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L’accueil des exilés acadiens suite au Grand-Dérangement dans la colonie du Massachusetts de 1755 à 1775

À l’arrivée de centaines de familles acadiennes déportées de Nouvelle-Écosse en 1755, la colonie du Massachusetts décide, dans l’urgence, de mesures afférentes à cet exil inattendu. Ayant refusé à plusieurs reprises un serment d’allégeance à la Couronne britannique, les Acadiens étaient condamnés par les autorités britanniques à la déportation vers les treize colonies d’Amérique. Ainsi, du 12 novembre 1755 au 29 mai 1756, 1043 Acadiens accostent très affaiblis dans le port de Boston alors que la population totale de l’Acadie comptait 14 100 habitants (LeBlanc, 24 2005). L’accueil par cette colonie britannique de centaines de déportés acadiens, pour la plupart des familles, ne peut être tenu pour acquis par l’historien(ne). En effet, d’autres colonies d’Amérique du Nord comme la Virginie en novembre 1755, vont délibérément refuser leur prise en charge (Brasseaux, 4 1991). D’autre part, rien n’oblige le Massachusetts dans la juridiction d’époque à ouvrir ses portes à toutes ces familles acadiennes en détresse.

Les Acadiens sont par ailleurs des Catholiques que les Puritains rejettent (Conforti, 13 2006) et associés, dans la mémoire collective, aux Français qui menacent la colonie du Massachusetts depuis plus d’un demi-siècle au cours de raids menés avec les autochtones sur la frontière de la Nouvelle-France (Foster, 17 2003). L’accueil repose donc essentiellement sur une volonté politique et l’aide de la population locale. Or, la satisfaction de ces deux conditions s’avère exceptionnelle pour l’époque et elle le reste pour notre contemporanéité[1]. Ce geste d’accueil démontre que la société anglo-américaine du Massachusetts peut être envisagée comme solidaire, l’entraide entre populations coexistant avec la violence et l’âpreté de la vie coloniale (Fiering, 206 1976).

L’historiographie de l’accueil des Acadiens au Massachusetts oscille entre prise en compte du contexte historique et insistance sur l’expérience acadienne en tant que telle. Dès le XVIIIe siècle, la déportation des Acadiens vers la Nouvelle-Angleterre intéresse les intellectuels anglais qui l’abordent au sein des conflits coloniaux, comme l’a montré le philosophe Edmund Burke, qui la qualifiera de « mistake as bad a nature » (Burke, 270 1757)[2]. En 1828, l’ancien gouverneur du Massachusetts Thomas Hutchinson (1771-1774), réfugié en Grande-Bretagne après la révolution de 1776 pour ses positions loyalistes, publie à Londres: The History of the Province of Massachusetts Bay, from 1749 to 1774. Il revient sur l’accueil réservé aux Acadiens au Massachusetts suite à la déportation, tout en soulignant la générosité de la population locale et la bienfaisance des élites politiques. Au XIXe siècle, les historiens locaux de la Nouvelle-Angleterre se penchent sur l’arrivée des Acadiens[3], toujours à travers le prisme de la déportation à cause des controverses que cette dernière attise dans la province voisine de Nouvelle-Écosse.[4]

Au cours du XXe siècle, l’arrivée des Acadiens en Nouvelle-Angleterre s’insère dans d’autres problématiques[5]. L’insistance sur le contexte régional entre Massachusetts et Nouvelle-Écosse se transcrit par l’étude de l’espace transfrontalier (borderland) qu’il constitue, où les peuples interagissent en même temps que se tissent des conflits d’intérêts économiques et impériaux. Cette tendance historiographique a le mérite de souligner les interactions sociales, notamment, entre populations[6]. D’autres travaux plus récents mettent en avant l’importance du monde colonial britannique dans le traitement des Acadiens au Massachusetts, surtout en le comparant aux pratiques déjà en vigueur vis-à-vis d’autres peuples « conquis »[7] ou au sein de l’histoire atlantique[8].

Par ailleurs, suite à la publication en 1922 de l’ouvrage d’Émile Lauvrière, La Tragédie d’un Peuple qui insiste sur les mauvais traitements qu’ont subi les Acadiens au sein de cette colonie, une production historique parallèle à celle évoquée ci-dessus a dégagé deux tendances contraires, tout en contribuant à centrer l’accueil du Massachusetts comme objet d’étude à part entière. L’une de ces deux tendances s’est appliquée à démontrer la mise en place « généreuse »[9] de l’accueil, l’autre, au contraire, sa qualité « préjudiciable »[10], effaçant toute possibilité d’évolution de la société anglo-américaine dans son traitement du problème.

