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Les articles des revues en langue anglaise publiés en 2011 et 2012 témoignent d’un intérêt manifeste à l’égard de pratiques théâtrales prenant place dans un monde globalisé. Cette préoccupation se traduit par des approches multidisciplinaires qui confirment l’influence des théories de la performance, mais aussi d’un désir accru de replacer ces pratiques dans la complexité du monde contemporain. Certains thèmes ou objets communs émergent de ces études, notamment les corpus asiatiques et les questions de genre et de transsexualité. Plusieurs travaux s’inscrivent par ailleurs sous le signe du théâtre interculturel.

La notion d’un théâtre qui puise son inspiration à plusieurs traditions et influences géographiques et culturelles n’est pas nouvelle. Des praticiens de plusieurs époques et appartenances nationales ont été associés à cette tendance, notamment W. B. Yeats, Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Robert Lepage. Plutôt que de s’intéresser aux pionniers du théâtre interculturel depuis son émergence dans les années 1980, les auteurs du dossier « Rethinking Intercultural Performance », publié dans Theatre Journal (TJ, vol. 63, no 4), tentent de renouveler la réflexion liée à ce phénomène pour répondre principalement aux critiques formulées par les chercheurs postcoloniaux, accusant certains créateurs de s’approprier des traditions et des formes esthétiques issues de pays d’Europe de l’Est et de l’Orient au seul profit des spectateurs de l’Occident. Ce dossier se place ainsi sous l’enseigne de la proposition de Daphne P. Lei qui, dans son article « Interruption, Intervention, Interculturalism : Robert Wilson’s HIT Productions in Taiwan » (TJ, vol. 63, no 4), épingle la notion de « HIT », c’est-à-dire de « théâtre hégémonique interculturel ». Cette appellation désigne les pratiques communément admises comme étant du théâtre interculturel et provenant le plus souvent de créateurs occidentaux qui travaillent sur des formes empruntées à d’autres cultures théâtrales. Lei rappelle que le théâtre interculturel est un ensemble difficile à cerner, et que certains chercheurs assument cette tâche impossible tout en admettant que les frontières nationales sont de plus en plus poreuses, comme les échanges culturels, en raison de l’omniprésence de la technologie. Ce contexte amène à penser que les frontières culturelles et artistiques sont peut-être elles-mêmes susceptibles de disparaître. Lei se demande alors comment il est possible de réfléchir au théâtre interculturel alors que les différences culturelles ont tendance à se brouiller. Pour l’auteure, une telle mixité culturelle et artistique provoque un effacement des identités qui peut, par la même occasion, provoquer un sentiment de malaise. L’analyse du HIT permet ainsi d’identifier et de reconnaître les structures de pouvoir dans les relations théâtrales mondiales afin de reconnaître l’hégémonie de certaines pratiques. Lei explique : « La véritable hégémonie, ou la réalité la plus cruelle, est le fait qu’après plusieurs décennies de développement le théâtre interculturel s’est taillé une position très stable au milieu des pratiques et des formes interculturelles et multiculturelles » (TJ, vol. 63, no 4, p. 572). L’auteure déplore le fait que bien que plusieurs pratiques authentiques de théâtre interculturel existent, elles sont le plus souvent éclipsées par le théâtre interculturel hégémonique. D’autre part, elle mentionne que le tokénisme (tokenism), la mauvaise communication, la mauvaise interprétation et même l’appropriation frauduleuse sont souvent associées au théâtre culturel hégémonique actuel, comme en témoignent deux productions de Robert Wilson présentées à Taiwan, Orlando (2009) et 1433 : The Grand Voyage (2010). En dépit de ces critiques, Lei ne perçoit pas le théâtre interculturel hégémonique comme seulement négatif et reconnaît son pouvoir de mise en contact. Son étude vise plutôt à relever et à mettre en lumière les flux nationaux et culturels du « théâtre interculturel hégémonique » afin d’identifier et de reconnaître les rapports de pouvoir qu’ils impliquent.

