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François Delsarte : la conception du geste idéal

En accord avec l’idée qu’une profonde unité parcoure l’ensemble de l’univers et qu’entre le monde céleste, la sphère intérieure de l’homme et la sensible apparence dans ses multiples formes il y ait une corrélation, Delsarte croit en la fondamentale cohésion du corps. Comme il faut parler de connexion en ce qui concerne le rapport idéal entre la structure psychique et physique, il faut aussi parler de lien pour les différentes parties de l’architecture anatomique. Ceci est vrai, au moins, lorsqu’elles reflètent la dynamique interne et s’expriment donc, pour employer le langage delsartien, selon la vérité, et lorsque, en outre, on est en présence d’une ductile et polyédrique complexion psychique, condition nécessaire pour que son expression matérielle puisse être belle.

Si le geste est l’expression transparente de l’intériorité, il ne reste pas, selon l’auteur, relégué dans une zone limitée de l’édifice corporel, mais il intéresse l’organisme dans sa globalité, dans ses multiples segments. On peut le déduire avant tout de Mes Épisodes révélateurs, mémoire laissé inachevé par Delsarte, où chaque fois que le jeune François croit extraire la signification intérieure d’un mouvement réalisé par un bras, une jambe ou une main, il subit un échec : régulièrement, en le répétant, il découvre qu’il n’exprime pas du tout la signification souhaitée, et cela parce que – comme il le comprendra mieux par la suite – il est circonscrit à une partie isolée. Par exemple, après avoir identifié la loi des inclinaisons de la tête (éloigner la tête de la personne face à nous indiquerait un amour sensuel, la rapprocher un amour profond et la maintenir en axe avec le buste un défaut de chaleur affective), Delsarte essaie de la mettre en pratique, froidement, sur lui-même. Cependant, en contemplant sa propre image reflétée dans un miroir, il s’aperçoit de l’irrémédiable « fausseté » de ses propres gestes par rapport à la fluidité de ceux – résultat d’une émotion spontanée – qu’il observe dans la vie.

Après plusieurs tentatives infructueuses, Delsarte susurre des mots découragés et il s’aperçoit, en les prononçant, que ses épaules se soulèvent spontanément. Ce mouvement, joint à la position de la tête sur laquelle il s’exerce, imprime une « vérité » inattendue au geste (cf. D. C., 1. OS 36 c. 2 : f. 9-11, Chapitre V ; Porte, 1992 : 80-81). Sans le support de la mimique du visage, l’épaule est, à son tour, défectueuse, puisqu’elle n’offre qu’une indication en termes de quantité du sentiment éprouvé. L’expression du visage fournit une information ultérieure à l’égard de la dynamique intérieure du sujet agissant.

La conclusion est alors évidente, bien qu’elle soit absente du manuscrit : la raison des échecs répétés réside dans l’emploi de parties limitées du corps au détriment d’une action plus complexe et de plus ample envergure. Plus un geste met d’articulations en mouvement – instrument expressif dont la finesse et la richesse sont directement proportionnées au raffinement et à l’agilité du paysage intime – , plus il s’approche de l’archétype. « La richesse d’un mouvement – écrit-il – est proportionnelle au nombre de ses agents », c’est-à-dire des sections anatomiques mises en mouvement, « tout agent révélant une fonction » (D. C., 1. 24. 5, f. 5v), soit une certaine qualité du sentiment ou de l’émotion. En effet quand, dans Mes Épisodes révélateurs, Delsarte décrit la séquence gestuelle correcte à associer à la réplique « Eh ! Bonjour papa Dugrand », extraite des Maris Garçons – réplique qu’il estime devoir prononcer avec « surprise » et « rondeur militaire », mais aussi avec « gaîté » (D.C, 1. 26 b. 7, f. 1; Porte, 1992 : 56) –, les différentes parties du corps entrent en action, en concourant toutes ensemble à révéler le riche panorama intérieur : une première extension des bras vers le haut de telle façon à ce que les mains se lèvent au-dessus de la tête est en relation avec l’abaissement de la tête sur la poitrine et avec un rapide déplacement en arrière du buste, qui s’appuie sur la jambe postérieure ; la jambe, par conséquent, soutient la plupart du poids du corps. Seulement alors le bras s’étend vers l’objet d’attention. Plus précisément – note James Steele Mackaye pendant les leçons particulières que Delsarte lui donne – les mouvements « passionnels », c’est-à-dire ceux qui sont dictés par le sentiment ou par l’émotion et pas par une nécessité pratique (comme avaler de la nourriture) ou par une intention falsificatrice telle qu’exprimer un amour en réalité inexistant, « sont étroitement liés à un ensemble dont ils découlent et par lequel ils sont régis […]. Ainsi si par le fait d’une émotion produite en nous à la vue d’un objet quelconque, la main se porte involontairement vers lui, tout l’ensemble du corps doit antérieurement à ce mouvement s’être modifié » (D. C., 12. 125 : p. 45)[1].

