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I – Le traité de Lisbonne et le seae La genèse institutionnelle

Depuis le mandat accordé à la Convention européenne de répondre à différentes questions sur l’avenir de l’Europe et après un an et demi de travaux, la Convention était parvenue au consensus européen de Thessalonique du 20 juin 2003, et donc à un projet de Constitution qui disciplinait une série de matières et particulièrement l’action extérieure de l’Union. Celle-ci était présentée, dans le projet de traité constitutionnel de l’Union européenne, sous un titre unique, alors que dans les traités précédents elle figurait dans des textes différents. Ce regroupement était justifié sur le plan de la logique et sur celui de la cohérence, puisque toutes les actions menées par l’Union européenne sur la scène internationale, soient-elles économiques, humanitaires ou politiques, d’aide au développement ou de solidarité interne dans le cas de la lutte antiterroriste, doivent avoir des objectifs communs.

Le Service européen pour l’action extérieure, dont la nouveauté était inscrite dans le projet de traité constitutionnel de la Convention européenne, résulte de trois innovations majeures :

  • La première était celle de la création d’un ministère européen des Affaires étrangères, conduisant la politique étrangère et de sécurité commune (pesc) et s’appuyant sur ce service.

  • La deuxième était l’élection d’un président permanent du Conseil européen, pour une période de deux ans et demi, renouvelables une fois, assurant la représentation extérieure de l’Union.

  • La troisième était la reconnaissance pleine et explicite de la personnalité juridique de l’Union, permettant à celle-ci d’agir sur la scène internationale.

En parcourant rapidement le texte en matière de politique étrangère, nous devons prendre acte d’un élément de continuité et d’un facteur de discontinuité. L’élément de continuité était représenté par le vote à l’unanimité dans la prise de décision au sein du Conseil. L’unanimité comporte ex converso le droit de veto de chaque État sur des dossiers portant atteinte à ses intérêts, à ses orientations ou à ses principes. Le facteur de discontinuité et donc d’innovation était constitué par la création de la fonction de ministre des Affaires étrangères, à laquelle devait s’ajouter la charge de vice-président de la Commission européenne. Double charge qui s’explique par le but de disposer d’un budget et d’un pouvoir de coordination afin de mener à bien les actions décidées par le Conseil.

A — Sur la figure du haut représentant

Au sein de la Commission, le ministre (aujourd’hui « haut représentant ») sera en prise directe, par l’intermédiaire du Collège des commissaires, avec les États membres sur toutes les questions qui touchent à la stratégie des moyens et à leur mise en oeuvre, ainsi qu’aux orientations de politique générale. Le « ministre des Affaires étrangères » qui avait été désigné dans la figure du hr/sg, M. Javier Solana, devait faire en sorte que l’action de celle-ci soit plus efficace et mieux écoutée dans le monde. Il devait avoir pour tâche de représenter l’Union d’une « seule voix », d’assurer la coordination entre les institutions et autres acteurs de la politique extérieure, sans qu’aucun soit prépondérant, et de faire entendre cette « position concertée » à l’Assemblée et au Conseil de sécurité des Nations Unies. Un nouvel outil diplomatique, sur lequel doit s’appuyer son action, est placé sous son autorité et prend la forme d’un « service européen pour l’action extérieure ». Par l’intermédiaire des délégations de la Commission dans près de 150 pays, il dispose d’une structure influente et représentative dans les grandes régions du monde.

B — Le statut du service. Un enjeu de pouvoir

La question la plus importante, qui a été et demeure l’objet d’une lutte d’influence entre la Commission et le Conseil, est celle du « statut » de ce service. D’intenses débats ont eu lieu, lors de la présentation d’un « projet de service » par le président de la Commission José Manuel Barroso et le hr/sg Javier Solana au Conseil, le 10 mars 2005, entre les institutions de l’Union europénne et les gouvernements des États membres. Ces divergences ont porté sur la configuration du Service et sur les liens entre les compétences et les fonctions respectives du Conseil, de la Commission et des États membres, sous le contrôle du pe. Ce qui apparaissait certain, à l’époque, c’était que les dg de la Commission qui ont en charge le commerce extérieur, le développement, l’aide humanitaire, ainsi que la gestion des programmes d’assistance financière extérieure ou, encore, les négociations d’élargissement, restaient sous la responsabilité des commissaires désignés. En revanche seraient placés directement sous l’autorité du chef de la diplomatie européenne l’État-major de l’Union européenne ainsi que les fonctionnaires dont les compétences recouvrent les grandes aires économiques et politiques. L’importance et le volume des effectifs devaient dépendre des options retenues, mais auraient dû être de quelques centaines de fonctionnaires. Un rapport fut présenté au Conseil européen les 16 et 17 juillet 2005, tranchant sur ces différents points.