De plus, les importants travaux des historiens Naomi Griffiths, Carl Brasseaux et Jean-François Mouhot, sur les expériences acadiennes en Grande-Bretagne, en Louisiane et en France, nous ont éclairés sur les stratégies identitaires (pétitions, regroupements familiaux, correspondances) opérées en exil, et ont largement démontré la possibilité d’une conjonction des facteurs contextuels et des parcours culturels et sociaux des Acadiens. Ainsi, en s’appuyant sur ces dernières perspectives, cet article souhaite concilier contexte historique et expérience acadienne en s’attardant sur l’articulation entre discours politico-juridique et réactions sociales, de façon à retracer l’évolution de l’accueil de la population acadienne au sein de la colonie du Massachusetts de 1755 à 1775.

Revenons d’abord sur l’organisation politique de la colonie afin de faire la lumière sur les premières décisions des autorités. En 1755, le système politique bicaméral du Massachusetts repose sur une division entre le pouvoir du gouverneur (seul représentant du souverain) qui dispose d’un conseil (qui approuve les lois) et le pouvoir de la Chambre (qui vote les lois) dont les membres nommés représentants sont élus chaque année au cours de réunions municipales (town meetings) (Cook, 46 1976). Ce sont ces mêmes représentants de la Chambre, désignés dans des comités spéciaux, qui seront responsables de l’accueil et qui décideront du sort des Acadiens après examen de leurs conditions de vie à l’intérieur des bateaux qui les ont menés jusqu’au Massachusetts[11] (Belliveau, 43 1972). La constitution de ces comités n’était en aucun cas une pratique exceptionnelle chez les membres de la Chambre des représentants (Cook, 24 1976). Toutefois, le discours à caractère charitable dispensé au sein de ces comités contraste avec la culture puritaine de la colonie, où au contraire par exemple à la tradition Quaker de Pennsylvanie, on s’accommode mal de la politique de la main tendue (Huang, 86 2006). En effet, le Massachusetts s’applique à réprimer l’indigence au travers de lois telles que le warning-out qui exclut les indigents des villes ou les marquages corporels (tatouage ou coupure à l’oreille) sur les pauvres ou les esclaves coupables d’un délit (Rushton, Morgan, 43 2005).

De cette façon, en novembre 1755, le tout premier comité nommé par la Chambre en charge d’établir un rapport sur les conditions de vie des Acadiens pendant la traversée, mentionne une surpopulation, peu de provisions de nourriture et d’eau potable disponible (Belliveau, 32 1972). Les autorités du Massachusetts avaient laissé les Acadiens dans les bateaux pendant plusieurs jours pour une mise en quarantaine toutefois abrégée par la venue de Benjamin Green, membre du conseil du gouverneur de Nouvelle-Écosse qui accepta de payer les frais encourus par la municipalité de Boston. Cette décision autorisa 130 Acadiens à sortir du confinement le 7 novembre 1755[12] et tous furent retenus dans une maison de détention pour indigents (poorhouse) (Brasseaux, 20 1991).

Avant la fin du mois de novembre 1755, la Chambre ordonna la levée d’un second comité unissant des membres de la Chambre des représentants ainsi que des membres du conseil, afin de mener un examen plus approfondi de l’état physique des Acadiens (Brasseaux, 14 1991).

Parmi les membres des comités de la Chambre figurent notamment Thomas Hubbard, speaker de la Chambre de 1750 à 1759 et trésorier de Harvard College pendant dix-sept ans; Edmund Trowbridge, membre du comité du conseil et défenseur de la cause abolitionniste; Stephen Longfellow, membre de la Chambre des Représentants et grand-père de l’auteur William Wadsworth Longfellow, auteur du poème Évangeline (1847) (Belliveau, 75 1972).

La prise en charge administrative des Acadiens s’opère alors au travers de ces comités. Le 16 novembre 1755, la Chambre des Représentants précise que les Acadiens doivent être parfaitement capables d’assumer l’ensemble de leurs besoins dès le printemps 1756. Il est aussi décidé qu’ils soient répartis parmi les différentes municipalités du Massachusetts[13]. Certaines localités craignant alors le surcoût de l’accueil, d’emblée refusent l’arrivée des Acadiens ou s’en plaignent. La ville de Boxford, au travers de son bureau des Selectmen, se plaint dans une pétition à la Chambre des représentants du surplus de réfugiés acadiens à sa charge alors que certaines villes n’en accueillent pas : « Therefore their circumstances being so indigent, your humble petitioners pray that if it may be consistent with this honorable court that some of the said French inhabitants may be removed to some adjacent town where there is none of said French or any other way agreeable to the wisdom of said court.[14] »

