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Et si la loi du plus riche était la meilleure ? C’est en paraphrasant le fabuliste Jean de La Fontaine que cette étude choisit de rendre compte de la dynamique du changement dans la répartition du pouvoir au sein d’une organisation régionale africaine, la cemac (Communauté économique et monétaire des États de l’Afrique centrale). Au commencement de la distribution du pouvoir entre les États membres était le consensus de Fort-Lamy. Comme la plupart des ententes de ce genre[1], le consensus de Fort-Lamy est le reflet des rapports de force à un moment précis de l’histoire d’une institution, l’état d’esprit d’un moment. Adopté en 1975, le consensus de Fort-Lamy (de l’ancienne appellation de la capitale du Tchad, N’Djamena) est un accord conventionnel non écrit de l’ordre de la coutume[2], rompu lors du sommet de Bangui en 2010. En effet, le communiqué sanctionnant la fin des travaux de la dixième session affirme de façon explicite, au titre des résolutions, l’abandon du consensus de Fort-Lamy[3]. Cette nouvelle renversante au regard de la mainmise multi-décennaire du Gabon sur la Banque des États de l’Afrique centrale (beac) fut le résultat d’un processus graduel qui débuta au moins lors du sommet de N’Djamena, lorsque, le 25 avril 2007, Jean-Félix Mamalepot fut relevé de ses fonctions de gouverneur de la beac et remplacé par Roger Rigobert Andely à titre intérimaire. C’étaient des prémices à la rupture du consensus qui réglementait par une entente tacite la répartition des postes dans l’espace communautaire udeac, puis cemac[4] depuis 1975. Ce qui se jouait donc depuis février 2006[5], c’était le drame du changement du rapport de force au sein de l’organisation communautaire cemac, la beac n’étant que le lieu de cristallisation de ces batailles de leadership. La rupture du consensus de Fort-Lamy marque ainsi la remise en cause, par un État, du rapport de force antérieur et la mise en place d’une nouvelle configuration de pouvoir du fait de son enrichissement. Elle est le succès de l’entreprise hégémonique d’un État portée au niveau de l’organisation internationale.

La littérature consacrée aux organisations internationales a souvent oscillé entre deux pôles. L’un, insistant sur le poids des organisations internationales sur les États (Hafner-Burton et Montgomery 2006 ; Finnemore 1993 ; Kim 2010), démontre notamment que le membership au sein des organisations est un engagement à s’exposer à une sorte de rétroaction institutionnelle qui permettra à la grande structure d’influer sur la conduite et même les institutions de l’État. Les tenants de ce courant ont très souvent négligé la relative liberté de mouvement des membres d’une organisation et, donc, la possibilité pour ceux-ci de chercher d’une manière permanente à créer les conditions propices à l’imposition de leurs préférences. Quant à l’autre pôle, il met en évidence les logiques et les implications de la présence des États au sein des organisations internationales, soit en prenant l’État comme une entité unitaire d’analyse ainsi que le font les néoréalistes (Hoffman 1995 ; Kaeding et Selck 2005), c’est-à-dire sans tenir compte des logiques internes aux États, soit en restituant le potentiel d’influence des entités et coalitions infraétatiques qui informent la position des États au niveau international (Moravcsik 1991, 1999). Ce dernier pôle reconnaît que les États au sein des organisations internationales sont des acteurs rationnels qui ne sont pas simplement exposés au dictat des institutions internationales. En alignant notre propos derrière ce pôle, nous devons cependant prendre de la distance par rapport à la glissade vers l’idée selon laquelle les États seraient en quête d’une paix et d’une ataraxie qui sont magnifiées par et dans les organisations internationales d’intégration. Les travaux des institutionnalistes libéraux ont souvent mis l’accent sur cette finalité des organisations internationales. La coopération parfaite entre les membres devient, de ce point de vue, l’horizon indépassable, et les ténors de cette école de pensée se penchent donc sur les conditions de son avènement (Mitrany 1966 ; Moravcsik 1999 ; Hoffman 1995). Au contraire, notre ambition est de dire la prévalence des quêtes réalistes de puissance et d’hégémonie dans une organisation internationale communautaire. Notre posture remet en cause la rhétorique pacificatrice sur les organisations internationales communautaires, et surtout leur vocation souvent déclarée de créer des effets de convergence entre les États membres, pour dire qu’à côté de cette réalité subsiste la quête de puissance par les États.

La présence des États au sein des organisations internationales dramatise généralement un désir de transfert de leurs préférences au niveau de l’instance communautaire. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a souvent donné l’impression de servir les intérêts de certains États ou coalitions d’États, tant il est constamment investi et sollicité pour trancher les crises entre États. À ce titre, les éléments de l’actualité africaine en ce virage du siècle donnent du crédit à pareille idée, jetant un doute sur l’indépendance souvent déclarée des organisations internationales (Haftel et Thompson 2006). Les élans réalistes des États en quête de puissance et d’intérêt n’épargnent donc pas les organisations internationales qui constituent une bifurcation idéale vers l’accomplissement plein des objectifs de puissance. Par-delà l’instrumentalisation souvent observée en raison de la centralisation et de la multilatéralisation des conduites au sein des organisations internationales (Abbott et Snidal 1998), les États font quelquefois le pari de l’émergence et du positionnement hégémonique, en envisageant ces instances comme des tremplins. L’exemple de l’Afrique du Sud dans le processus d’intégration en Afrique australe rend compte du service que l’organisation internationale peut rendre à un État porteur de velléités hégémoniques (Sindjoun et Vennesson 2000). Cela illustre que les vertus de paix et d’intégration que l’on reconnaît à ces organisations ne sont pas antinomiques de la problématique de la puissance. Il s’agit d’un démenti à la démonstration de Simon Collard-Wexler (2006) qui considère que l’Union européenne est, par le fait de sa réussite, une mise à mal des axiomes néoréalistes de puissance, d’anarchie structurelle et de coopération difficile en l’absence d’hégémonie. La prise au sérieux des jeux de puissance au sein d’une organisation internationale permet d’envisager l’hypothèse d’une instrumentalisation de cette dernière par un État membre ou des coalitions d’États afin d’obtenir une plus grande visibilité. Les débats au sein de l’onu dans les années chaudes du tiers-mondisme et du non-alignement ont été en partie animés et traversés par la logique des coalitions qui ont essayé de se servir de la tribune onusienne pour promouvoir leurs préférences (Smouts 1986). La perspective néoréaliste exagère cependant l’unité de l’État en restant captée par les résultats escomptés ou obtenus par ce dernier dans le jeu international. Elle ignore que les institutions internationales du type cemac sont des environnements sociaux où les représentants de l’État sont mus par des sentiments de fierté ou de honte et, donc, sont exposés à l’influence sociale et à la persuasion dans leur adhésion aux normes (Johnston 2001).

