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Tout est changement. C’est vrai. Mais s’il n’y a rien d’autre que le changement, ce changement doit avoir lieu dans quelque chose. Ce quelque chose est ce que nous appelons substance. Être.

Fernando Pessoa, « Critique de la théorie d’Héraclite[1] »

Introduction

Wittgenstein n’a jamais été un philosophe professionnel ni un universitaire. Mais on ne peut en conclure qu’il n’a pas fait une lecture extensive de la « grande philosophie occidentale », comme il l’écrit dans une remarque datée du 7 février 1931[2]. Dans le passage du carnet en question, Wittgenstein dit en fait que « [s]i [son] nom doit survivre, ce ne sera que comme le terminus ad quem de [cette] grande philosophie occidentale[3] ». Vient ensuite cet énoncé : « Comme le nom de celui qui a embrasé /incendié/ la bibliothèque d’Alexandrie[4]. » Cet article vise à examiner en détail une partie des activités pyromanes de Wittgenstein, en particulier sa critique d’Héraclite et des idées de ce dernier selon lesquelles « tout coule » et « on ne peut entrer deux fois dans la même rivière ».

Dans la première section, j’examinerai les sources et les interprétations traditionnelles de ces idées dans les oeuvres de Platon, d’Aristote, de Plutarque et de Sextus Empiricus. Dans la seconde section, je discuterai le lien établi par David G. Stern entre les remarques de Wittgenstein sur l’image de la rivière, et l’étude qu’il a faite de Platon, Wittgenstein citant ce dernier à plusieurs reprises à partir de 1931. Dans la troisième section, je m’attacherai aux notes sur Héraclite antérieures à 1931 et je les relierai à la question d’un langage phénoménologique. Puis, dans les sections quatre et cinq, je critiquerai le portrait que dresse Hintikka de Wittgenstein en phénoménologue et je fournirai une analyse approfondie de la phénoménologie de Wittgenstein. Enfin, dans la sixième section, je tenterai de faire une synthèse de l’ensemble et de porter un nouveau regard sur la dernière philosophie de Wittgenstein.

1. Ce qu’Héraclite a réellement dit

Les idées dont il est ici question ont trouvé leur expression classique chez Platon. Dans le Cratyle, alors qu’il débat de l’origine du langage avec Hermogène, Socrate les formule ainsi :

Héraclite dit, n’est-ce pas ? que « tout passe et rien ne demeure » ; et, comparant les choses au courant d’une rivière, il ajoute qu’« on ne saurait entrer deux fois dans la même rivière[5].

Ce passage constitue la première partie de DK 22 A 6, la métaphore de la rivière apparaissant aussi dans DK 22 B 12, 49a et 91. Ce dernier fragment provient de l’E de Delphes de Plutarque, où il est écrit :

« On ne peut descendre deux fois dans la même rivière », selon Héraclite, et l’on ne peut pas non plus saisir deux fois dans le même état une substance mortelle. Des changements vifs et rapides en dispersent les éléments, puis les réunissent à nouveau, ou plutôt ce n’est pas à nouveau, ni plus tard, c’est simultanément qu’elle se constitue et se défait, apparaît et disparaît[6].

Plutarque utilise la même image dans Sur les délais de la justice divine, lorsqu’il discute de la manière dont nous changeons au cours de nos vies. Il souligne que sans identité « nous jetterions tout à notre insu dans la rivière d’Héraclite où, disait-il, on n’entre pas deux fois, puisque tout varie et change au gré des transformations de la nature[7] ». La célèbre phrase d’Héraclite est également reprise dans les Causes des phénomènes naturels de Plutarque, où il est dit que « les eaux des fontaines et des rivières sont toujours fraîches et nouvelles, puisque, suivant Héraclite, on ne descend pas deux fois dans les mêmes rivières, parce que leurs eaux se renouvellent sans cesse[8] ». Prenant en considération le pluriel « rivières », qui apparaît ici ainsi que dans frs. 12 et 49a, G. S. Kirk a affirmé que Plutarque pouvait avoir été influencé par la référence de Platon dans le Cratyle, dans laquelle le dicton d’Héraclite aurait été déformé, et il suggère que cela devrait être formulé exactement comme dans la citation de fr. 12 : « Sur ceux qui entrent dans les mêmes rivières, coulent des eaux toujours différentes[9]. »

Comme Plutarque, Aristote suit la version platonicienne de ce que dit Héraclite et mentionne dans la Métaphysique la doctrine de ce dernier selon laquelle « on ne descend pas deux fois dans la même rivière », ainsi qu’une précision importante, faite par Cratyle, le disciple d’Héraclite, selon laquelle « on ne peut même pas le faire une fois[10] ». Nous pouvons également lire dans le traité De l’âme d’Aristote que « [p]our Héraclite, le principe, c’est l’âme, puisqu’elle est l’exhalaison chaude dont il constitue les autres êtres », dans la mesure où « [c]’est une réalité incorporelle et en perpétuel écoulement » ; Aristote conclut que « le mû est connu par le mû » et « [q]ue les êtres fussent en mouvement, c’était en effet son opinion et celle de la plupart des penseurs[11] ». Par conséquent, Platon et Aristote considèrent tous deux qu’Héraclite a établi l’idée selon laquelle rien ne peut échapper à un changement constant, de sorte que même les choses qui semblent au repos sont soumises à des changements imperceptibles. Aristote l’affirme clairement lorsqu’il écrit, dans la Physique, que « certains vont jusqu’à dire que le mouvement n’appartient pas qu’à certaines choses et non aux autres, mais à toutes et toujours, sauf que cela échappe à notre perception[12] ». Aristote souligne pourtant des différences importantes entre sa propre position et celle de Platon en ce qui concerne la doctrine héraclitéenne. Dans un passage intéressant de la Métaphysique, il nous dit que « [d]ès sa jeunesse, Platon, étant devenu d’abord ami de Cratyle et familier avec les opinions d’Héraclite, selon lesquelles toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel et ne peuvent être objet de science, demeura par la suite fidèle à cette doctrine[13] ». Aristote continue ensuite en disant que « Socrate, dont les préoccupations portaient sur les choses morales, et nullement sur la Nature dans son ensemble, avait pourtant, dans ce domaine, cherché l’universel, et fixé, le premier, la pensée sur les définitions », et que « Platon accepta son enseignement, mais sa formation première l’amena à penser que cet universel devait exister dans des réalités d’un autre ordre que les choses sensibles », parce qu’« il est impossible, en effet, croyait-il, que la définition commune existe dans aucun des objets sensibles individuels, de ceux du moins qui sont en perpétuel changement[14] ».