Il s’agissait pour les petites municipalités, de se débarrasser à tout prix du poids financier acadien apposé à celui d’autres indigents plus nombreux durant cette période (Nash, 17 1975). Cette dissension entre décisions provinciales et mesures locales sera longuement entretenue, toutefois, les villes sont déchargées du poids financier en 1756 aux dépens de la trésorerie provinciale : « the towns or districts where such inhabitants are or may be shall not be held to make provision for the support of such inhabitants at the charge of such towns or districts, but at the charge of the province.[15] »

L’angoisse du poids financier, même si quelque peu dissipée après la décision de la Chambre, continue de planer sur les municipalités notamment à cause des dépenses médicales liées au faible état de santé de certains Acadiens, entre autres. Malgré tout, les comités chargés des Acadiens, comme celui du comté de Worcester présidé par Jonathan Cushing, font preuve de compréhension. Le comité conclut à la Chambre le 17 avril 1756, suite à la pétition d’un Acadien, Jean Landry; qui réclamait des biens de première nécessité, que tous les Acadiens devaient être traités avec « gentillesse et humanité » : « And what may be necessary for them beyond that be provided by the selectmen or overseers in such things as they may work up for necessary clothing, &c. And if hereafter any of them should be bound out the assent of two justices of the peace in the county be first had thereon. And all of them treated with kindness and humanity.[16] »

Cette démonstration de générosité s’étale dans le temps puisque le gouverneur Francis Bernard accepte de rembourser les frais médicaux des Acadiens et l’ordonne à la Chambre des représentants le 18 juin 1766, suite à une demande de remboursement d’un Acadien nommé François LeBlanc dans la ville de Brimfield:

Resolved that the prayer of the petition of Francis LeBlanc be so far granted that the sum of five pounds two shillings and eight pence be paid out of the Province Treasury to pay the doctor’s bill as set forth in the said Francises petitions and that the town of Brimfield and South Brimfield be notified that they may show cause if any they have on the second Tuesday of the next sitting of this court why the sum of five pounds, two shillings and eight pence should not be added to their next year’s province tax.[17]

Certains membres de la Chambre des Représentants, tels que Thomas Hutchinson font preuve d’empathie envers les familles acadiennes. Le 20 avril 1756, il intime l’ordre aux municipalités de ne pas séparer de leur famille les enfants acadiens ne subvenant par à leurs besoins: « such child or children ought not to be separated from their parents or friends and that the selectmen should as far as may be consult the inclination of the parents and children on the service for which any children may be disposed of.[18] » Hutchinson mettra plus tard l’accent sur l’humanité dont a fait preuve la population du Massachusetts devant l’état de faiblesse des Acadiens (qu’il nomme d’ailleurs Acadians et non French Neutrals) dans son traité d’histoire de la colonie: « Favour was shewn to many elderly people among them, and to others who had been in circumstances superior to the rest, and they were allowed support without being held to labour. Many of them went through great hardships, but in general they were treated with humanity.[19] »

De par leur prise en charge par la communauté, les Acadiens sont pourtant directement associés aux indigents et sont interdits de déplacement d’une localité à l’autre comme l’exige la loi dite du warning-out (Huang, 83 2006). En raison de cette loi, les Acadiens sont assignés à résidence comme toute autre personne indigente sous l’égide de la communauté (Lamar-Jones, 42 1975). Cette caractéristique commune aux indigents était entretenue dans l’intérêt des contribuables: « This sorting and sending away of transients served as the first step in the administration of poor relief, a culling out of those not entitled to town support, so as to limit the expense of taxpayers » (Herndon, 6 2008). Le « système social » du Massachusetts imputait également à chaque ville la responsabilité d’établir un bureau des « Overseers of the Poor » composé de bénévoles parfois remplacés par les Selectmen (individus chargés des tâches administratives) dans les petites villes de moins de 500 habitants (Decker Cecere, Nellis, 34 2001).

