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Les débuts de l’activité théâtrale professionnelle au Canada français ont fait l’objet de plusieurs études[1] et l’on sait un peu mieux, aujourd’hui, comment le théâtre a fait son nid au Québec au fil des espoirs, des convictions, des rebuffades et de sains entêtements. Mais très peu de chercheurs se sont penchés sur les liens entre deux sphères d’activité qui, pourtant, se sont nourries l’une l’autre au moment où l’identité culturelle canadienne-française cherchait à s’affirmer : le théâtre et la presse. C’est le champ qu’investit Hervé Guay dans L’éveil culturel : Théâtre et presse à Montréal, 1898-1914, ouvrage tiré de sa thèse de doctorat[2] et paru aux Presses de l’Université de Montréal. Il s’attarde, dans un premier temps, aux genres journalistiques utilisés pour couvrir l’activité théâtrale de l’époque et, dans un second temps, analyse les écrits de sept journalistes qui ont posé les bases de la critique dramatique à Montréal.

On le comprendra par le titre du livre, Hervé Guay ne cherche pas à couvrir l’ensemble de l’activité théâtrale québécoise du début du siècle dernier, mais circonscrit son propos au théâtre d’expression française qui se joue dans la métropole entre 1898 et 1914. Cette période s’ouvre avec la naissance des Soirées de famille au Monument-National et se clôt par le déclenchement de la Première Guerre mondiale, qui rappelle sous les drapeaux plusieurs artistes français composant alors les troupes du théâtre francophone canadien. Selon Hervé Guay, il serait faux de parler d’un « âge d’or » – la précarité des troupes et la fragilité de l’acceptation sociale du théâtre empêchent d’utiliser l’expression[3] – mais la période 1898-1914 n’en constitue pas moins une première vague durable d’activités théâtrales professionnelles francophones à Montréal ; c’est à ce titre qu’il s’y intéresse.

Du côté de l’activité journalistique, Hervé Guay choisit de concentrer son regard sur la presse généraliste montréalaise francophone. Ainsi son corpus exclut délibérément les activités journalistiques anglophones et celles s’adressant principalement à un lectorat rural. Son analyse porte du reste exclusivement sur les hebdomadaires puisque c’est dans cette presse qu’une véritable pensée sur le théâtre d’expression française s’élabore. Dans les quotidiens, en effet, les revenus importants tirés des publicités des théâtres anglophones, de même que le caractère controversé des productions francophones – que le clergé et les tenants du courant conservateur regardent avec méfiance – amènent ces journaux à couvrir l’activité théâtrale d’expression française avec circonspection. Afin de ne s’aliéner aucun segment du lectorat potentiel, on s’en tient à un journalisme d’information.

Du point de vue des hebdomadaires, la donne est différente. Devant la montée fulgurante du tirage des quotidiens, les hebdos doivent se réinventer pour survivre. Le théâtre francophone, boudé par leurs concurrents, devient un de leurs chevaux de bataille. La couverture théâtrale s’y fait ainsi plus substantielle, plus variée, plus régulière et, souvent, porte une signature. La logique économique n’en reste pas moins contraignante. Entreprises financièrement fragiles, les hebdos sont eux aussi tributaires des revenus de publicités, notamment en provenance des théâtres francophones. Ils cherchent alors à traiter de l’activité théâtrale tout en ménageant les susceptibilités des directeurs de troupes. Par ailleurs, les hebdos s’efforcent d’intéresser un public sans trop se mettre à dos les autorités politiques et religieuses. Or, au début du siècle, l’existence même du théâtre francophone est contestée par l’Église qui y voit une activité dangereuse pour les moeurs. Si le théâtre réussit tranquillement à établir son droit de cité au cours de la décennie 1900-1910, il restera suspect aux yeux des autorités ecclésiastiques qui continueront de porter leur jugement sur la base d’une morale étriquée.

