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Sorti en 2002, et récompensé en septembre de la même année, le film de Peter Mullan, The Magdalene Sisters, met en scène la vie des femmes, enfermées en 1964 en Irlande dans une institution religieuse et morale, tenue par des religieuses, pour leur mode de vie déviant. Dans cette Magdalene House, les pensionnaires font fonctionner une entreprise de blanchisserie, qui permet l’enrichissement de la communauté religieuse, tout en leur permettant de laver symboliquement leurs péchés. Les trois héroïnes de Peter Mullan sont respectivement enfermées dans cette prison pour avoir accouché d’un enfant sans être mariée, été violée par son cousin, échangé des regards avec les garçons de l’école voisine. Ces maisons, dont la dernière a fermé ses portes en Irlande en 1996, sont des institutions venues directement du xviie siècle.

C’est ici des Refuges, et autres lieux d’enfermement des « filles de mauvaise vie » dont il sera question. Le xviie siècle a été caractérisé par Michel Foucault dans l’Histoire de la Folie à l’âge Classique[1] comme le siècle du Grand Renfermement : l’État, dans le but d’organiser la société, selon une volonté de purification morale expliquée notamment par Norbert Elias dans la Civilisation des Moeurs[2], met en place toute une structure hospitalière et carcérale destinée à l’enfermement et au soin de tous les « déviants ». Selon cette théorie, les hôpitaux généraux qui fleurissent en France aux xviie et xviiie siècles sont des prisons morales destinées à l’enfermement des déviants de la société. Cette théorie est aujourd’hui largement remise en cause[3], le caractère coercitif des hôpitaux généraux n’étant pas toujours établi dans les faits, nombre d’entre eux se trouvant être des hospices pour vieillards plutôt courus[4]. En revanche, une institution, souvent connexe à l’hôpital général, se spécialise dans la prise en charge des femmes de mauvaise vie. Sous ce terme, on retrouve, pêle-mêle, prostituées, mères célibataires, épouses infidèles, c’est-à-dire une palette assez large des comportements féminins déviants au regard de la norme de la société française d’Ancien Régime.

Nous nous appuyons ici sur un corpus de sources issu des archives départementales du Puy-de-Dôme[5]. Le fond 90 de la série H (hôpitaux) concerne le refuge de la ville de Clermont. Des 12 cartons, peu organisés, non inventoriés, j’ai extrait 29 lettres et billets demandant ou entérinant au total l’enfermement de 31 femmes au Refuge de Clermont entre 1709 et 1728. Le corpus de sources se compose de 28 documents issus de la série 90 H, plus précisément des cartons 90H8 et 90H5. Ils abordent l’entrée de 31 femmes au Refuge de la ville de Clermont entre 1709 et 1728. 16 de ces documents sont des décisions de justice, six des ordres d’enfermement ne faisant pas appel au système judiciaire, trois concernent des enfermements relativement volontaires. On trouve enfin deux documents uniques en leur genre. Le premier est un certificat d’un chirurgien adressé à la directrice du Refuge, l’autre une réponse de l’administrateur du Refuge de Riom à la directrice du refuge de Clermont concernant le motif d’enfermement d’une de ses pénitentes.

Il s’agit ainsi des documents variés : certains sont des dossiers d’enfermement, ou des pièces desdits dossiers. La plupart sont incomplets. Afin de traiter notre sujet, nous allons diviser en deux grandes catégories les femmes qui sont enfermées dans cette institution : les femmes marginales, et les femmes insérées dans la société clermontoise du xviiie siècle.

C’est à travers trois axes que nous allons ici interroger ces sources, pour comparer les filles « locales » et « étrangères » et ainsi répondre au titre de cette communication : s’inscrire dans un réseau familial, paroissial, est-il une protection contre l’enfermement au Refuge[6] ?

Pourquoi est-on enfermée au Refuge ?

Pour 22 des femmes de ce corpus, la décision d’enfermement est motivée. Que révèle l’examen de ces motifs ?

La prostitution est un motif d’enfermement fréquent. Il est parfois explicite, comme pour Anne-Marie Coupon et Caterine Pioton, dont le curé de la paroisse du Port certifie qu’elles « se prostituent publiquement[7] ».

Dans les cas d’une Marion, ou d’une « fille » anonyme, arrêtées dans l’écurie du régiment de cavalerie de la ville où elles se trouvaient en compagnie de soldats, on oscille entre les motifs de prostitution et de débauche. Cette notion de débauche demeure floue : des quelques indices disponibles dans les sources on peut décider qu’il s’agit d’un synonyme de prostitution ou d’un euphémisme de viol. Dans un cas comme dans l’autre, la sanction demeure la même, et destinée à la femme.