Il semblerait qu’une nette différence de traitement se soit alors dressée entre l’élite politique des comités, qui, comme nous l’avons vu, s’applique à prendre les familles acadiennes en pitié, et les bureaux des Overseers et Selectmen des différentes municipalités. Ces derniers conçoivent plutôt les Acadiens comme des indigents dépendant d’une aide, possiblement indignes d’être correctement traités du fait de cette charge qu’ils « imposent » à la communauté. En 1756, un Acadien du nom de Lawrence Mieuse déplore, dans une pétition adressée à la Chambre, avoir effectué pendant deux mois des travaux de maintenance publique avec son frère pour le Bureau des Selectmen de Salem, mais n’avoir été que très faiblement rétribué. Lorsque le frère de Mieuse s’en est plaint au bureau des Selectmen, un de ses membres l’a violemment agressé et insulté: « the man following with a fire shovel struck him in the side with which made him spit blood all that day and caused a great sore which has disabled him from work ever since. The same person says if it had not been for fear of justice he would as soon kill any of them as a frog.[20] »

Il est par ailleurs nécessaire de s’attarder sur ce constat, car pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763), qui oppose la France et la Grande-Bretagne aussi bien sur le continent que sur le terrain colonial, les familles acadiennes sont ballottées et parfois même séparées d’une localité à l’autre par les différents bureaux des Selectmen, notamment ceux des villes portuaires de Salem et Scituate. En effet, il est convenu que ces familles pourraient « pactiser » avec l’ennemi ou comploter contre la colonie en tirant profit de l’accès à la mer. Cette simple supposition suffira à justifier la séparation d’enfants avec leurs familles ou le déplacement d’individus parfaitement intégrés à une municipalité après un an d’exil (Belliveau, 54 1972).

À Marblehead, où 37 Acadiens ont été placés dans trois maisons à proximité l’une de l’autre dans un lieu-dit le « Ferry », Nathan Bowen, représentant du bureau des Overseers, écrit à la Chambre des Représentants le 6 Octobre 1756 que le regroupement de ces Acadiens constitue un danger:

That their being together and so remote from the town gives them great opportunity of caballing together and forming designs free from the notice of the overseers and ‘tis generally apprehended that the said French may with ease put themselves and families on board a vessel or vessels in either Salem or this harbor and make their escape in the night, which the forts of these harbors are in no condition to prevent.[21]

Pourtant, tous les bureaux de Selectmen n’acceptent pas cette suspicion généralisée. Ainsi, un gendarme (constable) du nom de Paul Pritchard, rattaché au bureau des Selectmen de la ville de Boxford, décide par lui-même de ne pas déporter trois Acadiens vivant dans sa ville : Jean Baptiste Landry, Roseale Landry et Margaret White vers celle de Danvers. L’ordre lui avait pourtant été intimé par les Selectmen de Boxford : Thomas Perley, Aaron Kimball, Jacob Cumming, sous la supervision du comité du comté d’Essex le 3 juillet 1760[22]. Pritchard estimait que toutes ces personnes étaient en état de subvenir à leurs besoins et ne voyait aucune raison justifiant leur renvoi: « all of the persons above named maintain themselves at present. For that reason I did not remove them.[23] » Cette décision individuelle prouve clairement la compréhension de certains habitants néo-anglais à l’égard de l’exil des Acadiens. Il n’en demeure pas moins que l’arrivée soudaine des Acadiens sème un certain trouble à l’échelle sociale. En effet, les relations sociales au sein des localités de la colonie du Massachusetts s’apparentent à celles d’une société panoptique où tout le monde se connait et se surveille, quand les Selectmen n’entreprennent pas eux-mêmes cette surveillance: « The selectmen and constables of each town were required by law to inspect families on a regular basis. Where ‘good order’ broke down within a household, their task was to restore it » (Hackett Fischer, 72 1991). La société de la colonie du Massachusetts est par ailleurs relativement homogène aussi bien d’un point de vue culturel que religieux (Zuckerman, 168 1970). C’est dans ce contexte de méconnaissance de l’étranger que la haine du « papisme » apparait dès l’arrivée des Acadiens, dans certains journaux comme la Boston Gazette entre autres, qui tente des opérations médiatiques dignes des temps modernes.

Dans son numéro du 23 août 1756, la Boston Gazette publie, en première page, une « lettre » d’un habitant anonyme de Boston qui fait part de ses craintes quant à l’arrivée soudaine des Acadiens. Cette lettre prouve l’absence totale d’information de la part des Anglo-américains à propos du Grand-Dérangement. L’auteur de la dite lettre pense en effet que les Acadiens ont volé des bateaux après un acte malfaisant, s’échouant sur leurs rivages « under cover of darkness or worse ». Il craint alors la destruction de la ville par les Acadiens mus par la rage papiste: « heated with passion and Popish zeal. » (Boston Gazette, 1)

Le lecteur préconise le rejet de ces Acadiens qu’il nomme à la fois « Français » et « prisonniers de guerre » : « They would take the advantage of the security of the night and perpetrate such crimes, as would give us convincing proof of our conduct. » Il juge aussi préférable de placer les Acadiens sous surveillance la nuit : « Must we not therefore condemn ourselves for suffering so great a Number to live together without any Guard over them in the Night? » (Boston Gazette, 1). Ce lecteur anonyme ne peut refléter une quelconque opinion sociale (existe-t-il réellement?), mais il démontre l’insistance avec laquelle, au cours des premiers mois d’exil, les Acadiens sont volontairement décrits comme des malfrats en raison de leur culte.