On peut donc affirmer que la sphère affective, quand elle est raffinée et lorsqu’elle s’exprime avec vérité, se manifeste à travers un mouvement intéressant l’organisme dans toutes ses sections. Il n’en est pas ainsi pour les gestes que Mackaye traduit comme « voulus » (D. C., 12. 125 : p. 45) et que peut-être, plus correctement, devrions-nous définir comme le résultat du ratio ou d’une exigence pratique, qui « sont indépendants de tous autres mouvements » (D. C., 12. 125 : p. 45) ou, mieux, qui ne sont produits que par une partie circonscrite du corps. Ces gestes, indispensables à la vie quotidienne, sont peu considérés par Delsarte.

La question que nous venons d’exposer peut soulever un doute. J’ai démontré déjà en 1996 que, pour le maître français, l’art est la représentation sensible de l’archétype et que ce dernier dans la nature ne peut être découvert que « sous » l’écorce des apparences : toute la création ne reflète pas l’Idée ; d’elle, dans le « réel », il ne reste que des traces disséminées. J’ai prouvé aussi que seuls les corps dotés d’articulations libres et agiles sont capables d’exprimer des parcours intérieurs riches et complexes (Randi, 1996 : 25-38, 102-110). Mais il y a des textes théâtraux ou para-théâtraux dans lesquels un ou plusieurs personnages n’ont pas un caractère archétypal ; par exemple, on peut en trouver un, dont l’âme n’est pas souple et articulée et qui, par conséquent, ne peut pas être représenté par de beaux mouvements, effectués par le corps entier, idéaux. Delsarte résolve le problème en amont. Il ne faut pas représenter n’importe quel texte : la dramaturgie doit être sélectionnée. Ne sont appropriées que les oeuvres dans lesquelles les personnages jouissent d’un caractère d’“ universalité ”, sont dépouillés de tout ce qui pourrait les individualiser, sont élevés à des figures presque abstraites dans leur absoluité, deviennent des « typisisations » d’un caractère psychique fondamental.

Selon Delsarte, le geste idéal – geste que l’interprète théâtral a le devoir d’accomplir – n’est pas seulement produit par la machine anatomique entière : il exige aussi autre chose. On le comprend, par exemple, en lisant le document intitulé École de Delsarte. Notes et Compte-Rendu de ses Cours. La mimique parfaite de la haine y est décrite : les épaules s’élargissent, les coudes s’arrondissent, une jambe avance (ou en certains cas se rapproche de l’autre) ; si en outre dans la haine il y a aussi une nuance d’astuce, la tête s’incline, l’index se déplace, etc. (cf. D. C., 11. MSS GROUP 1301 : p. 25-26) : tout le corps participe, collabore au résultat. Puis, une observation est ajoutée : une des caractéristiques fondamentales du geste idéal est l’harmonie, et « le geste est harmonique par la multiplicité des parties qui concourent à sa formation » : « l’accord parfait est », aussi, « dans la consonance des trois agents, tête, torse, membres » (D. C., 11. MSS GROUP 1301 : p. 23)[2]. En d’autres termes, l’harmonie du mouvement implique qu’il soit effectué par la multiplicité des parties dont l’organisme se compose (tête, torse et membres), mais, en plus, que les différentes sections agissent de manière consonante, c’est-à-dire en succession et en obéissant toutes à une même impulsion[3]. Si nous comprenons bien, la consonance recherchée entre les mouvements se réalise quand les lois d’opposition ainsi que celles que Stebbins aurait définies de succession sont respectées, lois qui souvent coexistent dans un même geste ou dans une même séquence : la première prévoit que l’équilibre soit maintenu en balançant par exemple le recul d’une jambe par l’avancée du corps (cf. D. C., 12. 86 : p. 181-183) ; la seconde que le mouvement s’écoule sans solution de continuité d’une articulation à l’autre. Quand l’homme accomplit ses actions comme une marionnette manoeuvrée par plusieurs marionnettistes, c’est-à-dire, lorsque les zones anatomiques suivent simultanément différentes impulsions, le mouvement, « cassé », est l’expression du ratio que Delsarte dévalue en tant que faculté trop conventionnelle et humaine, caractérisée par un rythme discontinu et brisé[4].

