agit d’innover et de réformer en profondeur les institutions, comme Lemay le propose en retirant l’évaluation de la tâche des enseignants, nous pouvons légitimement espérer que l’imagination de nos intellectuels fonctionne autrement qu’en mode contradictoire : il est possible d’imaginer d’autres solutions, comme nous le verrons plus loin, que le monopole du tri social par l’école ou l’absence complète du tri social à l’école.

La définition du discours critique de Lemay et les auteurs qu’elle invoque à sa défense s’appuient sur une documentation très majoritairement française. Si, dans leurs grandes lignes, le système scolaire français et le système québécois peuvent se comparer (obligation et gratuité scolaire, budget public important, nombre d’élèves par classe, etc.), il n’en reste pas moins qu’il s’agit de systèmes différents et qu’il n’est pas possible, sans prendre certaines précautions, d’importer le discours sur la reproduction sociale dans l’école française et de l’appliquer à la situation québécoise. Comme nous l’a montré une étude publiée récemment[105], les écoles des pays industrialisés ne sont pas toutes semblables, et il existe même de grandes différences entre elles. Ainsi, le Canada est un des pays industrialisés où les inégalités scolaires sont les moins grandes (après la Finlande et la Corée), alors qu’elles sont beaucoup plus marquées en France, et plus encore aux États-Unis (qui compense cependant en offrant plus de mobilité sociale et une économie plus dynamique). Bref, pour les auteurs, l’influence de l’école sur l’intégration socioéconomique peut être atténuée ou amplifiée par le contexte national et, en particulier, par l’emprise du diplôme (son importance pour l’intégration au marché de l’emploi) :

Ce mécanisme de forte emprise est caractéristique de la société française dans laquelle on croit volontiers que tout le destin des individus se joue dans leurs études. Non seulement on le croit, mais on pense aussi que la transmission par les diplômes est plus juste que la transmission des fortunes où l’on ne se donne que le mérite « d’être né » […] On comprend pourquoi la théorie de la reproduction [sociale par l’entremise de l’école] est née en France et pourquoi elle y a eu autant d’écho puisque la mobilité scolaire a pu y être pensée comme l’alpha et l’oméga de la mobilité sociale[106].

Il y a des solutions que Lemay n’envisage pas, comme la fin du quasi-monopole de l’école sur la fonction de tri social. L’école pourrait conserver une partie seulement de la fonction et avoir des exigences élevées, sachant qu’il y a d’autres façons pour les citoyens d’être évalués et de se faire valoir. Le cas de l’Allemagne est ainsi très intéressant puisqu’il est un des rares pays à avoir une école plutôt inégalitaire, mais une des sociétés les plus égalitaires parmi les pays industrialisés :

Il faut souligner qu’un pays comme l’Allemagne échappe partiellement à cette « loi » négative de l’emprise [du diplôme]. Alors que les inégalités scolaires et l’emprise du diplôme y sont élevées, les inégalités sociales et la reproduction sociale y sont relativement faibles. Ce paradoxe s’explique par l’existence d’un système de formation professionnelle influent et efficace qui « récupère » et compense les inégalités scolaires[107].

Il y aurait ainsi plus que deux solutions au problème de l’évaluation scolaire, et peut-être la fin du monopole de l’école sur la certification pourrait-elle aussi être étudiée (plutôt que la fin de l’évaluation à l’école, ce qui ne ferait que déplacer le problème dans une autre institution que Lemay ne décrit pas et dont le fonctionnement pourrait se révéler encore plus problématique que l’école).

Selon l’argumentation de Lemay, les notes sont arbitraires[108] et ne témoignent que d’une chose : la capacité à remplir les exigences, explicites et implicites, d’un enseignant. Ainsi, plus un élève aura de bonnes notes venant de plusieurs enseignants, plus sera certifiée sa capacité à satisfaire diverses personnes dans l’accomplissement de travaux scolaires. C’est déjà une information très intéressante pour un éventuel employeur : n’oublions pas que le marché du travail et le monde de l’entreprise ne sont pas exactement les meilleurs exemples de démocratie et de justice sociale !

Une question se pose alors : le discours de l’intuition pragmatique ne sert-il pas à ce point les besoins de notre système politicoéconomique qu’il serait dans les faits mieux adapté à la réalité que le discours critique ? En d’autres termes, peut-être que la seule erreur du discours de l’intuition pragmatique serait de postuler que l’État est démocratique et que la société recherche la justice. Peut-être que le problème du tri social n’est pas le propre de l’école, que celle-ci ne fait que refléter des contradictions sociales plus générales (comme en témoignent, par exemple, l’écart grandissant entre les riches et les pauvres ou encore la baisse du taux de participation aux élections) ?