À ce titre, l’intolérance religieuse marque très tôt l’histoire de la colonie puisqu’elle interdit aux Quakers de s’y installer sous peine de mort et n’admet pas non plus la pratique du judaïsme (Zuckerman, 24 1970). Le culte catholique est formellement interdit pendant la première moitié du XVIIIe siècle et tout prêtre catholique s’avisant de franchir les frontières de la colonie se verrait condamné à mort (Vickers, 53 1994). Pourtant, les Acadiens continuent de correspondre avec le clergé catholique, comme les lettres du père Pierre Maillard stationné à Halifax le confirment; celui-ci enjoignit ces Acadiens à la révérence envers l’ordre établi : « il convient que nous vivions plus que jamais résignés entièrement à la volonté du Seigneur, en nous soumettant surtout de bon coeur à tout ce qu’il lui plaira à faire de nous » (Maillet, 112 1992).

L’interdiction de la pratique du culte catholique pèse lourdement sur les Acadiens, comme le prouve une pétition du 1er janvier 1765, à Boston, entreprise par John Trahant, John Hibbert, Charles Landry et Alexi Brau, à la Chambre des Représentants, pour exprimer leur difficile acceptation de cette absence de liberté de culte : « for it seems to us that if you detain us here you have taken from us the free exercise of our religion. This is very hard upon us.[24] »

Malgré cette appartenance à un culte prohibé et conspué, les contacts professionnels et sociaux rapprochés avec la population locale autorisent une nette évolution de la perception des Acadiens au Massachusetts de 1757 à 1760 : « After suspicious Massachusetts farmers and townsmen had labored side by side with the Acadians, the exiles seemed much less strange and dangerous » (Lowe, 224 1968). Certains habitants se proposent de venir directement en aide aux Acadiens, moyennant rétribution, à l’instar de Jonathan Allen qui écrit au comité du Suffolk, le 23 janvier 1758, qu’il aide une famille acadienne de sept personnes, celle de Samuel Brow : « I let them milk one cow at their pleasure. For the most part they had liberty of my orchard for apples to bake and eat with milk which they choose and it lessened the quantity of bread which I come so hardly by so far this was to my advantage. They also had the liberty of gathering herbs and roots for (saunce?) in my field and garden.[25]»

D’autres Acadiens, à l’instar de Louis Robichaud, parviennent à lier contact avec les élites du Massachusetts : « il était souvent invité dans les demeures des colonels John et William Vassall de Cambridge. Il devint également l’ami d’Edward Winslow, de Plymouth, qui appartenait à l’une des familles les plus prestigieuses du Massachusetts » (Basque, Des hommes, 47). Cette proximité lui avait d’ailleurs valu les faveurs du gouverneur William Shirley, qui le transféra en 1756 avec sa famille de Boston à Cambridge, pour des conditions de vie plus avantageuses.

L’accueil des Acadiens n’en survient pas moins, comme déjà mentionné, dans un contexte politique défavorable induisant progressivement un discours beaucoup plus « méfiant » de la part des membres de la Chambre des Représentants, entendu comme réplique de la menace française au regard de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Les Acadiens, en tant qu’anciens sujets du Roi français et « prisonniers de guerre » ayant refusé le serment d’allégeance, sont rapidement perçus à l’arrivée de cette guerre, comme de potentiels ennemis politiques (Faragher, 375 2005).

Il est vraisemblable que le gouvernement de la colonie ait entretenu, pendant un temps, un parallèle entre Français et Acadiens. Cette analogie se retrouve dans les pétitions des Selectmen et les minutes de la Chambre des Représentants du Massachusetts de 1756 à 1760. Les dénominations linguistiques utilisées (on en dénombre 23 au total) pour désigner les Acadiens font toutes état de leur « francité ». Par exemple: « French people », « French », « French Neutrals », « French family », « French inhabitants of Nova Scotia », « French persons », « French persons late inhabitants of Nova Scotia » et « French Acadians »[26]. Notons que les expressions les moins souvent usitées sont: « Nova Scotia inhabitants », « French neutral late of Nova Scotia » et « Acadians ».