De Delsarte à la modern dance

On trouve l’idée du corps « total » plusieurs fois aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. Tout d’abord chez Johann Jacob Engel, dont les Ideen zu einer Mimik ont été traduites en français en 1794, dans le célèbre essai Über das Marionettentheater d’Heinrich von Kleist (1810) et aussi dans la Théorie de la démarche d’Honoré de Balzac (1833). Bien que l’idée d’une dynamique fondée sur des sections consonantes entre elles et dont le rôle principal est d’exprimer les parcours de l’âme ne soit pas exclusivement de Delsarte, c’est grâce à lui qu’elle s’est répandue dans la danse, où elle a conquis, au XXe siècle, une importance fondamentale. En vérité, toute la modern dance n’est pas disposée à admettre sa propre dette envers le maître français, mais sans aucun doute elle en subit l’influence (à travers le delsartisme). La pensée de Delsarte, pénétrée en Amérique grâce à l’apport de James Steele Mackaye, qui pendant l’été 1870 était rentré de France où il avait suivi des leçons particulières avec le vieil enseignant, eut un énorme succès aux États-Unis. Le système originaire se modifia sensiblement et, appelé delsartisme ou Delsarte System, il devint une activité physique visant à donner aux personnes qui la pratiquaient la souplesse des mouvements et en même temps la sérénité et l’harmonie intérieures. Le Delsarte System fut appliqué aussi dans le domaine du spectacle et notamment dans les formes de la pantomime, de la récitation et du statue-posing[5].

Avec Genevieve Stebbins, le système, désormais dépourvu en grande partie de la profondeur de pensée qu’il avait à l’origine et réduit à une espèce de gymnastique pour femmes, est employé pour la première fois comme une méthode théorico-pratique de l’art de la danse. Élève de Mackaye et d’un autre étudiant de Delsarte, soit l’Abbé Delaumosne, et ensuite auteure de Delsarte System of Expression, Genevieve Stebbins voit le pédagogue français comme le détenteur de la science – utilisable au théâtre ou dans un cadre para-théâtral –, d’exprimer à travers le corps (ou, plus précisément, à travers sa dynamique) un parcours émotif (cf. Ruyter, 1993). Genevieve Stebbins – théoricienne de valeur limitée – néglige plusieurs aspects traités par Delsarte : si le geste « sincère » a un caractère universel ou si, au contraire, il est lié à l’hic et nunc ou de toute façon à l’évolution sociale ; et, tout d’abord, si la « sincérité » est (dans la vie quotidienne ou sur la scène) un produit nécessaire ou pas.

Elle estime que Delsarte ait tiré l’idée de la relation entre la sphère intérieure et celle extérieure de la loi des correspondances swedenborgienne et qu’il l’ait appliquée à l’art de l’expression humaine[6]. Selon les principes énoncés par le voyant suédois – principes qu’il expose aussi dans une oeuvre publiée en français déjà au XVIIIe siècle (Swedenborg, 1786) – le sensible (microcosme) refléterait, en proportions réduites et selon un module défectueux, la structure de l’univers (macrocosme) : non seulement dans la conformation générale, mais, jusque dans chaque partie de la nature, il existerait une correspondance profonde. Un Ciel supérieur recevrait la lumière directement de Dieu. Par de successives émanations, elle se réverbèrerait sur d’autres sphères célestes, de moins en moins lumineuses et parfaites. Dans le domaine de la création, l’homme serait l’être le plus représentatif de l’architecture surhumaine. Elle se répandrait sur l’homme intérieur, c’est-à-dire sur la morphologie psychique de l’individu (affections et pensées). Les sentiments et les idées, quant à eux, s’exprimeraient dans le corps. Les animaux, les végétaux et les minéraux se situeraient à un niveau inférieur, où le Divin se manifesterait de manière plus réfractée. Du Premier Moteur aux stades plus infimes de la création, il existerait donc une échelle hiérarchique, mais aussi sur le dernier échelon il resterait quand même un souvenir, si opaque soit-il, de la désinence céleste.

