Corps de l’article

1 De 1965 à 1986

Le premier tournant a lieu entre les années 1965 et 1973. Tout d’abord, en 1965, la Cour suprême du Canada renverse la Cour d’appel du Québec qui avait estimé que le législateur, en augmentant périodiquement les attributions de la Cour, en avait fait non plus une cour inférieure mais l’équivalent d’une cour supérieure au sens de l’article 96 de la Constitution[1] ; or la Cour suprême, au contraire, conclut qu’une cour validement constituée « ne perd pas son caractère initial du fait que par une législation provinciale on prétend lui conférer une juridiction qui est propre aux Cours visées[2] » par l’article 96. Selon la Cour, l’augmentation de la juridiction civile de 200 à 500 dollars et subséquemment à 10 000… puis 70 000 dollars ne semble pas empiéter sur la juridiction inhérente d’une cour supérieure. On conçoit que cela a contribué à l’essor de la Cour provinciale ; ainsi, dans des matières de droit civil qui touchent aussi au droit administratif, comme les contrats administratifs ou la responsabilité civile de l’Administration, la Cour a pu participer à un contentieux important.

Par contre, en 1972, dans le célèbre arrêt Séminaire de Chicoutimi[3], la Cour suprême a amputé la Cour d’une de ses attributions traditionnelles en droit municipal, soit la contestation des règlements municipaux pour cause d’illégalité. La Cour suprême estime qu’il faut se demander si cette juridiction « est, d’une façon générale, conforme au genre de juridiction exercée en 1867 par les cours de juridiction sommaire plutôt qu’au genre de juridiction exercée par les cours décrites à l’art. 96[4] ». Or la Cour ajoute que cette juridiction était effectivement exercée par la Cour supérieure au moment de la Confédération ; elle relève du « droit de surveillance, réforme et contrôle sur les tribunaux de juridictions inférieures et notamment sur les corps politiques et incorporés dans le Bas-Canada dont, évidemment, les corporations municipales[5] ».

L’année 1971 était aussi celle du rapport Dussault qui s’attaquait à la réforme des tribunaux administratifs existants certes, mais qui constate aussi que les instances d’appel ou de révision sont très diversifiées et propose la création d’une cour administrative d’appel[6]. Le rapport Dussault constate que de nombreuses lois créent des droits d’appel à la Cour provinciale, mais il ignore cette avenue pour s’orienter vers un régime de droit d’appel devant un banc spécialisé de la Cour d’appel du Québec ou préférablement devant une nouvelle cour d’appel administrative qui se substituerait à la Cour supérieure pour le contrôle des tribunaux administratifs. Les juges de cette cour seraient nommés par le Québec, moyennant des modifications constitutionnelles apportées à l’article 96 de la Constitution de 1867. Ces dernières recommandations n’ont pas eu de suites, mais plusieurs autres propositions feront peu à peu leur chemin.

En 1975, le livre blanc sur la justice contemporaine propose le regroupement de plusieurs cours au sein de la Cour provinciale et recommande d’instituer une section administrative qui assumerait les responsabilités confiées aux tribunaux administratifs dont l’existence n’est pas justifiée[7]. Cette idée sera reprise dans un document d’orientation de la Direction du droit administratif du ministère de la Justice en 1983[8]. En juin 1983, le ministre de la Justice annonce la création d’une cour du Québec qui comporterait quatre chambres, dont une chambre administrative[9]. L’idée sera reprise par le rapport Brazeau en 1987, mais il n’est question que d’une chambre civile et administrative[10]. Ce dernier rapport mentionnera que « la juridiction de cette cour s’est accrue considérablement au fil des ans et elle joue un rôle de plus important dans le domaine du droit administratif[11] ».

Au cours de la décennie 70, le législateur continuera de créer des droits d’appel à la Cour provinciale, mais surtout il crée d’importants tribunaux administratifs d’appel, tels que le Tribunal du travail, le Tribunal des transports ou le Tribunal des professions où il fait siéger les juges de la Cour provinciale ; il crée aussi le Tribunal de l’expropriation qui succède à la Régie des services publics et, plus récemment, le Tribunal des droits de la personne. Deux de ces tribunaux de même que la Régie du logement feront l’objet de contestations constitutionnelles. Dans ce dernier cas, la Cour suprême déclarera que ce tribunal administratif n’empiète pas les attributions de la Cour supérieure parce qu’en 1867 les litiges de locations résidentielles relevaient de cours inférieures, municipales ou autres[12]. Quant au Tribunal des transports et au Tribunal des professions, ils étaient protégés par des clauses privatives assez étanches qui, manifestement, ont déplu à la Cour suprême, car elle en a prononcé l’inconstitutionnalité. Dans le cas du Tribunal des transports, la juridiction d’appel sur les questions de droit et de compétence a été assimilée à de la surveillance judiciaire, d’autant plus que ce tribunal se voyait attribuer une compétence qui appartenait jusque-là à la Cour d’appel[13]. Dans le cas du Tribunal des professions, c’est une juridiction d’appel au sens large qui est considérée comme un empiètement sur les attributions traditionnelles de la Cour supérieure[14]. Dans ces deux arrêts, la Cour suprême écarte l’interprétation traditionnelle qu’on avait donnée jusque-là aux clauses privatives, même les plus étanches. De plus, la Cour n’applique plus le critère de l’approche purement historique pour adopter un principe d’analogie dans une perspective contextuelle et institutionnelle, en tenant compte cependant du caractère accessoire ou incident du pouvoir conféré. Or dans l’arrêt Crevier, la Cour n’accepte pas que la juridiction d’appel du Tribunal des professions ait un caractère accessoire ou complémentaire par rapport à la régulation des professions. Le Tribunal des professions n’a pas d’autre fonction que celle d’un tribunal d’appel à l’égard de toutes les professions que vise le Code des professions[15], et il est, par conséquent, impossible de considérer sa compétence d’appel en dernier ressort « comme une partie d’un mécanisme institutionnel sous forme de dispositif de réglementation de la conduite des diverses professions[16] ». De plus, elle insiste sur l’importance de l’article 96 de la Constitution comme fondement du contrôle judiciaire de la Cour supérieure ; et, dans un arrêt subséquent de 1991, elle répétera que l’article 96 « a pour effet de protéger l’essentiel de la compétence des cours supérieures[17] ». Pour la Cour, chaque fois que le législateur provincial prétend soustraire l’un des tribunaux créés par sa loi à toute révision judiciaire et que la soustraction englobe la compétence, la loi provinciale doit être déclarée inconstitutionnelle parce qu’elle a comme conséquence de faire de ce tribunal une cour au sens de l’article 96. Dans les affaires Farrah et Crevier, la Cour suprême n’est pas tendre pour le législateur québécois : « Dans les deux affaires, on a voulu écarter le pouvoir de contrôle de tout autre tribunal, sous forme d’appel ou d’évocation[18]. »

On peut se demander si la jurisprudence relative aux tribunaux administratifs d’appel s’applique intégralement à la Cour du Québec. La réponse me paraît affirmative, si la loi conférant le droit d’appel contient une clause privative comparable à celle qu’on retrouvait dans les affaires Farrah et Crevier ; dans les deux cas, la compétence attribuée au tribunal d’appel l’était « exclusivement à tout autre tribunal ». Pour la Cour suprême, ce « tout autre tribunal » visait manifestement la Cour supérieure.

