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Publié originellement en polonais en 1985 sous le titre Filozoficzna szkoła lwowsko-warszawska, le livre de Jan Woleński constitue encore aujourd’hui la principale référence sur l’École de Lvov-Varsovie. La présente traduction française fait suite à celles déjà parues en anglais (1989) et en russe (2004).

L’acte de naissance de l’École de Lvov-Varsovie est la nomination de Kazimierz Twardowski en 1895 à la chaire de philosophie de l’Université de Lvov. Cet ancien élève de Brentano forma alors des philosophes de tout premier plan tels Jan Łukasiewicz, Stanisław Leśniewski, Kazimierz Ajdukiewicz, ou encore Tadeusz Kotarbiński, lesquels formèrent eux-mêmes d’autres philosophes aussi importants qu’Alfred Tarski ou Stanisław Jaśkowski, d’abord à l’Université de Varsovie et ensuite dans toutes les universités polonaises. Cet ensemble de philosophes formés ou réunis autour de Twardowski constitua une école philosophique et logique sans précédent dans l’histoire de la Pologne. Bien que son activité continuât après la Seconde Guerre mondiale, son âge d’or s’arrêta en 1939, nombre de ses principaux membres étant morts ou ayant fui la Pologne.

L’ouvrage de Woleński multiplie les angles d’approche pour tenter de cerner cet extraordinaire foisonnement intellectuel qu’a pu être l’École de Lvov-Varsovie. Nous y trouvons, certes, une approche classique que nous pourrions qualifier de « figures et doctrines », mais aussi des recherches relevant de l’histoire institutionnelle et de la sociologie de la connaissance. Trois figures philosophiques particulières dominent l’ensemble de l’ouvrage. Il s’agit de celles du fondateur de l’École de Lvov-Varsovie, Twardowski, et de deux de ses plus illustres représentants, Ajdukiewicz et Kotarbiński. Ces deux derniers sont moins connus dans le domaine francophone que Łukasiewicz, Leśniewski ou Tarski, pourtant, philosophiquement, leur influence dans l’École de Lvov-Varsovie est au moins aussi grande. De plus, contrairement aux autres auteurs cités, Ajdukiewicz et Kotarbiński continuèrent à enseigner en Pologne après la Seconde Guerre mondiale[9].

L’un des mérites de la traduction de l’ouvrage de Woleński est donc de proposer au lecteur francophone une première présentation synthétique de la pensée d’Ajdukiewicz et de Kotarbiński. En ce qui concerne le premier, Woleński expose avant tout son « épistémologie sémantique », c’est-à-dire une épistémologie qui tire ses conclusions d’une analyse des propriétés sémantiques du langage. Elle prit tout d’abord la forme d’un « conventionnalisme radical » pour évoluer ensuite vers un « empirisme extrême ». Nous regrettons dans cet exposé de la philosophie d’Ajdukiewicz l’absence de toute référence à ses contributions à la théorie des catégories sémantiques[10], issue des recherches de Leśniewski et des catégories de signification développées par Husserl dans son projet de grammaire pure a priori, et qui représente l’une des plus importantes contributions aux grammaires catégorielles.

En ce qui concerne Kotarbiński, Woleński se concentre essentiellement sur son « réisme », lequel a constitué le seul « système philosophique » développé au sein de l’École de Lvov-Varsovie. Le réisme contient à la fois une composante sémantique et une composante ontologique. Du point de vue sémantique, il soutient que tous les noms qui désignent des entités abstraites (propriétés, relations, etc.) ne sont pas des noms au sens propre, mais ce que Kotarbiński appelle des « onomatoïdes », c’est-à-dire des abréviations dont les énoncés qui les contiennent sont dépourvus de sens et doivent être reformulés en des énoncés qui ne contiennent que des noms authentiques. Ce réisme sémantique se double d’un réisme ontologique selon lequel la seule catégorie ontologique est celle des choses.

Twardowski est surtout connu dans le domaine francophone comme l’auteur de la distinction entre contenu et objet de la représentation. Cette distinction, si elle fut très importante pour la tradition brentanienne, semble avoir eu peu d’écho dans l’École de Lvov-Varsovie. Plus significatives dans le contexte de la philosophie en Pologne semblent avoir été sa distinction entre les activités et les produits, sa conception absolutiste de la vérité, son analyse du mot « rien » comme étant un terme syncatégorématique, et non catégorématique, ou encore sa défense de la théorie « idiogénique » du jugement comme phénomène psychique sui generis, par opposition à la théorie « allogénique » qui considère le jugement comme une combinaison de représentations. D’un point de vue métaphilosophique, Twardowski défend une philosophie scientifique, méthodologiquement inspirée de la psychologie descriptive de Brentano, ainsi que la clarté et la précision dans l’exposition des thèses, et la prudence à l’égard de ce qu’il appelle la « symbolomanie » et la « pragmatophobie », c’est-à-dire, d’une part, l’erreur qui consiste à prendre le symbole pour ce qu’il désigne et, d’autre part, l’aversion pour ce que désignent les symboles.