Le but de cet article est d’examiner l’espace communautaire cemac comme un système dans lequel le changement du rapport de force est le fruit de l’activité d’un État qui, du fait de son enrichissement, a travaillé à imprimer sa marque et ses préférences au sein d’une organisation internationale dont il est membre. C’est-à-dire une relation de cause à effet entre l’enrichissement d’un État et les réformes observées au sein de l’organisation et qui illustrent un changement dans la configuration du rapport de force antérieur. On est en présence du postulat gilpinien de l’enrichissement qui induit le changement d’hégémonie dans un système donné (Gilpin 1981). Les acteurs, pense Gilpin, ont tendance à considérer que leurs intérêts seront mieux servis par un nouveau type d’arrangement institutionnel. Car les institutions reflètent en général les intérêts de l’acteur le plus puissant d’un système. C’est ce qui explique que les changements d’ordre économique, technologique, etc. affectent le comportement des États au sein de certains systèmes internationaux. On peut penser que, sur la foi de cette conviction, la Guinée équatoriale, ayant acquis une puissance économique relative du fait de ses hydrocarbures, aura eu le souci de modifier un ordre qui lui était défavorable depuis ses origines. Et ipso facto, elle a travaillé à instaurer un arrangement institutionnel allant dans le sens de la préservation de ses intérêts. Ainsi, ce qui se joue au sein de la cemac depuis 2006 est la traduction des changements induits par le fait des avancées économiques de la Guinée équatoriale. On assiste alors à un « changement systémique » (Gilpin 1981 : 42-43), c’est-à-dire à une redistribution des rôles au sein du système cemac, causée par l’influence d’un État qui connaît un certain succès dans la redéfinition de la configuration du pouvoir dans l’institution communautaire. Toutefois, comme le révèle ce cas d’étude, l’avènement du changement systémique n’est pas nécessairement précédé par une guerre hégémonique. En effet, Gilpin pense, à la suite de John Burton, que la guerre est l’unique mécanisme de changement dans le processus de changement d’hégémonie. C’est le seul élément de rupture dans un système international qui, depuis au moins trois siècles, fonctionne sur un mode de continuité fondé sur les États en quête d’intérêt et dont les cycles de l’histoire révèlent une importance des guerres dans les changements cycliques. De ce point de vue, l’enrichissement de la Guinée aurait inéluctablement entraîné une guerre en zone cemac dont le but serait de faire basculer l’hégémonie vers le « nouveau riche ». En cela, cette étude se propose de démontrer a contrario que le changement du rapport de force n’est pas nécessairement consécutif à une guerre mais que, comme le montre l’exemple de la Chine (Buzan 2010), une émergence pacifique, un passage de témoin par le marché est possible. Nombre d’éléments rendent spécifique le cas de la cemac qui est témoin de ce changement d’hégémonie. D’abord, la nature de la confrontation est strictement politique au stade primaire, c’est-à-dire excluant la guerre comme sa continuation au sens clausewitzien du terme. Il a été improbable que le changement de pouvoir dans cette sous-région aboutisse à la guerre d’hégémonie parce que les États en présence ne sont pas des puissances militaires et parce qu’il existe des relations historiques et culturelles très poussées entre les États. Par ailleurs, l’absence de la stratégie militaire dans les calculs d’hégémonie des États de la sous-région, en dépit de la dispute territoriale qui oppose le Gabon et la Guinée équatoriale au sujet de l’île de Mbanié, a rendu improbable l’éclatement d’une guerre. Il n’est donc pas nécessaire de se pencher sur les stratégies de manoeuvre et d’usure qui auraient pu l’une et l’autre faciliter ou non la guerre dans ce passage d’hégémonie (Sun Lee 2002). L’enrichissement devient dès lors à la fois la variable et l’instrument du changement. Il cesse d’être uniquement un facteur qui justifie une guerre d’hégémonie. En cela, on peut compléter l’analyse de Gilpin, surtout en cette ère « post-hégémonique » sur le plan global où les changements de configuration de puissance à la faveur des émergences économiques sont de plus en plus antinomiques de la guerre qui plomberait et réduirait à néant les efforts de croissance des États. C’est pourquoi cette étude espère observer des indicateurs concrets d’enrichissement ; c’est-à-dire la présence de l’un des facteurs environnementaux qui, avec la démographie, constituent selon Gilpin (1981 : 67) les facteurs du changement. Il s’agit notamment du pib de ce pays, de ses recettes pétrolières qui constituent son premier produit d’exportation et de l’importance de ce produit pour son économie, et ce, en comparaison avec les autres États de la sous-région, pour rendre raison du déséquilibre né de la montée en puissance de l’un et de la perte de vitesse des autres qui sous-tend l’idée de l’enrichissement. De plus, l’observation de certains signes et faits illustratifs d’une posture hégémonique de la Guinée équatoriale permettra d’établir par déduction une affinité élective entre l’enrichissement et le changement systémique au sein de l’organisation communautaire. D’où la structure binaire de cet article qui, à partir de la donnée de l’enrichissement de la Guinée équatoriale (I), établit la réalité d’un changement de rapport de force dans la cemac à la lecture de certains indicateurs (II).

I – De l’enrichissement comme fondement du changement du rapport de force dans l’espace communautaire cemac

Il s’agit, dans un premier mouvement, d’établir la preuve de l’enrichissement de la Guinée équatoriale au cours de la décennie 2000. C’est cette première observation qui donne du sens à la suite de l’argumentation. Cette montée en importance sur le plan économique attire l’attention en raison de l’histoire de l’intégration sous-régionale en zone cemac. En effet, le consensus de Fort-Lamy s’est fait en l’absence de la Guinée équatoriale, qui n’a rejoint l’udeac qu’en 1982, c’est-à-dire après l’adoption de ce consensus qui a fixé les règles du jeu. La remise en cause de cet accord non écrit plusieurs années plus tard par la Guinée équatoriale trouve son sens dans l’évolution macroéconomique de cette dernière, qui justifie une revendication de la redéfinition des règles du jeu communautaire. Aussi la description de la situation, en obéissant au souci de répondre à l’interrogation relative au pourquoi de la condescendance et de l’activisme observés dans le comportement de la Guinée équatoriale, permet-elle de lire son enrichissement important comme le déclencheur fondamental des réformes institutionnelles et l’élément explicatif de la posture et des positions adoptées par cet État à certains moments de l’histoire communautaire.

