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L’idée centrale du livre de Benoît Dubreuil est que les hiérarchies humaines diffèrent fondamentalement des hiérarchies que l’on trouve chez les autres primates (ex. chez les chimpanzés). Chez ces derniers, l’organisation sociale se caractérise principalement par des hiérarchies de dominance, qui se reconnaissent par la présence de comportements stéréotypiques de dominance et de subordination chez différents individus. L’idée n’est pas que les hiérarchies de dominance n’existent pas dans l’organisation sociale humaine, mais plutôt que cette dernière se caractérise principalement par un nouveau type de hiérarchies basées sur la coopération et la présence de normes sociales.

La transition entre ces deux types de hiérarchies a procédé, selon Dubreuil, en deux étapes. La première, qui aurait débuté avec les premiers homo erectus et se serait poursuivie avec l’homo heidelbergensis, aurait consisté en un renversement (« reversing ») des hiérarchies de dominance grâce à l’émergence de comportements coopératifs ainsi qu’à l’adhérence aux normes sociales. La seconde, qui serait apparue avec les premiers homo sapiens, aurait consisté en la réémergence de hiérarchies propres aux sociétés humaines.

Pour expliquer les mécanismes responsables de ces deux étapes, Dubreuil défend deux hypothèses concernant les changements cognitifs (dans la lignée humaine) qui seraient à la base de cette évolution des hiérarchies sociales. D’une part, le renversement des hiérarchies de dominance aurait été rendu possible grâce à l’évolution de l’attention conjointe (qui, elle, repose sur le suivi du regard) et d’un plus grand contrôle cognitif (permettant l’inhibition de comportements et la planification). Ensemble, ces nouvelles capacités auraient rendu possible notre capacité à suivre et faire respecter des normes sociales, et par le fait même à faciliter la coopération entre les individus. D’autre part, l’apparition des hiérarchies proprement humaines aurait été rendue possible grâce à l’émergence de la prise de perspective, c.-à-d. la capacité d’imaginer comment les autres perçoivent ce qu’ils perçoivent.

Dans ce qui suit, je propose d’évaluer l’argument que Dubreuil élabore pour soutenir la deuxième hypothèse, un argument qui repose, en bonne partie, sur des données archéologiques. J’évaluerai en particulier cette hypothèse en rapport avec l’autre hypothèse, rejetée par Dubreuil, selon laquelle ce ne serait pas la prise de perspective, mais plutôt le développement d’une autre capacité cognitive, le langage, qui aurait rendu possible l’émergence des hiérarchies proprement humaines.

I. L’inférence neuroarchéologique inverse

Pour Dubreuil, donc, l’émergence (ou la réapparition) des hiérarchies dans les sociétés humaines aurait été rendue possible en développant la capacité de prise de perspective. L’idée n’est pas que cette nouvelle capacité, à elle seule, permettrait d’expliquer l’émergence des hiérarchies humaines, mais plutôt qu’elle aurait constitué un des éléments essentiels à ce processus évolutif.

Mon but ici ne sera pas d’évaluer les arguments que présente l’auteur pour appuyer cette affirmation (ceux-ci se trouvent aux chapitres IV et V). Ce que je propose de faire plutôt, c’est d’évaluer l’argument présenté au chapitre III, qui vise à appuyer l’hypothèse selon laquelle l’émergence de la capacité de prise de perspective a eu lieu au moment (ou quelque peu avant) où les hiérarchies humaines ont commencé à apparaître.