Il est possible que Delsarte ait vraiment connu l’oeuvre du philosophe suédois[7]. Mais cela n’empêche pas qu’il tire ses idées de l’émanationnisme néo-platonicien, un courant bien connu par Delsarte et souvent cité dans ses manuscrits. De toute façon, à partir de Genevieve Stebbins, sa pensée est fréquemment ramenée au mysticisme swedenborgien.

Dans cette perspective, Genevieve Stebbins pense que si le corps humain est le microcosme sur lequel se réverbère le macrocosme, la même unité que l’on peut relever dans l’univers se trouve aussi en lui-même, pour le moins en puissance. Le noyau focal à partir duquel l’énergie est transmise aux parties environnantes est le diaphragme, « le grand muscle central, le haut de l’estomac et la base des poumons », qui « en montant et en descendant, en se contractant et en se relaxant, […] emporte, ensemble, tous les muscles unis » (propos de Stebbins reporté par Shelton, 1981 : 14). Si le point de départ du mouvement est le diaphragme, identifié comme le noeud névralgique de l’émotion, sa rythmique peut entrainer la dynamique du corps entier[8], dont Genevieve Stebbins s’obstine à rendre actives en premier lieu les régions (torse, parties latérales, etc.) les moins exploitées par le ballet.

Grâce à l’enseignement et aux écrits de Stebbins, nous sommes donc propulsés à l’intérieur d’un aspect clé de la modern dance. Exactement comme Delsarte, de nombreux fondateurs de l’avant-garde orchestique de notre siècle souhaitent l’obtention d’un corps envisagé comme unité, comme organisme des parties interdépendantes. Cet objectif est pensé parfois comme but final, parfois comme utopie ; selon quelques-uns, il peut être obtenu, selon d’autres il demeure inaccessible. Dans les deux cas, la “ reconstruction ” d’un corps unitaire constitue un pôle vers lequel adresser ses propres efforts. Autrement dit, beaucoup de protagonistes de la modern dance aspirent à la conquête d’un corps « total » que quelques-uns estiment possible et que d’autres croient illusoire (mais en même temps un moyen de stimulation). Cela ne constitue pas une banale fin technique. Cet objectif cache quelque chose en plus : le cauchemar propre de l’homme moderne, de l’éclatement de l’égo, de la schizophrénie, de la perte d’un centre, du « manque à être » dont, avant Lacan, parlait Artaud. La tentative de réédifier un corps qui soit vraiment un organisme et non pas une simple somme de parties, reflète la soif de retrouver, grâce au geste artistique, un égo centripète, un noyau psychique indivisé. Il en découle la recherche d’une structure anatomique unitairement conçue, dotée d’un axe (identifié tantôt par le plexus-solaire, tantôt par le diaphragme ou par le barycentre et par beaucoup de protagonistes de la modern dance, comme par Delsarte, considéré la zone dans laquelle le sentiment, la passion, les affections se condensent) à partir duquel le mouvement rayonne le long de tous les muscles, de toutes les articulations, de tous les nerfs, en exprimant avant tout la dynamique émotive. Suivre ce corps « glorieux » (ainsi le définit Martha Graham, en reprenant évidemment une expression paulinienne, Graham, 1991 : 16) signifie rechercher la structure unitaire et centraliséé, aujourd’hui perdue, que l’égo possédait avant Descartes.