Toutes ces expressions indiquent que l’identité acadienne est d’abord conçue comme un rattachement à la France, ce qui apparait comme la caractéristique la plus prégnante au vu du contexte politique, comme le souligne l’historien John Johnston :

British and New Englanders rarely used the term “Acadians”. They typically described the Acadians as the “Inhabitants,” “French Inhabitants”, “French Neutrals” or “Neutral French”. I think the difference in nomenclature is important. Where the French gave the Acadians credit for having their own identity and interests, the British and New Englanders persisted in believing that the Acadians were fundamentally and irrevocably French in their attachments and orientation.

Johnston, 2005, 45

Pourtant, à partir des années 1760, l’expression « French Neutral » devient pratiquement la seule désignation empruntée pour nommer les Acadiens. L’expression récurrente: « Neutral Family » fait état d’une plus grande place accordée au terme « neutral », privilégiant par là l’identité plus politique de la neutralité consentie et détachant progressivement les Acadiens de la francité évoquée ci-dessus[27]. Une pétition des Selectmen de la ville de Boxford datant du 3 juillet 1760 commence d’ailleurs par: « the Neutrals who were sent to us by the government[28] ». Le père fondateur John Adams, tout juste diplômé de Harvard lors de l’arrivée des Acadiens en 1755, les nommera simplement « Neutres » en 1765 : « The ‘Neutrals’ they were called. The English had driven some 7000 of them from Nova Scotia fearing they might rise with the French, Worcester had only a handful. People liked them and were sorry for them; they were frugal, very handy about making farm implements » (Drinker Bowen, 128 1949). Ce discours sur la neutralité rattache les Acadiens à une population de « l’entre-deux » et non plus seulement aux Français. Ce glissement sémantique indique une progressive intégration des Acadiens aux yeux des administrateurs de la société anglo-américaine, qui ne les considèrent plus nécessairement comme de potentiels ennemis publics. De leur côté, les Acadiens souhaitent à tout prix se rattacher non pas à une identité politique mais à des structures sociales telles que la famille ou le travail qui leur permettrait de gagner une indépendance qu’ils convoitent, comme en témoigne la pétition envoyée à Thomas Hutchinson en 1762 et signée par Jacques Ramont, Jean Mier, Marguerite Préjean, de la ville de Bridgewater: « We have nothing to help ourselves and families but our hands and there nobody will employ us to work for corn at any rate.[29] »

La préoccupation familiale se présente comme l’une des principales caractéristiques des pétitions acadiennes. Celle-ci était déjà présente le 13 avril 1756 dans une requête au gouverneur du Massachusetts à propos de la garde des enfants acadiens et signée par la famille de Jean Landry déportée à Chelmsford[30]. Elle demandait à ce que tous les enfants acadiens enlevés soient immédiatement rendus à leurs familles. Notons que le travail des enfants servait à l’apprentissage (apprenticeship), tradition commune à l’ensemble de la société puritaine. L’enfant étant, dans la culture puritaine, la version miniature d’un adulte, on le considérait apte au travail. Ce traitement réservé aux enfants n’était donc pas particulièrement propre aux Acadiens, mais à tous les habitants du Massachusetts (Morgan, 23 1966).

Pourtant, les Acadiens s’élèvent rapidement contre l’apprentissage au nom de la place de l’enfant au sein de la famille. De la même façon, les personnes âgées ne comprennent pas pourquoi elles doivent assurer leur subsistance. Certaines lettres en témoignent, comme celle de François Landry, déporté avec sa femme et ses enfants de Grand-Pré à Ipswich en 1755. Landry s’adressa en 1760 au Colonel John Choates, administrateur de la localité d’Ipswich, pour faire part de ces deux doléances révélatrices des préoccupations familiales des Acadiens. Cette requête témoigne de la place des membres de la famille et d’une demande de prise en compte de celle-ci par les autorités. Landry indique qu’il est âgé et qu’il doit, ainsi que sa femme, être pris en charge par la communauté: « I, who am old, ask Maintenance for myself and my wife. » Il souligne aussi qu’en tant qu’autorité paternelle familiale, il aimerait que ses petits-enfants soient rendus à ses enfants: « My Children have desired me to acquaint you, that the affair of putting their Children out to Service is a Thing that occasions Grief to them.[31]»