C — La nature du Service, son autorité, ses compétences et ses limites

Considéré sous l’angle de ses compétences, le Service européen pour l’action extérieure (seae) a pour mission de concevoir et d’établir un équilibre délicat entre le respect des politiques étrangères, de sécurité et de défense des États membres de l’Union et la mise en place d’un processus décisionnel, central et efficace, doué de capacités crédibles d’action militaire. Dans le cadre du traité de Lisbonne, la maîtrise des traités reste dans les mains des États et ceux-ci gardent la « compétence des compétences », autrement dit la souveraineté pleine en matière d’action extérieure. De ce fait, la capacité ultime de répondre de manière autonome aux défis sécuritaires, militaires et civils de l’Union européenne ou à une crise existentielle et identitaire brutale demeure dans les mains des États. Le seae est le moyen constitutionnel d’un progrès politique vers des formes d’intégration sécuritaire plus poussées. Son objectif est d’aider les États membres à se doter d’influence, de puissance et de capacités de coercition par la voie de la coordination et sur une base volontaire, et non pas de les remplacer ou de se substituer à leurs pouvoirs. En son sein, les personnes étatiques les plus ambitieuses réaliseront des « coopérations renforcées » par la méthode européenne d’une éventuelle coalition de volontaires. Le Service européen pour l’action extérieure demeurera ainsi l’outil politique intégré d’une influence de l’Union qui n’est pas encore centralisée et fédérale, mais qui a besoin dans ce domaine « d’un plus d’Europe » et donc d’un plus de coordination. Il est l’« outil de conception » des options, de mise en oeuvre institutionnelle et des résultats politico-militaires, attendus dans le domaine de la stabilité et de la pacification, partout où des situations de crise exigent une présence de l’Europe sous la contrainte d’états de nécessité et d’urgence ou pour leur prévention.

Aux termes du traité de Lisbonne, les États membres ont souscrit à l’obligation de se consulter, de se coordonner et de se soumettre aux décisions du Conseil en matière de pesc/pesd sans disposer cependant d’un pouvoir de contrainte, ni de la possibilité d’un recours à la Cour de justice, en cas de non-participation ou de non-exécution. En effet, les États membres restent pleinement souverains dans cette matière, car l’organe doté d’un pouvoir d’autonomie et de responsabilité vis-à-vis des gouvernements est le haut représentant de l’Union, lié au Conseil de l’Union européenne. Ce dernier demeure l’institution politique de représentation des États qui gardent la maîtrise des affaires étrangères et donc une compétence exclusive ne les obligeant d’aucune manière à une position commune. Le silence du haut représentant en cas d’absence de « position commune » est l’expression de cette règle, qui résulte simultanément d’un état de fait et d’un état de droit. En effet, la pesc/pesd repose entièrement sur les moyens politiques et militaires des États membres, et ceux-ci demeurent les détenteurs exclusifs de toute autorité et de toute subjectivité en matière de droit international public. Une évolution est certes possible, car la forme du traité elle-même n’est pas figée.

En effet, celle-ci est fondée, d’une part, sur l’évolution de la situation internationale et, de l’autre, sur la capacité d’y répondre et de s’y adapter, par la progression d’une intégration plus approfondie dans les domaines essentiels de la sécurité intérieure et extérieure. Le monde, tel qu’il est, apparaît comme le vrai demandeur de « plus d’Europe », et il reste l’accélérateur le plus vraisemblable de sa constitution politique, la force dynamisante la plus probable de sa « volonté » unitaire. Cependant, le poids du « Hasard » ou celui de la machiavélienne « Fortuna » ne pourront rien sans un projet politique qui demeure le seul interprète des institutionnalisations successives de l’Union.

D — Le traité de Lisbonne. À l’heure de sa mise en oeuvre, la dualité des politiques extérieures

Après le rejet du traité constitutionnel qui devait consacrer, par référence à la loi fondamentale, l’existence d’une Europe politique, un traité modifié et simplifié fut signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 par les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement. Le traité, que les plus audacieux de ses opposants (N. Dupont-Aignan) présentèrent à l’Assemblée nationale française comme « un véritable coup d’État simplifié » et d’autres encore comme un « déni de démocratie » par la voie de ratification choisie, consistant à refuser de le soumettre une deuxième fois au référendum populaire, ce traité, donc, est entré en vigueur le 1er décembre 2009 après le processus de ratification des parlements nationaux des vingt-sept pays membres (sauf l’Irlande, où le référendum demeure une obligation constitutionnelle).