Ruth St. Denis, dont le pseudonyme artistique (son nom étant Ruthie Dennis) est curieusement la somme du nom biblique Ruth et du mystique Denys l’Aréopagite, que Delsarte déclare être la source primaire de sa pensée, est influencée par une éducation delsartiste. Indirectement élève d’Aurilla Concord Poté, elle assiste à un spectacle « Delsarte » proposé par Genevieve Stebbins dont elle parlera comme étant une des plus belles expériences de sa vie (cf. Ruyter, 1979 : 58). Ruth St. Denis en conservera un souvenir vivant pendant longtemps, s’il est vrai que les sujets de deux des danses données au cours de cette soirée reviendront à une distance d’une décennie dans sa première chorégraphie. Le delsartisme n’est pas non plus abandonné par la suite par Ruth St. Denis, qui accueille Mrs. Hovey, experte d’esthétique et de pratique delsartistes, comme enseignante de l’école Denishawn (cf. Ruyter, 1979 : 58 ; Shawn, 1974 : 12-13 ; Shawn, 1979 : 62-63), école dont le nom, comme on le sait, est la fusion de ceux des deux fondateurs : Ruth St. Denis et son mari, Ted Shawn.

Cela étant dit, il n’est pas difficile d’imaginer où confluent les recherches de la chorégraphe américaine : dans sa danse – comme l’observe justement Silvana Sinisi – « le corps devient le miroir de l’âme à travers un mouvement qui trouve son centre névralgique dans la partie supérieure du corps, à la hauteur du plexus-solaire, pour se propager dans toutes les autres parties et engendrer en succession d’autres mouvements » (Sinisi, 1993 : 113). Les mouvements « à succession » (dont déjà Genevieve Stebbins avait parlé) deviennent pour certains protagonistes de la modern dance l’expression de la dynamique intérieure la plus élevée. Ruth St. Denis insiste sur la beauté du geste curviligne et donc, encore une fois, jamais interrompu, jamais cassé, rond, en rappelant à l’esprit la Théorie de la démarche de Balzac, où il est question de ce geste comme du seul ayant de la grâce et dont la légèreté renvoie à d’analogues qualités intérieures.

Même chez Ruth St. Denis l’action savante du corps conserve une forte signification théologique : manifestation du divin, il devient le véhicule transparent d’une Volonté supérieure, « un instrument rythmique et impersonnel de la révélation spirituelle » (St. Denis, 1939 : 52)[9]. Nous connaissons la démarche à partir de laquelle l’artiste américaine se familiarise avec Delsarte ; elle part du scientisme, une doctrine fortement dualistique, où elle raconte s’être perçue telle la victime d’un conflit où le physique et l’esprit se disputaient la suprématie. Ensuite, elle commence à fréquenter des doctrines orientales où l’affrontement trouve sa résolution dans une tri-unité, dans laquelle le coeur (l’âme) sert d’anneau de conjonction entre les deux pôles en lutte. C’est le point de contact avec Delsarte, mis en évidence par Shawn dans Every Little Movement, véritable hommage au maître français. En répétant la leçon delsartienne, avec quelques variantes, Shawn soutient que la tripartition de l’homme intérieur, formé d’une sphère vitale, d’une émotive et d’une autre intellectuelle, se reflète sur le corps, dont le torse est le plus relié au pôle affectif et passionnel quand on le considère dans son ensemble. À Delsarte, le chorégraphe américain attribue un ultérieur principe : « propulseur » et « récepteur » de l’organisme, le torse est le point d’où partent et retournent les mouvements « à succession », auxquels revient l’expression des impulsions du coeur :

Par succession on définit tout mouvement qui, passant à travers le corps entier, à travers chaque partie du corps, imprime chaque muscle, chaque os, chaque articulation ; il s’agit du mouvement fluide, à vague. C’est le plus grand ordre de mouvement pour l’expression de l’émotion, et l’introduction dans la danse de cette découverte de Delsarte fut une des principales forces vers la formation du type de danse appelé American Modern (et German Modern). Les successions sont de deux principaux types : de véritables successions, partant du centre et travaillant vers l’extérieur, et des successions inverses, partant d’une extrémité et travaillant vers l’intérieur, vers le centre. Le Bien, le Vrai, le Beau et toutes les expressions émotives normales utilisent les successions ; le mal, la fausseté, l’insincérité, etc. utilisent les successions inverses

Shawn, 1974 : 34-35

Puisque Every Little Movement est la summa des théories provenant de l’Amérique à partir de la pensée de Delsarte et produites dans le domaine de la danse, le passage semble revêtir une valeur qui n’est pas négligeable.