Dans cette perspective, l’article de Lei est représentatif de l’ensemble du dossier. Dans leur éditorial, Penny Farfan et Ric Knowles affirment que celui-ci tente d’opérer un véritable renversement de pouvoir en montrant qu’il y a de l’espace pour une compréhension beaucoup plus large et, surtout, historiquement plus exacte du théâtre interculturel qui va à l’encontre de sa définition hégémonique. Cette définition désigne un phénomène qui n’est pas né avec la modernité occidentale et qui n’implique pas uniquement une appropriation occidentale de l’Autre (TJ, vol. 63, no 4, p. IIII). Dans ce même esprit, trois articles du même dossier s’intéressent aux pratiques théâtrales de diverses époques en adoptant une approche historique. Leo Cabranes-Grant se penche sur l’époque coloniale mexicaine dans « From Scenarios to Networks : Performing the Intercultural in Colonial Mexico » (TJ, vol. 63, no 4), alors que Diane Looser consacre une étude à l’existence – ou non – de théâtre dans les îles du Pacifique à l’époque pré-coloniale (« A Piece ‘ More Curious Than All the Rest ’ : Re Encountering Pre-Colonial Pacific Island Theatre, 1979-1855 », TJ, vol. 63, no 4). Katarzyna Jakubiakm, quant à elle, s’intéresse à une période plus contemporaine, les années 1960, en s’attardant à deux reprises polonaises de A Raisin in the Sun dans « The Black Body in Translation : Polish Productions of Lorraine Hansberry’s A Raisin in the Sun in the 1960s » (TJ, vol. 63, no 4). Finalement, les deux derniers articles de ce dossier explorent également le théâtre interculturel, mais en centrant leur attention sur un corpus d’oeuvre spécifiques appartenant aux différents théâtres asiatiques. Wiliam Peterson signe un texte sur Amazing Show, une production interculturelle présentée aux Philippines principalement destinée aux touristes coréens. La production met en scène des performeurs bakla, une expression qui se traduit communément par « troisième sexe », et qui suggère l’image d’une femme enfermée dans un corps d’homme. « Amazing Show in Manila : ‘ Fantasy-Production ’ and Filipino Labor in a Transnational, Transcultural, Transgendered Theatre Enterprise » (TJ, vol. 63, no 4) examine le positionnement de ce spectacle dans l’espace transnational et inter-asiatique, tout en analysant dans le détail la manière dont l’identité balka se transmet à travers la performance. Peterson s’abstient volontairement d’adopter à cet égard les postulats d’une analyse inspirée par les études de genre, attentive à l’identité travestie ou transgenre, afin de mieux rendre compte de l’intégration de la communauté balka au sein de cette production. Dans ce contexte où les balka sont prédisposées à avoir des corps féminins puisqu’elles sont comprises comme ayant des âmes de femmes, c’est à travers un imaginaire transnational plus large, celui de la production fantasmée (fantasy-production), que la transformation se trouve accomplie. Le dernier article de ce numéro, « ‘ If I was not in prison, I would not be famous ’ : Choreography, and Mimicry in the Philippine » (TJ, vol. 63, no 4) de J. Lorenzo Perillo, poursuit cette réflexion tout en opérant un lien avec le dossier précédant de la même revue « Asian Theatre and Performance » (TJ, vol. 63, no 3).