Dans la partie consacrée à l’Europe comme acteur de la scène mondiale, les instruments de politique extérieure seront regroupés par le traité afin de permettre à l’Europe de « mettre sa puissance économique, politique, diplomatique et humanitaire au service de ses intérêts et de ses valeurs dans le monde, tout en respectant les intérêts particuliers des États membres en matière de politique extérieure ».

Or, en cette fin d’avril 2011, la mise en place des nouvelles institutions a fait l’objet de débats sur les grandes lignes du traité et tout particulièrement sur :

  • la présidence stable du Conseil de l’ue dans ses relations avec les présidences tournantes qui seront maintenues et qui effectueront la plus grande part du travail prévu ;

  • la figure du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ;

  • le Service européen pour l’action extérieure (seae), sur lequel s’appuieront l’autorité et la fonction du haut représentant.

Les rapports d’autorité entre le haut représentant et le Service européen pour l’action extérieure seront de type hiérarchique et fonctionnel, particulièrement politisés surtout en ce qui concerne les zones d’ombre du traité. Ils se feront valoir sur un corps de fonctionnaires d’environ 7000 agents, et leur engagement, sous l’autorité du haut représentant, comportera la réunification des deux directions générales des relations extérieures, celles de la Commission et du Conseil.

La composition de ces services, les affaires politico-militaires du Conseil, l’unité politique du hr/sg, l’Eurogroupe et les personnels détachés des diplomaties nationales exprimeront l’inévitable dialectique des rapports entre l’Union et des États membres et une permanente antithèse entre le communautaire et l’intergouvernemental.

E — La présidence du Conseil de l’ue et les présidences tournantes dialectiques. Visibilité et enjeux

La présidence du Conseil de l’ue ne sera que partiellement unifiée, car la présidence tournante continuera d’exister, exerçant une fonction d’exécution et réservant les aspects plus politiques de son action au Conseil européen (composé des chefs d’État et de gouvernement), au Conseil des ministres des Affaires étrangères et à l’Eurogroupe (Conseil Ecofin et bce). Une partie des services nécessaires à la gestion de la présidence du Conseil de l’ue sera mise à la disposition de celle-ci par la présidence tournante, par l’intermédiaire du Secrétariat général du Conseil. Le terme de complexité est le plus adéquat pour exprimer le fonctionnement de cette architecture institutionnelle. En effet, pour jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale et faire face à des enjeux mondiaux tels que la sécurité de l’approvisionnement énergétique, le changement climatique, le développement durable, la compétitivité économique, l’innovation sociale et le terrorisme, l’Europe peut se prévaloir de trois nouvelles dispositions :

  • la reconnaissance d’une personnalité juridique unique, renforçant son pouvoir de négociation et de conclusion de traités dans l’arène internationale ;

  • le renforcement de la cohérence et de la visibilité, dicté par l’exigence de « parler et d’agir comme une seule et même entité » ;

  • et enfin l’insertion d’une « clause de solidarité » appelant l’Union et les États membres à agir conjointement en cas d’attaque terroriste.

Parler de visibilité à propos du premier président de l’Europe signifie faire appel à l’analogie historique et à une carence de représentativité et d’identité de l’Union. Quant à l’analogie, ce sont de grandes figures fondatrices qui sont évoquées, tel un « George Washington » de l’Union, selon la plaidoirie de Valéry Giscard d’Estaing à Hambourg le 20 février 2007. Pour ce qui est du symbolique et de l’identitaire, l’association des opinions s’obtiendrait plus facilement dans le cas du choix d’une personnalité fortement représentative et pas, à l’inverse, comme dans le cas d’une personnalité effacée à la visibilité faible. Telle est l’incarnation des deux rôles possibles du président. Cette opposition a été une cause d’affrontement à la Convention pour l’Europe en 2003. On y avait opposé à la figure d’un président « chairman », simple coordonnateur des travaux du Conseil réunissant les chefs d’État et de gouvernement, le rôle énergique et pionnier d’un président leader, charismatique et prestigieux, à fort impact populaire et à grande emprise sur les opinions. L’Union s’est dotée en somme d’une série de moyens qui lui permettent de faire face à des enjeux mondiaux, dans la défense des intérêts et des valeurs de l’Europe.