Les Acadiens ne parlent pas nécessairement au nom du groupe entier, ne constituant pas toujours au Massachusetts un « corps de nation », pour reprendre l’expression utilisée par les Acadiens réfugiés en France en 1758, locution signifiant une communauté agissant collectivement (Mouhot, 307 2008). Les demandes sont plurielles et éclatées, certains parlant en leur nom propre, d’autres au nom de leur famille ou d’autres encore au nom du groupe avec lequel ils ont été déportés dans une même ville. Dans la ville de Falmouth, un Acadien du nom de John White (Jean LeBlanc), réclame, dans une pétition, l’exemption d’impôt en son nom et celui d’autres Acadiens vivant dans la même ville:

In behalf of himself and others living in said town humbly showeth, that we being brought from our native country where by we are deprived of our houses & land and stripped in a great measure of our whole substance and now live among strangers, grappling with misery & want and the Town of Falmouth have rated us in their public taxes which adds greatly to our distresses- Wherefore we humbly entreat your Excellency & Honors so far to compassionate our miserable circumstances as to excuse us from paying to public taxes until we shall get into some way of business to maintain ourselves and families or otherwise relieve us as in your great wisdom you shall think just & reasonable.[32]

Cependant, un Acadien répondant au nom de John Labrador et déporté à Wilmington en 1756, demande son propre transfert vers Charlestown et écrit le 26 décembre 1757 au gouverneur Thomas Pownall, qu’il a déjà rendu maints services aux Anglais et que cela devrait être pris en compte dans sa demande:

He was so faithful in serving and assisting all Englishmen in distress and from the cruelties of the Indians that one day in particular having sent away out of the harbor one vessel which the Indians intended to prey on and which they forbade him at his peril they laid him coming from the vessel and shot at him with buckshot seven of which were lodged in his flesh and thirty odd went through his coat, which marks he now bears.[33]

Certains Acadiens, à l’instar de Labrador essaient ainsi de négocier en leur nom propre auprès des autorités et non pas au nom du groupe. Le 30 mai 1756, Joseph Mitchel, envoyait une pétition au gouverneur William Shirley, dans la ville de Marshfield. Mitchel y expliquait qu’il était un habitant d’Annapolis où il était propriétaire d’une grosse ferme avec trente têtes de bétail, mais qu’il n’avait jamais vécu en mauvais termes avec les Anglais : « always lived in a friendly manner with the English and used to supply the garnison with wood and a considerable quantity of provisions which he had to spare annually.[34] » Il ajoute qu’il subit sa situation à cause de la méconduite d’autres Acadiens: « that by reason of the late misconduct of the French who lived near Minas your petitioner was a great sharer with them in their misfortunes, though not in their crimes ». Ses fils ont été forcés à l’apprentissage, l’un d’entre eux ayant même été envoyé par delà les mers (« dragged away and sent to sea »), en conséquence de quoi il souhaitait vivement leur retour. Les pétitions de Mitchel et Labrador sont révélatrices de la personnalisation de leur demande respective : en effet, celle-ci repose sur une argumentation basée sur la respectabilité de leurs propres actions passées afin de convaincre les autorités du bienfondé de leur requête.

Pourtant, le groupe entier semble majoritairement convaincu qu’il faut quitter la colonie. Cette volonté d’indépendance restera caractéristique de l’ensemble de la diaspora : « From the moment they left the coast of Nova Scotia, the Acadians had made every effort to return » (Griffiths, The Contexts, 125). Certains se regroupent pour écrire des lettres demandant de l’aide aux autorités de la Nouvelle-Écosse pour pouvoir quitter le Massachusetts. Ils se disent même prêts, dans une lettre datée du 2 juin 1756 qu’ils adressent au capitaine général et gouverneur en chef du Massachusetts, Francis Bernard, à prêter le serment de fidélité à la Couronne britannique (Griffiths, 345 1992).

En 1763, des listes de candidats au départ pour la France se dressent et l’une d’entre elles comptabilisant 1043 personnes, est même annexée à une lettre datant du 14 août envoyée au duc de Nivernais, ambassadeur de France à Londres (Faragher, 129, 2005). Le gouverneur Bernard n’autorisa pas de départ pour l’Europe, craignant, au sortir de la guerre de Sept Ans, d’aider indirectement la France en ressources humaines. Il autorisa néanmoins quelque 140 Acadiens à embarquer vers l’île de Saint-Pierre et Miquelon la même année (Poirier, 13 1909).