Dans ce contexte délicat, les hebdos développent toute une série de genres journalistiques leur permettant de traiter de l’activité théâtrale francophone sans trop de heurts. Hervé Guay consacre la première partie de son ouvrage à l’analyse d’une vingtaine de genres qu’il classe en cinq grandes catégories : informatifs, publicitaires, du divertissement, argumentatifs et composites. Le genre publicitaire, un des premiers à apparaître, fait la part belle, on l’aura compris, à l’ « encadré publicitaire[4] » qui se répand dans presque tous les hebdos. Le communiqué y occupe également une place de choix. Publié intégralement ou retouché, il procure aux journaux un contenu rédactionnel rapide et bon marché. Un peu plus détachés de la stricte transaction commerciale, les genres informatifs offrent aux hebdos une certaine souplesse tout en permettant une diversification de leur couverture théâtrale sans risque de polémiques. La nouvelle et le portrait de personnalités théâtrales comptent au nombre des genres largement employés ; figurent aussi dans les pages des hebdos le calendrier de spectacles et, occasionnellement, l’entrevue, de même que des genres liés à l’image : dessin d’artiste et épisode théâtral illustré, puis photo d’artiste – très répandue – et photo de représentation. Les hebdos comptent du reste sur les genres du divertissement pour encourager l’activité théâtrale sans éveiller les soupçons de la censure. La caricature amuse le lecteur « grâce aux possibilités expressives que le dessinateur peut tirer du style d’interprétation d’un artiste de la scène. » (Guay, 2010 : 79). Le dessin de représentation reproduit quelques poses dramatiques ou quelques scènes clés d’une production, alors que l’anecdote de théâtre divertit par le comique des situations rapportées ou par leur caractère insolite.

Les genres argumentatifs ont quant à eux plus de peine à s’imposer au début de la période étudiée en raison de leur aspect relativement subversif, mais aussi compte tenu de l’irrégularité de la pratique théâtrale. Diverses formules sont tentées. Le « bilan de représentations », à visée informative autant qu’appréciative, jette un regard sur une production qui vient de quitter l’affiche et en évalue le succès, d’abord et avant tout par son assistance et son rendement commercial. Le journaliste – souvent anonyme – y va parfois de commentaires sur la représentation, mais s’en tient somme toute à des généralités et émet peu de réserves « histoire de ne pas froisser les goûts du public. » (Guay, 2010 : 101). Un peu plus engagée est la « revue de la semaine théâtrale ». Elle apparaît dans les hebdos au moment où l’activité théâtrale francophone est assez abondante pour justifier qu’on en fasse un certain tri. La revue présente et hiérarchise les événements théâtraux de la semaine, marque les points de convergences et de divergences, discute de l’exécution des pièces et fait part du sentiment général du journaliste à leur égard. Les opinions exprimées laissent toutefois peu de place à la nuance en raison de la brièveté des développements accordés à chaque événement. La « critique de pièces » – qui s’attarde uniquement au texte – et la « critique de représentations » – qui prend en compte les aspects spectaculaires – proposent des réflexions plus étayées sur les productions à l’affiche, principalement à partir de 1910. Or, elles suscitent souvent l’ire des acteurs et des directeurs de théâtre qui voient, dans les remarques défavorables, un obstacle supplémentaire dans la difficile implantation du théâtre professionnel francophone à Montréal. L’« opinion théâtrale » ou « culturelle » parsème quant à elle les journaux durant toute la période étudiée en utilisant le prétexte d’un événement théâtral pour prendre position sur une question plus large.

Les genres composites, enfin, font florès dans les hebdos de l’époque. Ils permettent de regrouper sous une même rubrique tout ce qui a trait au théâtre ou à la vie culturelle (informations, divertissement, publicités, opinions) et d’assurer « un approvisionnement stable en contenu rédactionnel, peu importe le niveau d’activité locale, parfois sujet à de brusques variations. » (Guay, 2010 : 115). Le « pêle-mêle culturel » ou « théâtral » est largement pratiqué, et on ne se gêne pas pour y inclure tout ce qui touche de près ou de loin à la vie artistique ou aux mondanités. Le choix et la hiérarchisation des sujets ainsi que le nombre de lignes consacrées à chacun témoignent d’une certaine subjectivité. Au contraire, dans le « babillard culturel », on cherche le plus possible à offrir un traitement égal à tous les sujets.