Ces femmes, arrêtées pour prostitution, ou parfois débauche, ne semblent disposer d’aucun réseau, familial ou social. Elles sont étrangères à la ville comme Isabelle Larré qui, arrêtée à Clermont pour prostitution[8], se dit originaire de Rouen ; ou sont des marginales connues de la ville où elles sont arrêtées : Antoinette Bourdieu est étrangère et « assurée de troubles et mauvais commerces dans son quartier[9] ».

Si les troubles à l’ordre public constituent les motifs d’enfermement les plus visibles, certains paraissent relever de l’ordre privé. Anne Varzeille, habitante de Montferrand, est accusée de débauche et du refus de vivre avec son mari[10]. Gilberte Chaler est arrêtée à Sauxillange, ville où elle réside, dans les environs de Clermont-Ferrand. Elle est accusée d’avoir eu un enfant avec un homme par ailleurs marié. Une Magdeleine est chassée de sa paroisse, puis enfermée au Refuge, parce qu’elle a elle aussi eu un enfant sans être mariée. Marie Savignier est quant à elle enfermée pour « ses égarements qui ne sont que corps public[11] ».

Les comportements qui peuvent entraîner un enfermement au Refuge sont donc variés. Ils ont tous en commun de sanctionner un comportement sexuel féminin déviant[12]. Toutefois, si l’on observe ces motifs d’enfermement sous ce prisme défini au départ – les femmes insérées versus les marginales – on remarquera que si les étrangères ou marginales ne sont arrêtées que pour prostitution, les femmes bénéficiant d’une famille, ou étant insérées dans un « réseau » paroissial, sont quant à elles susceptibles d’être enfermées pour des débauches publiques, mais aussi pour avoir dérangé l’ordre familial ou marital. Leur mode de vie instable est susceptible d’être remarqué, et condamné, par un nombre plus important de personnes.

Qui demande l’enfermement ?

Recenser les signatures au bas des demandes et décisions d’enfermements fait apparaître la présence, pêle-mêle, des représentants de la ville, de l’autorité judiciaire, des administrateurs, des membres du clergé, et de quelques membres des familles des enfermées. Toutefois, l’aspect disparate de ce corpus de sources, ainsi que le peu de travaux ayant été à ce jour faits sur les Refuges, ne nous permet pas d’en tirer beaucoup de conclusions, ni de répondre à des questions telles que « qui décide au final de l’enfermement ? », « quelles sont les possibilités d’appel ? », « Y-a-t-il seulement un procès ? ». En revanche, on peut voir avec ces documents qui peut faire la demande, et obtenir, l’enfermement d’une femme dans un Refuge.

Là encore, la division entre femmes isolées et femmes « insérées » est pertinente. Les femmes les plus isolées et marginales, des étrangères pauvres, sont arrêtées par les membres du régiment de cavalerie. Extérieures aux réseaux locaux, elles ne peuvent être condamnées que par des instances officielles et sans liens de personnes.

Des femmes marginales, mais moins isolées sont quant à elles condamnées par leur paroisse. C’est par exemple le cas de Gilberte Chaler. Arrêtée à Sauxillange, elle est enfermée au Refuge de Clermont à la suite d’une supplique, formulée par un groupe de femmes dévotes de la ville. Informées du mode de vie de la jeune femme (mère d’un enfant qu’elle a eu avec un homme marié dont elle était la servante, elle élève seule son enfant tout en entretenant, sans discrétion particulière, sa liaison avec le père de cet enfant.), « les suppliantes pour faire cesser un scandale si notoire et sy criant ont vu qu’estoit de leur devoir a en oster l’occasion par l’éloignement nécessaire de ladite Chaler et par la séparation de son suborneur[13] ».

On retrouve ce même discours – sauver la femme du péché en lui imposant la pénitence – chez par exemple le curé de la paroisse de St Genest de Clermont-Ferrand, dont la demande d’enfermement est aussi claire que concise :

Je certifie à monsieur le lieutenant général que la nommée Manon, estrangère, a vécu depuis longtemps et vit actuellement dans une prostitution la plus honteuse et la plus scandaleuse, et que l’honneur de Dieu et l’édification publique demandent qu’elle soit mise en pénitence dans le refuge, fait le vingt-deux décembre 1721.[14]

Les représentants d’une ville, d’une paroisse, se chargent ainsi de maintenir un ordre moral dans le territoire dont ils ont la responsabilité.

Enfin, la troisième catégorie de personnes qui demande l’enfermement pour une femme sont les membres masculins de leur famille. Claude Savignier, praticien demeurant dans la ville de Clermont « déclare que c’est par son consentement et même par son ordre que Marie Savignier, sa fille, est entrée dans ladite maison du Refuge en qualité de pénitente, en cause de ses égarements qui ne sont que corps publics[15] ».