En fait, cet argument s’appuie sur l’idée que les hiérarchies humaines sont fondées sur les mêmes mécanismes cognitifs qui permettent d’expliquer l’évolution de la culture matérielle symbolique. Ainsi, ce que l’argument doit établir, c’est que le moment, dans l’évolution de notre espèce, où la capacité de prise de perspective a émergé coïncide avec le moment où nous avons commencé à produire une culture symbolique matérielle, et que cette dernière s’explique préférablement par l’émergence de cette nouvelle capacité. Or, comme la production de culture matérielle symbolique a laissé des traces — sous forme de données archéologiques, comme les composantes stylistiques données à une variété d’objets, ou encore par la présence d’artéfacts culturels formalisés et standardisés de toutes sortes (perles décoratives, outils de chasse, etc.) —, il est alors possible, dans un premier temps, de déterminer de façon approximative à quel moment cette culture est apparue. Ce qui reste donc à démontrer, c’est que la capacité de prise de perspective a émergé au même moment.

Pour ce faire, Dubreuil fait appel à ce qu’on peut appeler l’inférence neuroarchéologique inverse (INAI). On peut voir cette inférence comme étant une modification de l’inférence de neuroimagerie inverse (INI), fréquemment utilisée dans les neurosciences cognitives (Poldrack, 2006) :

  • INI : si la région cérébrale R est active, alors le processus cognitif P doit être en jeu.

Le raisonnement derrière l’INI va comme suit :

  1. dans la présente étude (neuroimagerie fonctionnelle), lorsque la tâche cognitive T a été présentée, la région cérébrale R était active ;

  2. dans d’autres études, quand le processus cognitif P était putativement en jeu, la région cérébrale R était active ;

  3. donc, l’activité de la région R dans la présente étude démontre l’entrée en jeu du processus cognitif P dans la tâche cognitive T.

Notons que l’INI est une inférence à la meilleure explication. Dans ce cas, on en conclut que la tâche T doit avoir recruté le processus cognitif P sur la base de l’idée que cette hypothèse serait la meilleure explication de l’activité observée dans la région R, étant donné que P a déjà été associé à l’activité dans la région R. Dans un tel cas, par contre, l’explication qui est privilégiée doit être contrastée avec les autres explications possibles de l’activation de la région R. Par exemple, s’il est possible que la région R soit en cause dans des processus cognitifs autres que P, l’explication privilégiée doit être comparée aux autres explications impliquant ces autres processus cognitifs. Ainsi, la force de l’inférence dépend du niveau de polyfonctionnalité de la région R — c.-à.-d. du nombre de fonctions cognitives différentes auxquelles R contribue — de sorte que plus la région est polyfonctionnelle, plus l’inférence risque d’être faible.

Pour ce qui est de l’inférence neuroarchéologique inverse, le raisonnement est similaire :

  • INAI : si la région cérébrale R a subi un élargissement (au cours de l’évolution), alors le processus cognitif P doit avoir émergé (ou du moins doit davantage être entré en jeu).

Le raisonnement derrière l’INAI va comme suit :

  1. au cours de l’évolution d’une espèce E, l’apparition d’un ensemble de comportements C peut être expliquée par l’émergence du processus cognitif P ;

  2. dans de nombreuses études (ex. neuroimagerie fonctionnelle), quand le processus cognitif P était putativement en jeu, la région cérébrale R était active ;

  3. des études archéologiques démontrent que l’élargissement de R coïncide avec l’apparition de C ;

  4. donc, l’élargissement de R démontre l’entrée en jeu du processus cognitif P dans l’apparition de C.

Comme l’INI, l’INAI est une inférence à la meilleure explication. Dans ce cas, la conclusion est que l’élargissement de la région cérébrale R démontre l’implication du processus cognitif P dans l’apparition d’un ensemble de comportements C sur la base de l’idée que cette hypothèse serait la meilleure explication (ou interprétation) du rôle de l’élargissement de R dans l’apparition de C, étant donné que P a déjà été associé à l’activité dans la région R. Ainsi, la force de l’inférence dépend, comme dans le cas de l’INI, du niveau de polyfonctionnalité de la région R.

II. L’INAI et l’émergence de la prise de perspective

Nous sommes maintenant en mesure d’évaluer l’INAI qui est à la base de l’argument présenté au chapitre III pour appuyer l’hypothèse que la capacité de prise de perspective a émergé au moment où nous avons commencé à produire de la culture symbolique matérielle, et que cette dernière s’explique préférablement par l’émergence de cette nouvelle capacité.