Nous avons ainsi une vue d’ensemble, rapide mais pénétrante, du système platonicien, ou du moins de la manière dont Aristote a compris son évolution. À vrai dire, les propres références de Platon à Héraclite et à ses disciples sont profondément ironiques. Dans le Cratyle, les discussions entre Socrate et Hermogène — un disciple de Parménide — et, plus particulièrement, entre Socrate et Cratyle, sont représentatives. À la fin de ce dialogue, Socrate dit en effet

[qu’]il n’est guère sage de s’en remettre, soi et son âme, aux bons offices des noms avec une entière confiance en eux et leurs auteurs, pour affirmer, comme si l’on avait quelque savoir, et décider contre soi-même et contre les choses que rien de rien n’est sain, et que toute s’écoule et s’en va comme vases d’argile [c’est-à-dire,] de se représenter les choses dans le même état que les gens affligés d’un catarrhe, en jugeant que tout est atteint de flux et d’écoulement[15].

On trouve des critiques semblables dans le Théétète, où Platon range la doctrine d’Héraclite aux côtés de celle de Protagoras, qui affirme que « l’homme est la mesure de toutes choses[16] ». Pour Platon, le problème réside dans la réduction de toute connaissance à la perception, les choses étant alors pour chaque personne telles qu’elles lui apparaissent — thèse défendue par Théétète.

Il n’est donc pas surprenant que les premiers sceptiques, comme le souligne Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes, aient pu voir dans Héraclite un précurseur du scepticisme, Sextus mettant dans le même sac, comme Platon, la doctrine de Protagoras et celle des Héraclitéens[17]. Bien sûr, Sextus place la suspension du jugement pyrrhonienne à un niveau supérieur du scepticisme, mais, comme le montre clairement le chapitre sur le repos, l’idée selon laquelle « rien n’est en repos » — que Sextus attribue non seulement à Héraclite, mais aussi à Platon — ouvre la voie à toutes les suspicions possibles dans l’expérience humaine[18]. Et c’est la raison pour laquelle, comme l’explique Sextus dans son traité Contre les logiciens, dans les mêmes termes qu’Aristote, Platon a fait des « intelligibles » la seule base de sa théorie de la vérité, étant donné que

les sensibles sont toujours en devenir et jamais dans l’être, car leur substance coule sans cesse comme une rivière, de sorte qu’elle ne demeure pas la même deux instants de suite et […] on ne peut la montrer du doigt deux fois en raison de la vitesse à laquelle elle coule » — c’est là une référence claire à Héraclite, dont le nom figure dans la suite du texte[19].

Je n’examinerai pas ici les « idées » de Platon ni la manière dont « les choses sensibles sont […] toutes dénommées d’après elles », pour reprendre les termes d’Aristote dans la Métaphysique[20]. Je n’essaierai pas non plus de donner une interprétation unifiée du point de vue d’Héraclite. Ayant présenté le problème principal de notre discussion, je vais plutôt me tourner vers la rencontre de Wittgenstein avec la doctrine héraclitéenne et me concentrer sur sa signification pour la mise en place de sa philosophie ultérieure.

2. Wittgenstein, lecteur de Platon

Dans l’une des rares études sur cette question, David G. Stern a affirmé que « l’usage que, au départ, Wittgenstein fait de l’image de la rivière, et ses critiques ultérieures, sont manifestement influencés par sa lecture de Platon[21] ». C’est un fait que, à partir du 14 juillet 1931, on trouve dans MS 111 — le septième d’une série de volumes commencée après le retour de Wittgenstein à Cambridge en 1929 — des remarques répétées sur Platon, plus spécifiquement sur le Cratyle, le Théétète et le Philèbe[22]. Cependant, ce volume ne contient pas une seule remarque sur Héraclite. Les premières remarques de Wittgenstein sur l’image de la rivière avaient été écrites presque deux ans auparavant. Bien que cela ne signifie pas nécessairement que Wittgenstein ait étudié un quelconque recueil des fragments d’Héraclite, il y a plusieurs aspects dans la conception qu’a Wittgenstein de la doctrine héraclitéenne qui « ne [peuvent] être trouvé[s] dans l’usage que Platon fait d’Héraclite », comme Stern lui-même le reconnaît[23]. En fait, Stern va jusqu’à affirmer que Wittgenstein a articulé deux manières diamétralement opposées d’interpréter Héraclite. Selon Stern, le tournant réside dans une suite de réflexions du sixième volume, datées du 4 février 1931[24]. Toutes ont fait leur chemin, à travers le TS 211 et le recueil de fragments qui constitue le TS 212, jusqu’à deux endroits de ce que l’on appelle le Big Typescript, qui a été préparé, semble-t-il, en 1933. Dans la première section du chapitre intitulé « Pensée. Penser », on trouve les quatre remarques suivantes[25] :

Que « tout coule » semble nous empêcher d’exprimer la vérité, car c’est comme si nous ne pouvions la saisir, puisque cela nous file entre les doigts.

Toutefois, (et c’est ce qui compte) cela ne nous empêche pas d’exprimer quelque chose. — Nous savons ce que cela signifie que de vouloir saisir quelque chose de fugace dans une description. Cela se produit, par exemple, lorsque nous oublions une chose alors que nous en décrivons une autre. Mais ce n’est pas ce dont il est question. Et c’est la manière dont l’expression /mot/ « fugace » doit être utilisée.