Cet article entend démontrer à la suite de Gilpin (1981) que, par les gains nouveaux à la faveur de l’exploitation de certaines ressources, un État qui fait fortune essaie de changer la configuration dans son système (ici l’environnement communautaire). Cet État entend ainsi exprimer sa velléité hégémonique par l’affirmation de son nouveau statut, mais aussi, de façon réaliste, sécuriser sa fortune. Le premier moment de cet article s’attèle dès lors à établir qu’un des États membres s’est enrichi et que, cela entraînant ceci, l’agitation institutionnelle et les prises de position observées dès 2006 étaient nourries par un désir d’affirmation de la Guinée équatoriale (le « nouveau riche ») comme l’un des pivots de la communauté, sinon comme l’État leader de la sous-région.

À la lumière des statistiques et des données macroéconomiques de la sous-région cemac, on constate une tendance générale à la croissance induite par le prix élevé du baril du pétrole, puisque cinq membres sur six sont producteurs de pétrole (le Cameroun, le Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad). Cependant, il convient de se focaliser sur la période allant de 2000 à 2006 pour soutenir l’idée du paragraphe. En cette période, en effet, il s’est clairement dessiné une tendance de l’enrichissement de la Guinée équatoriale dont l’exploitation pétrolière a connu un boom avec la mise en exploitation des champs d’Alba (1992), de Zafiro (1995) et plus tard de Ceiba et Jade en novembre 2000. Sans nul doute, la Guinée équatoriale comme les autres États de la sous-région possède d’autres produits d’exportation. Mais l’importance du pétrole dans les économies de la sous-région qui sont des économies d’exportation est telle que celui qui en possède le plus sera forcément le plus riche. D’où cette impression de cristallisation de ce propos sur le pétrole comme source principale d’enrichissement. Les recettes pétrolières correspondent par exemple, à elles seules, à 90 % des recettes de la Guinée équatoriale.

À partir de la production pétrolière et de ses incidences sur les opérations financières des États cemac, on peut pertinemment explorer cette porte d’entrée pour dire dans une perspective comparée l’enrichissement d’un État membre. Le tableau ci-après illustre l’évolution de la production pétrolière en zone cemac de 2001 à 2010, au regard des principaux producteurs, étant entendu que le Cameroun, par exemple, est un producteur résiduel et négligeable de pétrole qui n’a pas retenu l’attention de la BPStatisticalReview of World Energy, la source de ces données.

Tableau 1

Production pétrolière des principaux États producteurs de la cemac (2001-2010, en milliers de barils/jour)

Production pétrolière des principaux États producteurs de la cemac (2001-2010, en milliers de barils/jour)
Source : BP Statistical Review of World Energy, juin 2011, p. 8.

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Ce tableau montre que la production des anciens ténors de la sous-région (le Gabon et le Congo) est restée stable autour de 250 000 barils par jour au Congo et qu’elle a connu une décroissance au Gabon. En même temps, la Guinée équatoriale est passée de 117 000 barils en 2001 à un pic de 358 000 barils en 2005 avant de redescendre à 270 000 barils en 2010. Cette production demeure forte au regard de la population totale de ce pays qui est de loin inférieure à celle du Congo, dont la production journalière est approximativement la même[6]. On note l’entrée du Tchad dans le club des producteurs de pétrole en 2003 avec la mise en service de l’oléoduc qui exporte, via la côte camerounaise, le pétrole tiré des puits de Miandoum, Bolobo et Komé dans le bassin de Doba, au sud du pays. La Guinée équatoriale a donc fait une entrée fulgurante, avec une production croissante qui franchit la barre de 17 millions de tonnes dès 2004, soit 351 000 barils par jour. Sur un plan global, tandis que ses voisins connaissent une stabilité dans la production ou une décroissance relative, la Guinée équatoriale a eu une courbe de production ascendante jusqu’en 2005 avant de se stabiliser autour de 350 000 barils par jour. Elle a des réserves prouvées de pétrole jusqu’en 2035. L’incidence financière de cette exploitation pétrolière est que, sur le plan des recettes, l’apport du pétrole devient central et déterminant dans les recettes totales des États. Selon l’ocde, le secteur pétrolier, qui représentait 7 % du pib de la Guinée équatoriale en 1992, est passé à 83 % dès les années 2000. Le tableau ci-dessous illustre l’apport du pétrole dans les recettes totales de la Guinée équatoriale.

Tableau 2

Importance des recettes pétrolières dans les recettes totales de la Guinée équatoriale (2002-2008, en milliards de FCFA)

Importance des recettes pétrolières dans les recettes totales de la Guinée équatoriale (2002-2008, en milliards de FCFA)
Source : cnuced,Profil de vulnérabilité de la Guinée équatoriale, 2008, p. 17 et Banque de France, Rapport annuel de la Zone franc 2008, p. 61.

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L’observation cumulée des données de la beac et de la Banque de France sur la place du pétrole dans les recettes des pays de la sous-région cemac pour la période allant de 2002 à 2008 révèle une identité des chiffres. Ces deux institutions dont les données ont permis la création du tableau 2 ci-dessus rapportent que, pour le cas spécifique de la Guinée équatoriale, pour chacune des années prises en considération, les recettes pétrolières représentaient au moins 80 % des recettes totales. L’incidence directe de cette manne pétrolière est l’envolée du taux de croissance du pib de la Guinée équatoriale en tant qu’indicateur de l’enrichissement. Ce taux a été le plus éloquent de la sous-région depuis le début de la décennie 2000, allant jusqu’à frôler la barre de 33 % en 2004. C’est ainsi qu’après la légère dépression de 2005 et 2006, il a rebondi à 24 % en 2007 avant de se stabiliser à la faveur de l’envol du prix du baril de pétrole. Après un effet de surprise provoqué par le flot pétrolier de 2004, le Tchad a connu pour sa part un taux de croissance exceptionnel de son pib qui est allé jusqu’à 33,7 %. Cette donne éphémère s’est cependant dissipée aussitôt, avec un taux de croissance de 8,6 % et même 0,3 % en 2006 avant d’entrer en croissance négative en 2008 avec -2 % de pib. C’est dire que les données ainsi présentées rendent raison de ce que la Guinée équatoriale est le seul État de la sous-région qui se trouve dans une logique soutenue d’enrichissement depuis au moins 2004. L’institution bancaire communautaire estime à ce titre que la Guinée équatoriale est le seul des États membres à avoir connu un taux de croissance du pib supérieur à 5 % entre 2004 et 2007. Le tableau ci-après, dressé à partir des données de la Banque de France sur la situation en zone franche, rend compte des fluctuations des taux de croissance du pib des États cemac entre 2004 et 2007.