L’INAI du chapitre III :

  1. au cours de l’évolution humaine, l’apparition de la culture symbolique matérielle s’explique par l’émergence de la capacité de prise de perspective ;

  2. dans de nombreuses études de neuroimagerie fonctionnelle, quand les sujets devaient jongler avec plusieurs perspectives différentes sur des objets, la région cérébrale située à la jonction des lobes pariétaux temporaux était active ;

  3. des études archéologiques démontrent que l’élargissement des lobes pariétaux et temporaux (inféré sur la base de la globularisation de la boîte crânienne) coïncide avec l’apparition de la culture symbolique matérielle ;

  4. donc, la globularisation de la boîte crânienne démontre l’implication de la prise de perspective dans l’apparition de la culture symbolique matérielle.

Comme nous l’avons vu dans la section précédente, la force de cette inférence dépend de la polyfonctionnalité de la région cérébrale en cause, c.-à-d. le cortex temporopariétal[1]. Plus précisément, puisqu’il s’agit ici d’expliquer la contribution de processus cognitifs à l’apparition de la culture symbolique matérielle, elle dépend de la valeur explicative (en rapport aux capacités symboliques) des autres processus cognitifs associés à la région cérébrale qui a subi une expansion lors de la globularisation de la boîte crânienne. Or il se trouve que cette région est hautement polyfonctionnelle. Parmi les nombreuses fonctions auxquelles elle participe, autres que la prise de perspective, il y a l’attention visuospatiale, le sens de la reconnaissance de soi, la représentation symbolique, la formation de concepts, et le langage. Donc, pour que l’hypothèse selon laquelle l’émergence de la prise de perspective constitue la meilleure explication (ou interprétation) du rôle de l’élargissement de la région en cause dans l’apparition de la culture symbolique matérielle soit justifiée, il faut démontrer pourquoi c’est la prise de perspective, et non pas l’une (ou plusieurs) de ses autres fonctions cognitives qui explique le mieux ce rôle. En l’absence de telles démonstrations, l’inférence se trouve grandement affaiblie, de sorte que l’on peut seulement conclure que l’hypothèse choisie (celle qui implique la prise de perspective) est compatible avec le scénario évolutif proposé, et non pas qu’elle vient appuyer ce scénario.

Dans le cas qui nous intéresse, il semblerait important de démontrer pourquoi l’émergence de la prise de perspective serait préférable à l’émergence du langage pour expliquer l’apparition de la culture symbolique. Le langage est un candidat naturel pour expliquer l’apparition de ce type de comportements, et il fait partie des fonctions cognitives auxquelles le cortex temporopariétal contribue.

Il est vrai que l’auteur considère cette autre hypothèse (celle qui implique le langage dans l’apparition de la culture symbolique matérielle), mais les raisons invoquées pour l’exclure sont pour l’instant plus spéculatives que bien fondées (une affirmation avec laquelle l’auteur ne semble pas être en désaccord).

Quoi qu’il en soit, le langage n’est qu’une des nombreuses fonctions cognitives auxquelles le cortex temporopariétal contribue. Ainsi, l’élargissement de cette région a potentiellement contribué à l’évolution de plusieurs fonctions cognitives qui ont pu avoir un rôle important dans l’apparition de la culture symbolique matérielle. Les arguments que l’auteur présente pour appuyer la thèse selon laquelle l’émergence de la prise de perspective a été cruciale pour l’apparition de la culture symbolique matérielle doivent donc être évalués indépendamment de l’INAI du chapitre III, puisque celle-ci ne permet pas d’appuyer cette thèse. Cela ne veut pas dire, par contre, que l’INAI du chapitre III ne joue aucun rôle dans l’argumentation de l’auteur — elle contribue en fait à assurer la compatibilité de la thèse avec les données archéologiques —, mais seulement qu’elle joue un rôle moins important qu’il le voudrait.