F — Le Service européen d’action extérieure à l’heure de sa mise en oeuvre (2010). Communautarisation de la politique étrangère, autonomie fonctionnelle et centralité institutionnelle

Le traité de Lisbonne a réformé en profondeur la structure institutionnelle de la politique étrangère de l’Union par la création du Service européen pour l’action extérieure (seae) qui, remplissant le rôle international de l’Union, renforce la visibilité politique de celle-ci et accroît ses capacités d’action sur la scène internationale.

Cette communautarisation de la politique étrangère fait du seae un organisme autonome et distinct des autres institutions de l’Union, sur le plan fonctionnel et politique. Doué d’une véritable centralité institutionnelle, le seae « assiste » le haut représentant dans l’accomplissement de son mandat et dépend uniquement de ce dernier. À ce titre, il ne pourra accepter d’instructions d’autres sujets ni être soumis au contrôle du pe, qui exercera cette fonction uniquement vis-à-vis du haut représentant. La capacité juridique qui lui a été consentie lui permettra de négocier des accords et des contrats en tant que titulaire d’un droit propre et en première personne. Ainsi, il coopérera avec les diplomaties nationales des autres États membres et avec les autres institutions de l’Union européenne sur un plan de parité juridique et politique.

Le seae institue une coopération et une concertation horizontales entre les différentes institutions de l’ue dans les champs des affaires extérieures, à caractère intergouvernemental, comme la pesc/pesd, et à caractère commun et communautarisé comme les politiques de voisinage, de développement et de commerce. Il corrige les incohérences et les contradictions susceptibles d’apparaître dans la verticale du pouvoir, entre les politiques étrangères des États membres et « la » politique étrangère de l’Union.

En termes institutionnels et après de nombreuses négociations, le lien à établir entre les opérations militaires de l’ue en tant qu’acteur militaire de la scène internationale et le seae devrait comporter une intégration des structures militaires de la politique de sécurité et de défense commune au sein de ce service. Et cela, sans remettre en cause leur chaîne de commandement. Les structures militaires de la pesc/pesd devraient être rattachées directement au haut représentant, qui assurera un rôle d’impulsion en ce qui concerne leur lancement et une responsabilité politique pour ce qui est de leur déroulement[1]. Suivra une évaluation politico-stratégique de leur succès ou de leur échec par rapport aux objectifs assignés, qui sont définis par un cadre multilatéral sous mandat de l’onu, par le souci d’une stabilisation politique régionale ou locale et par la protection civile des populations.

Sur un plan abstrait, la création du seae est la suite logique d’une approche realpolitiker aux relations internationales, mais également d’une évolution logique de l’acquis communautaire, conduisant à la coordination globale des acteurs, des institutions et des politiques afin que l’Europe « parle d’une seule voix ».

Sur le plan institutionnel, le seae ne dispose d’aucune compétence décisionnelle propre et prépare les propositions qui seront soumises au Conseil par le haut représentant. En effet, la « plus-value » du seae est celle d’être au service du haut représentant, dont la figure regroupe trois compétences, antérieurement distinctes, celle de vice-président de la Commission, de président du Conseil des ministres des Affaires étrangères et de responsable de la planification de la pesc/pesd.

Cette plus-value se concrétise dans la poursuite des objectifs de politique extérieure présentés par le haut représentant, dans le but de promouvoir la solidarité des États membres et de susciter une identité commune.

II – Le seae et la politique globale

A — Opérationnalité et objectifs

Le Service européen pour l’action extérieure (seae) est devenu opérationnel le 1er janvier 2011 et sa mise en oeuvre a requis et requiert encore une phase inévitable de gestation. L’important dans cette phase est :

  • de fusionner les différentes composantes des effectifs (un tiers de la Commission, un tiers du Conseil de l’ue, un tiers des diplomates des États membres) en un ensemble fonctionnel cohérent ;

  • d’acquérir une identité institutionnelle douée d’une visibilité politique unitaire ;

  • de se doter d’une culture diplomatique commune opérant une synthèse d’expériences diverses et définissant progressivement une approche globale intégrée.

L’unification des fonctions autrefois séparées sous l’autorité du haut représentant mobilise périodiquement un ensemble d’appareils qui mettent en jeu, à chaque présidence tournante (six mois), l’administration centrale de celle-ci et sa représentation permanente à Bruxelles, avec le réseau diplomatique de l’Union épars dans le monde. Cette dynamique place le service commun au centre du jeu institutionnel et le met à la disposition de toutes les institutions de l’ue et de celles des États membres. La politique du seae se situe dans une perspective de complémentarité et d’additionnalité par rapport à celle des vingt-sept, car elle exclut toute unicité et instaure un nouveau dialogue pour décliner un message commun à tous ses interlocuteurs sans éliminer les actions diplomatiques ou militaires menées singulièrement par les États membres.