Tableau 3

Taux de croissance du pib dans la zone cemac entre 2004 et 2010

Taux de croissance du pib dans la zone cemac entre 2004 et 2010
Source : Construit à partir des données tirées des rapports 2008 (p. 59) et 2010 (p. 49) de la Banque de France sur la Zone franc.

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Au total, et sans prétention d’exhaustivité au sujet de la montée en puissance de la Guinée équatoriale et de la perte ou de la panne de vitesse des autres États membres, il apparaît que l’enrichissement comme porte d’entrée de l’explication hégémonique au sein de la cemac garde une pertinence avérée. Ce fait notable, une nouvelle donne des années 2000 et 2010 dans l’espace communautaire cemac, fonde et nourrit la quête d’affirmation de la Guinée équatoriale. Diverses postures peuvent être consécutives à cette situation. Le nouveau riche peut garder une attitude sobre et entreprendre une émergence silencieuse à l’image de la Chine qui, malgré son enrichissement en cours, évite la confrontation avec les anciennes puissances et opte pour une « émergence pacifique » (Buzan 2010). La seconde attitude que prévoit Gilpin (1981 : 186-210) est une guerre hégémonique provoquée par le nouvel État émergent dans le but d’aboutir à une redéfinition de la puissance dans le système. Le corollaire est soit un conflit total, soit une configuration de conflit ouvert entre deux États, l’un étant l’hégémon émergent et l’autre l’État en déclin. Cela peut être facilité par les stratégies de manoeuvre mises en place par les États en déclin (Sun Lee 2002). Dans le cas de la rupture du consensus de Fort-Lamy, ces deux extrêmes sont évités et la situation s’assimile plutôt à une contestation silencieuse de l’hégémonie des anciens ténors de la sous-région cemac par la Guinée équatoriale. La lecture des indicateurs de cette contestation au travers des postures et prises de position nourrit la seconde partie de cet article. Ces postures et prises de position constituent les marqueurs du changement du rapport de force, c’est-à-dire le signe de l’imposition des préférences de la Guinée équatoriale dans le système cemac, au détriment des anciens leaders.

II – De l’enrichissement à la rupture du consensus de Fort-Lamy : le traceurs du changement du rapport de force dans l’espace cemac

Le chemin qui conduit de l’enrichissement à l’hégémonie est certainement pavé de stratégies et de processus d’empowerment. Un accent mis sur ces stratégies et processus peut éloigner ou, mieux, constituer une bifurcation longue et contre-productive par rapport au lien enrichissement-changement. Le paragraphe précédent a présenté la réalité de l’enrichissement d’un des États membres de la communauté sous-régionale, en l’occurrence la Guinée équatoriale. Cette réalité empirique de l’enrichissement de la Guinée équatoriale est la variable structurelle explicative de la posture hégémonique subséquente. Il s’agit de lire, à travers les prises de position de la Guinée équatoriale sur certains dossiers communautaires, les traceurs d’un changement de la configuration du pouvoir facilité par son enrichissement. C’est-à-dire en clair que l’observation des effets permettra de rendre raison, par déduction, du lien existant entre ceux-ci et la cause qu’est l’enrichissement. La question de la gouvernance dans la cemac, la posture de la Guinée au sein de la cemac depuis 2006 et la contestation des fondamentaux du consensus de Fort-Lamy sont certains des aspects dont l’examen peut expliquer un changement du rapport de force.

A — La posture de la Guinée équatoriale dans la cemac depuis 2006

La succession des systèmes se caractérise par la perte de la puissance de l’ancien hégémon et le passage de témoin à un autre État. En règle générale, le crépuscule d’un système présente souvent les faiblesses de ce dernier et donne l’impression d’une affluence de problèmes structurels. La cemac n’a pas échappé à cette réalité, et la littérature consacrée à cette sous-région a suffisamment souligné sa panne d’intégration et son statut de « mauvais élève » de l’intégration sous-régionale en Afrique (Hibou 1994 ; Avom 2007). Loin de penser que la mise en oeuvre du programme de réformes institutionnelles de la cemac en 2006 est un prétexte, on peut considérer à l’observation que la Guinée équatoriale, à partir de cette année et à la faveur de ce programme, s’est illustrée par une « prise de parole » au sens de Michel de Certeau. C’est-à-dire une somme de positions et de postures qui, par rapport à des questions fondamentales de la sous-région, frise une « rupture instauratrice » ; une attitude qui, en rompant avec l’orthodoxie cemac, signifie en même temps l’avènement d’une période nouvelle où la Guinée entend affirmer son droit au chapitre. Son engagement multiforme à faire de la sous-région une communauté qui fonctionne s’est traduit par la commission d’un audit institutionnel des institutions communautaires. Ainsi, en février 2006, la Guinée équatoriale s’est attaché les services du cabinet international d’audit Performances Management Consulting auquel elle aurait versé 2 milliards fcfa d’après un cadre de l’administration camerounaise fortement impliqué dans le processus d’intégration régionale ; même si les autorités guinéennes affirment n’avoir versé que 700 millions fcfa à ce cabinet. Quelle que soit la raison qui nourrit cette bataille de chiffres, le fait est que, sans concertation avec les autres États membres et sans leur demander une contribution pour cet audit, la Guinée a pris l’initiative de le commanditer dans le but de faire reposer son programme de réformes de la cemac sur un diagnostic concret et crédible.

Le diagnostic qui a conduit à la mise sur pied du programme de réformes institutionnelles en zone cemac révèle trois domaines majeurs de dysfonctionnement : la gouvernance au sein des institutions communautaires, une intégration effective des populations qui passerait notamment par la libre circulation des biens et des personnes ; le passeport cemac est de ce point de vue une solution au problème. Le décollage de la compagnie communautaire Air cemac constitue le troisième aspect. Comme le disent Sikkink et Finnemore (1998), tout entrepreneur de norme a besoin d’une plateforme, c’est-à-dire d’une instance institutionnelle où l’on débat légitimement d’une norme. Si l’on peut considérer le programme de réformes comme la plateforme où la Guinée fait montre d’entreprise de normes, il convient de considérer plus abondamment la posture de cet État qui, en prenant cette initiative, s’affirme comme un acteur sous-régional avec qui il faut désormais compter, c’est-à-dire qui sort du silence longtemps imposé par son statut de « petit pays ».