Dans son éditorial, « Comment Behind the Paradox of Religious Rhetoric in a Time of Swine Flu, or an Accidental Asianist » (TJ, vol. 63, no 3), Catherine A. Schuler explique que l’idée de ce dossier thématique reflète l’augmentation observée par les rédacteurs de la revue, de propositions d’articles portant sur la Chine et les théâtres asiatiques, que ce soit dans une perspective historique ou contemporaine. Claire Conseison ouvre le dossier avec une introduction à l’oeuvre de Nick Rongjung Yu, le dramaturge le plus prolifique de la Chine actuelle, « Behind the Play : The World and Works of Nick Rongjung Yu » (TJ, vol. 63, no 3). Une traduction anglaise de la pièce « Behind the Lie », effectuée par Conseison, suit le texte introductif, accompagne cette étude et met en évidence la nécessité pour les chercheurs d’avoir accès à cette dramaturgie. Schuler rappelle, dans son éditorial, que publier des traductions de pièces ne fait pas partie des habitudes de la revue, mais que cette pratique apparaît essentielle à la diffusion, à l’analyse et à la compréhension de textes issus d’espaces peu familiers (TJ, vol. 63, no 3, p. viii). Suivant la tendance déjà observée en faveur d’une méthodologue interculturelle, Alexander C.Y. Huang propose un article sur les tensions, dans l’oeuvre du prix Nobel de littérature Gao Xingjian (2000), entre un théâtre individuel et un théâtre politique. « The Theatricality of Religious Rhetoric : Gao Xingjian and the Meaning of Exile » (TJ, vol. 63, no 3) se concentre sur la représentation de l’opéra La neige en août à Taipei en 2002 en analysant le regard particulier que Gao pose sur l’exil et les relations entre l’art et le politique. L’auteur met en relief les contradictions qui émergent dans le discours de l’oeuvre et qui traduisent l’ambition de Gao d’être considéré comme un individu plutôt qu’un artiste « chinois », tout en ayant la prétention, par ses innovations, de réformer le théâtre chinois. Huang examine plus précisément cette tradition à la lumière des concepts de « littérature froide » et de « théâtre total » formulés par Goa. La littérature froide est une littérature qui a retrouvé sa nature originelle, qui n’est ni politique, morale, ou engagée : il s’agit d’une littérature qui concerne l’intime, le personnel. Quant au théâtre total, il désigne un mélange éclectique de genres, de voix, d’images et de formes artistiques. Pour La neige en août, l’objectif était de créer une production hybride qui ne serait ni un opéra à l’occidental, ni un jungju (opéra de Pékin) ou un huaju, terme qui désigne le théâtre parlé chinois, et ce malgré les multiples emprunts faits à ces différents genres au sein de la production. Le théâtre total échappe aux limites de genres, et surtout ne se réclame pas d’une seule appartenance culturelle. Par conséquent, explique Huang, « le travail scénique de Gao examine le libre arbitre moral de la collectivité en mettant en scène ce qu’il appelle des voix individuelles « apolitiques » comme force oppositionnelle à une identité nationale institutionnalisée » (TJ, vol. 63, no 3, p. 366).

Dans un autre article (« Staging the ‘Cartography of Paradox ’ : The DMZ Special Exhibition at the Korean War Memorial, Seoul ») de ce dossier, Suk-Young Kim s’intéresse aux conditions performatives mises en scène dans l’exposition « Inside the DMZ : An Exhibition Commemorating the 60th Anniversary of the Korean War », présentée en 2010 au Musée commémoratif de la guerre de Corée à Séoul. L’auteure s’attarde aux stratégies discursives de la Corée du Sud pour construire une mémoire de la guerre et qui mettent en lumière l’absurdité de la partition avec la Corée du Nord. Finalement, Paul Rae utilise les approches performatives dans une analyse consacrée à des phénomènes sociaux («  Pigs Might Fly : Dance in the Time of Swine Flu », TJ, vol. 63, no 3). Dans le contexte de l’émergence de la Chine au début du vingt-et-unième siècle, Rae propose une réflexion croisée sur l’épidémie transnationale de grippe porcine et sur un projet de recherche-création en danse entre l’Université Middlesex (Royaume-Uni) et l’Académie de danse de Pékin. Ces deux phénomènes, suggère-t-il, invitent à penser au statut du corps dans une modernité mondialisée.