Dans les années 80, la question de la justice administrative continue de préoccuper divers milieux. En 1982, le bâtonnier du Québec, dans un discours lors de l’assemblée des juges de la Cour supérieure, dénonce ce qu’il appelle « un pouvoir parallèle inquiétant[19] ». Il s’agit de la prolifération des organismes quasi judiciaires aux juridictions très limitées et inutilement spécialisées. Ces organismes sont présidés souvent par des fonctionnaires qui n’ont pas l’indépendance adéquate, fonctionnent selon une procédure déficiente et diversifiée, sont protégés par des clauses privatives d’une constitutionnalité douteuse, et les mécanismes d’appel des décisions rendues par ces tribunaux parallèles baignent dans la confusion et l’incohérence. Il conclut en affirmant que « l’analyse de ces différentes législations laisse entrevoir que le but évident recherché est de limiter au minimum l’influence du pouvoir judiciaire dans l’évolution de la société nouvelle[20] ». Le Barreau venait de prendre position dans le combat pour la justice administrative. Puis apparaîtront les contestations reliées à l’indépendance institutionnelle des tribunaux. Après les juges municipaux et les juges de paix, la plupart des tribunaux administratifs ont été contestés au regard de cette exigence découlant de l’article 23 de la Charte québécoise[21]. Au début, peu de ces contestations ont vraiment réussi, soit qu’elles visaient les comités de discipline institués en vertu du Code des professions, la Commission de la construction, la Régie des permis d’alcool, les bureaux de révision paritaires (BRP), le Conseil des services essentiels, le Tribunal d’appel en matière de protection du territoire agricole, la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles, la Régie des marchés agricoles, l’arbitre des normes du travail, la Régie du gaz naturel, le Comité de discipline de la Bourse de Montréal ou le Commissaire du travail. Toutefois, c’est sous l’angle de l’impartialité structurelle que certains tribunaux ont été contestés avec succès, en l’occurrence la Régie des permis d’alcool[22]. Est aussi apparu le débat sur le pouvoir des tribunaux administratifs de statuer sur la constitutionnalité des lois, y compris les lois qu’ils sont chargés d’appliquer[23]. On a parlé alors d’une véritable crise de la justice administrative[24].

2 Du rapport Ouellette au rapport Garant

En 1986, le gouvernement crée le deuxième Groupe de travail sur la réforme de la justice administrative qui remettra son rapport (Ouellette) en août 1987[25]. Il avait pour mandat de rationaliser l’ensemble des juridictions administratives, en proposant des regroupements, des suppressions ou des transferts aux cours de justice. Il devait se pencher sur la procédure et le statut des membres des tribunaux administratifs retenus. Il devait étudier l’opportunité de la création d’un tribunal administratif d’appel. Le Groupe a procédé à des études et à de nombreuses consultations. Il en est venu à la conclusion qu’il fallait distinguer les véritables tribunaux administratifs, soit ceux qui tranchent des litiges, par opposition aux organismes de régulation ; il a proposé de regrouper douze de ces tribunaux en quatre tribunaux sectoriels dans le cadre d’une loi sur les tribunaux administratifs : le Tribunal des affaires sociales (cinq divisions) ; le Tribunal des affaires immobilières (deux divisions) ; le Tribunal des recours administratifs (nombreuses juridictions de la Cour provinciale, appels en matière professionnelle, révision en matière d’accès à l’information, etc.) ; le Tribunal du logement. Le rapport Ouellette propose de ne pas toucher à divers organismes existants tels les organismes d’appel sous la Charte de la langue française[26], les organismes dans le domaine des relations de travail, la Commission de la fonction publique, la Commission municipale et la Commission de police.

Le rapport Ouellette a rejeté la solution qui aurait consisté en un regroupement en une chambre administrative au sein de la Cour du Québec. Selon lui, « une intégration globale à la Cour provinciale des juridictions des tribunaux administratifs aurait des effets négatifs sur l’accessibilité de ces recours et priverait les citoyens des avantages importants qui constituent la raison d’être des tribunaux administratifs : expertise, souplesse et simplicité d’un régime procédural modelé selon chaque catégorie de situations[27] ». Le rapport Ouellette ajoute que « [l]es milieux consultés demandent des regroupements limités de juridictions au sein de l’ordre administratif, mais pas une réforme aussi spectaculaire et judiciarisante[28] ». Enfin, il rejette sommairement l’idée d’un tribunal administratif d’appel unique, un superorganisme, un gigantesque regroupement qui conduirait à une centralisation excessive, détruirait la spécificité des tribunaux administratifs et pourrait éloigner les clientèles. En somme, on constate que, selon le rapport Ouellette, la Cour du Québec n’a guère de place en droit administratif ou dans les matières impliquant du droit administratif.

Ce n’est qu’en 1992-1993 que le gouvernement a donné suite au rapport Ouellette par le projet de loi no 105[29], qui a soulevé beaucoup de mécontentement et a dû être retiré. Alors, le ministre Rémillard a mis sur pied un troisième groupe de travail qui, après une année de travail, réflexions et consultations, a remis en septembre 1994 son rapport, soit le rapport Garant qui a aussitôt été rendu public par le ministre Paul Bégin du gouvernement de Parti Québécois nouvellement élu[30]. Le rapport Garant a été étudié en commission parlementaire, et subséquemment le ministre a présenté le projet de loi no 130 intitulé Loisur la justice administrative[31], et le projet de loi no 89 sur la mise en oeuvre de la réforme de la justice administrative[32].

La philosophie du rapport Garant repose sur la nécessité de bien distinguer la fonction administrative et la fonction juridictionnelle en droit administratif qui, elle, consiste à trancher des litiges entre l’Administration et le citoyen. D’un côté, le rapport Garant propose de déjudiciariser de nombreux organismes administratifs et processus et, de l’autre, de regrouper au sein d’un tribunal administratif unique six tribunaux administratifs existants, à l’exception de certains qui ont une vocation assez spécifique et ne soulèvent pas de difficultés ou ne font pas l’objet de demande de réforme, comme le Tribunal des professions, la Commission d’accès ou la Commission de la fonction publique ; d’autres tribunaux ne tranchent pas de litiges entre l’Administration et l’administré, comme la Régie du logement, les organismes dans le monde du travail et la plupart des organismes autonomes de régulation.