Cependant, à la réponse « Tu sais bien comment la proposition fait cela ; après tout, rien n’est dissimulé », on aimerait rétorquer : « Oui, mais tout s’écoule si vite [es fließt alles so rasch vorüber] et je voudrais le voir exposé plus largement avec toutes ses parties, pour ainsi dire. »

Mais ici aussi nous nous trompons. Car dans ce processus rien de ce qui se produit ne nous échappe en raison de la vitesse[26].

Le reste a été inclus dans la troisième section du chapitre « Philosophie », intitulé « D’où vient le sentiment que nos recherches grammaticales sont fondamentales ? ». Celles-ci constituent une seule remarque composée de trois paragraphes situés à l’origine entre les deuxième et troisième remarques citées ci-dessus.

Nous ramenons les mots de leur emploi métaphysique à leur juste /normal/ emploi dans le langage.

(L’homme qui a dit que l’on ne peut entrer deux fois dans la même rivière a dit quelque chose de faux ; on peut entrer deux fois dans la même rivière.)

C’est à cela que ressemble la solution de toutes les difficultés philosophiques. Leurs /Nos/ réponses, si elles sont justes, doivent être prosaïques et familières /familièresettriviales/. Mais il faut les regarder dans un esprit approprié, et dès lors cet aspect prosaïque n’a rien de gênant [non-senspuretsimple][27].

Pour Stern, « [l]e coeur de la critique de Wittgenstein provient du Théétète[28] ». Pourtant, ici encore, les versions originales de ces remarques précèdent celles sur Platon. Par conséquent, je voudrais suggérer que nous interprétions de façon indépendante l’influence d’Héraclite sur Wittgenstein, et nous pouvons le faire en nous concentrant sur le matériel antérieur à 1931. Par là, j’espère clarifier le prétendu rejet, fait par Wittgenstein, de sa première image de la rivière, tel que le décrit Stern, tout en analysant un aspect jusqu’à présent pratiquement négligé[29] : la relation entre la doctrine héraclitéenne et la possibilité d’un langage phénoménologique.

3. Wittgenstein sur Héraclite

C’est dans le MS 107 que se trouve la première remarque sur Héraclite. Au début des passages datés du 11 octobre 1929, Wittgenstein écrit : « L’immédiat est saisi dans un cours continu. (Il a de fait la forme d’un courant)[30]. »

On trouve dans le TS 209 — qui résulte d’une réorganisation du TS 208, réalisée en 1930 et publiée en 1964 sous le titre Remarques philosophiques — un certain nombre de remarques écrites le même jour. Mais la remarque qui vient d’être citée, bien qu’annotée dans la marge, n’a jamais été reprise par Wittgenstein. On ne peut cependant pas dire la même chose de la seconde remarque héraclitéenne. Elle figure encore dans le Volume III, à la suite de la longue description codée d’un rêve, qui ouvre les passages du 1er décembre 1929. À son arrivée dans le tapuscrit, la version originale a perdu des passages de texte pertinents que je cite ici en italique :

Le courant de la vie, ou le courant du monde, coule [« tout coule »] et nos propositions, pour ainsi dire, ne se vérifient qu’au moyen d’instants /quepar(flashes)/ /que par instants /[31].

Wittgenstein copiera la version tapuscrite de cette remarque dans le volume X à la date du 3 juin 1932. Toutefois, là, comme dans le chapitre « Idéalisme, etc. » du Big Typescript (où elle a été reprise), elle est précédée par l’énoncé suivant : « Une pensée sur la capacité à représenter la réalité immédiate au moyen du langage[32]. » Le problème de savoir comment appréhender la « réalité immédiate » vient établir un lien, de manière fascinante, entre le Tractatus et les écrits ultérieurs de Wittgenstein. Une conception de la logique immanente bien que restreinte rend possible une représentation du monde qui vise à capturer tout ce que présuppose la description d’un fait. Dans la première remarque des volumes où il fait allusion à son précédent ouvrage, Wittgenstein oppose ce nouveau modèle descriptif au cadre du Tractatus. Cette remarque est datée du 23 décembre 1929 et affirme :

C’est ainsi : ce que j’ai dit dans le Tractatus des règles grammaticales concernant « et », « ne pas », « ou », etc., ne les épuise pas ; au contraire, il y a des règles concernant les fonctions de vérité qui ont aussi pour objet la partie élémentaire de la proposition[33].

Et dans le deuxième passage du 1er janvier 1930, après avoir affirmé que « [l]e concept de “proposition élémentaire” perd maintenant en somme toute sa grande importance »[34], nous trouvons :

Les règles concernant « et », « ne pas », « ou », etc., que j’ai re-présentées à l’aide de la notation V-F, sont une partie de la grammaire concernant ces mots, mais non leur grammaire tout entière[35].

Il n’est pas sans importance que cette remarque se soit retrouvée dans le chapitre « Phénoménologie » du Big Typescript[36]. En fait, sans doute influencé par les travaux de Ernst Mach dans L’Analyse des sensations et La connaissance et l’erreur, auxquels il fait référence de manière critique dans quelques passages[37], Wittgenstein pensait que l’objectif principal en philosophie était d’établir, si l’on souhaitait décrire la réalité tout entière, un langage phénoménologique. Il en vint cependant à considérer, dès octobre 1929, que ses efforts pour établir un tel langage constituaient une grave erreur. Dans une remarque écrite le 25 novembre, qui figure sur la toute première page de TS 209, Wittgenstein affirme :

Le langage phénoménologique, ou « langage primaire », comme je l’ai appelé, n’est pas maintenant le but que je poursuis, je ne le tiens plus maintenant pour possible. Tout ce qui est possible et indispensable, c’est de séparer ce qu’il y a d’essentiel dans notre langage de ce qui y est inessentiel[38].

Il maintient cette idée de manière plus explicite dans la remarque suivante, datée du 21 décembre :

Contrairement à ce que je croyais antérieurement, il n’y a pas un langage primaire en opposition à notre langage habituel, langage « secondaire ». Mais, en opposition à notre langage, on pourrait parler d’un langage primaire dans la mesure où en celui-ci aucune préférence ne saurait être exprimée pour certains phénomènes plutôt que pour d’autres ; ce langage aurait à être pour ainsi dire absolument au niveau des choses [sachlich][39].