Si Stebbins, St. Denis et Shawn déclarent explicitement les sources de leurs conceptions en matière d’art, d’autres les occultent. C’est le cas de Isadora Duncan, dont Allan Ross Macdougall a analysé les contacts avec le delsartisme, un courant qui imprégnait le théâtre américain à l’époque (MacDougall, 1960)[10]. De la pensée de l’auteur français disparait le côté le plus rigide et conservateur, celui qui s’inscrit dans une doctrine religieuse codifiée, de laquelle Duncan, éduquée à l’agnosticisme de Robert Ingersoll et successivement lectrice de Rousseau, de Nietzsche et de Walt Whitman, fuit pendant toute sa vie. Elle conserve, toutefois, les plus fécondes idées delsartiennes.

Duncan est convaincue que la dynamique du corps puisse exprimer avec sincérité l’âme humaine ou être, au contraire, un mouvement stérile et insignifiant. Seulement dans le premier cas elle est vue positivement. Le terme âme indique non pas une faculté intérieure détachée de la chair, mais plutôt dense de pulsions sensuelles, imprégnée de passion, en récupérant dans la substance la consonance terminologique du latin anima - animal.

Le geste en mesure d’exprimer avec sincérité le panorama intérieur investit l’organisme dans sa totalité et a sa propre source dans le plexus-solaire, le cratère de la force motrice, le lieu où les émotions se condensent. Le danseur doit apprendre à y concentrer l’énergie et à la laisser sortir, transformée en mouvement. Alors – écrit Duncan – en recourant à des expressions rappelant de près certaines esthétiques néo-platoniciennes – « la chair devient lumineuse et transparente » (Duncan, 1969 : 51) ; quand l’âme « dans son pouvoir divin, […] possède complètement le corps, elle le convertit en un nuage lumineux en mouvement et il peut ainsi se manifester dans la plénitude de sa divinité » (Duncan, 1969 : 51-52), et le corps dansant devient la manifestation lumineuse de l’âme. L’objectif ardu mais indispensable de la technique, donc, est de rendre le physique docile, conciliant, disponible à se laisser modeler par le dynamisme intérieur. Ce qui est obtenu par les adultes à travers la technique, les enfants, les animaux et les éléments naturels (les vagues de l’océan ou les arbres secoués par le vent) savent l’obtenir naturellement puisqu’ils ne sont pas contaminés par la soi-disant civilisation. C’est de là que part la violente contestation du ballet, vu comme la fabrique d’un « mouvement artificiel mécanique », d’un corps de marionnette, « fait en acier » (Duncan, 1927 : 165). Fausse et insincère, antinaturelle, la machine anatomique du protagoniste du ballet, formée de parties sans relation, est, selon Duncan, l’exact contraire du corps modelable et « transparent » du danseur qu’elle préfère (Duncan, 1927 : 164-165).

Tout comme pour Delsarte, pour Duncan aussi l’art le plus élevé est l’art classique. Ses principes, dictés par la nature, seraient valables aujourd’hui encore. On peut répéter en se référant à la conception d’Isadora Duncan ce que Umberto Artioli écrivait à propos de la pensée de Delsarte : « [L’art] peut renaitre si, après avoir abandonné la voie stérile de l’imitation, on revient à ausculter le modèle d’où les ancêtres avaient extrait leur leçon » (Artioli, 1993 : 39).

Une formidable élève de la Denishawn comme Martha Graham n’échappe pas à l’influence delsartiste. En partant du principe que la technique « n’a qu’un but : entraîner le corps à répondre à n’importe quelle exigence de l’esprit » (propos de Graham reportés dans Garaudy, 1973 : 104), Martha Graham en élabore une appropriée. Comme pour Stebbins (cf. Stebbins, 1893), le fondement réside dans l’acte qui autorise la vie même, c’est-à-dire le souffle, acte qui implique un mouvement d’expansion (inspiration) et un mouvement de contraction (expiration). Les poumons en sont l’instrument de diffusion, mais tout le torse obéit à la dilatation et à la contraction que ceux-ci lui imposent. De ce mouvement primordial, de cet incessant flux et reflux engendré par le torse, une cavité dans laquelle se condensent les émotions, doit dépendre – selon  la chorégraphe américaine – l’action de tout le corps. En partant du centre, pôle de la passion et du sentiment, le mouvement doit se répercuter sur les parties périphériques, c’est-à-dire sur les membres et sur la tête (chez Graham tout comme chez Duncan, différemment de Delsarte, la passion et les instincts sexuels ne semblent pas du tout se situer sur un échelon plus bas par rapport à « l’âme pure », sur l’existence de laquelle, du reste, elles nourrissent quelques doutes). De cette façon l’organisme devient un tout, dont chaque partie est coordonnée aux autres et il dépend d’un « feu » central. Si en effet « il y a une unité » dans le cosmos, le devoir du chorégraphe est celui de trouver les moyens pour « communiquer cela », les « symboles théâtraux » à « utiliser pour rendre cela évident » (propos de Graham, dans « Le rêve de l’unité perdue », 1982 : 20-22). Quand ensuite « on voit une personne sur scène qui possède cette intégrité », on assiste à un spectacle « glorieux » (Graham, 1991 : 16).