Lemay ne fait pas de distinction entre l’évaluation au primaire, au secondaire ou au collégial et semble plutôt s’intéresser, comme référence par défaut, à l’université :

[Si le tribunal] se porte garant de la protection constitutionnelle accordée à tout citoyen contre l’exercice arbitraire de l’autorité qui n’est pas purement privée, et s’il s’en tient aux définitions juridiques usuelles de l’« arbitraire »… il doit vite affronter l’inconcevable : toute évaluation faite à des fins de tri social – du petit examen des écoles primaires aux évaluations universitaires – devient une décision illégale parce que subjective, non encadrée de bornes juridiquement définissables et purement discrétionnaires[109].

Or, les défis de l’évaluation ne sont pas les mêmes au Québec selon les ordres d’enseignement. Au primaire, depuis 2001, l’évaluation s’est beaucoup transformée, à l’intérieur même de l’école avec l’évaluation par cycle et avec les épreuves uniformes des commissions scolaires et du ministère de l’Éducation, du loisir et du Sport. L’évaluation n’est plus la responsabilité unique de l’enseignant du primaire, car il y a avec lui une équipe-école, et ses élèves doivent passer des examens dont il n’a pas la responsabilité. Cette dissociation partielle entre les fonctions d’enseignement et d’évaluation a-t-elle rendu cette dernière moins arbitraire ? Ou cela n’a-t-il donné lieu qu’à une migration de l’arbitraire d’un échelon de la structure de l’école à un autre ? Malheureusement, aucune étude ne permet pour l’instant d’avancer la moindre hypothèse solide sur ces questions.

Conclusion

Naguère, l’on admettait sans peine que l’accès à l’école devait être le passage d’une socialisation diffuse à une acculturation consciente de ses fondements ; l’école nous paraît être maintenant une entreprise systématique de censure des cultures communes et, par-delà, le prolongement de cette autre censure par laquelle la culture bourgeoise a refoulé la parole des classes dominées […] Les pratiques judiciaires modernes donnaient l’impression d’avoir assimilé les critères les plus universels de la justice, d’avoir écarté des préjugés arbitraires qui tenaient à la tyrannie et à l’anarchie des coutumes de groupes et de régions ; cette généralisation du droit se révèle, à son tour, comme destruction des solidarités, comme emprise sur le droit par des spécialistes et par des dominations de classes qui y puisent leur légitimation[110].

Nous espérons que notre présentation et l’exemple de l’ouvrage de Lemay auront convaincu le lecteur de tout l’intérêt à poursuivre la recherche dans le domaine « droit et pédagogie ». Les trois approches que nous avons présentées, soit le droit de la pédagogie, le droit comme pédagogie et le droit dans la pédagogie, permettent d’ouvrir une perspective nouvelle dans l’étude de deux institutions aux fondements de notre vie sociale. Et toutes deux, comme nous le rappelle Dumont, traversent depuis quelques décennies des crises de plus en plus fortes de légitimité et de confiance, comme en témoignent aussi les régulières réformes ou demandes de réforme de l’éducation et de la justice. En permettant une lecture nouvelle de l’action scolaire et de l’action judiciaire, l’étude croisée du droit et de la pédagogie pourrait aussi devenir un des lieux privilégiés de la rencontre des sciences sociales (de la psychologie à la criminologie, en passant par la sociologie) et de la recherche juridique.

Il est clair que l’école partage beaucoup avec l’administration de la justice, que le juge et l’enseignant ont parfois des fonctions similaires. Même s’il y a beaucoup de différences entre la cour de justice et la cour d’école, cela ne doit pas nous empêcher de voir que, fondamentalement, la tâche de l’enseignant a le même but que celle du juge : rendre explicites les normes et les attentes de la société auprès des personnes qui la composent et, au besoin, utiliser des techniques pour les transformer.

Pour terminer, nous ferons une comparaison pour illustrer ce que nous cherchions à accomplir dans cet article : il y a déjà plusieurs chercheurs qui ont exploré un nouveau territoire et ont commencé à le décrire sans nécessairement avoir conscience de l’ampleur du chantier qu’ils inauguraient. Un peu comme Colomb qui, se croyant en Asie, n’avait pas conscience d’avoir mis le pied sur un continent inconnu des Européens. Cependant, le travail que nous avons entrepris ici, soit de rassembler ces observations pour évaluer le contour du territoire découvert et lui donner un nom, ne fait que commencer. Il reste en effet beaucoup à faire avant que le domaine de recherche « droit et pédagogie » soit reconnu par la communauté scientifique, beaucoup de recherches et beaucoup de théorisation pour qu’il soit possible un jour de parler du domaine « droit et pédagogie » comme d’un corps de savoir relativement unifié, comme « droit et littérature » ou encore « droit et économie ». Il s’agit maintenant de voir, dans la poursuite de nos recherches, si ce nouveau territoire est aussi fertile qu’il le semble et si cette première topographie du domaine de recherche permet de rendre compte de toutes ses possibilités.