Il est intéressant de noter que les deux remarques suivantes qui se trouvent dans TS 209 nous ramènent directement à Héraclite. À l’origine, elles ouvraient le volume IV et étaient datées du 13 décembre :

Ce qui appartient à l’essence du monde, le langage ne peut le dire /lexprimer/.

C’est pourquoi le langage ne peut pas dire que tout coule. Ce que le langage peut dire, ce n’est que ce qu’il nous est possible de nous représenter également d’une autre manière.

Que tout coule, c’est ce que le langage doit exprimer dans l’application que l’on en fait — et cela non pas dans une forme d’application en tant qu’opposée à une autre, mais dans l’application. Dans ce que nous appelons, en tout état de cause, l’application du langage[40].

Ces remarques sont suivies, à la fois dans le manuscrit et dans le tapuscrit, par une précision sur ce que Wittgenstein avait à l’esprit avec cette « application ». Il écrit :

Par application j’entends ce qui en définitive transforme en un langage des combinaisons sonores ou des traits sur le papier, etc. Dans le sens où c’est l’application qui fait une mesure-étalon d’une règle graduée : Apposer le langage à la réalité[41].

Une autre précision figure seulement dans le manuscrit :

Et cette confrontation du langage [à la réalité] est la vérification des propositions[42].

On peut considérer que cet énoncé, pris avec la remarque du 1er décembre dans laquelle il est déjà fait référence au même sujet, indique que le problème principal tenait pour Wittgenstein à la vérifiabilité physique de nos expressions linguistiques, c’est-à-dire à leur statut épistémologique. C’est une lecture en faveur de laquelle Jaakko et Merrill B. Hintikka ont argumenté avec vigueur en affirmant que l’abandon par Wittgenstein de l’idée d’un langage phénoménologique à la fin de 1929 représentait un premier pas vers la conception sociale de l’esprit qu’il a ensuite développée dans sa philosophie ultérieure. Selon les Hintikkas, c’est à ce moment seulement que la conception philosophique de Wittgenstein connaît une transformation radicale, dans la mesure où les écrits tout juste postérieurs à 1929 partageaient encore un arrière-plan phénoménologique avec le Tractatus. Mais est-ce là une interprétation correcte ? Regardons les choses de plus près.

4. Le Wittgenstein de Hintikka

Dans son article « L’idée de phénoménologie chez Wittgenstein et chez Husserl », Hintikka explique comme suit l’affirmation étonnante selon laquelle le Tractatus est une oeuvre phénoménologique :

Cet ouvrage fameux est, je puis le dire sans forcer le terme, un exercice de phénoménologie. Le langage idéal qu’il met en avant est idéal précisément en ceci qu’il capte en toute fidélité ce qui m’est donné. Les objets simples postulés par le Tractatus sont en effet les objets de mon expérience immédiate, et, à ce titre, des objets phénoménologiques ; quant au monde tel que le conçoit le premier Wittgenstein, c’est le monde des objets phénoménologiques[43].

Dans la suite de cet article, Hintikka écrit :

Puisque la logique est déterminée par les formes des objets simples et puisque ces objets sont phénoménologiques, la logique et la phénoménologie coïncident virtuellement dans le premier Wittgenstein. C’est là en fait l’un des traits les plus caractéristiques de la conception wittgensteinienne de la logique, trait qui ne doit pas être masqué par le fait que, dans ses écrits ultérieurs, il utilise à la place du mot « logique » des euphémismes tels que « grammaire »[44].

Hintikka suggère ici que non seulement le Tractatus, mais aussi les écrits ultérieurs de Wittgenstein devraient être lus dans une perspective phénoménologique. Il développe cette idée de manière très claire dans un article intitulé « Wittgenstein, un philosophe de l’expérience immédiate ». Faisant allusion à un récit de Maurice O’Connor Drury[45], Hintikka écrit que « [t]out au long de sa carrière philosophique, Wittgenstein est resté fondamentalement un philosophe de l’expérience immédiate » et que « [c]’est indubitablement ce qu’il voulait dire lorsqu’il a permis que sa philosophie soit appelée “phénoménologie” »[46]. Mais comment cela peut-il être compatible avec l’idée selon laquelle le fait que Wittgenstein rejette un langage phénoménologique marque le début d’une nouvelle étape de son évolution philosophique ? Dans « L’idée de phénoménologie chez Wittgenstein et Husserl », Hintikka donne une jolie réponse. Il remarque que « [l]a réalité que nous tentons de capter par le langage et par la pensée fut et demeura, selon [Wittgenstein], le monde des entités phénoménologiques », mais « contrairement à ce que Wittgenstein crut à l’époque du Tractatus, le philosophe ne peut la saisir directement, en construisant un langage phénoménologique qui refléterait en toute fidélité la structure du donné »[47]. Hintikka considère que la pensée ultérieure de Wittgenstein laisse place à toute une activité linguistique qui peut être décrite physiquement, c’est-à-dire à une activité dans laquelle il est possible de comparer effectivement nos énoncés avec la réalité. Voici comment il défend cette thèse :

Les motifs qui conduisirent Wittgenstein à ne plus concevoir les langages phénoménologiques comme les langages primaires ont trait aux conditions dans lesquelles nous comparons une phrase à la réalité en vue de la vérifier ou de la falsifier. La phrase est un objet physique (une configuration) qui, en tant que telle, n’est comparable qu’à des configurations physiques. Aussi ne peut-elle parler que de faits physiques. Qui plus est, la comparaison du langage et de la réalité se situe dans le temps physique (le « temps de l’information ») et elle prend du temps (physique). De là également le fait que la phrase ne puisse parler que d’objets physiques perdurant dans le temps physique. Les conditions d’identité et d’existence des objets phénoménologiques, à la différence de celles des objets physiques ainsi caractérisés, sont limitées (c’est en tout cas ce que pense Wittgenstein) au specious present et on ne peut les aborder directement dans le langage[48].