Dans l’ensemble, le service peut avoir une vision propre du système international, un regard autonome sur la conjoncture politique et une évaluation distincte des rapports de force dans le monde. Il peut fonctionner comme une avant-garde, un acteur de compromis ou encore comme un médiateur entre l’environnement et les acteurs intérieurs impliqués. Ainsi, chaque action extérieure active le relais de l’ue le mieux équipé pour la résolution du problème à traiter, l’outil civil ou l’outil militaire selon la nature de la crise.

À titre d’exemple, une coordination et mutualisation des moyens, en l’espèce dans les affaires consulaires, accroît la palette des instruments à la disposition de l’Union et assure une plus grande efficacité en situation d’émergence (évacuation de Tokyo face à la menace de radiations nucléaires de Fukushima). Quant aux déstabilisations et révoltes du sud de la Méditerranée et aux troubles qui ont affecté la Biélorussie, l’Ukraine ou la Côte d’Ivoire, le Service élabore les principes d’une politique de fond. Il profite de l’expertise acquise par l’action extérieure de la Commission durant plus de trente ans en Asie et en Afrique, et cette expertise ne peut être négligée car elle est déterminante dans une approche globale et surtout dans la mise en oeuvre d’une diplomatie d’influence. Le rôle central de l’Europe dans le dossier du Moyen-Orient fait de celle-ci un acteur majeur dans la recherche de la paix et dans la longue épreuve des sanctions vis-à-vis de l’Iran. Dans l’ensemble de ces dossiers, le plus difficile est pour l’ue la capacité de traduire les contributions financières en moyens d’influence diplomatique et en force politique.

En termes de sécurité collective et de présence de l’ue au sein des institutions multilatérales, l’actuel statut d’observateur de l’ue à l’Assemblée générale des Nations Unies se conjugue avec les opérations de maintien de la paix, menées sur le terrain depuis 2003 sous mandat onusien (l’opération Concordia en Macédoine, l’opération Arthémis en République démocratique du Congo et l’opération Atalanta dans l’océan Indien et dans la Corne de l’Afrique contre la piraterie maritime). Les « limites » réactives des opérations de maintien de la paix posent l’exigence d’une réflexion sur l’« Europe de la défense et de la sécurité » et sur son articulation et indépendance par rapport à l’otan. Sur le plan prospectif et parmi les chantiers ouverts par le seae se pose le problème de hiérarchiser les priorités thématiques, régionales et globales de la politique de l’ue et donc au premier chef le problème des partenariats stratégiques (États-Unis, Russie, Chine, Japon, brics, etc.) ainsi que le dépassement et la reformulation de la politique de voisinage (pev) et du partenariat oriental. Il en va de même pour la définition d’une doctrine cohérente en ce qui concerne le Caucase et l’Asie centrale, pour la hiérarchie d’importance en ce qui concerne l’avenir de l’Europe, et son positionnement vis-à-vis de la gouvernance mondiale et de la « balance of power » au sein d’un système international qui est à appréhender comme un tout, dans ses enjeux et dans ses défis multiples et croisés.

B — L’ère de l’asymétrie et des risques non conventionnels

En ce qui a trait aux risques non conventionnels et sur un plan abstrait, toute politique internationale se déploie dans un système instable, caractérisé actuellement par une ère d’asymétries. Dans le cadre de ce système où il faut réagir de manière précoce, les conceptions géopolitiques et stratégiques des puissances globales, auxquelles l’Europe a le droit d’appartenir, conçoivent leur comportement de deux manières distinctes, réactive et proactive. Or, l’ue ne sera une puissance complète que si elle intègre la dimension anticipatrice et proactive dans sa philosophie et dans sa diplomatie, celle qui convient à sa survie dans le monde de demain.