Les conférences des chefs d’État de la cemac de mars 2006 à avril 2010 ont été le théâtre d’une bataille autour de la norme de la gouvernance. Elles ont été également des arènes de l’affirmation d’une Guinée équatoriale qui monte en puissance. Motivée par cette ambition d’expression hégémonique, celle-ci a réussi à influencer l’ordre du jour des différents sommets en pesant de tout son poids pour que soient inscrites dans les débats les thématiques principales de son émergence. Ainsi, la gouvernance des institutions cemac est devenue l’un des piliers de la bataille au point que, dès la mise sur pied du comité de pilotage des réformes institutionnelles, la Guinée en a pris le contrôle. Par un effet de coalition avec certains États faibles de la communauté, tels que le Tchad et la rca, le président Obiang Nguema est devenu le président dédié au programme de réformes institutionnelles de la cemac. Grâce à ce statut qui autorise à la condescendance, sa position va gagner en autorité sur certains dossiers, tels que la circulation des biens et des personnes, le passeport et la compagnie aérienne communautaire « Air cemac », la gouvernance des institutions, etc. Les prises de position véhémentes et la pression de la Guinée équatoriale dans le cadre du pilotage du comité de réformes institutionnelles vont provoquer une prise de conscience des problèmes de la cemac et montrer sous un jour nouveau les différents scandales, notamment au bureau extérieur de Paris[7]. Cependant, dès avril 2007, le comité de pilotage publie son premier rapport dans lequel, de façon explicite, le comité recommande le remplacement du secrétariat exécutif par une commission, la création de trois directions générales de la beac et de douze directions techniques. À l’occasion du sommet tenu à N’Djamena, le comité sous la houlette de la Guinée équatoriale qui pilote le comité de réformes de la cemac obtient que M. Jean-Félix Mamalepot soit relevé de ses fonctions de gouverneur et remplacé à titre intérimaire par M. Roger Rigobert Andely, de nationalité congolaise. La Guinée équatoriale a donc ainsi tapé le pied dans la fourmilière en proposant la fin du consensus de Fort-Lamy. En effet, chose inimaginable jusque-là, le président Obiang Nguema envisageait que la rotation par ordre alphabétique soit imposée à la tête des institutions communautaires, notamment à la Commission de la cemac pour un mandat de quatre ans renouvelables une fois et à la beac pour sept ans non renouvelables. Dans une sous-région dont le Gabon et le Cameroun ont été pendant longtemps les maillons forts, le premier étant un État pétrolier important et le second étant considéré comme la locomotive économique, le ton et la position de la Guinée équatoriale sur ces sujets et consensus gardés silencieux sont un signe d’irrévérence par rapport aux autres États. Une affirmation de soi qui est une remise en question du statu quo ante que seul peut autoriser l’enrichissement récent du pays. Fait significatif pour l’enjeu, à ces propositions le président Omar Bongo aurait opposé de façon cinglante une boutade : « Pas tant que je vivrai ! » Le décès en juin 2009 du président Omar Bongo Ondimba a libéré un espace du leadership que le président Obiang Nguema a immédiatement revendiqué. Dans une interview accordée à Afrique Éducation en février 2010, le président Teodoro Obiang Nguema Mbasogo a clairement indiqué être désormais le doyen des chefs d’État de la cemac en raison de sa longévité au pouvoir. Il estime en effet être le doyen car il est président depuis le temps de l’ancien chef d’État camerounais Ahmadou Ahidjo, mettant ainsi en relief son ancienneté au poste par rapport au président Paul Biya qui n’est arrivé à la magistrature suprême qu’en 1982. Un peu plus tôt en janvier 2010, la Guinée équatoriale a réussi à prendre le contrôle de la beac, qui est l’institution centrale d’émission monétaire de la sous-région, par la désignation de M. Lucas Abaga Nchama comme son gouverneur. Cette prise de contrôle est l’élément par excellence qui incarne le changement du rapport de force. Mieux, elle est la démonstration que, par le fait de son enrichissement et donc en corollaire par l’importance de ses dépôts au sein de la beac (48 % des devises de la Banque), la liberté de ton et les prises de position sont à la fois autorisées par l’enrichissement et révélatrices des stratégies de changement du rapport de force. La prise de contrôle de la beac révèle un autre aspect du leadership assumé par la Guinée équatoriale. Conscients de ce que, dans l’ancienne configuration de la sous-région régie par le consensus de Fort-Lamy, les petits États tels que le Tchad, la rca, le Congo ne pouvaient jamais diriger la beac, la Guinée équatoriale a créé un effet de coalition. Comme le pensent Keading et Selck (2005), les coalitions au sein des organisations internationales sont formées autour de certains éléments comme le pouvoir, l’intérêt et le rapprochement culturel. Dans le cas d’espèce, c’est l’intérêt défini en termes de possibilité de gouverner la beac qui a présidé à la formation de la coalition vouée à mettre fin à la logique de Fort-Lamy. Dans cette entreprise, la posture de la Guinée équatoriale a été déterminante. Invoquant les problèmes de gouvernance, elle a su rallier à sa cause certains autres États de sorte que lors du sommet de Bangui des 16 et 17 janvier 2010 le consensus fut émietté et que l’idée qu’elle défendait a eu gain de cause.

B — La Guinée équatoriale et la problématique de la gouvernance dans la cemac

Le problème de la gouvernance est une réalité dans la cemac. En plus de la longévité de certains États membres à la tête des institutions communautaires au détriment d’autres[8], l’immobilisme des politiques d’intégration régionale en Afrique centrale rend pertinents le discours équato-guinéen et le désir profond de réformer les institutions de la communauté. En juin 2005, un conseil extraordinaire des ministres de la cemac fut organisé pour faire le point sur la non-application des textes pris au sein de l’instance communautaire par les États membres. Deux mesures sont proéminentes de ce point de vue et sont des marqueurs de l’immobilisme : d’une part, les mesures relatives à une intégration effective des personnes qui passe par une relativisation des frontières et la mise en circulation du passeport cemac et, d’autre part, le financement des institutions de la communauté notamment par la taxe communautaire d’intégration (tci). En effet, en sa qualité de président dédié au programme de réformes institutionnelles de la cemac, le président Obiang Nguéma a dénoncé avec véhémence la collecte faible de la tci et la réticence à reverser celle-ci par les États afin de donner à la commission les moyens de son fonctionnement. Même si, à l’observation, il s’agit d’une pathologie communautaire car tous les États sont responsables d’un transfert timide des recettes de la tci à la commission, la Guinée équatoriale a eu le mérite de poser le problème et d’amorcer la réflexion pour y remédier. En effet, d’après la Commission, aucun État membre n’a recouvré plus de 50 % de la tci en 2003 et 2004 par exemple. Ainsi, en 2003 seulement 47 % de la tci a été reversée, tandis qu’en 2004 le taux de la tci reversée a chuté à 38 %. Le tableau ci-dessous, confectionné à partir des données recueillies auprès d’un membre de la Commission ayant requis l’anonymat, donne une idée de la faiblesse des reversements de la taxe communautaire d’intégration.