De là à une justification de la notion de « jeux de langage » établie par Wittgenstein, il n’y a qu’un petit pas pour Hintikka. Dans son article « Die Wende der Philosophie : la nouvelle logique de Wittgenstein de 1928 », il affirme que « en dernière analyse, les langages phénoménologiques étaient impossibles, selon Wittgenstein, parce que ce sont les jeux de langage qui relient le langage au monde » et « [é]tant des jeux, ils doivent être joués dans le domaine public, physique »[49].

Je dois avouer que cette conception ne me satisfait pas. Hintikka affirme qu’il y a un fossé entre ce qui m’est (immédiatement) donné et son expression (médiatisée), comme si nous pouvions appréhender quelque chose sans que cela soit déjà donné « dans le langage et dans la pensée » — simultanément. Le dualisme de l’immédiat/médiatisé posé par Hintikka est en fait fondé sur le vieux présupposé d’une priorité de la pensée sur le langage, de telle sorte que nous puissions avoir une expérience immédiate, la comprendre phénoménologiquement, bien que nous ne puissions l’exprimer linguistiquement. À quoi aurions-nous alors accès ? Quel est le x avec lequel nous sommes en contact ? Dans « L’idée de phénoménologie chez Wittgenstein et Husserl », Hintikka affirme, dans cette perspective, qu’« [i]l importe de se rendre compte qu’absolument rien, dans l’argument wittgensteinien, n’est à même d’exclure l’existence d’objets phénoménologiques dans le monde réel », mais que « [s]on problème est de savoir comment on peut parler d’eux »[50]. De quoi parle Hintikka ? Ne fait-il pas déjà référence à de telles entités ? N’est-il pas déjà en train d’en parler ? Il admet dans le même article que « Wittgenstein a clairement montré qu’à ses yeux les objets phénoménologiques sont tout aussi réels que les objets physiques » et que « [c]e sont, parmi les objets réels, ceux qui nous sont directement donnés », et, un peu plus loin, il insiste sur ce point en écrivant que pour Wittgenstein « le langage phénoménologique n’est qu’une autre façon de parler des événements du monde réel » et qu’« [e]n un certain sens en effet, le langage phénoménologique et le langage physicaliste parlent d’une seule et même réalité »[51].

Qu’est-ce qu’essaie d’exprimer ici Hintikka ? Ce n’est pas facile à dire. Dans un article intitulé « Wittgenstein et le problème de la phénoménologie », il maintient que « [p]uisque les propositions sont des configurations physiques, elles ne peuvent être vérifiées ni falsifiées en référence à ce qui est actuellement présent à moi, à mes objets phénoménologiques (donnés dans le présent) ». Bien plutôt : « [e]lles impliquent une référence essentielle à ce qui n’est pas ici et maintenant et qui persiste dans le temps, c’est-à-dire aux occupants du monde physique[52] ». Dans la terminologie de Wittgenstein, cela est dénué de sens. Les remarques conclusives du 1er décembre 1929 le montrent clairement :

Le phénomène n’est pas symptôme de quelque chose d’autre, il est la réalité.

Le phénomène n’est pas symptôme de quelque chose d’autre qui seul rend la proposition vraie ou fausse, mais il est lui-même ce qui la vérifie[53].

Il n’y a pas de raison de penser que la vérification ou la falsification d’une proposition puisse avoir lieu indépendamment de l’expérience immédiate puisqu’il n’y a que des expériences immédiates qui, en retour, sont déjà médiatisées. On pourrait affirmer la même chose avec plus de force en disant qu’il n’y a pas deux sortes d’expérience ; il appartient au concept d’expérience d’être pour un individu. Une expérience sans sujet est une contradiction. Hintikka commet une erreur, fréquente dans l’histoire de la philosophie, et que Wittgenstein tentait de surmonter dès l’époque du Tractatus. C’est l’erreur qui consiste à dupliquer le donné afin d’éviter l’idéalisme ou le solipsisme. Hintikka n’a pas su remarquer que, pour Wittgenstein, cela « coïncide avec le réalisme pur[54] ». C’est, de fait, l’essence même de la phénoménologie, dans laquelle l’étude des phénomènes, de ce qui m’apparaît, éclipse la distinction classique entre l’intérieur et l’extérieur — du moins après Husserl, dont l’approche consiste en « une certaine radicalisation » de la « méthode » d’auteurs tels que Mach[55]. Il vaut la peine de noter que, dans « L’idée de phénoménologie chez Wittgenstein et Husserl », Hintikka attire l’attention sur la nécessité de ne pas confondre phénoménologie et phénoménalisme[56], et qu’il adopte ensuite cette même conception erronée, ne réalisant pas que le point de vue physique correspond à une simple mise en conformité avec une norme. Il n’y a pas de couleur en soi, ni de distance en soi, etc. Nous structurons le donné pour nous-mêmes et nous générons la norme sur la base du calcul naturel que nous réalisons.

Lorsque je regarde par la fenêtre et que j’observe au loin plusieurs bâtiments, un calcul inconscient me fait voir que les portes et les fenêtres qui semblent avoir la taille de mes doigts depuis l’endroit où je me trouve ne sont manifestement pas de cette taille. C’est la même chose pour leurs couleurs, formées par le reflet de la lumière, qui leur confèrent des teintes dont je m’attends à ce qu’elles ne soient pas les mêmes dans des conditions optimales. Mais y a-t-il des conditions optimales ? À quoi cela ressemble-t-il de voir cette couleur ? Hintikka affirme que les données sensorielles telles que des ombres de ce type sont exactement ce qui constitue notre expérience immédiate, quelque chose que nous subsumons de manière physique-linguistique dans une tonalité générale. Que cette falsification ait lieu, cela est indéniable ; cependant, dans la plupart des cas, nous n’en avons pas conscience. Et c’est parce que l’expérience fonctionne ainsi que nous devons en suspendre le cours afin d’en prendre conscience — de façon phénoménologique. Le résultat de tout cela est que notre expérience n’est pas phénoménologique de nature, puisqu’il est nécessaire de suspendre son processus de transcendance pour qu’elle le soit. Là repose l’échec de la position de Hintikka : il ne prend pas la phénoménologie pour ce qu’elle est, pour une méthode, que Wittgenstein n’a postulé, contrairement à ce qu’il défend, qu’après son retour à la philosophie en 1929. La phénoménologie fait son entrée dans les recherches de Wittgenstein en même temps que son traitement de l’« espace visuel », après qu’il a fait connaissance avec le cercle de Vienne et lu Mach, et elle consiste en une nouvelle méthode pour délimiter ce qu’il fait sens de dire[57]. Je vais en dire plus sur ce point dans la section suivante, avant de revenir ensuite à Héraclite.