Dans l’esprit du rapport Garant, le nouveau tribunal serait moins englobant que les quatre tribunaux sectoriels du rapport Ouellette. Ce serait un tribunal de première instance et d’appel qui recevrait des recours sous quelque 125 à 150 lois. Ce serait essentiellement un tribunal administratif épousant les caractéristiques essentielles de la justice administrative, soit la pluridisciplinarité, la collégialité, l’accessibilité et l’absence de formalisme. Ce serait aussi un tribunal prestigieux, à l’image de la Cour du Québec ; c’est pour cela qu’il sera nommé Tribunal administratif du Québec (TAQ).

Quant au statut des membres, le Groupe n’avait pas mandat d’en traiter ; on laissait entendre que le rapport Ouellette avait réglé la question. Toutefois, les rédacteurs du rapport Garant n’ont pas été surpris de l’arrêt de la Cour d’appel Barreau de Montréal[33] et de la nouvelle attitude du gouvernement dans le projet de loi no 35 de 2003[34] et de la loi de 2005[35] qui a donné aux membres du TAQ un statut de juge inamovible. Comme l’opposition à l’inclusion de la Commission des lésions professionnelles (CLP) qui était apparue en 1996 s’est également manifestée fortement en 2004 lorsque l’ex-ministre Bellemarre a présenté son projet de loi no 35, les membres de la CLP n’ont pas bénéficié du statut accordé aux juges administratifs du TAQ.

Selon le Groupe Garant, comme c’était le cas dans le Groupe Ouellette et pour bien d’autres personnes, il n’était pas envisageable d’inclure le TAQ à l’intérieur de la Cour du Québec pour les raisons expliquées plus haut. Le rapport Garant constate que « [l]’idée de constituer une chambre administrative à la Cour du Québec a été abandonnée depuis une dizaine d’années et aucune des personnes rencontrées par le Groupe de travail ne l’a d’ailleurs recommandée[36] » ; parmi ces personnes, il y avait des juges de la Cour du Québec et d’autres cours. D’après le Groupe Garant, la Cour du Québec est essentiellement une importante cour civile et pénale de première instance ou d’appel, ce qui ne diminue pas sa qualité et son prestige. Tout autre est la question de savoir si, à cause des contraintes constitutionnelles favorisant la Cour supérieure, il est opportun de maintenir un autre palier de contestation par voie d’appel devant la Cour du Québec des décisions du TAQ. Pour les membres du Groupe, la multiplication des paliers de contestation n’est pas nécessairement la garantie d’une meilleure justice, à cause des délais, des coûts et des divergences d’opinions chez des magistrats qui sont tous d’aussi bons juristes et citoyens éclairés ; comme le disait avec une pointe d’humour une juge bien connue de la Cour suprême, « nos jugements sont les meilleurs parce qu’ils ont la chance d’être les derniers[37] ».

Le rapport Garant recommande que les décisions du TAQ pourront être révisées ou révoquées par d’autres membres du même tribunal (autorévision ou révision pour cause). Il recommande que les décisions vraiment finales de ce tribunal soient appelables devant la Cour d’appel du Québec, sur permission de cette cour. Cette proposition, en plus du fait d’être jugée inopportune par certains membres de la Cour d’appel qui estiment celle-ci déjà surchargée, a provoqué une désapprobation dans d’autres milieux, chez les avocats par exemple. Le législateur a préféré maintenir le statu quo en disposant que « [l]es décisions rendues par le Tribunal [administratif du Québec] dans les matières traitées par la section des affaires immobilières, de même que celles rendues en matière de protection du territoire agricole, peuvent, quel que soit le montant en cause, faire l’objet d’un appel à la Cour du Québec, sur permission d’un juge, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour[38] ». La loi ajoute que la décision de la Cour est alors « sans appel[39] », ce qui renvoie à l’article 26 du Code de procédure civile[40], mais n’exclut pas le recours en révision judiciaire à la Cour supérieure et subséquemment à la Cour d’appel.

Malgré les réticences du rapport Ouellette et du rapport Garant, une division administrative à la Cour du Québec a été créée en 2007[41] ; le juge en chef rappelait alors que « le besoin d’une division administrative a été souvent exprimé par des membres du Barreau[42] ». La création d’une telle division avait déjà été recommandée par le livre blanc de 1975 et le rapport Brazeau en 1988, mais aucune étude en profondeur n’appuyait ces propositions.

3 La Cour du Québec a la faveur du législateur

Force est de constater que la Cour du Québec est devenue la plus imposante institution judiciaire au Québec pour diverses raisons. La Cour comprend 270 postes de juges réguliers et 33 postes de juges de paix magistrats, alors que la Cour supérieure en comprend 144. Le budget de la Cour est de l’ordre de 70 millions de dollars. La Cour dispose d’une organisation imposante et complexe, et apparemment d’une gestion efficace.

Depuis les années 1960 surtout, la Cour a bénéficié d’un parti pris très favorable de la part du législateur québécois. Tout d’abord en matière civile, la juridiction monétaire de la Cour a été portée de 200 dollars en 1960 (équivalent de 3 000 dollars en dollars constants) à 70 000 dollars. Dans les matières de droit civil plus traditionnelles, comme le droit du logement, l’adoption, l’expropriation ou le droit minier, la juridiction de la Cour a été confirmée. En matière municipale, qu’il s’agisse de fiscalité (recouvrement, cassation de rôle d’évaluation), d’usurpation ou d’exercice illégal de charge, la juridiction de la Cour a été maintenue, voire reprécisée, par la Loi sur la justice administrative[43] de 1996. La Cour s’est vu conférer une importante compétence en droit fiscal provincial. Dans des matières qui se rapprochent aussi du droit administratif, comme le contentieux électoral provincial, municipal ou scolaire, l’accès à l’information et la protection des renseignements personnels, la déontologie policière et celle des intermédiaires de marché, la destitution d’un chef de police et la protection du territoire agricole, la Cour a été investie de nombreuses attributions. Enfin, dans de nombreuses lois, le législateur a créé des droits d’appel à la Cour ou d’intervention de la Cour, par exemple, la Loi sur les biens culturels[44], la Loi sur l’autorité des marchés financiers[45], la Loi sur les valeurs mobilières[46], la Loi sur la distribution des produits financiers[47], la Loi sur le courtage immobilier[48], la Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme[49], la Loi sur la santé publique[50], la Loi sur la protection sanitaire des animaux[51], la Loi sur les biens non réclamés[52], la Loi sur les compagnies de cimetières[53], la Loi sur les loteries, les concours publicitaires etles appareils d’amusement[54], la Loi sur les droits de chasse et de pêche dans les territoires de la Baie James et du Nouveau-Québec[55], le Code de la sécurité routière[56], la Loi sur l’impôtminier[57] ou la Loi sur les mines[58].