Tableau 5

Taxe communautaire d’intégration reversée en 2003 et 2004 (en pourcentage)

Taxe communautaire d’intégration reversée en 2003 et 2004 (en pourcentage)
Source : Construit à partir des données de la Commission de la cemac.

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La faiblesse des montants collectés et le retard ou, dans les cas extrêmes, le reversement résiduel de la taxe ajoutent au lot des problèmes institutionnels de la cemac. En effet, cette inaction commune et partielle qui préexiste à l’année 2006 n’est pas la seule illustration des problèmes de gouvernance au sein de la communauté. La surenchère du récit de la circulation des biens et personnes dans l’espace communautaire, comme signe visible d’une intégration réussie et ressentie au niveau des populations, permet à la confrontation de la réalité de se rendre compte de ce que le processus d’intégration sous-régionale est une affaire des palais. En la matière, il n’existe point de symbiose entre les gouvernants et les populations qui ne ressentent nullement la réalité de l’intégration. Cette situation qu’Etzioni Halevy (2002) qualifie de « linkage deficit » traduit à suffisance l’ampleur de la panne d’intégration en zone cemac. L’absence de véritables politiques nationales favorables à la circulation sous-régionale et un certain degré de xénophobie sont le propre des États de la sous-région qui ont connu une embellie pétrolière[9]. La Guinée équatoriale tout en dénonçant les freins à l’intégration n’a pas échappé à cette affinité élective naturalisée dans la sous-région et qui établit un lien ombilical entre l’enrichissement du fait du pétrole et la xénophobie. Les expulsions d’étrangers de la Guinée équatoriale depuis le début des années 2000 sont, de ce point de vue, porteuses de pertinence. De fait donc, l’illustration de la conduite xénophobe de la Guinée équatoriale, et surtout son accentuation depuis les années 2000, peut se lire comme une contradiction au regard du discours dénonciateur de son leader qui, de plus, était pendant une bonne partie de cette décennie le président dédié aux réformes institutionnelles de la cemac. C’est dire que l’intégration des peuples est une arlésienne dans la sous-région cemac, malgré certains continuums culturels entre les populations de certains États[10]. Toutefois, en inscrivant cette problématique dans le programme des réformes institutionnelles, la Guinée s’est positionnée comme l’État qui affiche une volonté de transcender les pesanteurs usuelles que célèbrent indéfiniment les sommets, au détriment des actes concrets. L’idée du passeport cemac sera ainsi l’un des axes majeurs du programme des réformes.

La gouvernance des institutions communautaires comme l’entend la Guinée équatoriale suppose une rotation par ordre alphabétique à la tête de celles-ci. Elle signifie ensuite la représentation de tous les États dans les instances décisionnelles de la communauté et, accessoirement, une implication des populations dans la gouvernance communautaire pour rapprocher la cemac de ses populations. Ce sont des axes problématiques et en même temps fondamentaux du consensus de Fort-Lamy. S’y attaquer, c’est faire preuve de courage dans le contexte des années 2000. Mieux, les États sans ressources nécessaires ne peuvent oser remettre en cause ces principes essentiels du consensus qui, précisément, sont en porte-à-faux de ces aspects. En s’attardant sur ces aspects de la gouvernance promus par la Guinée équatoriale, il s’agit de penser que, même si cette obsession n’est pas le reflet de la politique interne de cet État, le saisissement de la problématique de la gouvernance dans la cemac est une illustration de la démarche volontariste de la Guinée. Une démarche qu’autorise son enrichissement, car l’investissement matériel et le déni des principes de Fort-Lamy par les autres États exigent des moyens conséquents. Certes, il n’y a pas en l’espèce ce que Michael Walzer appelle « analogie nationale », c’est-à-dire une continuité discursive dans l’état interne de la politique en Guinée équatoriale et au sein de la cemac, ce qui est valable dans l’organisation sous-régionale ne l’étant pas au sein de l’État[11]. Mais, comme le soutiennent certains auteurs réalistes à l’instar d’Henry Kissinger, il peut y avoir un divorce entre les politiques externe et interne d’un État. Divorce qui donnerait sens à cette contradiction entre les prétentions sous-régionales d’un État par la mise en avant des vertus qui manquent dans sa pratique politique interne. On peut ainsi, par exemple, avoir un État démocratique qui accorde son soutien à des États autoritaires en raison des intérêts poursuivis. Relever le contraste entre la pratique des droits de l’homme en Guinée équatoriale et la prétention de cet État à les promouvoir dans l’espace communautaire est un argument pour illustrer notamment que, dans l’affirmation de sa stature hégémonique dans la cemac et surtout pour créer un effet de coalition, elle ambitionnait de s’attirer aussi la sympathie de ces États de la communauté qui, comme la rca ou le Tchad, ne pourraient aspirer à la direction de la beac, par exemple dans les conditions du consensus de Fort-Lamy.

Par ailleurs, les scandales enregistrés dans la gouvernance au regard de la prise de décision au sommet de certaines institutions monétaires, telles que la beac et la bdeac, ont permis d’entendre le ton élevé de la Guinée équatoriale qui rappelait à l’ordre quant à la nécessité pour les États de la sous-région de faire preuve de rigueur dans la surveillance des gestionnaires des biens communs. Ainsi, le détournement au bureau extérieur de Paris (bep) de la beac et le placement toxique « dati[12] » ont été des faits révélateurs de la posture de donneuse de leçons de la Guinée équatoriale en matière de gouvernance dans la sous-région cemac. De toute évidence, la Guinée équatoriale, en assumant le rôle de conducteur des réformes institutionnelles de la cemac, s’est affirmée comme l’État qui tape du pied dans la fourmilière. Les sujets qui dérangent, les habitudes consacrées dans la sous-région et qui ont fait le lit de la mal gouvernance ont été décriés, rendant raison ainsi de sa posture revendiquée de nouvel hégémon de l’espace communautaire.

C — La Guinée équatoriale et la contestation des fondamentaux du consensus de Fort-Lamy

Au-delà des positions et des postures qui suscitent chez la Guinée équatoriale une attitude de défiance et, donc, donnent de la force à l’idée qu’elle se présente comme un nouvel hégémon du fait de son enrichissement, la contestation des idées principales de Fort-Lamy est le signe le plus évident d’un changement de rapport de force. La remise en cause des principes antérieurs et la dénonciation des lois en vigueur sont le propre d’un nouvel hégémon, surtout lorsque la configuration antérieure lui était défavorable. Le mode opératoire varie d’une guerre hégémonique (Gilpin 1981) à un usage des méthodes plus pacifiques (Buzan 2010 ; Hunter 2010). Toutefois, la reconfiguration d’un système par un État qui considère son enrichissement comme une variable suffisante est une voie naturelle vers le changement du rapport de force antérieur. Dans la sous-région cemac, l’adhésion de la Guinée équatoriale à l’udeac en 1982, c’est-à-dire longtemps après la configuration du cadre institutionnel et le partage des rôles, et son statut d’alors, c’est-à-dire de petit État coincé entre des États de plus grande importance et producteurs de pétrole, constituaient des tares. L’enrichissement aura donc constitué un facteur décisif dans cette entreprise d’« adaptation hégémonique[13] » tardive de la Guinée équatoriale. Dans cette perspective, il était important de s’attaquer à ce qui constitue les fondamentaux de Fort-Lamy, c’est-à-dire aux signes évidents de sa marginalisation multi-décennaire.