À côté des chapitres consacrés aux figures tutélaires que sont Twardowski, Ajdukiewicz et Kotarbiński, Woleński expose différentes thèses philosophiques défendues au sein de l’École de Lvov-Varsovie dans les domaines de la philosophie du langage et de la philosophie des sciences. Malgré des efforts de synthèse, les chapitres consacrés à ces domaines apparaissent quelque peu rapsodiques. Cela est dû au fait que dans l’École de Lvov-Varsovie le pluralisme théorique était promu par Twardowski. En fait, l’unité de cette école philosophique n’est pas tant à rechercher dans d’introuvables thèses philosophiques qui seraient communes à tous ses membres, que dans un esprit, une certaine manière d’envisager la philosophie. Cet esprit a pu être qualifié d’analytique[11], mais, à lire l’ouvrage de Woleński, on y verrait plus prudemment une conception « systématique », ou scientifique, de la philosophie accordant une grande importance à l’histoire de la philosophie.

Bien qu’il tente de faire droit à la diversité des domaines philosophiques étudiés dans l’École de Lvov-Varsovie, on pourra regretter que Woleński ne fasse que mentionner, voire néglige complètement certains d’entre eux. Nous pensons en particulier à l’éthique (un chapitre lui était pourtant consacré dans l’édition polonaise originale), l’esthétique (on pense aux travaux de Tatarkiewicz) ou à la philosophie de la religion (l’important néothomisme de Jan Salamucha ou du père Innocent Maria Bocheński).

L’une des grandes forces de l’ouvrage de Woleński est de ne pas se restreindre à l’image d’Épinal selon laquelle l’École de Lvov-Varsovie ne serait composée que de purs logiciens et ne devrait sa gloire qu’à ce domaine technique de la philosophie. En montrant les riches recherches qui furent effectuées en Pologne dans les domaines de l’épistémologie, de la philosophie du langage, de la philosophie des sciences, ou encore de l’ontologie, Woleński montre toute la diversité des intérêts philosophiques des différents membres de l’École de Lvov-Varsovie, et ce, contre le stéréotype « logistique ». Si ce dernier est bien nuancé dans l’ouvrage original (de même que dans sa traduction anglaise), il est presque totalement inversé dans la présente traduction française. En effet, celle-ci a été amputée de la presque totalité des parties originellement dévolues à la logique. Il en résulte une image, à notre avis, totalement tronquée de l’École de Lvov-Varsovie : les résultats dans le domaine de la logique et de la philosophie des mathématiques seraient importants techniquement, mais peu philosophiquement. Or l’approche polonaise de la logique est caractérisée par son ancrage intuitif et la constante dialectique qu’elle opère avec la philosophie. Elle constitue à n’en pas douter un des apports les plus importants à la philosophie contemporaine, et ce, pas seulement d’un point de vue technique.

Nous aimerions ici commenter plus en détail ce choix éditorial de suppression ou de réaménagement des parties de l’ouvrage original consacrées à la logique. Tout d’abord, les chapitres III et IV ne figuraient pas dans l’édition originale ; ils ont été spécialement ajoutés à la traduction française et ont pour but, semble-t-il, de remplacer les chapitres IV-XI de la version polonaise du livre. Ces deux chapitres sont en fait des traductions d’articles déjà parus[12]. Le chapitre III, très érudit, s’attache à retracer la tradition de la logique mathématique en Pologne entre 1900 et 1939. Woleński montre ainsi comment la logique formelle a pu se développer à Lvov, Varsovie et Cracovie dans le contexte de la conception de la logique en Pologne (depuis le xve siècle) et dans le monde (depuis le xixe siècle). Il s’agit là, on l’aura compris, d’un chapitre d’histoire et de sociologie institutionnelles dans lequel Woleński s’attache autant aux logiciens polonais eux-mêmes qu’à leurs publications, leurs enseignements, et aux influences qu’ils exercèrent les uns sur les autres. Il montre particulièrement bien comment la logique mathématique a pu connaître un formidable développement à Varsovie après la Première Guerre mondiale par le travail conjoint de mathématiciens, comme Zygmunt Janiszewski, Wacław Sierpiński et Stefan Mazurkiewicz, et de philosophes formés à Lvov par Twardowski, comme Łukasiewicz et Leśniewski, qui devinrent professeurs à l’Université de Varsovie après sa réouverture par les Allemands en 1915, visant à faire de la logique formelle une discipline à part entière et une spécialité de la recherche scientifique polonaise.