En 1996-1997, la Cour a été amputée de certaines juridictions d’appel au profit du TAQ ; le gouvernement (ministre Paul Bégin) annonçait à l’époque que le TAQ devait être le forum normal d’accueil des recours contre les autorités administratives. Cette orientation n’a pas été rigoureusement suivie : ainsi, lors de l’élaboration de certains projets de loi concernant les marchés financiers, le législateur a préféré la Cour plutôt que le TAQ[59]. Quant aux transferts opérés en 1996-1997 en faveur du TAQ, il faut constater que plusieurs des anciennes dispositions n’avaient pas donné un énorme contentieux. En 1996-1997, on dénombre 20 cas de transfert de juridiction d’appel de la Cour à la Section des affaires économiques du TAQ[60]. Cela peut paraître considérable, mais, quand on y regarde de près, on constate que cette section reçoit des recours sous 37 lois ; en trois ans, soit de 2007 à 2010, elle a ouvert 220 dossiers correspondant vraisemblablement à 220 recours. Si l’on exclut les affaires de permis de transport et de permis d’alcool, il ne doit pas rester grand-chose sous la Loi sur les mesureurs de bois[61], la Loi sur les matériaux de rembourrage et les articles rembourrés[62], la Loi sur la protection sanitaire des animaux[63] ou la Loi sur la transformation des produits marins[64], etc., sans vouloir minimiser l’importance de la protection des droits sous ces lois. Sur 760 décisions rapportées de 2000 à 2011 à la Section des affaires économiques du TAQ, plus de 90 p. 100 concernent des décisions provenant de la Régie des alcools, des courses et des jeux ou de la Commission des transports. Certes, des lois postérieures à 1996-1997 ont créé des droits de recours au TAQ, mais il n’est pas évident que cela ait privé la Cour du Québec d’une juridiction importante.

Au vu de cette évolution, il importe de se poser deux questions. Quelle a été vraiment l’intention du législateur à l’égard de la Cour du Québec au fil des années ? Y-a-t-il une différence entre la mission de la Cour supérieure et celle de la Cour du Québec, surtout en tant que contrôleur de l’Administration, dans notre tradition juridique et dans la culture québécoise ?

À l’époque de la Révolution tranquille, je crois que le gouvernement québécois et son législateur ont pris conscience de l’importance de la Cour provinciale comme institution importante pour l’identité québécoise. On peut dire que les politiciens québécois, plus que les politiciens provinciaux hors Québec, mettent davantage leur confiance en des juges qu’il nomment eux-mêmes, qu’il s’agisse de la Cour provinciale ou de tribunaux spécialisés où siègent des juges de cette cour, tels que le Tribunal des professions, l’ex-Tribunal des transports, l’ex-Tribunal de l’expropriation, l’ex-Tribunal du travail ou le Tribunal des droits de la personne. Ce sentiment se renforce à l’époque de la création de la Cour du Québec ; l’appellation est d’ailleurs significative. Aussi le gouvernement du Québec est-il le premier au Canada à mettre sur pied un processus adéquat de sélection des magistrats inspiré du Missouri Plan et amélioré récemment. En 1988, la fusion de trois cours en une seule permet la mise sur pied d’une institution prestigieuse, de développer une synergie par la mise en commun des ressources diverses.

Quelle était l’intention véritable du gouvernement et du législateur en 1996-1998 lors de la première phase de la réforme de la justice administrative ? À mon avis, ils ont fait un bon bout de chemin, mais ils ont aussi ménagé la chèvre et le chou. Ils ont respecté une certaine culture juridique traditionnelle, un certain conformisme, sachant que les avocats sont beaucoup plus à l’aise devant une cour que devant un tribunal administratif. Il y a aussi le préjugé suivant lequel les droits seraient mieux protégés par une cour que par un tribunal administratif, fût-il spécialisé…

4 La mission essentielle de la Cour du Québec en justice administrative

4.1 La mission de la Cour du Québec en droit administratif en général

Qu’en est-il maintenant de la mission essentielle de la Cour du Québec par rapport à celle de la Cour supérieure, surtout en droit administratif ? Certes, l’attribution d’un droit d’appel à une cour inférieure ou à un tribunal administratif n’exclut pas les recours à la Cour supérieure, même si la jurisprudence exprime qu’il faut épuiser les recours statutaires avant de se pourvoir en Cour supérieure. Mais les appels et les recours de droit commun en Cour supérieure peuvent-ils avoir le même objet et le même effet que ceux portés en Cour du Québec ? La Cour d’appel faisait récemment cette observation : « La Cour du Québec, à la suite de la réforme de la justice administrative de 1996, a conservé une importante juridiction d’appel dans divers domaines et en vertu d’une multitude de lois. L’objet et la portée de l’appel, par ailleurs, sont susceptibles de varier d’une manière significative en regard du régime législatif en cause[65]. »

Quant à l’effet de l’exercice de la juridiction, on définit l’appel comme une voie de contestation mais aussi de réformation, alors que la révision judiciaire ne comporterait pas, en principe, de pouvoir de réformation. Or cette affirmation est partiellement inexacte, car la Cour supérieure peut dans certaines circonstances, dans l’intérêt de la justice, se permettre de réformer une action administrative carrément illégale ou arbitraire ou ordonner qu’elle soit réformée. Cela est particulièrement vrai lorsque le requérant prend un recours mandatoire, un mandamus ou une injonction mandatoire. N’oublions pas en outre que l’action en nullité en Cour supérieure permet d’y joindre d’autres recours telle une action en dommages-intérêts.

Depuis l’arrêt Dunsmuir[66] de 2008, on connaît mieux l’objet du contrôle judiciaire de droit commun. Premièrement, le juge de surveillance contrôle l’erreur de compétence ; on applique alors le critère de la rectitude. Pour ce qui est de toute autre erreur de droit ou de fait, il faut distinguer selon que le décideur, dont la décision est attaquée, bénéficie d’une expertise certaine ou non. Dans le premier cas, la Cour supérieure pratique une réserve et ne contrôlera, outre les erreurs juridictionnelles, que les erreurs déraisonnables, c’est-à-dire celles découlant d’une interprétation déraisonnable du droit ou d’une appréciation déraisonnable des faits. Dans le second cas, il n’y a pas de retenue judiciaire, de telle sorte que le juge contrôlera toute erreur de droit ou de fait, sans cependant s’immiscer dans les questions d’opportunité, puisque le contrôle reste un contrôle de légalité. À une certaine époque, la jurisprudence a pu reconnaître que la Cour pouvait contrôler la sagesse ou l’opportunité des décisions des municipalités ou des commissions scolaires, mais cette époque est révolue.