5. Wittgenstein sur la phénoménologie

Le 4 février 1929, deux jours seulement après avoir commencé le volume I, Wittgenstein a rédigé la remarque suivante :

Il semble qu’il y en ait beaucoup en faveur de l’idée selon laquelle la représentation de l’espace visuel par la physique est réellement la plus simple. C’est-à-dire que la physique est serait la vraie phénoménologie.

Mais on peut objecter à cela : la physique tend à la vérité, c’est-à-dire à des prédictions correctes des événements, alors que la phénoménologie ne fait pas cela, elle tend au sens et non à la vérité[58].

Cette remarque s’est retrouvée sur la toute première page du TS 208, mais pas dans le TS 209, dont les remarques introductives incluent seulement les trois derniers passages du 4 février :

La physique se différencie de la phénoménologie en ce qu’elle veut établir des lois. La phénoménologie n’établit que les possibilités.

Alors la phénoménologie serait donc la grammaire de la description de ces faits sur lesquels la physique construit ses théories.

Clarifier est plus que décrire. Mais toute clarification contient une description[59].

Ces notes montrent tout d’abord qu’elles ne sont rien de plus que des notes. L’usage répété du subjonctif en ce qui concerne la phénoménologie montre clairement que ce qui est en jeu est un thème récent, et non maîtrisé, dans les réflexions de Wittgenstein. Le point important concerne toutefois le contraste établi par Wittgenstein entre les notions de « description » et de « clarification ». Il n’y a pas le moindre doute sur la signification de cette dernière. « Clarifier » reste pour Wittgenstein le but de la philosophie et, par conséquent, sa primauté. En fait, nous ne devrions pas oublier que, selon le Tractatus déjà, « [l]e but de la philosophie est la clarification logique des pensées » et « [l]e résultat de la philosophie n’est pas de produire des “propositions philosophiques”, mais de rendre claires les propositions »[60]. Cependant, la signification de « description » n’est pas évidente ici, en particulier dans la mesure où ce terme était précédemment appliqué à la fois aux découvertes de la logique, conçue de manière non déductive[61], et à la « description du monde » telle qu’elle est faite par les sciences naturelles, en particulier par la physique[62]. Le passage pénultième nous donne un indice. Wittgenstein y fait une distinction entre « description » factuelle et théorisation physique, et implique que « description » ne coïncide pas avec « phénoménologie », c’est-à-dire avec sa « grammaire ». Cela explique pourquoi Wittgenstein écrit, dans la remarque suivante : « Clarifier est plus que décrire. » De plus, comme l’indique la deuxième phrase, le travail de « clarification » est nécessairement descriptif. On pourrait le formuler de façon inverse : il ne peut y avoir clarification que là où il y a description, et, au moment où Wittgenstein retourne à Cambridge, on peut résumer cela par le terme « phénoménologie ».

Wittgenstein élargit l’enquête au schème conceptuel qui structure le donné et explore tout d’abord certaines manifestations phénoménales dans l’espace visuel, qui échappent à la logique formelle. Il tente de garder en vue d’autres éléments constitutifs de notre système empirique. Mais cela est-il possible ? Dans le premier passage du 5 février, il demande si on peut « décrire en général le champ visuel ou une partie du champ visuel[63] » et, parmi d’autres remarques semblables, il dit qu’« [une] forme ne peut pas être décrite », qu’« elle ne peut qu’être re-présentée[64] ». Bien sûr, la phénoménologie nous permet d’isoler une expérience déterminée et de prendre conscience d’un certain nombre de ses aspects non perçus. Cependant, l’intersection phénoménologique d’une expérience présuppose à l’évidence le système tout entier qui est intersecté, laissant de côté un très grand nombre de présuppositions de base. Cela signifie que lorsque nous tentons d’atteindre « les choses elles-mêmes », en partant à la recherche de leurs couches conceptuelles, le caractère (dénué) de sens de notre vision du monde reste dans une certaine mesure intouché. Et c’est ce qui compte pour Wittgenstein. Si nous voulons être clairs sur notre ouverture à la réalité et éliminer les confusions grammaticales qui paralysent notre entendement, nous devons regarder le langage naturel et non un langage idéal, phénoménologique[65].

Le deuxième passage du 22 octobre 1929 marque le rejet d’un tel projet d’élucidation :

Il est — selon moi — absurde de supposer qu’un langage phénoménologique soit possible et que seul ce langage puisse dire véritablement ce que nous devons /voulons/ exprimer dans la philosophie. Nous devons nous accommoder de notre langage ordinaire et le comprendre correctement. C’est-à-dire que nous ne devons pas nous laisser entraîner par lui à parler de manière dénuée de sens[66].

La distance que prend Wittgenstein par rapport au langage phénoménologique devient visible à la fin des pages de gauche du volume I, qui appartiennent virtuellement au volume II. Il est ici impossible de manquer le rôle central du langage ordinaire dans la pensée de Wittgenstein. Et le phénoménologique apparaît comme une simple extension de notre langage — clairement en opposition avec ce qu’affirme Hintikka. Les deux remarques suivantes complètent la discussion :

La vérification du langage — donc l’acte par lequel il reçoit son sens — se produit à vrai dire dans le présent.

De ce qui a été dit, il s’ensuit — ce qui est du reste évident — que le langage phénoménologique expose la même chose que notre mode d’expression physicaliste habituel, et son seul avantage est que l’on peut exprimer avec lui certaines choses de manière plus brève et avec un danger moindre de mal se comprendre[67].