En juin 1764, le gouverneur des îles Sous-le-Vent (possession française), Charles Théodat, invita tous les Acadiens de Nouvelle-Angleterre à peupler ses territoires, ce qui amena plus de 400 Acadiens à se présenter à l’appel en janvier de l’année suivante (Lowe, 228 1968). D’autre part, une majorité d’Acadiens repart le 1er mars 1765, quand le gouverneur du Canada, James Murray, offre 100 arpents de terre aux immigrants qui viendraient peupler la colonie. L’acte de capitulation du marquis de Vaudreuil, établi à Montréal le 8 septembre 1760, fait également référence aux Acadiens revenus de déportation au Canada dans l’article 29, en leur promettant que: « Tous les peuples qui ont quitté l’Acadie et qui seront trouvés dans le Canada, et toute autre personne quelconque, préserveront l’entière et paisible possession de leurs Biens muables et immuables, marchandises, pelleteries et tous effets, ils ne seront point touchés ni aucun dommage ne leur sera fait, sous aucun prétexte quelconque.[35] »

On dénombre 2383 Acadiens dans les registres du Québec entre 1755 et 1775 (Dickinson, 55 1994). On compte en 1765 quelque 890 Acadiens à travers toute la Nouvelle-Angleterre, s’inscrivant pour un départ vers Québec. En mars 1767, la Chambre décida d’une loi rapatriant matériellement l’ensemble des Acadiens vers le Canada (Dickinson, 60 1994). Dans les années 1770, les évènements politiques s’accélérant, les Acadiens restés sur place sont propulsés dans la Révolution américaine. En effet, les Acadiens restés dans les treize colonies après le premier rapatriement en Nouvelle-Écosse en 1766 subissent de plein fouet la guerre d’indépendance. L’un de ceux exilés au Massachusetts, Pierre Robichaud, prit même part aux batailles de Lexington et Concord, le 19 avril 1775. Ce dernier avait été déporté avec sa famille de Port- Royal en 1755 et était resté quelque temps à Walpole[36]. Certains groupes rentreront en Nouvelle-Écosse où ils y découvriront, avec stupéfaction, l’occupation de leurs terres par les Planteurs de la Nouvelle-Angleterre. D’autres s’exileront en Louisiane dès 1764, tandis que quelques groupes resteront stationnés entre deux mondes comme les communautés acadiennes de la Vallée du Haut-Saint-Jean, au nord du Maine (Craig, 23 2009).

Pour conclure, à travers l’articulation des discours politico-juridique et médiatique, « l’Acadien » apparait dans un premier temps comme la figure de l’indigent, du Papiste et de l’ennemi français mais aussi (et peut être surtout), grâce aux interactions sociales, comme un être vulnérable. À cet égard, si l’on peut douter du traitement social purement favorable réservé aux Acadiens à leur arrivée en 1755 dans la colonie du Massachusetts, toute la dimension charitable de l’accueil reste à souligner, d’autant qu’elle survient bien avant la création d’une aide humanitaire « classique » telle qu’on peut l’expérimenter au XIXe siècle (avec la création de la Croix-Rouge en 1863, par exemple) en tant que système organisé et appuyé par le droit.

Quant aux discours juridico-politiques émanant à la fois de l’élite coloniale et d’une élite plus locale (bureaux des Selectmen et Overseers), ils se diversifient en fonction du contexte politique mouvant, mais aussi des réactions sociales, et produisent un glissement dans la catégorisation des Acadiens. En effet, de 1756 à 1765, ils passent de « prisonniers de guerre » (à travers la suspicion entretenue par les bureaux de Selectmen et les journaux où ils sont associés à des malfrats) à « réfugiés de guerre »[37] (à travers l’aide octroyée par l’élite politique en réponse aux pétitions des Acadiens et le vocabulaire utilisé dans leur désignation qui les détache progressivement des « ennemis » Français). Jusqu’en 1775, les réactions des Acadiens démontrent toute la diversité de leur groupe, ce qui se reflétera dans leurs parcours multiples: certains quittant le Massachusetts pour des endroits divers, d’autres y restant, anglicisant leurs noms et effaçant à tout jamais leur acadianité (comme Charles Leblanc, devenu Charles White en Pennsylvanie).[38]

Il reste cependant à l’historien(ne) la lourde tâche de retrouver des preuves matérielles qui confirmeraient la mise en réseau de ces familles suite à l’exil[39] au Massachusetts, nous renseignant sur la toile informelle de solidarité tissée entre communautés malgré la diversité de leurs destins. Ainsi, parcours personnels et histoire s’entrecroisent (Frenette, Martel et Willis, 2004), transformant l’expérience passée et vécue en une lecture qui invite à son propre dépassement.