Quant à la portée de l’appel à la Cour du Québec, une jurisprudence imposante fait la distinction selon que la décision contrôlée provient d’une instance spécialisée ou non. Dans le récent arrêt Parizeau[67], la Cour d’appel, s’appuyant sur la Cour suprême, écrit ceci : « La Cour suprême va plus loin encore dans ACAIQ c. Proprio Direct inc.[68], où elle étend à une cour de justice qui n’est pas une cour supérieure, en l’occurrence la Cour du Québec, l’obligation de procéder, dans le cadre de l’appel de la décision d’une instance administrative spécialisée, à un exercice analogue à celui de la révision judiciaire[69]. » La Cour suprême s’appuie alors sur deux arrêts de la Cour d’appel (Pigeon c. Daigneault[70] et Pigeon c. Proprio Direct inc.[71]) et statue que « la Cour du Québec siégeant en appel de décisions d’instances administratives spécialisées doit à ces dernières une déférence analogue à celle qu’on leur devrait au terme de l’analyse pragmatique et fonctionnelle applicable en matière de révision judiciaire. Comme l’affaire est postérieure à Dunsmuir, c’est la norme de la raisonnabilité que l’on retient[72]. »

Après cet énoncé pourtant assez clair, la Cour d’appel se demande s’il faut appliquer une norme de contrôle différente selon que l’appel est porté devant une cour généraliste ou devant un tribunal spécialisé où siègent des juges de ladite Cour, comme le Tribunal des professions. Or la Cour d’appel prend la peine de qualifier le Tribunal des professions de tribunal administratif spécialisé créé par le Code des professions, à qui ce code confie une fonction d’appel des décisions disciplinaires et des décisions d’admission ou de réadmission des comités des ordres professionnels, selon des modalités propres à l’appel. Peut-on, en l’absence d’une indication législative précise, transformer cet appel en quasi-révision judiciaire ? Le législateur n’a pas restreint la fonction d’appel dévolue au Tribunal des professions et, tant en matière disciplinaire qu’en matière d’inscription et de réinscription, il a conféré à celui-ci le pouvoir d’intervention le plus vaste qui soit[73].

Puis la Cour d’appel ajoute ceci : « La Cour suprême et notre cour ont rappelé sans cesse l’enseignement suivant : l’instance d’appel peut en principe corriger toute erreur de droit entachant la décision dont appel ou toute erreur manifeste et dominante dans la détermination des faits ou dans l’application du droit (s’il a été correctement déterminé) aux faits[74]. » Il faut donc en conclure que l’intention du législateur est différente selon que l’appel est dirigé vers la Cour du Québec ou vers un tribunal administratif spécialisé. Selon la Cour d’appel, le Tribunal des professions « a été créé par le législateur en vue de chapeauter l’ensemble du système de régulation professionnelle au Québec et d’assurer le développement de normes générales, y compris en matière disciplinaire et en matière d’accès ou de réaccès aux différentes professions. Dans ces deux cas, le Tribunal a été spécialement doté d’une fonction d’appel, qu’il n’y a pas lieu de stériliser par l’emploi d’une norme d’intervention exagérément sévère[75]. » Dans un autre arrêt tout récent, la Cour d’appel rappelle ceci :

Les appels statutaires devant une instance judiciaire peuvent se diviser en trois grandes catégories : 1) Les appels sur les questions de droit et de juridiction ou compétence ; 2) Les appels sur les questions de droit seulement ; 3) Les appels purs et simples ou appels sur le fond. Quelle que soit la catégorie, cependant, et en particulier depuis les énoncés de la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour du Québec, siégeant en appel d’une décision d’un tribunal administratif, doit faire preuve de déférence à l’égard de l’expertise de ce dernier[76].

Entre l’appel à la Cour du Québec, cour généraliste, et la révision judiciaire en Cour supérieure, autre cour généraliste, y a-t-il alors vraiment une différence ? Cela me rappelle l’époque où l’on se demandait quelle était la différence entre la requête en cassation des règlements municipaux pour illégalité en Cour provinciale et l’action en nullité en Cour supérieure ; on se rappellera que la Cour suprême dans le célèbre arrêt Séminaire de Chicoutimi a considéré que c’était bonnet blanc et blanc bonnet !

4.2 La mission de la Cour du Québec face au Comité de déontologie policière

Dans le cas des appels provenant de décisions du Comité de déontologie policière, on a constaté dans la jurisprudence un certain flottement. Mais peu à peu la Cour a pratiqué une réserve assez comparable à celle qu’exercerait la Cour supérieure ; cette position a été approuvée par la Cour d’appel du Québec. En 2005, la Cour d’appel fait un premier pas en écrivant : « il est bien établi qu’en matière d’appel, le juge d’appel doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de faits et des questions mixtes du décideur de première ligne ; cela est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’un appel d’une décision d’un Tribunal spécialisé rendue au coeur de sa compétence devant une cour de justice à compétence élargie[77] ». La Cour cite les arrêts de la Cour suprême sur la révision judiciaire tels Dr Q[78] et Ryan[79]. Elle ajoute : « En effet, le Comité est un organisme spécialisé en matière de déontologie policière et, à ce titre, possède une expertise qui dépasse celle d’un juge de la Cour du Québec, de la Cour supérieure ou de la Cour d’appel[80] ». Puis, en 2010, la même Cour d’appel écrit :

La juge de la Cour supérieure a eu raison d’appliquer la norme de la décision raisonnable aux questions tranchées par le Comité, lequel est réputé posséder une plus grande spécialisation que la Cour du Québec en matière de déontologie policière. À cet égard, le jugement de la Cour supérieure est conforme aux enseignements de la Cour suprême dans Proprio Direct qui ont force de stare decisis et auxquels on ne peut déroger. Par ailleurs, elle est aussi bien fondée à conclure que la décision du Comité remplit les critères d’intelligibilité et de transparence prescrits par l’arrêt Dunsmuir et qu’elle est raisonnable compte tenu des éléments de preuve sur lesquels elle repose[81].

Dans un autre arrêt, la Cour écrit : « Les principes sont bien connus et le juge de la Cour du Québec devait faire preuve de déférence à l’endroit de la décision du Comité de déontologie policière portant sur la sanction[82]. » Tout récemment, en 2011, la Cour du Québec renvoie à l’arrêt Proprio Direct et à la jurisprudence Dunsmuir et Kosha[83]. Elle se réfère aussi par analogie à un autre arrêt impliquant la Cour du Québec agissant en appel des décisions provenant de l’Autorité des marchés financiers (AMF)[84].

4.3 La mission de la Cour du Québec face à la Commission d’accès à l’information

Dans le cas des appels provenant de la Commission d’accès à l’information (CAI), depuis l’arrêt Macdonell[85] de la Cour suprême, la majorité des juges de la Cour du Québec ont estimé que, lorsqu’ils siègent en appel d’une décision rendue par ce tribunal, ils doivent, en principe, baliser leur intervention selon l’une ou l’autre des deux normes de contrôle maintenant déterminées par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir. Selon ces juges, la portée et l’étendue de l’appel comme recours visant à contrôler une décision quasi judiciaire de la CAI ont été clairement balisées par la Cour suprême au fil des ans. À maintes reprises, le plus haut tribunal a réitéré le principe de la retenue judiciaire du tribunal d’appel, surtout dans les cas d’erreurs commises dans le champ de compétence de l’organisme spécialisé[86]. Il est admis que la Cour du Québec doit faire preuve d’un haut niveau de déférence à l’égard de la CAI à cause du degré d’expertise élevé de ce tribunal[87].