En théorie, nous avons deux modèles d’intervention « réalistes » sur l’échiquier international qui se définissent et se précisent comme soutien exclusif à la logique de l’intérêt national et, dans notre cas, de l’intérêt européen. Ces deux modèles se ramènent à l’égoïsme, au calcul des forces et à un mélange variable d’hypocrisie et de cynisme. Ils sont les seuls régulateurs du désordre international et les seuls vecteurs d’un équilibre et d’une stabilité stratégiques. Ces deux formes de prévention des conflits, modelant le système et anticipant l’engagement militaire, sont les modèles classiques de l’interventionnisme réaliste. Ce sont les modèles de Palmerston-Disraeli et de Bismarck, différents l’un de l’autre pour leurs combinaisons respectives de consensus et de force. Le premier, attentiste, fondé sur une parfaite indifférence morale par rapport aux enjeux et aux acteurs, tient la responsabilité du décideur pour réactive et jamais pour proactive. Ce modèle prend en compte, après coup, le fait que l’équilibre de la balance soit rompu et que cette rupture menace directement les puissances non belligérantes qui se tiennent à l’écart de querelles intestines et des régimes politiques des puissances hostiles. Ce modèle a caractérisé l’isolement calculateur et bienveillant de la Grande-Bretagne à partir de David Hume et d’Adam Smith qui en ont formulé les principes, ceux de la « main invisible ». En revanche, le modèle de Bismarck, fondé sur la recherche de consensus, tendait à une prévention active des affrontements. La responsabilité de cette option ne refusait pas une conservation de l’ordre de type interventionniste, mais visait un rapprochement des intérêts et un déséquilibrage du camp adverse. Bismarck opérait « en réseau » par le biais de structures mixtes, liant légitimité et équilibre des forces, à la manière moderne, qui est souhaitable au 21e siècle pour l’ue. De même et s’appuyant sur une large analogie, le système multipolaire et la poudrière régionale méditerranéenne, moyen-orientale et du Golfe qui constituent des ensembles où toutes les options sont ouvertes, y compris aux forces hostiles, la stratégie de la prévention active ou l’action de rééquilibrage sont une nécessité pour l’Europe et pour toute stratégie multipolaire. Il faut rappeler en effet que tout système international est fondé sur la symétrie et sur un équilibre de principes et de forces ainsi que sur une grande précarité. Cela interdit de penser à la stabilité même relative du monde, sur la base d’une stratégie de seules solidarités ou de gouvernance multilatérale, qui constituent les philosophies et l’approche diplomatique de l’Union. Pourquoi ne pas rappeler que toute option coopérative et à caractère multilatéral cache un multipolarisme sous-jacent, aux enjeux et aux confrontations innombrables et à caractère systémique, car cette option se calque sur un ordre international inégalitaire, sur des rythmes de développement différenciés et sur des antinomies criantes de régimes politiques et de structures sociales, qui rendent de pure forme tout exercice de rhétorique démocratique.

En réalité, l’ue est appelée à mener sa politique étrangère en l’appuyant sur des options qui intègrent les dimensions antagoniques d’un multipolarisme, virtuellement conflictuel, d’un globalisme par sa nature désordonnée et d’une dérive politique des continents, déstabilisés par des forces centrifuges. Cela exige des partenariats permanents, des alliances en réseaux et des liens interthéâtres, car un contraste perdure sur le fond entre les conceptions de la puissance « hard » et les conceptions « soft » ou « smart » démocratiques et coopératives, ou encore entre l’Histoire réelle qui demeure violente et l’idéal de l’Humanité qui se veut pacifique.

III – Le seae, la logique des moyens et la politique globale

L’importance des effectifs (7000 unités à l’étape initiale, plus de 150 ambassades dans autant de pays) et du budget (464 millions d’euros pour le fonctionnement, plus de 180 millions aux services centraux et plus de 12 milliards de gestion des fonds ue pour la coopération extérieure [voisinage, développement, commerce, droits de l’homme]) suffira-t-elle, en tant que structure de moyens, à définir le rôle et les objectifs de l’ue dans la phase actuelle ? Que peuvent faire ces moyens ?

  • Faire jouer à l’Union européenne le rôle de « global player » au lieu de celui de « global payer » ? Lui permettre de ne pas devenir l’objet de la dominance contradictoire et limitée du Royaume-Uni, de la France ou de l’Allemagne ? Lui insuffler un élan intellectuel et une volonté politique permettant à l’ue d’exploiter au mieux son potentiel diplomatique et sa vocation sécuritaire à l’échelle régionale et mondiale ? Favoriser la sortie de son particularisme et de son isolationnisme moral ? Suggérer une conduite de politique étrangère qui opte pour l’utilisation de la force pour défendre les intérêts géopolitiques essentiels de l’Union et donc les vrais défis à la stabilité stratégique et à l’ordre mondial ? En effet, est morale toute décision s’opposant aux menaces venant de perturbateurs de l’ordre international et favorisant la primauté des convictions sur l’intérêt qui constitue l’intérêt suprême à défendre.