Pour autant qu’il soit parfait, le corps cependant reste toujours limité, renfermé dans ses précises limites. Même s’il atteint la plus haute unité, il s’agit toujours d’une prison, d’une barrière, d’un lieu de constriction. Martha Graham pose quelquefois l’accent sur cet aspect dans ses chorégraphies. Et alors nous disposons de certains de ses chefs-d’oeuvre. Lamentation, par exemple, un solo de 1930, où la danseuse porte un costume constitué d’un tube d’étoffe élastique qui s’étend de la tête aux pieds, en mesure de souligner d’un côté la compacité du corps exhibé, son être « un tout », et de l’autre sa tragédie, due à l’impossibilité de sortir de ses propres et étroites limites.

Malgré les différences fondamentales qui caractérisent la danse américaine et la danse allemande, toutes deux partagent certains points de vue dont Delsarte semble être l’inspirateur. L’introduction du delsartisme en Allemagne est due surtout à la Körperbildung (formation physique) féminine, notamment à travers Bess Mensendieck et Hade Kallmeyer, expertes de la « gymnastique harmonique » élaborée par Genevieve Stebbins, dont elles avaient été élèves (cf. Casini Ropa, 1988 : 61-65).

Un texte visionnaire de Wedekind au titre curieux de Mine-Haha, en langue indienne Eau riante, achevé en 1900, précède de peu l’expérience de la Körperbildung. Dans un parc isolé du reste du monde – lieu d’initiation, symbole de l’Éden – un grand nombre de jeunes filles est initié à la danse et à la musique. On leur enseigne que « les hanches représentent le point central ; celui-ci doit rester immobile. Tous les autres mouvements aussi bien du tronc que des jambes jusqu’à la pointe des pieds doivent partir des hanches d’où ils seront voulus et commandés ». Jusqu’au point de « penser avec les hanches » (Wedekind, 1969 : 91-92). On imagine le récit écrit par l’une des fillettes à l’âge de soixante-trois ans. Elle se souvient que « lorsqu’une d’entre nous disait « je », elle voulait dire elle toute entière, de la tête à la pointe des pieds. Nous sentions notre « je » dans les jambes et dans les pieds presque encore davantage que dans les yeux et dans les doigts » (Wedekind, 1969 : 113). Le corps, alors, dans la situation d’extrême bonheur, de quiétude, de plénitude et d’unité intérieure caractérisant la vie dans le parc, est un tout unique dont les mouvements naissent des hanches. Il semble ne pas pouvoir exister d’harmonie intérieure en absence d’une unité extérieure dominée par le centre.

Curieusement le premier grand protagoniste de la danse libre allemande, Rudolf Laban, est initié au delsartisme à Paris (cf. Casini Ropa, 1988 : 78 ; Bentivoglio, 1985 : 56).

Quand Laban analyse le mouvement du corps humain, il en distingue deux types essentiels, très similaires à la dyade successionreverse succession pensée par Shawn : les mouvements centrifuges, partant du centre, du torse, pour se répandre vers les extrémités (free flow) et les mouvements centripètes (bound flow), générés par la périphérie et dirigés vers le buste, dans un mouvement de concentration ou de repliement sur soi-même. Les deux sont utilisés dans la danse de Laban, et dans les deux cas la structure anatomique doit agir comme un tout organique : chaque partie doit être coordonnée avec les autres et avec l’ensemble comme un musicien avec le reste de l’orchestre. Cette condition (reprise par l’élève et pendant une certaine période compagne de Laban, Mary Wigman, dont John Schikowski observe les « mouvements centrifuges », et dont l’élancement « traverse en tout moment le corps entier et semble se libérer à la pointe des doigts » (Schikowski, 1926 : 142) peut engendrer différentes situations : toutes les parties peuvent faire confluer leurs propres forces dans un geste unique, ou bien l’une d’elle peut exécuter un « solo », pendant que les autres parties restent en attente ou effectuent un simple accompagnement ou un contrepoint.