4.4 La mission de la Cour du Québec face à la Régie du logement

Dans le cas des appels provenant de la Régie du logement, voici comment se présente la question de la retenue judiciaire. Il s’agit d’un appel sur permission ; selon l’article 91 de la Loi sur la Régie du logement :

Les décisions de la Régie du logement peuvent faire l’objet d’un appel sur permission d’un juge de la Cour du Québec, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour du Québec. Toutefois, il n’y a pas d’appel des décisions de la Régie portant sur une demande : 1o dont l’objet est la fixation de loyer, la modification d’une autre condition du bail ou la révision de loyer ; 2o dont le seul objet est le recouvrement d’une créance visée dans l’article 73 ; 3o visée dans la section II du chapitre III, sauf celles visées dans les articles 39 et 54.10 ; 4o d’autorisation de déposer le loyer faite par requête en vertu des articles 1907 et 1908 du Code civil[88].

Les exclusions sont importantes, car une proportion significative des décisions de la Régie porte sur des affaires de fixation du loyer et de non-paiement (en 2010-2011, 38 363 décisions sur 49 118)[89].

Certes, pendant un certain temps, la jurisprudence s’orientait vers une espèce de retenue judiciaire[90]. En 1999, la Cour d’appel applique la méthode pragmatique et fonctionnelle, mais conclut que, s’il s’agit de questions de droit civil, la Régie n’a pas d’expertise supérieure à celle de la Cour du Québec[91]. Par contre, si la question en jeu n’en est pas une de pure droit civil, il y aurait retenue judiciaire parce que la norme de contrôle est celle du caractère raisonnable[92]. En 2007, la Cour supérieure cite avec approbation un arrêt de la Cour d’appel concertant le TAQ[93] ; la Cour d’appel, dans cet arrêt de septembre 2007, écrit : « Que ce soit dans le cadre d’un contrôle judiciaire relevant de la Cour supérieure ou de l’appel à un tribunal judiciaire d’une décision administrative, l’analyse pragmatique et fonctionnelle s’impose[94]. »

Selon la Cour supérieure, la Cour du Québec devait examiner des questions de fait et des questions de droit : la preuve administrée devant la Régie ; le déroulement du processus devant la Régie ; les données factuelles retenues par la Régie quant à sa décision ; les dispositions législatives pertinentes par rapport à la situation et les positions de droit retenues par la Régie. Or, selon elle, le premier et le troisième critères militent en faveur d’un haut degré de retenue. Le second critère n’invite pas à la déférence. « Quant au quatrième critère, il milite en faveur de degrés variables de retenue selon la nature des questions, selon qu’il s’agisse de questions de faits, de questions de droit ou de questions mixtes de faits et de droit[95] » ; et la Cour conclut « qu’il y a lieu d’appliquer la norme intermédiaire de contrôle, soit celle de la décision raisonnable[96] ». Puis elle souligne que « cette norme est aussi celle qui a été appliquée par ses collègues et par la Cour d’appel dans plusieurs situations de révision judiciaire de décisions de la Cour du Québec siégeant en appel de la Régie du logement[97] ».

Après Dunsmuir, la Cour supérieure revient sur la question. Sur une question mixte de droit et de fait, comme c’est le cas le plus souvent, c’est manifestement la norme de la raisonnabilité qui doit s’appliquer[98]. S’il s’agit d’une question d’interprétation pure et simple du Code civil[99], il n’y a pas de retenue judiciaire[100].

4.5 La mission face au Tribunal administratif du Québec

Dans le cas des décisions provenant du TAQ, la jurisprudence a évolué. Avant Dunsmuir, soit en 2007, la Cour d’appel écrit ceci :

Les questions en cause ne sont pas de la même nature. Celles ayant trait à la valeur des immeubles relèvent de la compétence hautement spécialisée de la section des affaires immobilières du T.A.Q. Celles relatives à l’application de l’article 65 L.F.M. sont des questions mixtes où le décideur administratif décide de l’application des faits à une norme juridique. Ces dernières questions font toutefois partie de la pratique journalière de cette section du T.A.Q. Par ailleurs, la question relative à l’inclusion de certains immeubles omis par l’évaluateur municipal est une pure question de droit qui échappe à la spécialisation du tribunal administratif. Il s’agit de plus d’une question qui va à la compétence du T.A.Q.[101].

Et la Cour ajoute : « L’analyse pondérée de ces différents facteurs m’amène à adopter la norme de la décision raisonnable (simpliciter) pour les deux premiers groupes de question et celle de la décision correcte pour la question des immeubles omis des rôles 1980 et 1981[102]. »

Après Dunsmuir, la Cour d’appel tranche définitivement la question de la norme applicable ; elle estime que « [l]a Cour Suprême enseigne que l’appel devant un tribunal à vocation élargie, non spécialisé, de la décision d’un décideur spécialisé constitue une forme de contrôle judiciaire et est assujettie aux principes énoncés dans Dunsmuir […] (voir : Association des courtiers et agents immobiliers du Québec c. Proprio Direct inc. […] Smith c. Alliance Pipeline Ltd. […])[103] ». Or la Loi sur la fiscalité municipale[104] est intimement liée au mandat confié à la Section des affaires immobilières, dont les affaires sont entendues par un évaluateur et un juriste. En l’espèce, dit la Cour, « [i]l ne fait aucun doute à la lumière de l’arrêt tout récent de la Cour Suprême, Smith, qu’il s’agit d’une question de droit pour laquelle une cour de contrôle judiciaire, comme la Cour du Québec siégeant en appel du TAQ, doit faire preuve de déférence[105] ». La Cour du Québec siégeant en appel est d’ailleurs, selon la Cour, dans « une situation similaire à celle décrite dans l’affaire Smith, où la Cour fédérale siégeait en appel de la décision du Comité arbitral formé en vertu de la Loi sur l’Office national de l’énergie[106] ».

La Cour du Québec applique la norme de la décision déraisonnable s’il s’agit d’une question de droit ou de fait ou mixte qui relève de la compétence spécialisée du TAQ ; ce sera la norme de la décision correcte s’il s’agit d’une question de compétence au sens strict, ou d’une question générale de droit hors son champ d’expertise, ou d’une question de justice naturelle. La Cour se réfère à l’arrêt Dunsmuir comme d’ailleurs le fait la Cour supérieure.

4.6 La Cour du Québec face aux autres tribunaux spécialisés

Par autres « organismes spécialisés », on entend des tribunaux tel le Comité de discipline de l’Association des courtiers et agents immobiliers du Québec qui était en cause dans le célèbre arrêt Proprio Direct. Pour la Cour, ce comité est un tribunal spécialisé sur lequel la Cour du Québec exerce une révision judiciaire selon la norme de Dunsmuir. La Cour d’appel ira dans le même sens en 2009 :

Ainsi, dans l’arrêt Association des courtiers et agents immobiliers du Québec c. Proprio Direct inc., rendu subséquemment, la Cour suprême rappelle, dans une affaire où la Cour du Québec siégeait en appel d’une décision du comité de discipline des courtiers en immeuble, que l’analyse relative à la norme de contrôle s’applique et que le juge de la Cour du Québec devait faire preuve de retenue en matière d’interprétation des normes de conduite et d’imposition des sanctions[107].