De ce point de vue, la remise en cause du principe de l’immobilisme à la tête des institutions communautaires et la rectification de l’injustice qui excluait la Guinée de la direction des affaires sont deux moments importants de la rupture du consensus de Fort-Lamy. Celui-ci avait prévu que le poste de gouverneur de la beac reviendrait à un Gabonais, que le vice-gouverneur serait quant à lui un Congolais, tandis que le secrétaire général viendrait du Tchad et que le siège de la Banque serait fixé à Yaoundé au Cameroun. Cette répartition, qui se voulait immuable, excluait de la configuration la Guinée équatoriale. De plus, les institutions communautaires dans leur généralité illustraient cette même marginalisation. Le secrétariat exécutif de la cemac se trouvait à Bangui et il était présidé par un Camerounais, tandis que la Banque de développement des États de l’Afrique centrale (bdeac) avait son siège à Brazzaville au Congo. La Cour de justice communautaire a été installée à N’Djamena au Tchad et la bourse sous-régionale des valeurs à Libreville au Gabon, alors que la Commission des banques d’Afrique centrale (cobac) était implantée à Douala au Cameroun. La Guinée équatoriale, qui était de façon évidente exclue du dispositif institutionnel de la cemac, va consentir des efforts intenses pour abriter le Parlement communautaire qui sera installé en avril 2010 à Malabo. Fort de son enrichissement et dans le but d’en faire la démonstration, le président Obiang Nguema va faire construire le siège du Parlement aux frais du Trésor équato-guinéen avant de l’offrir à la cemac. Au-delà du geste qui peut être interprété comme une revanche d’un État jadis en retard sur ses voisins, il faut lire cet acte comme un signal et un geste de défiance vis-à-vis de la cemac et comme une volonté d’avoir voix au chapitre. Lorsqu’en avril 2007 la Guinée équatoriale propose le remplacement du secrétariat exécutif de la cemac par une commission et l’institution du principe de rotation par ordre alphabétique à la tête des institutions communautaires, il s’agit d’une marque évidente de la contestation des dispositions antérieures. La rupture du consensus de Fort-Lamy est symbolisée par l’avènement du principe de rotation par ordre alphabétique à la tête des organismes communautaires et la prise de contrôle de la beac par la Guinée équatoriale lors du sommet de Bangui en janvier 2010. La Guinée équatoriale aura pesé de tout son poids pétrolier pendant la réunion du comité ministériel tenue le jeudi 14 janvier 2010 à Bangui, en prélude au sommet. C’est pendant cette réunion que toutes les mesures constituant la fin du consensus de Fort-Lamy ont été prises en l’absence notable du Gabon, le pays dont était originaire l’ancien gouverneur de la beac.

Il est intéressant de noter que la Guinée équatoriale a demandé et obtenu un certain nombre de réaménagements au sein de la beac et que ces derniers ont contribué à la rupture du consensus de Fort-Lamy. Ainsi, elle a obtenu la modification de l’article 29 des statuts de la beac qui lui accordait un siège seulement au conseil d’administration. En effet, avant le 23 septembre 2007, date de modification des statuts de la beac, le conseil d’administration était composé de 13 membres ainsi répartis : Cameroun (4), Gabon (2), France (2) et un membre pour chacun des autres États, c’est-à-dire le Tchad, la rca, le Congo et la Guinée équatoriale. Depuis septembre 2007, on est passé à 14 membres avec 2 membres pour chaque État et 2 pour la France. Cette victoire de la Guinée équatoriale revêt une importance particulière au regard du rôle du conseil d’administration dans la gestion de la beac. Elle dénonçait comme une injustice le fait de ne pouvoir diriger une institution dont elle a le plus grand taux de dépôt et, de surcroît, de ne pas figurer de façon égale au moins dans le conseil d’administration. De plus, désormais l’article 50 des statuts de la beac dispose que la durée du mandat du gouverneur de la beac, non renouvelable, est de sept ans, alors que ce mandat était selon les dispositions antérieures renouvelable pour un nombre indéfini de fois. Ce qui laissa au Gabon, en l’absence d’une disposition réglementaire limitative des mandats et avec le parapluie du consensus de Fort-Lamy, toute la latitude nécessaire pour gouverner la beac pendant près de quarante années. C’est la victoire pour la Guinée équatoriale, qui voit ainsi retenue sa proposition contenue dans le rapport du comité de pilotage des réformes d’avril 2007. En plus de mettre fin à la mainmise du Gabon sur la beac, elle a réussi à imposer sa position quant à la durée du mandat de gouverneur de la beac.

