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Quelques anthropologues ont commencé à théoriser la communication populaire du point de vue non seulement de la production, mais aussi de la réception médiatique culturelle. C’est cette double option qu’a choisie Élodie Perreau, ainsi que le souligne Jean-Paul Colleyn dans sa préface à l’ouvrage. À travers une analyse ethnographique de la fabrication des images et scénarios par les scénaristes d’un genre mélodramatique particulier, la telenovela, Perreau décrit le processus de communication entre les producteurs et les récepteurs, ou ce qu’elle appelle « la participation » du public dans la production.

Dans la première partie du livre, « L’essor d’un imaginaire national », l’auteure retrace le contexte sociopolitique de l’émergence des telenovelas et insiste sur le projet politique de nationalisation du gouvernement brésilien, d’abord militaire dans les années 1960, à l’occasion de la mise en place d’un réseau de télécommunication. La telenovela est présentée comme un outil ayant permis aux dictateurs militaires de contrôler la création artistique à travers la censure (p. 35). Introduite dans un premier temps par la radio (radionovela), et produite par la suite par la plus grande chaîne de télévision nationale brésilienne, Globo, elle est devenue depuis l’instauration de la démocratie en 1985 un moyen pour les scénaristes, souvent issus de la gauche, de contester le pouvoir autoritaire ; elle est surtout et avant tout un produit culturel aux objectifs industriels.

Dans la deuxième partie du livre, « L’ébauche d’un scenario : entre rationalité technique et divination », Perreau fait parler les scénaristes, notamment Manuel Carlos, ou encore Doc Comparato, qui avouent utiliser des techniques de production nord-américaines de masse, ainsi que des lois narratives aux « formules qui marchent » (p. 62) pour assurer une bonne audience. Le bon scénario doit ainsi, pour Doc Comparato, comporter trois éléments : le logos (esprit rationnel), le pathos (sensibilité), et l’ethos (style) (p. 63). Se référant au sociologue des médias Edgard Morin, l’anthropologue explique comment les scénaristes fabriquent l’espace mythique des histoires, en le chargeant de pathos, et en reformulant les conflits sociaux et les évènements de l’actualité en drames familiaux. Ainsi, à travers des codes narratifs spécifiques : la métaphore (p. 83), la parodie (p. 84), les citations (p. 85), les références à la culture nationale (p. 87), ou encore l’autoréférence (p. 94), etc., les scénaristes mettent en place des déséquilibres narratifs, en provoquant les téléspectateurs et en créant une situation luminaire où ces derniers négocient le destin des personnages et les jugent. Chaque épisode de telenovela soulève des tensions à partir desquelles interagissent différentes catégories d’acteurs, dont l’Église catholique (p. 138) et les groupes minoritaires tels les acteurs noirs (p. 142). Le rituel de la telenovela est cyclique et dure huit mois. Les scénaristes sont considérés comme des devins qui mettent en place et mène un rituel jusqu’à son terme.

Dans la troisième partie, « La transformation des scénarios : un moment fort de la vie collective », Perreau décrit la relation étroite entre la production et la réception, au cours de laquelle « auteurs et producteurs s’interrogent sans cesse et interrogent sans cesse les spectateurs sur les moeurs, les évènements et les codes de résolution des problèmes » (p. 111). Par exemple, dans Laços de Familia, la prostituée Capitu suscite un tel engouement chez les spectateurs que Globo la sollicite pour incarner l’héroïne d’une autre novela en prime time. L’auteure montre ainsi combien les telenovelas font partie de la vie collective en valorisant la sensibilité suscitée chez les téléspectateurs. Elle remet ainsi une part de la création non plus aux créateurs (les scénaristes), mais aux acteurs sociaux.

Grâce à une excellente enquête ethnographique menée auprès des scénaristes pour expliquer la fabrication des images et des scenarios, Perreau permet d’entrevoir deux approches classiques de la communication : la marchandisation de la culture de masse, très élitiste du fait qu’elle donne du pouvoir aux acteurs des médias (ici les scénaristes) et par ricochet aux industries télévisées qui les régentent (ici la chaîne Globo) ; par la suite, elle opère une rupture théorique avec la réception, qui limite l’action puissante des médias, en donnant du pouvoir au récepteur, selon ses besoins et ses attentes. Son approche, postmoderne, rejoint un peu celle des Cultural studies qui refusent de considérer les publics comme des idiots culturels. Une petite différenciation est cependant à faire entre les concepts de « public » et d’« audience », le premier étant considéré comme actif, et le second, comme passif, au sens de Dayan (2005).