La Cour d’appel considère aussi le Bureau de décision et de révision de l’Autorité des marchés financiers comme un tribunal administratif spécialisé. Voici ce qu’en dit ladite Cour d’appel en 2011 :

Il est maintenant bien établi, tant par la Cour suprême que par notre Cour, que dans le cas de l’appel d’une décision d’un tribunal spécialisé, comme en l’espèce, les critères d’intervention du tribunal d’appel ne sont pas ceux de l’intervention en appel, mais se rapprochent davantage de ceux de la révision judiciaire. L’intervention du tribunal d’appel est restreinte de la même façon qu’en matière de contrôle judiciaire en ce qu’il doit appliquer l’analyse pragmatique et fonctionnelle et faire preuve de déférence envers le tribunal administratif spécialisé. Ainsi, dans le cas d’une question de droit dans le champ d’expertise du tribunal spécialisé, la norme qui doit être appliquée n’est pas celle de la décision correcte, mais celle de la décision raisonnable[108].

Dans un autre cas, celui du Bureau de décision et de révision en valeurs mobilières, la Cour supérieure écrit en 2011 :

Les critères d’intervention de la Cour du Québec saisie d’un appel d’une décision du Bureau ne sont pas ceux de l’intervention en appel, « mais se rapprochent davantage de ceux de la révision judiciaire ». Le juge de la Cour du Québec doit appliquer l’analyse pragmatique et fonctionnelle selon les principes énoncés dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, tout comme en matière de révision judiciaire[109].

4.7 Autre question pertinente

Une autre question importante est relative à l’espèce de concurrence qu’on retrouve entre la Cour du Québec et la Cour supérieure ; il s’agit des situations où la Cour du Québec refuse la permission d’appeler et où le justiciable tente de se pourvoir en Cour supérieure contre la décision du tribunal administratif, et non contre la décision de refus de la Cour du Québec.

Dans la célèbre affaire Macdonell c. Québec (Commission d’accès à l’information)[110], Macdonell avait demandé à la CAI la révision de la décision du responsable de l’accès à l’information de l’Assemblée nationale. Le commissaire avait accueilli en partie la demande. Insatisfait, Macdonell avait demandé la permission de porter le débat devant la Cour du Québec, ce qui lui avait été refusé, d’où sa requête en révision judiciaire ciblant la décision de la Commission d’accès et non celle de la Cour du Québec. À la Cour d’appel, le juge Forget écrit à ce propos :

Je suis d’avis que la décision attaquée aurait dû être celle de la Cour du Québec si la permission d’appeler avait été accordée et si cette cour, par un jugement au fond, avait infirmé ou confirmé (pour les mêmes motifs ou des motifs différents) la décision de la Commission. La permission d’appeler ayant été refusée, la décision de la Commission est finale, donnant ouverture au pouvoir de surveillance et de réforme de la Cour supérieure (33 et 846 C.p.c.)[111].

Dans un arrêt de 2010[112], la majorité de la Cour d’appel suit le même raisonnement et considère que la Cour supérieure avait raison de contrôler directement la décision de la Régie du logement par-dessus la tête de la Cour du Québec qui avait refusé la permission d’appeler. D’autres juges semblent être du même avis et estiment que, la décision de la Régie étant finale vu le refus d’appel, la Cour supérieure peut contrôler cette décision de la Régie du logement[113].

Cependant, dans un arrêt de 2011[114], la Cour supérieure note l’absence de toute conclusion de la locataire relativement au jugement de la Cour du Québec lui refusant la permission d’en appeler des deux décisions de la Régie du logement. Selon la Cour, le pouvoir de surveillance et de contrôle de la Cour supérieure ne peut s’exercer qu’à l’égard du jugement de la Cour du Québec qui a refusé la permission d’appeler. Cette dernière doit donc être partie au litige. L’omission de le faire et de soumettre son jugement au débat est fatale. La Cour d’appel avait déjà laissé entendre que seule la décision de refus de la Cour du Québec peut être contrôlée par la Cour supérieure et non la question de fond traitée devant la Régie[115].

Le refus par la Cour du Québec de permettre l’appel est contrôlable par la Cour supérieure en appliquant la méthode Dunsmuir. Dans la majorité des cas, on appliquera la norme de la rationnalité, sauf si la Cour du Québec refuse la permission d’appeler parce qu’elle croit qu’elle n’a pas juridiction en l’espèce[116] ; il s’agit alors d’une question juridictionnelle soumise à la norme de la rectitude.

Conclusion

Comme contrôleur de l’Administration, pour le justiciable tout comme pour l’Administration, la Cour du Québec peut intervenir, ce qui présente certes des avantages : la simplicité des recours et de la procédure, la célérité, une certaine spécialisation des juges dans les différentes chambres, l’accessibilité (100 salles d’audience dans quelque 80 localités). La Division administrative et d’appel permet aux juges qui en font partie de bénéficier de formations périodiques et d’échanger de façon régulière entre eux, ce qui crée une dynamique qui profite tant aux juges qu’aux justiciables et aux avocats qui les représentent.

En revanche, on peut se demander si la pluralité des formules utilisées par le législateur pour définir le droit d’appel ne prête pas à confusion, surtout dans l’esprit du justiciable ordinaire. Ainsi, dans le cas de la Commission d’accès, la loi précise ceci :

une décision de la Commission sur une question de fait de sa compétence est finale et sans appel […] Une personne directement intéressée peut interjeter appel sur toute question de droit ou de compétence, devant un juge de la Cour du Québec, de la décision finale de la Commission […] L’appel ne peut être interjeté qu’avec la permission d’un juge de la Cour du Québec. Le juge accorde la permission s’il est d’avis qu’il s’agit d’une question qui devrait être examinée en appel […] La décision du juge de la Cour du Québec est sans appel[117].

La plupart du temps, on qualifiera les questions de mixtes, même si la frontière entre question de droit pur et question mixte est assez poreuse, comme le révèle la Cour suprême dans le célèbre arrêt Macdonell. Dans cet arrêt, les cinq juges de la majorité ont considéré que l’interprétation du terme « organisme public » à l’article 57 de ladite loi n’était pas une question « de droit pur », alors que les quatre juges minoritaires ont opiné en sens contraire[118].

Dans le cas de la Régie du logement, la loi énonce ce qui suit :

Les décisions de la Régie du logement peuvent faire l’objet d’un appel sur permission d’un juge de la Cour du Québec, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour du Québec. Toutefois, il n’y a pas d’appel des décisions de la Régie portant sur une demande : 1o dont l’objet est la fixation de loyer, la modification d’une autre condition du bail ou la révision de loyer ; 2o dont le seul objet est le recouvrement d’une créance visée dans l’article 73 ; 3o visée dans la section II du chapitre III, sauf celles visées dans les articles 39 et 54.10 ; 4o d’autorisation de déposer le loyer faite par requête en vertu des articles 1907 et 1908 du Code civil[119].