On peut remarquer que les Hintikkas citent le dernier passage en entier, mais laissent de côté le premier, ce qui correspond mal à leur interprétation[68]. En fait, comme Wittgenstein le répétait le 1er décembre 1929, « [n]os propositions ne sont vérifiées que par le présent[69] ». Ce dont il avait alors pris conscience, c’est du désavantage d’une investigation phénoménologique qui — en tant que première — devrait dévoiler le donné, par comparaison avec notre « mode d’expression » original. À vrai dire, la question pour Wittgenstein n’est pas de savoir si, à cet instant même, qui est déjà passé, je suis capable de vérifier par exemple que cela existe encore, ou si la nature subjective de mon expérience annule toute vérification objective. Ce n’est pas un problème wittgensteinien. Une remarque faite le 13 décembre au début du volume IV indique clairement que c’est le problème du sens qui est soumis à examen :

Nous sommes tentés de dire : Seule l’expérience du moment présent a de la réalité. Et voilà la première réponse à faire : En opposition à quoi[70] ?

6. Un prolégomène aux Recherches philosophiques

Je suis maintenant en mesure de revenir à la conception qu’a Wittgenstein d’Héraclite. Alors que la remarque du 1er décembre citée ci-dessus suit immédiatement celle sur « nos propositions [qui], pour ainsi dire, ne sont vérifiées qu’au moyen d’instants /quepar(flashes)/ /que par instants / », la remarque du 13 décembre semble suivre de près la spécification, faite par Wittgenstein, du concept d’« application », qui jouait un rôle dans le second énoncé sur la rivière de ce même jour. Tout comme le précédent, Wittgenstein a repris ces énoncés sur la rivière dans le volume X, à la date du 3 juin 1932, et il a quelque peu modifié le second, dans lequel il introduit le problème de l’« application ». Loin d’indiquer un tournant dans son approche, comme l’affirme Stern[71], ces énoncés montrent clairement que la difficulté à laquelle Wittgenstein s’attache dès le départ n’est pas épistémologique mais grammaticale — comme le montre bien la section qui ouvre le chapitre « Phénoménologie » du Big Typescript et qui s’intitule « Phénoménologie est grammaire » (et non l’inverse). Le titre même de la section du chapitre « Philosophie » du Big Typescript au début de laquelle les remarques en question ont fini par se retrouver suggère lui aussi cette ligne d’interprétation ; il s’intitule :

« Les problèmes philosophiques ne se rencontrent pas du tout dans la vie pratique » (contrairement à ceux des sciences de la nature, par exemple). Nous ne les rencontrons que lorsque nous nous laissons guider, dans la formation de nos énoncés, non par des buts pratiques, mais par certaines analogies qui appartiennent à notre langage[72].

La remarque pertinente affirme :

Que tout coule, cela doit reposer dans l’essence de l’application du langage à la réalité. /Que tout coule, cela doit reposer dans l’essence du contact entre le langage et la réalité/. Ou mieux : que tout coule, cela doit reposer dans l’essence du langage. Souvenons-nous toutefois que, dans la vie ordinaire, nous ne nous en apercevons pas — aussi peu que nous apercevons les contours imprécis de notre champ visuel (« parce que nous y sommes habitués », diront certains). Comment, dans quelles conditions, croyons-nous en prendre conscience ? N’est-ce pas lorsque nous entreprenons de former des énoncés que s’opposent à la grammaire du temps[73] ?

Nous voyons ici que Wittgenstein n’a pas changé d’avis sur la thèse du flux, qu’il n’a pas abandonné l’idée selon laquelle cette thèse exprime une vérité, même si elle ne peut être mise en mots. Le problème est que nous ne disposons pas d’une autre forme d’expression et que toute tentative pour l’articuler conduit à un conflit entre ce que nous voulons indiquer et notre usage normal des mots. Cela ne veut pas dire que Wittgenstein croyait dans le changement continuel dont se moque Socrate dans le Cratyle et le Théétète. En fait, y croire est, à strictement parler, impossible.

L’affirmation selon laquelle « on peut entrer deux fois dans la même rivière » n’est donc pas le signe d’« une nouvelle conception du rôle du langage dans la philosophie », comme l’interprète Stern[74], mais correspond seulement au fait de ramener « les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien », pour citer une version ultérieure de cette remarque[75]. Le point fondamental que Wittgenstein veut établir concerne le caractère dénué de sens du discours essentiel. Bien que j’aie conscience du temps qui passe, je ne peux nier que l’« on puisse entrer deux fois dans la même rivière ». Le dernier passage du 5 février 1931, qui se retrouvera dans le chapitre « Idéalisme, etc. » du Big Typescript, fait précisément écho à cela :

Bien sûr, la comparaison avec le cours /courant/ du temps est trompeuse, et elle nous conduit nécessairement /amène/ /aboutit/ à des erreurs si nous nous y attachons[76].

La remarque qui suit celle par laquelle j’ai clos la section précédente, datée du 13 décembre 1929, exprime la même idée. J’en cite les deuxième et troisième paragraphes :

Cette proposition selon laquelle seule l’expérience présente a une réalité paraît porter en soi la dernière conséquence du solipsisme. Et, en un sens, il en va bien ainsi ; seulement, ce que cettepropositionquelle peut dire est tout aussi peu que ce que peut dire le solipsisme. — Car ce qui appartient à l’essence du monde, précisément, ne se laisse simplementpas dire. Et la philosophie, si elle pouvait dire quelque chose, devrait simplementdire que décrire l’essence du monde.

L’essence du langage, elle, est une image de l’essence du monde ; et la philosophie, en tant que gérantedelagrammaire, peut effectivement saisir l’essence du monde, non sans doute dans des propositions du langage, mais dans des règles de ce langage qui excluent les combinaisons de signes dénuées de sens[77].

La référence ici faite par Wittgenstein au problème du solipsisme ne peut être dissociée d’une autre remarque écrite le même jour :

« Réalisme », « idéalisme », etc. sont déjà, d’emblée, des noms métaphysiques. Autrement dit, ils indiquent que leurs tenants croient pouvoir énoncer quelque chose de déterminé quant à l’essence du monde[78].