C’est à travers l’ensemble de ces genres que naviguent les journalistes pour témoigner de la vie théâtrale du début du siècle, pour l’encourager et pour la penser. Hervé Guay s’attarde d’ailleurs à ce dernier aspect dans la seconde partie de son ouvrage en portant un regard détaillé sur les écrits de sept critiques dramatiques qui, au début du siècle, contre vents et marées, ont pris position sur le théâtre : Gustave Comte, Frédéric Pelletier, Jules Jéhin-Prume, Marcel Dugas, Ernest Tremblay, Roger Valois et Joseph Baril. Pour chacun de ces critiques, Hervé Guay présente une note biographique, s’attarde sur les principales caractéristiques de ses écrits, mais surtout, analyse son travail au regard de quatre composantes identitaires : la catholicité, la modernité, la francité et l’américanité. L’auteur de L’éveil culturel pose l’hypothèse que « la critique théâtrale a joué un rôle dans la mise au monde de l’identité culturelle du Canada français. » (Guay, 2010 : 12).

De ce portrait de groupe se dégagent plusieurs constats. On note d’abord que les styles d’écriture, les sujets abordés et les prises de position sont loin d’être homogènes. Hervé Guay souligne tout de même certaines lignes de force. Tout au long de la période, outre l’événement théâtral, deux sujets reviennent régulièrement sous la plume de ces journalistes, à savoir la défense de l’activité critique – mal reçue, nous l’avons dit – et l’organisation de la vie théâtrale. « Sur ce point, l’activisme de la critique du début du XXe siècle a de quoi étourdir », constate Hervé Guay (2010 : 282). Car les critiques ne se gênent pas pour mettre de l’avant les transformations qu’ils croient nécessaires : financement étatique des arts, formation des artistes et des publics, meilleure administration des troupes… Les commentaires sur ces sujets sont parfois discordants, mais tous visent un même objectif : l’implantation durable et l’essor d’une activité théâtrale francophone professionnelle à Montréal.

Une certaine évolution est du reste décelable dans les pratiques critiques au cours de la période 1898-1914. Hervé Guay identifie deux « générations » de critiques. Les premiers (Comte, Pelletier et Jéhin-Prume) – la « génération 1900 » – sont des généralistes qui abordent le théâtre comme un sujet parmi d’autres au sein de rubriques culturelles plus larges. Les seconds (Dugas, Tremblay, Valois et Baril) – la « génération 1910 » – se posent en spécialistes et concentrent leurs écrits plus spécifiquement sur l’événement théâtral. Les genres journalistiques retenus par les uns et les autres témoignent d’ailleurs de cette évolution. Si la critique « de pièce » ou « de représentation » est rare chez les journalistes de la première génération qui lui préfèrent le pêle-mêle, l’opinion culturelle ou le portrait de personnalités théâtrales, elle, se fait l’outil principal de ceux de la génération 1910.

Dans l’ensemble de la production critique de la première ou de la deuxième génération, Guay ne manque pas d’exemples pour valider son hypothèse concernant les quatre composantes identitaires retenues aux fins de l’analyse. Or encore une fois, la diversité des points de vue reflète la complexité des enjeux. La catholicité, définie par Hervé Guay comme « la nature du rapport qu’entretient une collectivité avec la foi catholique, la manière dont elle colore sa relation avec les autres domaines de la vie sociale » (Guay, 2010 : 24), suscite des opinions contrastées. D’une part, les tenants du courant conservateur prônent une observance stricte des avis du clergé : Pelletier, Dugas et Baril s’inscrivent dans cette veine, avec quelques nuances. D’autre part, ceux qui se réclament d’un courant plus libéral font d’abord confiance à leur jugement moral tout en restant bons catholiques : Comte, Jéhin-Prume, Tremblay et Valois témoignent de cet esprit. En raison de l’emprise des autorités ecclésiastiques sur la vie sociale du début du siècle, les critiques dramatiques sont amenés à prendre position sur diverses questions et leurs convictions morales teintent leur jugement. Sont entre autres discutées l’utilité sociale du théâtre, la moralité de chacune des pièces, la respectabilité des artistes professionnels et la préséance (ou non) de l’artistique sur les considérations morales.