  • Enfin, définir une série d’autres objectifs qui se rapportent à ces préoccupations de principe à partir d’exigences et de questions d’actualité ? Parmi les exigences pressantes, celle de mettre en exergue les perceptions des dangers qui menacent les grands équilibres géopolitiques et les stratégies à suivre à l’égard de la Russie, de la Chine et de l’Inde et plus en général des brics. Le but est de faire de l’Europe la régulatrice de la gouvernance mondiale et de la nouvelle distribution de la puissance internationale.

En termes d’actualité, il faudra répondre à la question : Quelle place pour la Méditerranée, le Moyen-Orient et le monde arabo-musulman dans une vision régionale remodelée, compte tenu du fait que la Méditerranée apparaît comme un concentré de fractures aux portes de l’Europe, où se jouent désormais une déstabilisation générale, une escalade militaire et une guerre ouverte ?

Reste à redéfinir également la clé de voûte générale, autrement dit l’atlas prospectif du système, afin de clarifier la stratégie politique à long terme de l’Europe vis-à-vis des États-Unis, en tant que pilier de l’Occident, et de redessiner les zones respectives de responsabilité et d’influence. Tâche délicate, qui distingue les maîtres d’oeuvre des apprentis et qui consiste à faire en sorte, pour l’ensemble des acteurs, que la place du leader du système soit plus attrayante et moins brutale que celle des autres candidats mondiaux qui aspirent à l’hégémonie.

Tout dépendra de la façon dont l’Union européenne se concevra et se projettera sur la scène internationale, avec quelles trajectoires de développement, quels attributs de puissance et quels atouts pour l’avenir.

A — L’ordre souhaitable pour l’ue. Statu quo et équilibre de satisfaction

En perspective, l’ordre qui convient davantage à l’Union européenne est un équilibre de satisfaction, construit sur un partenariat de nations, sans excès missionnaires ou idéologiques, retenu par la prudence, mais engagé dans une « diplomatie de réseaux » et d’alliances multiples, privilégiant les régimes mixtes ainsi que la superposition et la conciliation d’intérêts et de principes, associé à la toile d’une mondialisation fortement hétérogène, mais tenu ensemble par l’unité d’une stratégie globale intégrée de type unilatéraliste, audacieuse et douée d’autolimitation, pacificatrice mais prête au combat.

Tout ordre tendant à la stabilité est l’opposé d’un ordre de revendications, car une scène diplomatique ne peut être missionnaire ni accepter la prépondérance d’un seul acteur qui veuille remodeler la réalité à son image. Un ordre stable est un ensemble de relations générales partagées, basées sur un équilibre de conservation et sur une puissance diffuse. C’est le type d’équilibre qui règne dans l’hémisphère nord de la planète, allant de Vancouver à Vladivostok.

Il dessine un jeu fondamentalement coopératif et à caractère multilatéral. Se superposant à une multipolarité sous-jacente, aux enjeux et confrontations innombrables, cet ordre, perpétuellement en mouvement, est proche des intérêts de l’Union et non contradictoire par rapport à ceux-ci. Mais c’est un ordre également hégémonique en Eurasie et plein de tensions, qui résultent de la dissolution d’un ancien empire d’Union soviétique, tiraillé entre son centre et sa périphérie, autour des notions d’indépendance et d’ancienne autorité. Un ordre nécessairement inégalitaire, aux autonomies géopolitiques incertaines et aux rythmes de développement différenciés.

B — Plus de démocratie dans le monde ? Les perspectives d’attente et les situations de rejet

Or sur quelles méthodes, sur quels principes, sur quelles options et sur quelles stratégies l’Union européenne pourra-t-elle fonder sa politique étrangère dans les décennies à venir ?

Le siècle dans lequel nous sommes entrés en 1991 sera-t-il encore américain comme le fut le 20e siècle ou deviendra-t-il un siècle chinois ? Sera-t-il encore occidental ou se configurera-t-il comme oriental, et quelle importante cette perspective aura-t-elle pour l’ue ?

Le monde asiatique n’est pas réfractaire aux intérêts égoïstes de la raison d’État de Richelieu, car c’est un univers culturel qui privilégie l’indépendance sur la communauté d’intérêts. Ainsi, quel sort sera-t-il réservé en démocratie au pluralisme politique qui impose des limites à l’esprit de parti, aux droits individuels et aux revendications des minorités internes, face aux exigences de la cohésion nationale ?