François Donnat est lui vigneron, et est autorisé par le lieutenant de la police des faubourgs de la ville à « faire conduire dans une maison de correction sa femme, Anne Varzeille, qui refuse d’habiter avec lui par débauche, ce qui a duré très longtemps, sans pouvoir y remédier[16] »

Ainsi, si être marginale ou isolée fait risquer l’enfermement pour avoir dérangé l’ordre public, être insérée dans la société n’est pas une garantie d’immunité : le contrôle social des groupes auxquels elles appartiennent s’exerce à plein.

Quelles sont les modalités de l’enfermement ?

Ici, une fois les voies de l’enfermement au Refuge décrites, il serait extrêmement intéressant de pouvoir passer à l’intérieur des murs de l’institution. Le fonctionnement de ce refuge pourrait nous informer sur des différences de traitements entre les femmes incarcérées par simple décision judiciaire, et celles enfermées par leur famille. Malheureusement, les sources étant lacunaires, le corpus précédemment décrit ne permet pas de passer ces murs. Cependant, dans ces demandes et décisions d’enfermement, on trouve quelques indications sur la durée des séjours. Cela ne concerne pas toutes les demandes, et, sur un échantillon aussi réduit que celui-ci, limite d’autant la portée des conclusions.

On peut toutefois noter que, dans certains cas, on prend la peine, dès la décision rédigée, de mentionner la durée de l’incarcération. Ainsi, Jeanne Boyer, arrêtée à Pontaumur[17], conduite « en la maison de force du refuge de Clermont », et condamnée à y rester deux mois, après lesquels elle devra quitter la ville. L’examen du corpus de sources révèle que seules les étrangères/marginales peuvent voir leur peine ainsi prédéfinie.

En revanche, pour les femmes enfermées à la demande de leur père ou époux, la durée de la sanction n’est pas donnée. Pour Marie Savignier[18], dont on a parlé tout à l’heure, son père laisse à la discrétion des administrateurs du Refuge la durée de son incarcération. Avec le dossier d’Antoinette Delaval[19], on peut saisir que c’est le mari — ou le père — qui est le seul responsable de la fin de la pénitence « La femme dudit Blanchet [… sera…] conduite dans une maison de pénitence de laquelle son mary pourra la retirer si bon lui semble sans qu’il soit besoin d’autre ordonnance ».

Il ne s’agit ici que de traces, mais cette petite différence de traitement — durée limitée ou illimitée de la peine —, ainsi que la différence de vocabulaire — maison de force pour les enfermées temporaires, maison de pénitence pour les autres – laisse supposer que la double fonction du refuge, à la fois lieu de pénitence et de coercition, s’illustre de manière concrète dans l’organisation du Refuge.

De plus, l’idée même de pénitence dépasse la simple idée de punition : il s’agit, dans l’esprit de la Réforme catholique, de permettre aux pauvres et aux déviants d’accepter leur pénitence, de manière à devenir des « vrais pauvres », c’est-à-dire ceux qui, en choisissant la voie de la pénitence, font le choix de sauver leur âme[20]. C’est en effet d’une institution religieuse qu’il s’agit. Ainsi, on peut voir, dans les décisions des familles une volonté de protection envers leurs femmes, leurs filles : les protéger d’elles-mêmes, leur offrir, ou, selon le regard que l’on porte sur la situation, leur imposer, la possibilité de racheter leur salut.

D’après l’étude de ces sources, disposer d’un réseau familial ne protège pas, en Auvergne, d’un enfermement au Refuge. Être insérée dans un réseau paroissial, dans une ville, n’est pas non plus une protection. Bien que les villes d’Ancien Régime répriment en premiers lieux les pauvres et marginaux étrangers, dans le cas des Refuges, s’exerce la question du contrôle social.

En effet, le Refuge, comme toute structure relevant du maillage hospitalier d’Ancien Régime, est une institution religieuse, et comporte ainsi une dimension morale, s’adressant dans ce cas précis spécifiquement aux femmes. Ainsi, s’appliquent à elles à la fois le contrôle de la ville, et celui des groupes sociaux auxquels elles appartiennent.

Cette rapide analyse des billets d’enfermement met en lumière, on l’a vu, la double nature du Refuge : à la fois une prison moderne pour les étrangères ou marginales qui dérangent l’ordre public, et, pour les femmes appartenant à une famille, une paroisse, un lieu destiné principalement au redressement de leurs âmes.

Cette introduction au monde des Refuges gagnerait à être complétée par l’étude des lettres de cachet. En effet, ces missives royales permettent sous l’Ancien Régime l’emprisonnement immédiat, et sans procès, de n’importe quel individu. Elles ne s’adressent pas uniquement aux femmes, et leur étude éclairerait ainsi de manière intéressante ce monde de l’enfermement. D’autre part, ce sont aussi des lettres de cachet qui permettent parfois à certains ou certaines enfermés des hôpitaux généraux d’Ancien Régime de recouvrer leur liberté[21]. À l’origine d’enfermements arbitraires et de libérations tout aussi soudaines, ces lettres royales apparaissent comme une très intéressante source complémentaire.