Le Theatre Journal n’est pas le seul à s’intéresser aux théâtres asiatiques puisqu’il s’agit bien d’une thématique qui traverse l’ensemble des publications recensées. Le New Theatre Quarterly publie, en 2011, quatre articles portant sur divers aspects du théâtre asiatique, que ce soit dans ses manifestations historiques ou actuelles. Les auteurs se réclament de plusieurs tendances méthodologiques, tout en faisait une place de choix aux théories multidisciplinaires et interculturelles. Dans « Diaspora Space, the Regions and British Asian Theatre » (NTQ, vol. 27, no 3), Graham Ley s’attarde au rôle joué par certaines régions anglaises dans le développement du théâtre anglo-asiatique. Ce théâtre, issu d’une culture diasporique, témoigne bien de l’existence d’un espace intermédiaire qui est la condition nécessaire à tout échange interculturel. Phillip B. Zarrilli examine, pour sa part, une certaine théorie du jeu de l’acteur sud-asiatique dans « Psychophysical Approaches and Practices in India : Embodying Processes and States of ‘ Being–Doing ’ » (NTQ, vol. 27, no 3). Cette étude s’appuie sur des entrevues avec des acteurs de kutiyattam et de kathakali. Comme point de départ à son article, Zarrilli rappelle les propos d’Usha Nangya, une actrice et danseuse renommée de kutiyattam, conseillant à une actrice de respirer par les yeux et de fermer les oreilles pour arriver à personnifier une déesse. À partir d’une telle recommandation et de l’analyse de ses composantes, Zarrilli tente de déterminer ce que ces conseils révèlent de l’approche indienne du jeu de l’acteur. Dans « Architecture and / in Theatre from the Bauhaus to Hong Kong : Mathias Woo’s Looking for Mies » (NTQ, vol. 28, no 1), Rosella Ferrari s’intéresse au travail multidisciplinaire de Mathias Woo, architecte et codirecteur artistique d’un groupe d’arts performatifs situé à Hong Kong, qui a conçu le multimedia architectural music theater (MAMT). Cette notion implique l’utilisation de l’espace théâtral à la lumière de différentes théories architecturales ainsi que des innovations issues du son, de l’imagerie visuelle, de la technologie numérique et de l’installation dans le but de créer une nouvelle forme d’expérience théâtrale. Ferrari analyse le travail de l’artiste en regard des affinités intellectuelles et artistique de Woo avec les performances postmodernes de Hong Kong à l’aube du vingt-et-unième siècle et des productions modernistes du début du vingtième siècle européen. Finalement, Laurence Senelick s’attarde, dans « Russian Enterprise, Bengali Theatre, and the Machinations of the East India Company » (NTQ, vol. 28, no 1), au parcours atypique de Gerasim Stepanovich Lebedev (1749-1817), un Russe qui a joué un rôle central dans le développement du théâtre bengali, jusqu’à être considéré par certains comme son père fondateur.

La recherche publiée dans les revues en langue anglaise en 2011 et 2012 témoignent d’un désir de rendre compte des caractéristiques du monde actuel, et pas seulement des pratiques théâtrales et performatives qui y prennent place. Des chercheurs utilisent une méthodologie souvent inspirée par les théories de la performance pour analyser ainsi des phénomènes sociaux de différentes natures. Outre l’étude déjà citée de Paul Rae dans « Pigs Might Fly : Dance in the Time of Swine Flu » (TJ, vol. 63, no 3), d’autres chercheurs empruntent cette perspective, notamment James Thompson qui porte son regard sur la réponse humanitaire au tsunami de 2004 (« Humanitarian Performance and the Asian Tsunami », TDR, vol. 55, no 1). Thompson s’intéresse ici précisément à l’action humanitaire, et pas seulement à la répercussion de cet événement dans les pratiques artistiques. Il explique que « le terme “ performance ” dans [son] analyse implique la notion d’événements créés pour un certain public cible et structurés pour lui plaire et produire un impact. Par conséquent, “ performer ” signifie dans ce contexte atteindre des résultats et créer quelque chose dans l’objectif qu’il soit vu » (TDR, vol. 55, no 1, p. 71).

On notera, pour conclure cette chronique, l’intérêt toujours marqué dans la production savante anglo-saxonne pour la transsexualité et le mouvement queer. Outre l’article de William Peterson sur Amazing Show dont il a été ici question, le Canadian Theatre Review consacre un numéro à ce thème : « Queer Performance : Women and Trans Artists » (CTR, vol. 149). Dans son éditorial, Moynan King affirme que l’objectif de ce dossier est d’examiner le travail d’artistes provenant de diverses régions du Canada qui remettent en question à la fois les idées reçues sur le queer, mais aussi sur la performance en elle-même. Les différentes pratiques artistiques présentées dans ce numéro renvoient donc à la fois à des formes théâtrales non traditionnelles comme le cabaret, les arts performatifs, les installations, et à des disciplines comme le cinéma, la danse, la musique, les nouveaux médias, le design et les arts visuels. Pour King, les artistes queer sont donc expérimentales dans leur présentation de soi comme dans leur exploration de la forme et des thèmes du théâtre : à cette enseigne, l’identité et le désir apparaissent en perpétuel mouvement. Ce dossier attire également l’attention sur la binarité des genres au sein de l’organisation de l’institution théâtrale au Canada. Pour plusieurs artistes inscrits dans cette mouvance, il n’existe pas de lieu dédié à leur travail qui échappe au principe de catégorisation dominant sur l’institution théâtrale. Il s’ensuit que les théâtres dédiés aux femmes ou à la création homosexuelle apparaissent ainsi toujours « autres », même aux yeux (et au sein) de la communauté queer.