Un autre domaine de contestation qui est porteur de sens en lien avec la rupture du consensus de Fort-Lamy est la dénonciation par la Guinée équatoriale des conventions établies avec la France dans les conditions de Fort-Lamy. Les révélations du site à sensation Wikileaks faites le 29 décembre 2010 sur les détournements de 30 millions d’euros à la beac à l’instigation du feu président Omar Bongo, au-delà de la lumière qu’elles permettraient de faire sur les responsabilités dans cette perte d’argent, permettraient également si elles sont avérées de se rendre compte de ce que la beac est un élément important du maintien de l’influence française dans la sous-région. L’argent ainsi détourné aurait servi, entre autres, à financer des partis politiques français de gauche mais surtout de droite, comme le confirment les propos de l’avocat français Robert Bourgi qui a été un acteur important de la Françafrique. L’environnement international qui rend compte quelque part de la contestation de l’influence française dans ces États à la faveur de la montée en puissance d’autres États, tels que l’Inde, le Brésil, la Chine, et le projet américain inscrit dans la lutte contre les menaces transnationales, peut expliquer de quelque manière une facilitation du projet de la Guinée équatoriale de remettre en cause les accords qui, liant la France à ses ex-colonies et territoires sous tutelle, liaient également par le truchement et par la tenaille du consensus de Fort-Lamy la Guinée équatoriale. Il y a une forte présence des sociétés américaines dans l’exploitation des champs pétroliers de la Guinée équatoriale. À cela s’ajoute le fait que cet État ne partage pas avec les autres pays de l’Afrique centrale un passé colonial commun. Dans ce contexte, la Guinée équatoriale a dénoncé dans le programme de réformes institutionnelles de la cemac les ratios de dépôts dans le compte d’opération de la beac auprès du Trésor français. En effet, selon les termes de la convention du compte d’opération signée entre les États membres de la beac (tous les cinq autres États en l’absence de la Guinée équatoriale) et la République française le 13 mars 1973, ces États s’engageaient à déposer 60 % de leurs avoirs extérieurs dans un compte courant ouvert dans les écritures du Trésor français. Les intérêts générés par ces avoirs profitaient également à la France, sans compter qu’il s’agit d’un stimulant fort pour l’économie française que de disposer de tant de capitaux pour se financer. L’activation de cette exception et la sous-traitance hégémonique au service des puissances engagées dans la rupture du pré carré français ont au passage rendu possible la contestation d’un consensus qui servait les intérêts nationaux des États puissants de la région. En remettant en question les principes qui sont au coeur des connivences et des accords qui lient la France à certains États de la cemac, la Guinée a voulu s’attaquer de façon définitive et efficace aux principes fondamentaux du consensus de Fort-Lamy. C’est une attitude que seuls certains facteurs ne pouvaient autoriser et permettre. Au nombre de ceux-ci figure en bonne place l’enrichissement. Au principe de la contestation du consensus de Fort-Lamy était donc l’enrichissement de la Guinée équatoriale.

Conclusion

La rupture du consensus de Fort-Lamy peut être considérée comme consommée, avec le changement de gouvernement à la Banque des États de l’Afrique centrale (beac) et l’institution du principe de rotation par ordre alphabétique à la tête des institutions communautaires qui en sont les points proéminents. Un certain nombre d’épiphénomènes y ont concouru par le fait des occurrences impromptues ou provoquées et peuvent donner du sens à l’étude d’une mécanique de la puissance dans un espace sous-régional. De toute évidence, l’issue semble profiter à la Guinée équatoriale qui réclame désormais le statut de leader sous-régional, non du fait des facteurs objectifs et quantifiables tels que la population, le poids économique global, le niveau d’avancement du développement et la qualité des ressources humaines que refléterait le niveau des structures de formation. Même si le changement unilatéral de la configuration de la puissance a été favorisé par le silence des États comme le Cameroun, on peut dire que la Guinée équatoriale s’est employée à construire les conditions de la rupture du consensus de Fort-Lamy. Une telle démarche peut constituer un frein à la logique de l’intégration régionale qui a une vocation de création d’un consensus d’assimilation à la longue et paraître porteuse de potentiels effets pervers. En effet, les coûts de l’hégémonie, l’unilatéralisme, les « risques moraux » en tant que surestimation de soi et sous-estimation de l’autre, conjugués avec une incapacité à s’adapter à la complexité, ont souvent expliqué la malédiction ou l’illusion de la puissance (Gallarotti 2010). On est donc en présence d’un État qui conteste le statu quo ante et se saisit de la posture hégémonique dans l’espace institutionnel et sur les grandes questions de la sous-région. L’enrichissement est inéluctablement la variable et le facteur structurel explicatif de cette montée en puissance, car la remise en cause des principes de Fort-Lamy coïncide avec la période de l’embellie pétrolière et donc l’enrichissement de la Guinée équatoriale. L’impression de silence des autres États peut être de ce point de vue expliquée par l’importance des ressources de la Guinée équatoriale.

Les événements récents de la cemac inspirent une posture qui crée un espace d’affinité entre la théorie gilpinienne du changement et les approches constructivistes. Car la guerre hégémonique prévue par Gilpin n’est pas advenue. Cependant, le changement d’hégémonie a bel et bien eu lieu par le fait de la présence d’un facteur environnemental, à savoir la croissance économique qui peut être ici assimilée sans rigueur à l’enrichissement. Le chemin qui conduit de l’enrichissement au changement au regard des événements survenus à la cemac complète en l’enrichissant la théorie de Gilpin, car il se crée un espace de possibilité entre les études portant sur la puissance et celles qui s’intéressent au processus d’intégration régionale. Mais, aussi, il permet d’enrichir la pensée relative à l’intégration régionale, c’est-à-dire, par extension, les études liées aux organisations internationales. Cette étude contribue à rendre compte des relations entre les agents et la structure au plan international. À ce niveau macrosocial, la démarche d’un acteur étatique porte au sein des organisations internationales des préférences étatiques. Par cette étude, il s’est agi de rendre raison à la généralisation de cette réalité en démontrant que l’espace cemac, espace lointain au regard de sa situation périphérique par rapport à l’objet traditionnel d’étude sur l’intégration régionale qu’est l’Union européenne, obéit à la même logique. Ainsi, cette étude montre que les processus d’intégration régionale ne sont pas antinomiques des logiques de puissance. Elle prend donc au sérieux le mariage entre le hard power incarné par le réalisme des États en quête de puissance et les processus d’intégration régionale qui portent une vertu pacificatrice par excellence afin de permettre un « vivre ensemble » dans un espace intégré et de convergence. Les événements de l’espace communautaire cemac donnent donc du poids à l’argument de la cohabitation possible entre le programme de recherche réaliste adossé sur la puissance et sa distribution, d’une part, et la théorie de l’intégration régionale, d’autre part (Sindjoun et Vennesson 2000). En effet, il est apparu que des éléments objectifs d’enrichissement constituent un point de départ évident pour le désir de changement de rapport de force. Toutefois, ils ne sont pas donnés une fois pour toutes et la conduite des processus de transformation du rapport de force n’est pas une histoire naturelle. En réalité, les études sur les processus d’intégration régionale ont souvent considéré, au-delà des postures, que la vocation première des organisations régionales est de créer des effets de convergence entre les entités étatiques. Ce faisant, on peut soupçonner derrière ces études un socle pacifique. Cette étude a permis de confirmer que l’intégration régionale n’est pas réfractaire à la puissance et que, dans les logiques apparemment pacifiées en vigueur dans les espaces communautaires, la puissance des États est tapie dans l’ombre, rendant raison à certains auteurs qui considèrent que les organisations internationales sont des épiphénomènes de la manifestation de la puissance des États (Mearsheimer 1994, 1995). Même si les modes opératoires dans la démonstration diffèrent, cet article s’inscrit dans le sillage des études qui lisent la puissance derrière les processus à vocation pacificatrice des intégrations régionales, et donc contribue à l’enrichissement des études portant sur le transfert des préférences étatiques sur les organisations internationales.