En nous encourageant à regarder de plus près nos affirmations métaphysiques, Wittgenstein vise à les démystifier. Le problème avec la métaphysique, ce n’est pas ce qu’elle tente d’exposer, mais c’est plutôt la perplexité qui naît lorsque nous parlons de l’essence du monde, ce qui nous conduit nécessairement aux limites du langage.

Le deuxième passage du 11 octobre 1929, qui suit la remarque où il est dit que « [l]’immédiat est saisi dans un cours continu » et qu’« [i]l a de fait la forme d’un courant », anticipe toute la réponse de Wittgenstein à cette question, tout en montrant la voie qu’il tente de prendre. Le voici :

Il est tout à fait clair que si l’on veut dire cela, on doit nécessairement parvenir à la frontière du langage qui l’exprime[79].

Wittgenstein nous enseigne que nous ne devons pas soulever des problèmes là où il n’y en a pas. Il est évident que nous avons en permanence l’expérience de certaines choses. Dans une remarque datée du 23 décembre 1929, plus tard insérée dans le TS 209, puis également dans la section déjà mentionnée du chapitre « Philosophie » du Big Typescript, Wittgenstein écrit :

Il est remarquable que, dans la vie ordinaire, nous n’éprouvions jamais le sentiment que le phénomène nous échappe, que nous ne ressentions jamais le flux continuel de ce qui apparaît, mais que nous le ressentions dès que nous philosophons. Cela nous indique que la pensée dont il s’agit là nous est suggérée par une fausse utilisation de notre langage (ordinaire)[80].

Il continue ainsi, à la fois dans le manuscrit et dans les tapuscrits ultérieurs :

Le sentiment dont je parle consiste en ce que le présent se fond dans le passé sans que nous puissions l’empêcher. Et là, manifestement, nous nous servons bien de l’image d’un film qui se déroule sans fin devant nous et que nous ne pouvons arrêter. Mais naturellement il est tout aussi clair que cette image est employée à tort. Que l’on ne peut par conséquent pas dire « le temps coule » si, par « temps » on entend la possibilité du changement[81].

Il est intéressant de remarquer que la conclusion de cette remarque dans TS 209 provient du troisième passage du 21 décembre 1929, qui dit que « [i]ci ce que nous prenons en considération, c’est à proprement parler la possibilité du mouvement », Wittgenstein ajoutant « et donc la forme logique du mouvement »[82]. En fait, alors que Wittgenstein avait mis en avant sa première critique explicite du Tractatus le 23 décembre, deux jours avant seulement il avait rejeté entièrement l’idée d’un langage phénoménologique. Cela indique clairement que ces deux sujets sont étroitement liés, mais le passage qui ouvre le 21 décembre renforce encore la lecture que je propose. Wittgenstein observe :

Comment se fait-il que je puisse seulement vouloir dire que tout coule ?

Est-ce que je veux seulement dire par là que mon expérience immédiate est saisie dans un changement constant, ce qui ne devrait pas être le cas (et que je peux donc le dire /constater/) ? Ou bien est-ce que je veux exprimer qu’elle peut être saisie dans un changement constant, même lorsqu’elle ne le serait pas[83] ?

On peut comparer le caractère hésitant de cette remarque avec celui d’une réflexion personnelle écrite presqu’un an plus tard, le 13 décembre 1930. Elle fait également référence à la phrase célèbre d’Héraclite, et le souci d’une nouvelle tâche descriptive y est clairement suggéré. Wittgenstein écrit :

Si je ne sais pas bien comment commencer un livre, cela vient de ce que quelque chose n’est pas encore clair. Car j’aimerais commencer avec l’acquis de la philosophie, avec les propositions déjà écrites et dites, pourainsidire avec les livres.

Et nous rencontrons ici la difficulté du « tout coule ». Et c’est par elle peut-être qu’il faut généralement commencer[84].

Une telle description organique de l’expérience caractérisera la tentative faite par Wittgenstein d’écrire un deuxième livre, après le Tractatus et après son rejet d’un langage phénoménologique. Ce livre, comme nous le savons, n’a jamais été terminé et, comme l’écrit Wittgenstein dans la préface aux Recherches philosophiques, la raison de cet échec « était évidemment lié à la nature même de la recherche », qui « nous contraint à parcourir en tous sens un vaste domaine de pensées »[85]. Cette « recherche » repose en grande partie sur l’idée d’une description des connexions mentales que nous perdons de vue au cours de notre expérience, mais elle est également incorporée dans un examen grammatical minutieux de nos énoncés. Il n’est pas étonnant que la remarque suivante, insérée à l’origine dans le volume VI, ait survécu dans la collection de fragments préparée à la fin des années 1940 et qui a donné lieu au livre publié sous le titre Fiches :

L’expression grammaticale de ce qui est fondamental : qu’en est-il de la proposition : « On ne peut entrer deux fois dans la même rivière » ? [86].

Ce n’est pas le moment d’entrer dans les détails du style d’analyse plus tardif de Wittgenstein, qui a subi de nouvelles transformations pour prendre la forme d’un récit non dogmatique. Je dirai toutefois que, dans les années 1930 déjà, Wittgenstein n’a pas cherché à défendre une conception particulière sur Héraclite. Il a plutôt fait usage de certains épigrammes d’Héraclite pour anticiper certaines questions déroutantes qui peuvent survenir dans la discussion philosophique, et pour y répondre. Une remarque rédigée le 12 décembre 1937 montre clairement que son premier souci est de souligner que de telles questions, prises hors d’un contexte spécifique, conduisent à des contradictions :

Celui qui dit qu’il /on/ ne peut entrer deux fois dans la même rivière ne peut le ressentir que dans des circonstances tout à fait /très/ spécifiques ! C’est-à-dire, c’est-à-dire, peut essayer de le dire seulement dans des circonstances tout à fait /particulières/ spécifiques[87].

Ces « circonstances spécifiques » dans lesquelles se déroulent nos activités discursives font fondamentalement partie de nos « jeux de langage », une notion introduite par Wittgenstein en mars 1932[88] et qu’il a examinée dans ses écrits jusqu’à sa mort en 1951[89].