Si le troisième chapitre s’attardait sur l’histoire et la sociologie de l’extraordinaire développement de la logique en Pologne durant la première moitié du xxe siècle, le quatrième expose, quant à lui, les acquis de ce développement. Il est particulièrement difficile de résumer les positions philosophiques de l’École de Lvov-Varsovie vis-à-vis de la logique, tant elles varient entre ses différents membres. Toutefois, on peut en résumer l’esprit général en disant que la logique n’est pas une « activité dépourvue de signification, mais quelque chose qui s’intéresse de façon essentielle au sens ». Cette attitude, particulièrement bien illustrée par le « formalisme intuitionniste » de Leśniewski, considère donc que la logique n’est pas un jeu sur des symboles dépourvus de signification ; ses formules doivent revêtir une « validité intuitive ». Après cette tentative de caractérisation de l’esprit logique de l’École de Lvov-Varsovie, Woleński énumère de manière quelque peu rapsodique les principaux résultats logiques obtenus par celle-ci.

Le cinquième chapitre est le seul chapitre véritablement « technique » de l’ouvrage. Il se compose de deux parties qui reprennent, respectivement, les premières sections des chapitres V et VI du livre original. La première partie est consacrée à la célèbre notation polonaise dite « inversée », et la deuxième aux logiques multivalentes. Ces dernières furent développées par Łukasiewicz à partir des années 1920, même s’il en avait déjà esquissé l’idée en 1910. Woleński montre bien comment le développement de la logique trivalente, considérée comme une solution de remplacement à la logique classique (aristotélicienne, puis stoïcienne), est issu d’un problème proprement philosophique : le déterminisme. Łukasiewicz n’a donc pas cherché à développer un système de logique trivalente pour lui-même, mais bien pour réfuter un argument métaphysique, à savoir celui qui affirme que nous sommes logiquement contraints d’accepter la thèse selon laquelle tout événement futur est déjà déterminé. Signalons que le titre de ce cinquième chapitre est quelque peu trompeur, car il affirme porter sur les logiques non classiques, alors qu’il ne porte, en fait, que sur un type de logiques non classiques, à savoir les logiques multivalentes. Des précisions intéressantes auraient ainsi pu être apportées sur les logiques modales, la logique intuitionniste et la logique discussive de Jaśkowski, laquelle est généralement considérée comme le premier système de logique paraconsistante, c’est-à-dire un système formel qui, contrairement à la logique classique, ne permet pas de déduire n’importe quoi d’une contradiction.

La suppression et le remplacement des chapitres consacrés à la logique déteignent parfois sur la compréhension d’autres parties. Ainsi, le chapitre VII est consacré à l’exposé du réisme de Kotarbiński, dont la base est constituée par l’Ontologie de Leśniewski. Un exposé de celle-ci figurait dans l’édition originale, mais plus dans la présente traduction. Son absence est à notre avis dommageable, car elle ne permet pas de comprendre la position philosophique de Kotarbiński dans toute sa subtilité, même si l’ontologie réiste n’est pas une conséquence nécessaire de l’Ontologie de Leśniewski. Remarquons au passage que ce chapitre contient quelques erreurs flagrantes de traduction. En particulier, à la page 176, parlant de la reformulation réiste de la théorie des ensembles dans l’Ontologie de Leśniewski, nous trouvons la phrase suivante : « En disant que l’énoncé sur l’appartenance [zawieranie się] d’un ensemble à un autre signifie que tout objet étant un “En” [Enkiem] est en même temps un “Em” [Emkiem] […] ». En fait, un ensemble n’est pas dit « appartenir » à un autre, mais y être « inclus » (ce que confirme le texte polonais original) — en théorie des ensembles, l’appartenance n’a lieu qu’entre un objet et l’ensemble dont il est l’un des éléments. De plus, dans cet extrait, « En » et « Em » ne veulent rien dire. Il s’agit de « N » et « M », lettres qui désignent deux ensembles dont il a été question peu avant le texte.

Au final, cette traduction constitue, et constituera certainement pour longtemps, la référence en français sur l’École de Lvov-Varsovie, même si nous ne pouvons que regretter le choix éditorial de suppression des chapitres originaux consacrés à la logique et à la philosophie des mathématiques. Divers ouvrages et articles en français permettent aujourd’hui de combler partiellement ce manque, mais ils n’ont pas le caractère synthétique que possédait l’ouvrage original de Woleński.