On retrouve ici une double difficulté : premièrement le Régisseur doit vérifier s’il ne s’agit pas d’un cas d’exclusion ; deuxièmement, le pouvoir discrétionnaire du Régisseur est assez mal défini (qu’est-ce qu’une question qui mérite d’être soumise à la Régie ?).

Dans le cas du TAQ, le législateur reprend une phraséologie semblable :

Les décisions rendues par le Tribunal dans les matières traitées par la section des affaires immobilières, de même que celles rendues en matière de protection du territoire agricole, peuvent, quel que soit le montant en cause, faire l’objet d’un appel à la Cour du Québec, sur permission d’un juge, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour[120].

Dans le cas de l’appel d’une décision du Comité de déontologie policière, le recours a une portée très large : « Toute personne partie à une instance devant le Comité peut interjeter appel de toute décision finale du Comité devant un juge de la Cour du Québec[121]. » Toutefois, on retrouve ici une disposition assez inusitée : « Dans les 20 jours de la notification de la décision du Comité, la personne qui a adressé une plainte en vertu de l’article 143 peut transmettre un écrit au Commissaire pour faire valoir son point de vue sur l’opportunité de porter la décision en appel[122]. » S’agit-il d’un préalable obligatoire ou d’une mesure de courtoisie ?

Dans tous les autres cas dénombrés, l’appel n’est pas qualifié, la formule est toute simple. Ainsi, dans la Loi sur l’Autorité des marchés financiers, il est prévu qu’« [u]ne personne directement intéressée par une décision finale du Bureau peut interjeter appel devant la Cour du Québec[123] ». Dans la Loi sur le courtage immobilier, on trouve ceci : « Tout appel d’une décision de l’Organisme rendue en vertu des articles 37 ou 38 est interjeté devant la Cour du Québec. L’appel ne suspend pas la décision contestée, à moins qu’un juge de la Cour du Québec n’en décide autrement[124]. »

La loi peut préciser les pouvoirs de la Cour (annuler ou modifier, modifier la juste valeur marchande…). La loi peut déterminer qui peut porter appel (le lobbyiste, le donateur, une personne ayant signifié un avis d’opposition, un exploitant, tout titulaire de droit minier affecté, une personne directement intéressée, toute partie). La loi peut fixer un délai pour loger l’appel (30, 60, 90, 180 jours…). Elle peut préciser que l’appel ne suspend pas la décision, avec ou sans l’intervention de la Cour.

Il faut, par ailleurs, considérer que dans plusieurs législations, avant de se pourvoir en appel, le justiciable a la possibilité d’aller en révision ou autorévision devant le même décideur ou deux autres membres du même tribunal administratif. Ainsi, selon la Loi sur la justice administrative, le TAQ « peut, sur demande, réviser ou révoquer toute décision qu’il a rendue : 1o lorsqu’est découvert un fait nouveau qui, s’il avait été connu en temps utile, aurait pu justifier une décision différente ; 2o lorsqu’une partie n’a pu, pour des raisons jugées suffisantes, se faire entendre ; 3o lorsqu’un vice de fond ou de procédure est de nature à invalider la décision[125] ». Ce genre de disposition se retrouve dans d’autres lois, comme la loi constitutive de la Commission des lésions professionnelles[126].

Dans le cas de la CAI, la loi prévoit ceci :

La décision entachée d’erreur d’écriture ou de calcul ou de quelque autre erreur matérielle peut être rectifiée par la Commission ou le membre qui l’a rendue ; il en est de même de celle qui, par suite d’une inadvertance manifeste, accorde plus qu’il n’est demandé ou omet de [se] prononcer sur une partie de la demande. La rectification peut être faite d’office tant que l’exécution n’est pas commencée ; elle peut l’être sur requête d’une partie en tout temps, sauf si la décision est interjetée en appel. La requête est adressée à la Commission et soumise au membre qui a rendu la décision. Si ce dernier n’est plus en fonction, est absent ou est empêché d’agir, la requête est soumise à la Commission. Le délai d’appel ou d’exécution de la décision rectifiée ne court que depuis la date de la rectification lorsque celle-ci porte sur le dispositif[127].

À la Régie du logement, il y a possibilité de rectification, de rétractation et de révision des décisions d’un régisseur selon le contexte[128].

On retrouve une autre variante dans le cas du Bureau de décision et de révision de l’AMF : « Le Bureau peut, d’office ou sur demande de l’une des parties, rectifier une décision pour corriger une erreur d’écriture, de calcul ou toute autre erreur matérielle […] Le Bureau peut, à tout moment, réviser ses décisions, sauf dans le cas d’une erreur de droit[129]. »

Dans une problématique de justice administrative évoluée et adaptée à la réalité contemporaine, il nous paraît évident qu’un État n’a pas besoin de deux cours supérieures ayant sensiblement la même mission. Il y en a une de trop. Laquelle ? Il me semble que le gouvernement et le législateur québécois ont fait leur choix dans le cadre des responsabilités que leur confie la Constitution, soit « l’administration de la justice dans la Province ». Quant à l’obstacle que constitue l’article 96 de la Constitution, il est certes pour le moment incontournable, mais on se rend compte que les motivations de 1867 des Pères de la Confédération sont devenues largement désuètes ; les juges de la Cour supérieure et ceux de la Cour du Québec bénéficient d’un statut comparable quant au regard des exigences constitutionnelles d’indépendance institutionnelle et personnelle ; et même ceux de la Cour du Québec ont des conditions de recrutement, de nomination et de révocation plus conformes à l’idéal d’une justice indépendante et de qualité. Au surplus, le législateur fédéral lui-même a retiré sa confiance aux cours supérieures des provinces, dont il nomme pourtant les juges, pour confier le contrôle judiciaire de l’Administration fédérale à la Cour fédérale, sans compter les nombreuses autres attributions confiées aux tribunaux fédéraux tels que la Cour canadienne de l’impôt, le Tribunal de la concurrence, le Tribunal du commerce extérieur, le Tribunal d’appel des transports, le Tribunal des anciens combattants ou le Tribunal des revendications particulières.

Quel sera l’avenir de la justice administrative au Québec ? Il est difficile de le prédire. Les membres de plusieurs tribunaux administratifs réclament une amélioration de leur statut quant à l’inamovibilité et à la sécurité financière. La portée exacte de la surveillance judiciaire par les deux cours généralistes que sont la Cour du Québec et la Cour supérieure devra-t-elle être clarifiée ? Qui l’emportera ? Le justiciable ordinaire ou les professionnels du droit et de la justice ? Quant à la portée du contrôle judiciaire, elle est plus compréhensible depuis l’arrêt Dunsmuir, encore que la norme de la raisonnabilité soit un instrument qui exige souvent de la virtuosité de la part des membres de la magistrature, où il n’y a pas que des virtuoses.