Quel intérêt pour la politique étrangère de l’ue de lier sans conditionnalité politique les perspectives d’élargissement de la démocratie et les difficultés des transitions démocratiques en Méditerranée, au Moyen-Orient, dans le Caucase ou en Asie centrale à ses objectifs de partenariats stratégiques et de développement économique ? L’avenir des relations euro-américaines est décisif pour la projection de la relation euro-atlantique en Asie et dans la zone Pacifique. Ici les rapports entre les pays sont fondamentalement différents des relations entre les pays européens, car personne ne croit à la sécurité collective et la stabilité est la résultante d’un équilibre de contrepoids, constamment ajusté, puisqu’il n’existe ni valeurs communes ni « communauté de destin » au sens occidental. L’absence d’une stratégie générale de l’ue vis-à-vis des grands géants de l’Asie est aujourd’hui criante et doit constituer l’examen d’un débat urgent.

L’intérêt d’un choix explicite du leadership et de la puissance mondiale hégémonique en toutes ses répercussions géopolitiques et civilisationnelles est au rendez-vous du temps présent et les accords entre l’ue et les États-Unis peuvent faire l’objet de cet examen.

C — L’influence des problèmes « hors zone » pour la politique étrangère globale de l’Union européenne

Par ailleurs, l’avenir des relations euro-atlantiques ne réside pas seulement, en Europe, dans le face à face entre l’Union et la Fédération de Russie et dans la redéfinition communautaire des rapports euro-méditerranéens, mais dans les problèmes « hors zone », qui deviendront les vecteurs des rapports de l’ue avec l’otan et de la dualité géopolitique et stratégique entre la zone Atlantique et la zone Pacifique. La résolution de cette dualité décidera de l’avenir du monde, car elle tranchera sur le centre de gravité des rapports mondiaux, d’équilibre, de stabilité, de développement et de civilisation. Cette relation est également décisive, car elle départagera l’unité de façade des brics.

Au-delà des barrières culturelles qui séparent l’Orient et l’Occident, et donc les comportements et les modes respectifs de décision, les États-Unis disposent d’un réseau de relations bilatérales avec les pays asiatiques, capables d’infléchir les événements régionaux. Les rapports que les États-Unis sont en mesure d’entretenir à long terme avec la Russie en Asie et avec l’Allemagne en Europe constituent la condition préalable des bonnes relations futures avec l’Europe. Si ces relations générales seront de type bismarckien, les États-Unis et avec eux l’Europe réussiront à créer un cadre stable, durable et intégrateur, dont dépendront leurs acquis et le statu quo actuel des puissances conservatrices. Cela exigera qu’ils manoeuvrent de manière prudente et préventive, et parfois proactive, à travers le système des alliances. En revanche, si leurs options sont attentistes, isolationnistes et non interventionnistes (au sens historique), sur la base du modèle Palmerston-Disraeli, le monde sera mis dans les mains de perturbateurs sans scrupules et tout rattrapage tardif portera à des confrontations sanglantes qui sonneront le glas du système international actuel.

Le refus de l’Amérique d’être déterminée par l’Histoire au nom d’une mission ou d’une cause universelle et vivant des concepts universels devra être tempéré par une Realpolitik européenne calculatrice, malgré les dérives idéologiques dont se sont réclamées les modes intellectuelles des dernières décennies, enivrées par des formules du style posthistorique ou postmoderne.

D — Un monde post-américain ? L’Europe et les pays émergents[2]

Au sein de ce nouveau jeu, quelle pourrait être la place de l’Europe dans un monde post-américain ? Est post-américain (Zacharia 2009) le monde au sein duquel il n’est pas question de déclin américain, car les États-Unis y demeurent le pivot du système planétaire, mais où opèrent l’ascension d’autres puissances, les brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), et une nouvelle distribution de pouvoir mondial. En raison d’une croissance de pib et d’une prospérité individuelle authentiquement planétaire, une multitude d’acteurs qui étaient autrefois des objets ou de purs observateurs deviendront des acteurs à part entière et le monde dans lequel nous vivons se définira davantage par la formule chinoise « des puissances multiples et une superpuissance ».

Dans ce type d’univers, l’Europe, qui n’a jamais connu une structure politique unitaire, devra compenser cette faiblesse relative et définir un principe directeur adapté et fort, susceptible d’orienter son comportement de manière intégrée et unifiée sur la scène mondiale, en jouant assurément la grande politique et en accroissant sa puissance politique et militaire.