Lorsque Hervé Guay regarde les écrits de ces critiques sous l’angle du rapport à la modernité, il y retrouve encore une fois une diversité de points de vue. La modernité est ici entendue comme « le désir de formes neuves, […] la rupture avec la tradition et […] des revendications de liberté » (Guay, 2010 : 22). Dans le contexte étudié, cette modernité s’incarne par une recherche d’autonomie des arts par rapport aux autres sphères de la société, notamment la religion, mais également par le « relèvement » du répertoire et le renouvellement des pratiques scéniques, sujets sur lesquels les critiques sont friands de commentaires. Du côté du répertoire, on souhaite que soient délaissés mélodrames et autres formes populaires pour faire place à la « haute comédie », c’est-à-dire le théâtre moderne issu du corpus contemporain français. Quant au travail théâtral, on réclame une homogénéité des styles de jeu, une meilleure diction, une exactitude historique dans les décors et costumes, mais aussi, chez Valois et Baril, le recours à un jeu réaliste en opposition au jeu exacerbé des mélodrames. Tous les critiques ne défendent certes pas chacun de ces points avec la même conviction, mais tous tendent vers une certaine modernité. La question est alors de savoir :

[…] quelle doit être la vitesse de croisière de la modernisation[5] à laquelle peuvent aspirer les théâtres français de Montréal ? […] Les plus libéraux prônent une modernisation assez rapide de la scène, tandis qu’un critique plus conservateur comme Frédéric Pelletier est enclin à la prudence et estime que les choses vont déjà bien assez vite

Guay, 2010 : 290

La francophilie des critiques est, quant à elle, unanime. Pour tous, la France constitue un modèle à suivre. Mais cette France a une couleur bien différente aux yeux de chacun. Aristocrate pour l’un, bourgeoise pour l’autre, classique ici, bohème et révolutionnaire là : elle est « le lieu de toutes les projections. » (Guay, 2010 : 296). Il n’empêche que c’est à elle que l’on renvoie pour établir les standards. On y puise le répertoire à jouer, l’accent à adopter, la formation à privilégier. On valorise les artistes qui en proviennent et les critiques qui en émanent. Certains s’y réfèrent presque aveuglément : c’est le cas de Marcel Dugas, par exemple. D’autres, comme Roger Valois, n’hésitent pas à garder une certaine distance critique.

Le rapport à l’américanité est, lui, plus difficile. Il est important de préciser qu’Hervé Guay distingue « américanité » et « américanisation ». Dans le premier cas, on parle de « sentiment d’appartenance au continent américain » (Guay, 2010 : 20) ; c’est cette dimension qu’il examine chez les sept journalistes. Pour sa part, l’américanisation « repose sur une propension – consciente ou inconsciente – à imiter et à préférer les pratiques et les productions qui viennent des États-Unis. » (Guay, 2010 : 20). Or chez Comte, Pelletier et leurs confrères, le rapport conflictuel à l’américanité prend justement appui sur une volonté d’ancrer en terre montréalaise une véritable culture canadienne-française tout en se détachant de la culture « américaine » et « anglaise », détestable aux yeux de la majorité d’entre eux. L’objectif poursuivi est alors de procéder à un « rehaussement culturel » de la nation en prenant la France pour modèle. Mais cette position amène son lot de contradictions : les pièces présentées sont parfois très peu adaptées aux réalités montréalaises ; l’émergence d’une dramaturgie canadienne se fait difficilement, écartelée entre le désir d’imitation des modèles français et la volonté de traiter de sujets canadiens en employant, peut-être, l’accent d’ici, « contaminé par les Anglais »…

La catholicité, la modernité, la francité et l’américanité, on le voit, occupent des positions tantôt convergentes, tantôt discordantes d’un journaliste à l’autre. Ces composantes identitaires amènent Hervé Guay à dresser un portrait personnel de sept critiques de la presse hebdomadaire du début du siècle en mettant de l’avant les considérations politiques et religieuses qui sous-tendent leur regard sur les oeuvres dramatiques et l’organisation de la vie théâtrale. Cet examen permet en outre de porter un éclairage sur les débats sociaux qui traversent leurs écrits et qui concourent à la définition de l’identité culturelle canadienne-française. Avec une clarté de style, un repérage facile dans le livre et une rigueur indéniable, Hervé Guay gagne son pari de révéler l’étroite connexion entre deux sphères d’activité, la presse et le théâtre, qui ont coopéré au profit de leur développement mutuel et au bénéfice des idées et de l’art. Son ouvrage propose un nouvel angle d’appréhension de l’activité théâtrale francophone du début du siècle[6] en mettant l’accent non pas sur la production artistique, mais sur la réflexion critique qui l’a accompagnée, voire guidée. En ce sens, l’ouvrage d’Hervé Guay constitue un apport singulier à la recherche sur le théâtre québécois.