Laban conteste la conception du ballet, selon laquelle, à son avis, le danseur se déplace dans l’espace en suivant un projet défini sans y avoir contribué et construit uniquement en fonction de pures raisons formelles, « ornementales », de superficielle beauté extérieure. Sans aucun doute la dynamique du danseur trace dans l’air un dessin, mais elle doit être bâtie, selon Laban, sur la base des significations internes du mouvement et de la condition psychologique et non pas d’un modèle conventionnel de beauté formulé a priori. Encore une fois, donc, on insiste sur le corps comme un instrument de manifestation des émotions (le concept sera encore plus profondément souligné par Wigman, pendant une certaine période élève de l’Institut Jaques-Dalcroze, dont le fondateur devait avoir puisé dans le delsartisme[11] : toute trace de fabula disparait des chorégraphies de l’artiste allemande, afin d’en faire émerger exclusivement la plus pure affectivité, le tracé émotif dans sa limpidité immunisée par l’histoire, l’évènement, l’anecdote).

Mais même dans ce cas, comme pour Duncan et Graham, l’émotion, le sentiment dont la danse est porteuse a une charge fortement et délibérément sensuelle. Et puisque, en suivant la topographie anatomique delsartienne, les jambes constituent la partie vitale par excellence, elles jouent un rôle très important dans le domaine expressif. On récupère ainsi un trait caractéristique du ballet, mais dans une optique renversée. Souvent dans cette dernière typologie de spectacle le but de l’interprète est de s’éloigner le plus possible du sol, dans une tension vers le haut dans le sens physique, mais aussi dans le sens métaphorique, c’est-à-dire comme espace métaphysique. Après avoir inventé les pointes et perfectionné la technique du saut, on a cherché sciemment à se détacher du sol et souvent cela a voulu signifier une tentative de s’éloigner de ses connotations mondaines et matérielles, et les jambes ont au fur et à mesure favorisé cet objectif. Chez beaucoup de protagonistes de l’avant-garde orchestique, au contraire, on récupère le contact avec le sol. On travaille, même, pieds nus, afin que l’adhérence avec le sol soit maximum, on recourt beaucoup à la chute, on joue en somme avec tous les niveaux de l’espace, y compris le niveau inférieur, négligé par le ballet. Uniquement en retrouvant le contact avec le « bas », avec la force, avec l’énergie terrestre, on estime qu’il soit possible d’atteindre la sphère supérieure et d’exprimer l’émotion. En d’autres termes, la descente est considérée indispensable pour la montée, pour l’obtention de ce que Duncan, en paraphrasant Nietzsche, définit « extase dionysiaque » (Duncan, 1927 : 152), en la distinguant de l’« extase lyrique » (Duncan, 1927 :151) de compétence de la musique. Curieusement, donc, en accueillant justement le principe delsartien de la nature vitale des jambes, l’avant-garde orchestique du XXe siècle formule une des ses théories fondamentales, totalement absente des méditations et de la pratique pédagogique et scénique du maître du XIXe siècle[12].

Ce qui dans une grande mesure reste delsartien dans la nouvelle danse est une conception du corps soustraite aux codes du ballet fondés sur les principes de la fragmentation. Certains des artistes de l’avant-garde historique sont disposés à reconnaitre leur propre dette envers Delsarte. Étant donné l’inexistence d’une théorisation delsartienne directe dans le domaine de la danse, les chorégraphes du début du XXe siècle arrivent à saisir que la centralité du geste dans la poétique et dans la démarche pédagogique et scénique delsartiennes peut constituer un point sur lequel se reposer pour reverser sa théorie et sa praxis dans la sphère orchestique. Implicitement ils ont compris que le magistère de l’auteur de Mes Épisodes Révélateurs ne fonctionne pas seulement au niveau de particulières spécialités d’expression, mais que, fondé sur une conception radicalement unitaire, il concerne toute la palette de l’art.